U d T of Oltaua
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LES OPIOMANES
A LA MÊME LIBRAIRIE
DU MEME AUTEUR
En collaboration avec le Professevu A. JOFFROY
Fugues et Vagabondage, étude clinique et psychologique. Préface de
M. le D' G. Deny, médecin de la Salpêtrière, 1 vol. in-S". 7 l'r. »
I
LES
OPIOMANES
MANGEURS, BUVEURS ET FUMEURS
D'OPIUM
ÉTUDE CLINIQUE ET MÉDICO-LITTÉRAIRE
P A H LE
D ROGER DUPOUY
Ancien chef de clinique à la Faculté de Médecine.
Médecin de la Maison nationale de santé de Charenton.
PRÉFACE DE M. LE PROFESSEUR REGIS
Ouvrage couronné par la Société Médico-Psychologique
[Pria- Esquirol 1911).
PARIS
LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN
ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILLIÈUE ET O'
108, BOULEVARD S A I N T - GERM A I N , 108
1912 .
Tous droits de traduction et de re|)roductioii réservés.
■J)U
I
A la mémoire de mon vénéré Maître
Le Professeur Alix JOFFHOY
PREFACE
Le goût de Thomme pour les toxiques enivrants,
qu'il soit voulu ou instinctif est, en tout cas, aussi
vieux que le monde.
Jamais cependant cette appétence ne fut aussi mar-
quée et aussi grave quïi l'heure présente. Il est banal
de dire, mais on ne saurait trop le répéter, que cer-
tains pays, comme la France, sont aujourd'hui mis en
danger de mort par Talcool.
A cette funeste action, individuelle et sociale, du
poison-roi, vient s'ajouter hélas ! celle de substances
diverses, dont le nombre semble s'accroître chaque
jour. Telles Féther, la morphine, l'héroïne, la cocaïne,
le chloral, le hachisch, et bien d'autres encore plus ou
moins nocives, comme le tabac.
Quant h l'intoxication par l'opium, elle était restée
chez nous jusqu'à ces derniers temps une exception et
en quelque sorte le privilège à peu près exclusif de
certains littérateurs plus ou moins névrosés, buveurs
de laudanum d'ailleurs bien plutôt que fumeurs de
chandoo.
Mais, depuis surtout notre conquête de l'Indo-Chine,
l'habitude de fumer l'opium, contractée là-bas par
quelques-uns de nos fonctionnaires, civils, marins et
DvjpouT. — Les opiomanes. û»
II PREFACB
militaires, a été par eux importée en France où,
s'acclimatant et se propageant peu à peu, sans bruit,
elle est arrivée à constituer, en nos ports et nos
grandes villes, un certain nombre de foyers plus ou
moins actifs.
Et c'est ainsi que le vaincu s'est vengé de son vain-
queur en lui inoculant sa dangereuse passion atavique,
ce que Brunet a pu justement appeler « une avarie
L'Extrême-Orient ».
Reconnaissons toutefois, pour être sincères, que
nous nous sommes volontiers prêtés à la contagion et
que, non contents daller spontanément au-devant
d'elle, nous lui avons fourni, par surcroît, un terrain
des mieux préparés.
Les peuples, comme les individus, se comportent
difleremment vis-à-vis des toxiques et il y a à cet égard
des affinités vraiment remarquables. La fumée d'opium
semble avoir plus d'attrait pour certaines de nos ner-
vosités aiguës et délicates de Français que pour celles,
moins subtiles peut-être, de nos bons amis les Anglais.
Je n'ai aucune donnée positive à cet égard; mais il est
frappant de constater que ce mode d'absorption du
poison ne paraît avoir jamais provoqué d'épidémies
sérieuses chez nos voisins, ni dans la Métropole, ni
aux Indes, bien qu'ils soient depuis des siècles les tra-
fiquants par excellence de l'opium.
Chez nous, au contraire, l'intoxication, née d'hier,
s'est rapidement étendue. En maints endroits, comme
Toulon, Brest, Lorient, Paris, se sont installées, à côté
de fumeries privées, des fumeries clandestines, tenues
le plus souvent par des hétaïres et fréquentées par des
clients de toute sorte. La femme elle-même, canton-
PREFACE III
née presque exclusivement, en Orient, dans Tambiance
servile du fumeur, se hausse en France jusqu'à lui et
dispute à l'homme le bambou, comme elle lui dispute
la seringue de morphine et plus encore le flacon
d'éther.
Il est difficile de savoir exactement, tellement il se
dissimule et tellement il s'alimente par la fraude, à
quel degré ce nouveau fléau sévit en France, s'il est
toujours en voie d'accroissement et dans quelle
mesure ou si, comme d'aucuns le soutiennent, il tend
plutôt à rétrocéder. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il
existe, ainsi que le démontrent, en dehors de descrip-
tions littéraires et d'observations médicales qui vont
toujouis se multipliant, nombre de faits quotidiens,
dont quelques-uns s'inscrivent au bilan des condam-
nations judiciaires et même hélas! au martyrologe de
l'aviation \ Il existe en France, dans certains milieux,
une impulsion passionnelle à fumer l'opium ou opio-
manie conduisant à une intoxication générale grave à
laquelle on peut, par analogie avec les intoxications
similaires, donner, je crois, le nom d'opiumisme.
Cette nouvelle cause d'empoisonnement national,
ajoutée à tant d'autres, doit donc être rigoureusement
dénoncée et combattue avant que ses ravages soient
devenus trop profonds, avant qu'il soit trop tard pour
l'enrayer.
C'est le but que se propose aujourd'hui le D"" Dupouy
dont le livre vient, on peut le dire, à son heure.
D'autres déjà et en très grand nombre — car la lit-
tératuie de l'opium est des plus abondantes — ont
1. Voy. Excelsior du 2 août 1911, à propos de la mort, par l'opium, du
jeune a\ialeur Maurice Orus.
I
IV PREFACK
parlé de cette intoxication, Font décrite en termes
justes, saisissants, notamment les médecins de la
marine et les médecins coloniaux, bien placés pour
l'observer, pour en constater, parfois sur eux-mêmes,
les dangereux effets. Mais aucun psychiatre, fort de sa
compétence spéciale, de son érudition, de ses observa-
tions personnelles, n'avait eu l'idée de réunir en un
livre l'ensemble précieux de ces documents. Il faut
savoir gré au D"" Dupouy d'avoir tenté cette tâche,
pour laquelle le désignaient ses remarquables tra-
vaux antérieurs, et de l'avoir fait avec le souci de
rendre service à tous ceux qu'intéresse Fhygiène
sociale, c'est-à-dire le grand problème de la santé
publique.
C'est pour ce motif que j'ai accepté avec un vif plai-
sir son offre flatteuse de présenter l'ouvrage aux lec-
teurs.
Cet ouvrage, après les généralités indispensables et
une brève mais substantielle étude sur lesopiophages,
expose en tous ses points l'histoire pathologique des
fumeurs d'opium, depuis la phase d'initiation et
d'accoutumance qui en marque l'attirant début, jus-
qu'à celle de déchéance organique qui, après les mille
péripéties d'une longue route diversement accidentée,
vient la clore sinistrement.
La description très complète, très détaillée, des
diverses étapes de l'intoxication s'appuie sur la cita-
tion de cas cliniques à la fois nets et précis.
M. Dupouy a fait plus. Il a consacré un important
chapitre de son volume à l'analyse de notre littérature
extra-médicale de l'opium et à l'étude médico-pyscho-
logique de quelques opiomanes célèbres : Thomas de
PREFACE V
Quincey, Coleridge, Edgard Poë, Charles Baudelaire,
Gérard de Nerval, Barbey d'Aurevilly.
Ce chapitre, d'une documenlation parfaite et d'une
critique très pénétrante est, à mon sens, des plus heu-
reux. Il fournit les observations de fumeurs d'opium
les plus curieuses, les plus exactes, les plus intensé-
ment vécues qui soient; il constitue en outre une fort
intéressante application de cette méthode médico-his-
torique contemporaine, si intelligemment ouverte par
Cabanes, qui préconise l'étude biologique de l'écrivain
pour arriver à mieux connaître son œuvre.
11 me serait impossible d'énumérer ici tout ce que
contient d'idées, de faits et d'enseignements le livre
du D"" Dupouy. Qu'il me soit permis seulement de
signaler et de commenter en peu de mots quelques-uns
des points qui y sont traités.
Avec la plupart des écrivains médicaux, M. Dupouy
insiste sur ce fait que les opiomanes se recrutent sur-
tout chez nous parmi les déséquilibrés, les nerveux,
les intellectuels sensitifs, impressionnables, affinés.
Cela est hors de doute et mérite d'être souligné. Les
individus, nous le répétons, pas plus que les peuples,
ne sont égaux vis-à-vis des toxiques. Certains passent
indifférents, méprisants même, devant les attirances
de l'opium, comme devant celles de l'éther, de la
morphine ou de l'alcool. Ils n'ont aucun mérite à ne
point céder à une tentation qu'ils n'éprouvent point.
D'autres succombent infailliblement, moins du fait de
l'opium lui-même que du fait de leur appétence mor-
bide pour les toxiques. Ce sont, suivant un mot très
juste, bien moins des opiomanes que des toxicomanes^
maladivement entraînés vers tous les poisons à leur
VI PREFACE
portée et allant successivement de l'un à l'autre quand
ils ne s'adonnent pas, à la fois, à plusieurs d'entre
eux.
La conclusion pratique de ce fait c'est qu'une sélec-
tion sévère, psychique plus encore que physique, doit
présider au recrutement de nos fonctionnaires colo-
niaux, civils et militaires. Fournissons une proie
moins facile à l'opium, ainsi d'ailleurs qu'à tous les
agents névrosants des climats exotiques et nous en
restreindrons, par cela même, les effets désastreux,
pour les individus et pour le pays.
Et qu'on ne s'étonne point d'une telle proposition.
Un jour viendra où le contrôle de la validité mentale
apparaîtra, pour beaucoup de fonctions sociales,
comme plus nécessaire encore que le contrôle de la
validité corporelle et déjà nos efforts dans ce sens
tendent à se réaliser, pour le bien de tous, à la fois
dans l'Ecole et dans l'Armée.
En ce qui concerne l'opium, le danger, pour les
prédisposés, est d'autant plus grand que tout concourt
à produire et à accentuer ici la fascination. C'est
d'abord, comme un appel d'attirantes sirènes, les des-
criptions magiques du livre et les félicités divines que
promet le mirage de leur prisme enchanteur. Car,
chose curieuse, tout lettré qui aspira les vapeurs de la
drogue se croit tenu, sincère ou non, d'en vanter publi-
quement les charmes ; tout fumeur devient tentateur ;
plus encore que le morphinomane, l'opiomane cherche
à faire des adeptes ; par un raffinement de volupté
perverse, ce pécheur a besoin d'en entraîner d'autres
dans son péché. Joignez à cela la nature de la subs-
tance elle-même, son parfum d'exotisme, son mode
PREFACE VII
d'absorption , ses effets immédiats , par-dessus tout
peut-être le milieu où s'accomplit grave, mystérieuse
et douce, la cérémonie quasi-rituelle de l'inhalation
thébaïque avec son cadre oriental, ses décors, ses
ustensiles liturgiques et les comparses falots qui se
meuvent sans bruit aux yeux du fumeur vaguement
endormi : voilà ce qui rend l'ivresse de l'opium si
éminemment séductrice pour les névrosés en quête de
la sensation délicate et rare.
Est-ce à dire que cette ivresse surhumanise vraiment
l'individu ; que, libérant son psychisme de sa lourde
gangue, elle l'allège et le sublime au point de lui per-
mettre de s'envoler, de planer, heureux, dans un ciel
idéalement lucide, pour y former des rêves créateurs
d'œuvres supérieures?
Non, hélas ! et c'est à détruire cette légende trop
répandue que M. Dupouy s'est, en grande partie, atta-
ché dans son livre.
11 ne nie pas certes les sensations de bien-être,
d'exaltation, d'immatérialité sereine éprouvées parles
fumeurs d'opium. Il ne nie pas non plus que certains
d'entre eux, esprits supérieurs, aient exceptionnelle-
ment puisé dans leur onirisme toxique l'idée plus ou
moins claire de quelqu'une de leurs œuvres. Ce serait
contester ce fait, aujourd'hui acquis, que « l'état par-
ticulier de subconscient, tenant du somnambulisme
ou de l'extase, dans lequel la cérébration automatique
s'exerce en pleine liberté, puisse engendrer, à côté
de rêvasseries vagues et confuses, des conceptions
suivies, des scènes vivantes et coordonnées, parfois
même des productions achevées de l'esprit apparais-
sant le plus souvent à l'individu comme nées en
VIII PRÉFACE
dehors de sa volonté ou même en dehors de lui »...
contester aussi que les hommes de talent et de génie,
à l'heure créatrice, soient «des dormeurs éveillés per-
dus dans leur abstraction subconsciente, des êtres à
part marchant vivants dans leur rêve étoile* ».
Non, le D'' Dupouy ne nie point cela. Il montre seu-
lement, avec beaucoup de justesse, que les sensations
euphoriques des opiomanes ne sont que factices; que
la valeur des œuvres nées au cours de leur ivresse,
comme celle des amorphes productions qui nous
enchantent tant, en nos rêves, n'est le plus souvent
qu'illusion pure; et qu'enfin, si dans la première phase
de Topiomanie, l'esprit peut encore subir, parfois,
l'éphémère stimulation du poison, c'est, hélas! pour
le payer bien cher par la suite.
Il suffit, pour s'en convaincre, de lire dans l'ouvrage
de M. Dupouy, le chapitre qui a pour litre : « Période
de déchéance ou de terminaison. La mort des fumeurs
d'opium ». Triste fin, terminant une triste vie, bien
faites l'une et l'autre pour arrêter sur la pente fatale
ceux que pourraient tenter les fallacieuses descriptions
des propagandistes du poison. L'auteur commente en
détail, d'ailleurs, l'exemple des opiomanes célèbres,
pour montrer qu'ils n'ont rien dû de leur talent à
l'opium, sauf peut-être quelques-unes des étrangetés
de leur œuvre, tandis qu'en revanche, l'opium a tué
ce talent avant Theure, ainsi que la plupart d'entre eux
l'ont, eux-mêmes, lamentablement confessé.
Finie donc la légende de l'opium créateur d'intelli-
1. E. Régis. Préface à l'ouvrage du docteur Chabaneix : Essai svr le
Subconscient da7ïs les œuvres de l'esprit et chez leurs auteurs (Thèse de
Bordeaux, 1897, J.-B. Baillière).
PREFACE IX
gence et de volupté, dispensateur de joies surhumaines,
producteur de merveilles d'esprit et d'art. L'opium
n'est qu'un poison, plus subtil et plus attirant peut-
être que les autres, mais aussi plus trompeur et con-
duisant ses victimes à la décadence physique et mo-
rale, à travers les pires souiïrances de « l'état de
besoin ».
Je n'insisterai pas ici sur les différences qu'établit
le D"" Dupouy entre l'opium et les autres toxiques, au
point de vue des effets psychiques. Pour lui, l'opium
détermine avant tout de la ?'êoerîe, une rêverie lucide,
non hallucinatoire ; à ce point que lorsque des halluci-
nations s'y joignent, elles sont dues, croit-il, à l'action
d'une substance surajoutée, telle que la belladone, le
hachisch ou l'alcool.
Celte distinction est peut-être trop absolue. Tous les
poisons connus ont tendance à exalter le psychisme
inférieur ou automatique au détriment du psychisme
supérieur ou conscient, sous forme d'onirisme, c'est-
à-dire de rêveries et de rêves somnambuliques plus ou
moins hallucinatoires. Et c'est cette tendance com-
mune qui identifie, cliniquement, les poisons internes
aux poisons externes, les auto-intoxications aux exo-
intoxications. il faut donc admettre que l'opium peut,
lui aussi, être hallucinogène, sinon toujours, au moins
dans bien des cas.
En ces matières, d'ailleurs, il est un facteur qui,
plus que la nature du poison peut-être, influe sur le
tableau symplomatique : c'est le facteur individuel.
Qu'il s'agisse d'alcool, d'éther, de morphine, d'opium,
d'urémie ou d'une toxi-infection quelconque, chacun
fait son rêve morbide à sa façon, terne ou brillant,
PREFACE
triste ou gai, calme ou agité, délirant, hallucinatoire,
impulsif, etc., suivant ce qu'est son idiosyncrasie,
c'est-à-dire suivant son tempérament, son intelligence,
son savoir, son imagination, son rang social et profes-
sionnel. Et c'est ce qui explique, mieux que tout, qu'à
chaque nouvelle saturation toxique, le même malade
revive souvent la même scène onirique, momentané-
ment disparue, présentant ainsi ce queLegrain a décrit
et appelé « le délire à éclipses ».
Cela ne m'empêche pas de penser qu'il existe des
particularités morbides spéciales, mais surtout plus
spéciales àchaque poison. Je ne crois pas, par exemple,
comme le dit M. Dupouy, que la sensation de légèreté,
d'impondérabilité soit tout à fait caractéristique de la
rêverie d'opium. Elle se retrouve non seulement dans
l'ivresse hachischique, mais encore dans celle de l'ina-
nition, où nous lavons signalée, avec mon élève Las-
signardie. Mais je crois avec lui et avec tous les auteurs
que la veulerie, la moralité, les perversions de tout
ordre sont plus fréquentes et plus marquées qu'ailleurs
dans l'opiumisme chronique ; je crois que le fumeur
d'opium, si intelligent, si honnête, si viril qu'il ait été,
n'est plus, quand sa passion le domine et surtout dans
l'état de besoin, qu'une loque humaine capable, en sa
déchéance morale, de se laisser aller à toutes les trahi-
sons, à tous les crimes.
Contre un mal aussi grave, aussi dangereux, la lutte
doit être ferme, énergique, impitoyable. C'est l'énoncé
des moyens propres à entreprendre cette lutte qui
forme les conclusions du livre de M. Dupouy. Après
avoir montré de quelle façon la Chine, si profondé-
ment atteinte, cherche à se guérir de sa funeste pas-
PRÉFACE XI
sion nationale par la défense de l'usage de l'opium
dans l'armée, dans les écoles, par la révocation des
officiers ou des fonctionnaires fumeurs, la réglemen-
tation des plantations de pavot, l'inscription des fu-
meurs, l'enregistrement des débits, la fermeture pro-
gressive des fumeries, etc., il indique l'effort récent
tenté soit en commun, soit isolément, par les divers
pays d'Europe.
Cet effort, comme tous ceux que nous faisons contre
les intoxications collectives, même les plus mena-
çantes, est encore, il faut bien le dire, beaucoup trop
timide. En pareille matière, les demi-mesures ne valent
rien. Une seule compte : c'est la suppression absolue,
radicale de la fabrication et de la circulation de l'opium,
comme seule compte, en alcoolisme, la suppression
absolue, radicale de la fabrication et de la circulation
de l'absinthe et des apéritifs. Malheureusement, on
n'ose pas et l'on invoque des obstacles de tout ordre,
parmi lesquels tiennent une large place les raisons éco-
nomiques et financières.
Comme si une intelligence, comme si une vie hu-
maine ne valaient pas plus que l'opium ou l'absinthe
qui les détruisent, comme si les poisons nationaux ne
coûtaient pas plus au pays, même en argent, qu'ils ne
lui rapportent !
Aussi suis-je heureux que M. Dupouy soit sur ce
point resté intransigeant et qu'il ait terminé son livre
en dénonçant comme moi le rôle de l'État français,
qui prétend sévir contre les fumeurs d'opium après
leur avoir lui-même vendu le poison et qui cherche à
équilibrer le budget de l'Indo-Chine à l'aide des 15 mil-
lions rapportés par la manufacture de Saigon, comme
XII PRÉFACE
il cherche à équilibrer notre budget de la métropole à
l'aide des millions produits par l'alcool, sauf à en
dépenser le double pour payer les méfaits de ce même
alcool.
Et je termine cette trop longue préface d'un beau et
bon livre, œuvre tout à la fois de saine science et de
haut patriotisme, en souhaitant de tout cœur qu'il ait
un plein succès et qu'il porte ses fruits.
E. Régis.
LES OPIOMANES
PREMIERE PARTIE
TOXICOMANIE ET OPIUMISME
CHAPITRE PREMIER
LES TOXICOMANES
Actuellement, dans la plujDart des pays du monde, l'homme,
à quelque rang de la société qu'il appartienne, fait usage
pour sa satisfaction personnelle de certaines substances toxi-
ques, particulièrement excitantes pour son système nerveux.
Cet usage remonte aux époques les plus reculées, se per-
pétue de génération en génération en se transformant parfois
suivant les caprices de la mode, et va souvent jusqu'à Fabus,
occasionnant alors les troubles les plus variés comme forme
et comme intensité. Ces substances changent avec les con-
trées. Sans parler des boissons alcooliques aujourd'hui répan-
dues sur tout le globe ni des infusions excitantes comme le
café, le thé, le maté, nous citerons l'arsenic que mangent les
paysans du Tyrol et de la Styrie, le hachich et l'opium que
mangent, boivent ou fument certains peuples d'Orient, la
coca que mâchent les naturels de l'Amérique du Sud, le kawa
dont s'enivrent les Polynésiens, etc.. En France, après Fal-
cool et le tabac, Féther, la morphine, la cocaïne et l'héroïne
sont les poisons les plus goûtés ; nous devons encore y
joindre l'opium en nature, mangé sous forme d'extrait gom-
meux, bu en tant que laudanum ou, enfin, fumé dans des
pipes d'une forme particulière.
Dupouï. — Les opiomanes. 1
2 TOXICOMANIE ET OPIUMISME
A quoi allribuer de telles habitudes si contraires à la santé
physique et mentale de l'individu et de l'espèce? Doit-on
aveuglément accepter les explications qui en ont été fournies —
la recherche délibérée d'une action nervo-tonique combattant
la sensation de fatigue musculaire ou ps\'chique, luttant
contre la faim et le sommeil, faisant produire un rendement
plus grand à la machine humaine, dans un but aphrodisiaque
ou intellectuel, — ou bien, aux heures moroses de l'existence,
la poursuite d'une ivresse verseuse d'oubli, d'une volupté
procureuse d'exceptionnelles béatitudes? P.-E. Botta', dans
une thèse intéressante sur l'usage de fumer l'opium, suppose
le volontaire envol du rêveur dans un monde imaginaire,
vers un idéal bonheur. « Soumis par sa nature, non seule-
mentaux peines physiques communes à tous les êtres animés,
mais encore à des peines morales résultant du don d'intelli-
gence qui lui a été accordé, l'homme, dit-il, s'est efforcé,
dans tous les temps, de trouver les moyens d'échapper à son
existence réelle, et d'aller dans un monde imaginaire chercher
un bonheur factice et la satisfaction de ses insatiables désirs ».
Baudelaire"^, trente ans plus tard, développait ce même
thème dans ses Paradis artificiels. « Cette acuité de la pensée,
déclare-t-il, cet enthousiasme des sens et de l'esprit, ont dû,
en tout temps, apparaître à l'homme comme le premier des
biens ; c'est pourquoi ne considérant que la volupté immé-
diate, il a, sans s'inquiéter de violer les lois de sa constitution,
cherché dans la science physique, dans la pharmaceutique,
dans les plus grossières liqueurs, dans les parfums les plus
subtils, sous tous les climats et dans tous les temps, les
moyens de fuir, ne fût-ce que pour quelques heures, son habi-
tude de fange et, comme dit l'auteur de Lazare, d'emporter
le paradis d'un seul coup ». Le physiologiste Fonssagrives'^
raisonne comme le poète : « L'appétit de l'opium se partage,
1. P.-E. Botta. De V usage de fumer l'opium. Thèse Paris, 18:29.
2. Voir plus loin (p. 269) Baudelaire opiomane.
3. Article Opium du Dictionnaire Dechambre.
LES TOXICOMANES 3
avec celui de rolcool, du hachich, du kawa, etc., le domaine
de la sensualité, et il est fondé, comme celui de ces subs-
tances, sur le besoin impérieux, que l'homme épi'ouve, de se
créer une vie cérébrale factice, qui lui voile pour un temps les
sévères et froides réalités de Fexistence ordinaire. Ce que
l'alcool fait dans l'Occident, l'opium le fait chez les Orientaux ».
Pour Richet', c'est, pareillement, dans un but intellectuel
que rhumanité entière s'adonne à ces poisons : « il semble,
croit-il, que l'homme soit mécontent de l'état de son intelli-
gence, et qu'il cherche à l'exciter par des substances toxiques » .
Legrain" partage cette opinion dans son étude sur les poisons
de l'intelligence ; J. Moreau % R. Meunier ^ expriment le même
sentiment à propos du hachich.
Or, est-ce bien vraiment pour exciter, de propos délibéré,
sa cérébralité — quel qu'en soit d'ailleurs le but — que l'in-
dividu se soumet à une intoxication régulière, continue, par
l'alcool, le tabac ou l'opium ? La genèse de ces habitudes
toxiques me paraît bien plutôt dévolue à l'esprit d'imitation et
à la contagion mentale ^
Pourquoi |)renons-nous l'habitude de boire du vin à nos
repas, du café après, voire des liqueurs, pourquoi surtout
fumons-nous, sinon pour faire comme tout le monde, pour
obéir aux coutumes de notre pays et de notre époque. Après
la tentative avortée de André Thivet, moine cordeher et cos-
mographe du roi François II, qui, sous le nom de « Cosoba »,
le présenta sans succès à la cour en 1356, lorsque Jean
1. Ch. Richet. Les poisons de l'inteUigence, Paris, i884.
2. Legrain. Étude sur les poisons de l'intelligence [Ann. Méd. Psyc/iol.,
juillet lS9i).
3. J. Moreau (de Tours). Recherckes sur les aliénés en Orient [Ann. Méd.
Psychol., 1843, I, p. 103). Du hachich et de Vaiiénation )nentale {Éludes
psychologiques, Paris, 184IJ).
4. R. Meunier. Le hachich, Paris, lâOO.
0. Nous ne voulons élever ici aucune discussion sur la « contagion
mentale » et les caractères qui la différencient de la simple imitation.
Mais nous renvoyons le lecteur que ce sujet intéresserait au tout prochain
ouvrage de notre ami, le D'' G. Dumas. Voir déjà son article : Épidémies
mentales el folies collectives. Revue philosoph., avril 1911.
4 TOXICOMANIE ET OPIUMISME
Nicot vulgarisa en France le tabac^ découvert en 1518 par
Fray Romano Pane dans le Yucatan et importé en Europe
par les Espagnols vers 1560, son usage, d'abord réservé aux
gens de la haute société, fut surtout de le priser, en laissant
négligemment et élégamment tomber les grains de « petun » -
sur le jabot dentelle de la chemise. Aujourd'hui, si l'usage
s'en est généralisé dans tous les milieux, la « prise », par
contre, n'est guère plus de bon ton dans les salons. Le code
de la bienséance mondaine se refusait hier encore à accepter
que la femme pût fumer; demain ce sera parfaitement admis;
en Espagne, en Russie, en Turquie, c'est chose faite depuis
longtemps. Tout cela est une question de mode, uniquement.
Et quand, gamins, nous tirons en cachette nos premières
1. Consulter pour l'histoire du tabac : A. Grenet. Influence du tabac sur
l'homme, Paris, 1S41 ; F. Tiedemann. Geschichte des Tabaks iind anderer
ahnliciie Genussjnitel, Francfort. 1854; Depierris. Le tabac, Paris, 1876;
Em. Laurent. Le nicotinisme. Étude de psychologie pathologique, Paris,
1893; H. Jaucent. Le Tabac. Élude historique et pathologique. Thèse Paris,
1900.
2. Nom que les Caraïbes donnaient au tabac, divinisé et adoré par eux.
Ces sauvages de TAmérique brûlaient le petun comme dans nos temples
nous brûlons l'encens. Les ministres de leur culte (le culte du dieu Petun,
c'est-à-dire de la plante dont la puissance concentrée dans une goutte de
matière — la nicotine dont ils empoisonnaient leurs flèches — donnait la
mort à leurs ennemis), au milieu des vapeurs qu ils absorbaient, se met-
taient dans un état d'ivresse narcotique qui n'était, à leur conscience et
aux yeux de ces foules crédules et abusées, que la pénétration du génie
protecteur, apparu pour les inspirer et les conduire, lis croyaient, en
absorbant par la bouche et les narines la fumée du petun, s'approprier
ainsi la puissance de leur dieu. Voilà pourquoi fumaient les Indiens que
nous imitons si bien aujourd'hui, sans pourtant partager en rien leurs
croyances religieuses (V. Depierris, op. cil ).
Il est à remarquer, à ce sujet, que Catherine de Médicis, fanatique et
superstitieuse, s'appropria la plante de Nicot, qui devint la catherinaire,
l'herbe à la reine, la « médicée », etc., et la fit servir au culte maladif et
outrancier qu'elle pratiquait. Imitant les prêtres indiens, Catherine s'en-
fermait dans les couches épaisses de sa fumée et là, sous l'influence des
vapeurs narcotiques qui bouleversaient son cerveau par des sensations
étranges, jusqu'alors inconnues, elle se croyait inspirée et prenait pour
des conseils de son bon génie toutes les bizarres et folles impressions que
lui causait cette ivresse extatique. Grâce à son influence occulte, le tabac
ne tarda pas à jouir d'une réputation extraordinaire ; il devint une panacée
à tous les maux et son usage fut introduit en médecine (Voir Jean
Leander. Traité du Tabac ou Panacée universelle, trad. par Barthélémy
Vincent, Lyon, 1626, et Baillard. Discours sur le tabac et ses usages en
médecine, Paris, 1693). La tabatière précéda la pipe. Les premiers fumeurs
de tabac se montrèrent sous Louis XIII.
LES TOXICOMANES 5
bouffées des cigarettes ou de la pipe paternelle, ce n'est assu-
rément point pour chercher une excitation intellectuelle ou
pour conquérir un paradis, nous voulons seulement « faire
comme les grands », Plus tard, après avoir refoulé les
dégoûts, les nausées et les vertiges du début, nous prendrons
goût à cette fumée qui chatouille notre gorge, fait vibrer nos
narines et nous laisse à la bouche une saveur acre et persis-
tante. Après quelques années de pratique, l'habitude est
devenue un besoin à la satisfaction duquel nous éprouvons
un certain charme et dont nous savons difficilement nous
passer désormais. Alors, si l'on nous interroge, nous dirons
goûter de véritables jouissances à fumer et de bonne foi nous
affirmerons que l'odeur du tabac excite notre puissance intel-
lectuelle ou, pour le moins, notre verve inspiratrice, et que
notre imagination se complaît à suivre les volutes bleues qui
montent légères vers les nues : esclaves du poison, nous
chanterons ses bienfaits, son charme, son ivresse^ comme
Baudelaire, grand fumeur au surplus, a chanté le vin, le
hachich et l'opium...
Sans doute il est des habitudes toxiques qui reconnaissent
une autre origine que l'imitation et qui sont nées de l'accou-
tumance au poison prescrit à titre médicamenteux. Le tabé-
l. Em. Laurent a très justement insisté sur le rôle de Fimitation d'abord,
et de la suggestion ensuite, dans le plaisir que le fumeur finit par trouver
dans le tabac. « L"apprenti fumeur entend répéter sans cesse autour de
lui que la fumée de tabac a un parfum délicieux, quelle porte à la rêverie,
que dans ses ronds bleuâtres se cachent les plus séduisantes visions. Il
reste pendant quelque temps incrédule peut-être : il s'étonne de ne point
obtenir du tabac les sensations tant vantées. Néanmoins, peu à peu, la
suggestion, sans cesse renouvelée, prend pied dans son cerveau et s'y
installe. Il finit par se dire que le tabac doit avoir du bon, puisque tous
les fumeurs le disent. Sans cela, pourquoi fumeraient-ils ? Celte fois il est
près d'être convaincu. Encore quelques pipes et il se persuadera que le
tabac est une chose délicieuse, une herbe divine, un présent des dieux.
Il achève de lui-même de se persuader. Cette fois, c'est de l'auto-suggcs-
tion. Le fumeur est comjjlet et il fumera jusqu'à la fin de ses jours. Il
trouve dans le tabac les sensations qu'on lui avait annoncées et qu'il y
cherchait. La suggestion a merveilleusement opéré. C'est maintenant un
nicotinique. II fumait d'abord pour faire comme tout le monde: mainte-
nant il fume par plaisir: bien plus, par besoin; il fumait par imitation, il
fume par suggestion ». (Op. cit., p. ai).
6 TOXICOMANIE ET OPIUMISME
tique, le cancéreux, le névralgique, devenus morphinomanes
ne sont pas des victimes de la contagion mentale mais de leur
défaut de résistance à la douleur. D'autres encore, déséqui-
librés aux goûts pervertis ou dépravés, chercheurs solitaires
de sensations étranges, peuvent, sans esprit d'imitation,
fouiller l'arsenal des poisons avec l'espoir obsédant de trouver
l'ivresse anormale, extraordinaire, unique... Mais à ces
exceptions près l'imitation et la contagion se retrouvent à la
base de toute intoxication chronique, de même qu'elles ser-
vent de fondement à la plupart de nos conventions mon-
daines et, au détriment de la logique et du progrès, à trop
de nos conventions sociales. Vigouroux et Juquelier^ ont
parfaitement montré le rôle de la contagion dans le déve-
loppement de nos besoins acquis et dans les perversions de
nos appétits et de nos goûts, Guyau^, Tarde % Le Bon\
celui de l'imitation dans la formation des coutumes, usages,
mœurs, sentiments, des sociétés et des peuples. « Le
gouvernement le plus despotique et le plus minutieux, dit
Tarde', la législation la plus obéie et la plus rigoureuse,
c'est l'usage. J'entends par là ces mille et une habitudes
reçues, soit traditionnelles, soit nouvelles, qui règlent la
conduite privée, non pas de haut et abstraitement comme la
loi, mais de très près et dans le moindre détail, et qui
comprennent tous les besoins artificiels, traduction libre des
besoins naturels, tous les goûts et les dégoûts, toutes les
particularités de mœurs et de manières, propres à un pays
et à un temps ».
L'ivresse que procurent certaines substances toxiques peut
n'être connue et goûtée que d'un petit clan d'initiés, n'être
1. Vigouroux et Juquelier. La contaf)ion mentale. Paris, 1905.
2. Guyau. Education et hérédité, 4« éd., F. Alcan, 1895.
3. G. Tarde. Les lois de l'imitation, 2' éd , F. Alcan, 1895.
4. G. Le Bon. Psychologie des foules, 2' éd., F. Alcan. I8d6; L'homme et le
sociétés. Leurs origines et leur histoire : Les lois psychologiques et l'évolu-
tioti des peuples, F. Alcan.
5. Op. cit., p. 348.
LES TOXICUMANKS 7
provo(|iice que dans un but particulier et n'avoir clé recher-
chée qu'à une époque donnée. Peu, en effet, savent, en dehors
de quel(|ues artilleurs et artificiers, que mâcher de la cordite
(sorte de poudre pyroxylée) détermine une excitation assez
vive, comparable à celle que produit Talcool et qui a pu
séduire de malheureux soldats. L'ivresse de la belladone et de
la jusquiame n'est pareillement appréciée que de très rares
adeptes ; la mandragore que les sorciers de l'antiquité et du
moyen âge ont employé mN'sliquement, n'est plus utilisée
aujourd'hui. A côté de ces poisons à clientèle restreinte ou
disparue, il en est de nationaux et d'ethniques dont l'usage
est généralisé à tout un peuple, comme l'arsenic des Sty-
riens, le kawa des Polynésiens, l'acacia niopo desOtomaques ',
l'amanite des Samoïèdes", le datura des Indiens, la coca des
Mexicains, etc., à toute une race comme le hachich ou l'opium
des Orientaux.
Quant à l'alcool et au tabac, on peut presque dire qu'ils
ont envahi la Terre entière. Un savant anglais, Johnston \ a
essayé de faire la part de chaque pays dans la distribution des
substances affectées à l'usage de fumer. Il a trouvé que
800 millions d'individus fumaient le tabac, 4-00 l'opium,
300 le chanvre, 100 le bétel, 40 la coca, sans compter ceux
qui fument le fongus, le iioublon, le thé, l'anis, le balisier,
la laitue, la sauge, l'eucalyptus, la lavande, etc. L'habitude
de fumer, quelle que soit la substance que l'on brûle au
contact de la bouche, est née aux âges de barbarie de
l'humanité. On fumait de toute antiquité, même en Occident.
1. De Humbold. Cité par Morel. Traité des déQénérescencex physiques;,
in telle ctuelles el morales de l'espèce kumaine, l'aris, 18a7, p. 143.
2. Plusieurs peuplades d'Asie orientale (Samoïèdes, Kanilchadalcs,
Tchouktchi, etc., préparent avec la fausse oronge [amanila muscaria)
une boisson fermentéc qui produit l'ivresse et la gaieté et feraient même
usage dans ce but de Tamanite à l'état sec. Nous devons, d'autre part, à
notre matlre, le D"' E. Lallemant, la relation d'un cas d'empoisonnement
par la fausse oronge où furent très accusés les effets exhilarants dus vrai-
semblablement à la mycéto-atropine.
3. Cité par Depierris.
8 TOXICOMANIE ET OPIUMISME
Une peinture ancienne, affirme M. Daniel Caldine ', repré-
sente des légionnaires romains se reposant le soir d'une
bataille et laissant envoler au-dessus de leurs têtes des spi-
rales d'une fumée qui s'échappe de roseaux enflammés. Les
Romains fumaient, en effet, dans des sortes de roseaux ou de
pipes, des feuilles de laitue préalablement desséchées.
M. René Moreau', d'autre part, cite plusieurs documents sur
l'usage des pipes à l'époque gallo-romaine tirés des JS^otes
archéologiques de M. Henry Corot ^ Ces pipes devaient,
croit-on, servir à fumer certaines plantes calmantes telles que
jusquiame, pavot, belladone, prescrites dans un but thérapeu-
tique. A l'époque la plus reculée enfm, si nous en croyons
certains auteurs, les anciens Gaulois et Germains faisaient,
dans un but sacré, brûler des plantes — du chanvre très
probablement — sur des pierres rougies au feu, en recevaient
la fumée et s'enivraient de leurs vapeurs, ainsi que les Druides,
devant leurs idoles. Les divagations des prêtres intoxiqués
passaient pour être des inspirations de leurs dieux.
L'opium, poison national delà Chine, poison ethnique des
Jaunes, après avoir envahi tout l'Orient, a fini par en dépasser
les limites et par sinfdtrer en Occident où, d'année en année,
il tend à gagner de nouveaux territoires. Les morphinomanes
abondent malheureusement dans l'Europe enlière ; les man-
geurs d'opium, les buveurs de laudanum, hier encore foison-
naient en Amérique et en Angleterre. Les fumeurs d'opium
enfin ont fait depuis quelque trente ans leur apparition en
France, cherchant à y acclimater ce mode élégant d'intoxica-
tion, si parfumé d'exotisme. Bien que, grâce à la lutte énergique
entreprise contre « l'avarie d'Extrême-Orient », en raison aussi
delà difTicullé de se procurer l'opium à fumer — lechandoo —
le nombre des fumeurs paraisse tant soit peu diminuer, les
1. Le tabac remède dangereux. Chronique médicale, lo novembre 1908,
p. 740.
2. Id. Glironique médicale, 1°'' février 19Ù9, p. 90.
. 3. Henry Corol. Notes arcltéolorjiques, Dijon, 1907.
LES TOXICOMANES
retentissants scandales qui récemment défrayèrent la presse,
politique et scientifique, ont révélé avec quelle facilité la
drogue asiatique réussissait à s'implanter dans nos milieux
coloniaux ou dans certains clans d'épicuriens décadents. A
plusieurs reprises, il nous a été donné d'observer ou de traiter
des fumeurs d'opium et, une fois notre attention éveillée sur
eux, il nous fut relativement facile de recue'ûiir à Paris }né}7ie,
des observations et des documents. Et c'est pourquoi la
pensée nous est venue de faire une étude d'ensemble des
opiomanes, nous basant essentiellement dans notre travail sur
ce que nous avions personnellement vu et entendu, mais
aussi puissamment aidé, — il nous est agréable d'en faire
l'aveu, — par notre cousin M. G. Dupouy, chef du labora-
toire des Travaux publics à Haïphong, puis à Hanoï. C'est
aussi pour nous une très douce joie d'adresser nos remercie-
ments les plus dévoués au professeur Régis dont la compé-
tence et l'amabilité ont bien voulu donner à notre œuvre de
précieux conseils, redresser certaines de ses défaillances et la
présenter enfin à ses lecteurs.
\otre travail veu! être sans prétention. L'histoire de
l'opiumisme est, en eiïet, des plus malaisées et, pour faire
une œuvre de quelque valeur, le chimiste et le physiologiste
doivent étroitement collaborer avec le neuropathologiste et le
psychiatre. L'on est déjà parvenu à isoler de l'opium un
grand nombre d'alcaloïdes aux vertus très différentes, narco-
tisantes, stupéfiantes convulsivantes, mais la liste n'en est
certainement pas épuisée etTaclion propre de chacun d'entre
eux sur le système nerveux de l'homme demeure mal connue.
Puis, cliniquement, les observations d'opiomanes que nous
avons trouvées éparses dans la littérature médicale ou que
nous avons nous-mèmo recueillies sont loin d'être complète-
ment super posables. Les uns s'intoxiquent avec de l'extrait thé-
baïque en pilules ou en solution , d'autres avec des gouttes noires
anglaises ou du laudanum : le poison n'est déjà plus le môme.
Que dire alors des morphiniques et des fumeurs et comment
10 TOXICOMANIE ET OPIUMISME
les assimiler aux opiophages ? Et non seulement le mode de
thébaïsation (ingestion, fumage, injection hypodermique, etc.),
intervient dans le tableau clinique avec la variété du produit
absorbé, mais encore la qualité même de ce produit, plus ou
moins riciie de tel ou tel alcaloïde particulier, plus ou moins
épuré, fermenté, sophistiqué : lorsque nous nous occuperons
plus spécialement des fumeurs, nous établirons des différences
cliniques très tranchées suivant que l'opium sera du chandoo
ou du dross, de l'opium hypermorphiné ou hachiché. Il faut
enfin tenir compte, dans l'appréciation des effets toxiques, du
terrain physique et surtout mental de Fopiomane, de son état
psychopathique et de ses insuffisances organiques antérieures,
de ses tares physiologiques et de ses prédispositions indivi-
duelles, notamment de ses tendances personnelles et congé-
nitales à rêver ou à délirer. L'influence de la race ne doit
pas être négligée, et non plus celle de l'hérédité, psycholo-
gique ou toxique : c'est ainsi que des imprégnations succes-
sives ayant atténué chez certains peuples fumeurs de l'Orient
la puissance toxique de l'opium, la comparaison des effets
produits par le môme poison sur eux et sur nos nationaux se
trouve fatalement faussée.
Le problème de l'opium est donc d'une décevante com-
plexité et nous n'avons pas la témérité de le vouloir résoudre.
Le seul but que nous nous soyons proposé est, après avoir
essayé de fixer certains traits cliniques, do préci.ser le danger
auquel s'exposent de gaieté de cœur les dilettantes de l'opium.
Nous en avons connu qui ne voyaient dans l'opium chanté
par Quincey, Poe et Baudelaire qu'un passe-temps agréable
d'ultra-civilisés, évocateur de rêves paradisiaques, un baume
consolateur, divin dispensateur d'oubli, ou un ferment intel-
lectuel, exaltant l'imagination et la création poétique. Quelle
funeste erreur! L'exemple de ces écrivains* en est une preuve
convaincante. L'opium est une drogue essentiellement mal-
1. Voir plus loin notre étude de Quincey (p. 207), de Coleridge (p. 229),
de Poe (p. 2o5), de Baudelaire (p. 269).
LES TOXICOMANES 11
faisante, sournoise et meurtrière, semeuse de douleurs et de
ruines. Et si, à ses débuts, elle prend souvent le masque et
les allures d'une courtisane prometteuse, dans un équivoque
sourire, de plaisirs illicites, raffinés et suraigus, il faut savoir
qu'ensuite elle fait souffrir, cruellement,, et qu'enfin elle tue...
« L'opium tue, tue de diverses manières ; et fréquemment
après avoir versé l'ivresse et l'oubli, il fait savourer bien des
amertumes et des souffrances avant le coup mortel » *.
1. F. Brunet. Une avarie cVExtrême-Orient : la fumerie d'opium. Néces-
sité de l'éviter et possibilité de la guérir. Le Bulletin Médical, 4 avril 1903.
CHAPITRE II
HISTORIQUE DE LOPIUM
On lit dans Moracho^, et cette opinion est acceptée par
beaucoup d'auteurs, que l'usage de fumer l'opium remonte
en Chine à moins de deux siècles et s'attache au nom de
Wheeler, vice -président des Indes, qui le premier tenta l'im-
portation vers 1740 et fit ainsi prendre aux Chinois une
habitude existant déjà dans l'Inde et la Perse. Cette date est
beaucoup trop récente ; les fumeurs d'opium chinois existaient
dès le xv^ siècle; par contre l'introduction en Chine de l'opium,
du moins de l'opium véritable, paraît postérieure à l'époque
du règne de Taïlsu (fin du xuf siècle) donnée par Jeanselme ^
L'historique de l'opium est en réalité assez compliqué. ÏVous
l'exposerons rapidement en nous servant plus particulière-
ment des indications consignées dans la thèse de Pluchon^
Les premières traces de l'existence du pavot dans la phar-
macopée chinoise se retrouvent dans un ouvrage médical
datant du commencement du viu^ siècle et dû à Chên-Tsang-
Shi qui, dans son Botaniste supplémentaire rappoi-te une
description antérieure de la plante faite par Sung-Jang-Tzù.
Or, au vif siècle, les Chinois avaient envahi l'Inde après avoir
traversé le Thibet et le Xépaul et des flottes chinoises assuraient
un trafic régulier avec Cevlan et l'Inde. La connaissance du
1. Morache. Pékin et ses habilants, Paris, 1S69.
2. Jeanselme. Fumeurs et mangeurs cl opium . Revue générale des sciences
pures et appliquées, la janvier 1907.
3. Pluchon. De l'opium des fumeurs. Sijnlhèi;e de pharmacie, Montpellier,
1887.
HISTORIQUE DE L OPIUM 13
pavot semble donc avoir été impoiiée par les Indiens, avant
même l'invasion et le pillage de Canton parles pirates arabes
(758) \ Le pavot (Yung-Su) était employé au seul titre médi-
camenteux et Ton utilisait la graine, non la capsule. Toutefois,
dès celte époque, les Chinois auraient remarqué qu'une
infusion de la graine leur procurait une douce somnolence et
une incomparable quiétude physique ^
Jusqu'au xi* siècle donc, la graine de pavot seule est
employée dans le traitement de diverses maladies. Liu-Hung
(xii^ siècle) parle le premier de l'usage médical des capsules
et du xii^ au xv® siècle les médecins chinois étudient minu-
tieusement les différentes parties de la plante, arrivant ainsi
à une connaissance très approfondie des propriétés médicales
dues non plus seulement à la graine et à son infusion, mais à
la capsule en décoction et enfin à la décoction évaporée de la
plante entière. Ils ne connaissent pas encore cependant le
véritable opium, c'est-a-dire le suc obtenu par incisions pra-
tiquées au pourtour de la capsule encore verte. Celui-ci
(Afu-Yung, Ya-Pien) aurait été importé par les Mahométans^
— qui eux-mêmes le tenaient des Egyptiens ' — au début du
1. Les Arabes, par contre, avaient pénétré dans l'Inde depuis plus d'un
siècle. La descente des premières flottes arabes eut lieu en 637 dans l'île
de Tanah près Bombay. En 643, les Arabes vont jusqu'aux frontières du
royaume de Caboul et du Sinde, puis s'approchent de plus en plus de la
vallée de l'Indus dans leurs incursions de 664, 683 et 707. Voir : Barrau.
Histoire des Arabes. Paris, 1842 : Caussin de Perceval. Essai sur l'histoire
des Aral/es. Paris, 1847-1848: Sédillot. Histoire des Arabes, Varis, 1854.
Des relations étroites et constantes, d'autre part, existaient depuis des
siècles entre l'Inde et l'Arabie mais c'étaient les Indiens qui venaient com-
mercer dans le Yémen plutôt que les Sabéens dans l'Inde et ce commerce
remonte si haut dans les temps — constatent Lenormand et Babelon
(Histoire ancienne de l'Orient jusqu'aux guerres médiques, 10» éd., t. VI)
— qu'il serait impossible d'essayer même d'en déterminer l'origine.
Parmi les produits du sol même de l'Arabie méridionale figurait l'opium.
2. La graine de notre pavot est dénuée de toute action somnifère (V. Pou-
cliet).
3 Les Arabes auraient envahi d'abord la Perse, puis l'Inde, et la con-
naissance des vertus de l'opium se serait propagée par l'intermédiaire de
Ceylan. de Java et des lies de la Sonde d'une part, des flottes chinoises
d'autre part, dans l'Indo-Ghine, la Chine et le Japon.
4. Les Égyptiens eux-mêmes auraient connu le pavot par les Grecs.
Malgré que cette plante ait vraisemblablement une origine asiatique, Homère
44 TOXICOMANIE ET OPIUMISME
xv'' OU à la fin du xiv'^ siècle \ Raymond de Villeneuve, se
basant sur le traité de Médecine de Li-Ting (milieu du xvi" siècle) ,
indique seulement la fin du xv'' siècle dans sa traduction du
Memorandian sur ropùim présenté à la Commission inter-
nationale de Shang-haï (Revue indo-chinoise 1909). A partir
de celte époque où les Chinois goûtèrent l'ivresse merveilleuse
procurée par l'opium, absorbé en boisson ou en pilules, à
l'état pur ou mélangé au chanvre ou à d'autres substances,
l'usage de ce toxique se développa très rapidement chez eux.
Bientôt le fumage " de l'opium remplaça l'opiophagie, cette
déjà en parle dans l'Iliade et llippocrate en conseille l'emploi dans cer-
tains cas.
1. Fonssagrives [Art. Opium du D' Dechambre] donne des dates diffé-
rentes, non seidement pour liniportation de l'opium en Chine, mais sur-
tout pour le début de la coutume du fumage. Voici, en effet, son exposé
historique : « Les Chinois ont, paraît-il, reçu l'opium des Arabes par l'in-
termédiaire des Persans d'abord, puis des habitants de l'Inde, et comme
il est extrêmement probable que les Arabes ont tenu l'habitude de con-
sommer l'opium de leurs relations avec l'Egypte, il faut considérer la
vallée du ISil comme le foyer primitif d'où cette habitude pernicieuse est
partie pour marcher à l'envahissement de l'Asie tout entière. L'opium a
donc procédé comme le café ; les Musulmans en ont été les véhicules
mais la fève de l'Yémen s'est étendue fort heureusement vers l'Occident,
tandis que la consommation de l'opium est restée jusqu'ici presque exclu-
sivement asiatique. L'invasion mahoraétane de l'Inde valut aux popula-
tions de ce pays la double servitude de la conquête et de l'opium, et la
prohibition formulée par le Coran contre l'usage des boissons fermentées
n'a pas peu contribué à répandre l'usage de cette substance. Des docu-
ments certains établissent qu'au commencement du xvi» siècle l'habitude
de consommer l'opium était très répandue dans l'Inde. La Chine la reçut
un peu i)lus tard de ses relations avec ce pays ; mais l'opium ne fut guère
pour elle qu'un médicament jusqu'au milieu du xvni» siècle et les jonques
chinoises qui allaient chercher cette substance, à ce titre, n'en faisaient
flu'un commerce très restreint. Peu à peu, et sans doute par suile des
communications commerciales de la Chine avec l'Inde, l'habitude de
fumer l'opium s'établit dans le premier de ces deux pays et elle prit
bientôt une extension suffisante pour stimuler l'esprit mercantile de l'Inde
anglaise qui y vit un débouché productif, et pour éveiller la sollicitude
du Gouvernement chinois.
2. Cette coutume aurait suivi les mêmes étapes, persane et indienne,
avant de venir contaminer la Chine. Les empereurs du Mongol, d'après
Ferishta, se seraient adonnés au fumage de l'opium (Ferishta. History of
Ihe mahomedaman power in India. Cité par Morel. Traité des dégénéres-
cences). Pour Raymond de Villeneuve, au contraire, ce seraient les Espa-
gnols qui auraient importé l'habitude de fumer le tabac au commence-
ment du xvip siècle seulement, et les Hollandais, vers le milieu du même
siècle, celle de fumer un mélange de tabac et d'opium. L'opium enfin
n'aurait été fumé pur que vers la fin du xviii'= siècle.
HISTORIQUK DK L Ol'IUM 15
nouvelle mode coïncidunt avec i'iiilroducUori du tabacs Les
l'iimeurs commencèrent par mélanger de l'opium au tabac,
puis peu à peu supprimèrent complètement le tabac, en même
temps qu'ils perfectionnèrent la préparation spéciale de l'opium
à fumer. Dès le xv^ siècle, le fumage de l'opium aurait cons-
titué un danger social contre lequel on ne devait pas tarder
à chercher les moyens de réagir et dans un livre de matière
médicale pubhé en 1578 par Li-Shi-Chang, l'on peut lire un
article très documenté sur le pavot et sur l'opium, « la drogue
qui guérit mais tue comme un sabre. »
L'Europe-, à son tour, va introduire son opium. En 1367,
en effet, les ports du sud de la Chine sont, pour leur com-
merce, ouverts aux Portugais; en 1624, des comptoirs hol-
landais s'établissent dans l'ile de Formose. En 1729, des édits
impériaux essaient d'arrêter le développement d'un vice déjà
profondément enraciné et vouent au bannissement, à l'exil et
à la mort aussi bien les fumeurs que les détenteurs d'opium.
Les arguments économiques abondent pour expliquer la pro-
hibition de la drogue ^ L'opium étranger, en effet, fait prime
et son importation, de plus en plus importante, va appauvrir
1. Pour certains cependant (Armand) les Chinois fumaient le tabac
depuis deux siècles pour le moins. Il est à remarquer, d'ailleurs, que la
coutume de brûler certaines plantes pour en aspirer la fumée (datura,
hachich...) existait depuis un temps immémorial chez les peuples orien-
taux.
2. Les propriétés thérapeutiques de l'opium auraient été connues en
Europe et utilisées dès la plus haute antiquité. Virgile en parle déjà dans
ses Gëorgiques et, au i" siècle de notre ère, Dioscoride et Pline l'Ancien
en distinguaient deux variétés : Vopium proprement dit, celui que nous
désignons aujourd'hui encore sous ce nom, et le méconium, qui prove-
nait de la décoction de pavots dans l'eau, et dont la valeur thérapeutique
était beaucoup moindre (Voir sur l'historique du pavot et de l'opium Réveil.
Thèse ci^e'e). Mais si les Romains, et bien avant eux encore, les Grecs, con-
naissaient 'oi)ium, ce seraient les Arabes qui les premiers s'en seraient
servis comme d'excitant. C'est du moins l'opinion à laquelle se rallie
.Marlin. « Selon toute vraisemblance, ce sont les Arabes qui, initiés de
bonne heure à la science des Grecs, peuvent être considérés comme les
propagateurs du pavot et de ses propriétés dans toutes les contrées qu'ils
visitèrent ; on peut même conjecturer qu'ils furent les premiers à s'en
servir comme excitant » (E. Marlin. L'opiinn; ses abus; mangeurs et
fumeurs d'opium ; morphinomanes, Paris, lS9o, p. 13).
3. On lira avec intérêt, sur ce point, l'ouvrage de E. Martin et celui de
Saurin : La Chine, l'opium et les Anglais, Paris, 1840.
16 TOXlCOMANlt; ET OPIUMISME
la Chine et provoquer une crise agricole et monétaire. Ce
succès de Topium excite la cupidité des Anglais et la Com-
pagnie des Indes Orientales, formée à Londres en 1499, qui
durant tout le xvif siècle fait de multiples tentatives pour
s'installer en Chine, finit par y réussir et voit la prospérité
de ses comptoirs progresser magnifiquement à Canton, obtient
en 17G7 le privilège de l'importation de l'opium. Or, cette
importation prend une extension rapidement croissante et
même économ'iquement menaçante : 200 caisses en 1773,
1 000 en 1776, 4 054 en 1790. Aussi le gouvernement chi-
nois s'alarme-t-il. Les édits de défense se multiplient sous
Kien-Loung et Kia-King, menaçant des peines les plus
sévères (bastonnade, exposition publique, exil, mort), les
fumeurs et les trafiquants d'opium, le premier édit prohibitif
remontant à Yung-Cheng (1729). Les différents empereurs
de Chine essaient d'interdire l'entrée de l'opium dans les
ports chinois, mais la contrebande favorise l'importation
anglaise, et le nombre de caisses monte de plus en plus. En
1837, le privilège consenti par patente impériale à la Com-
pagnie des Indes vient à cesser. Le gouvernement chinois en
profite pour édicter la défense absolue d'introduire de
l'opium étranger. Le commerce cependant continue clandes-
tin. Après l'édit du 18 mars 1839 ordonnant la remise, pour
être détruit, de tout l'opium étranger et demeuré lettre
morte, le s^ouvernement chinois arrête le 24 mai le surinten-
dant Elliot, s'empare par la force de tout l'opium trouvé à
bord des navires anglais et jette à la mer les 20.291 caisses
saisies, représentant une valeur de plus de 2.o00.000 S soit
62.500.000 francs. Ce coup de force servit de prétexte aux
Anglais pour déclarer la guerre aux Chinois : guerre de
ropium. Les Chinois, vaincus, se virent par le traité de
Nankin (1842) contraints d'ouvrir à nouveau leurs ports aux
Anglais et de considérer désormais l'opium comme une mar-
chandise ordinaire avec seulement la faculté de l'imposition
d'un droit d'entrée consenti. La Chine était condamnée par
HISTORIQUE Di: L OPIUM 17
son vainqueur à s'empoisonner par la fumée d'opium. De
fait, le chiffre d'affaires croissait toujours : 40.000 caisses en
1840, 70.000 en 1857, 180.000 en 1886, représentant
130.000.000 £ ! Le nombre des fumeurs passait de 2 millions
en 18'J8 à 100 ou 120 millions en 1878 et la Chine, pour se
défendre économiquement, ne pouvait plus qu'encourager la
culture du pavot afin de profiter au moins de son vice au lieu
de laisser, grâce à lui, s'enrichir l'étranger. Actuellement la
Chine tire de son sol les quatre cinquièmes de l'opium qu'elle
consomme. La ruine économique de l'Empire du Milieu est
conjurée mais l'habitude toxique, contre laquelle le gouverne-
ment chinois luttait de toutes ses forces et qu'il essayait de
détruire en menaçant ses adeptes des plus graves pénalités,
s'est trouvée superbement consolidée et défie aujourd'hui la
lutte entreprise à nouveau contre elle.
Au point de vue philosophique il est évidemment très
triste de voir qu'au lieu de secourir une nation cherchant à se
libérer d'un joug toxique, les intérêts financiers d'un autre
peuple l'ont poussé à précipiter celle-ci plus avant dans son
esclavage. Mais ce court exposé historique ne vise point à de
pareilles considérations ; son unique but est de montrer la
diffusion véritablement extraordinaire d'une habitude perni-
cieuse, devenue aujourd'hui générale en Chine. L'Européen
qui s'aventure là-bas se trouve aussitôt entouré de fumeurs
et sollicité de les imiter. Trop souvent il succombe à la con-
tagion et, de retour en son pays, il y rapporte le vice qu'il a
gagné et devient une source possible de contamination. Des
fumeries existent aujourd'hui à Paris et dans tous les grands
ports de France où chacun peut s'initier à l'opium, sans
avoir besoin pour cela de faire escale en Orient. Le vice
d'Orient a envahi la France dans la seconde moitié du
xix^ siècle. L'opiophagie, en Angleterre, avait précédé de
loin le fumage. Th. de Quincey écrit ses Confessions, dit-il,
en songeant au service qu'il rend ainsi à la classe des man-
geurs d'opium, classe très nombreuse en Angleterre, et Aro-
DupotY. — Les opiomanes. 2
i8 TOXICOMANIE ET OPIUMISME
siler *, cité par lui, prévoyait en i763 que « la diffusion de la
connaissance du pouvoir fascinateur de l'opium serait un
malheur public ».
d. Arosiler, pharmacien de l'hôpital de Greenwich. Essai sur les effets de
l'opium, 1763.
CHAPITRE III
I3RÈVES (iÉNÉRALIÏÉS SUR L'OPIUM
L'opium, comme chacun sait, est constitué par le suc;
épaissi de certaines espèces de pavots, et sa composition i
chimique varie avec chaque espèce. Les trois principales
variétés de pavots cultivés pour la préparation de l'opium
sont le Papaver somniferum-v. ou setigerum (Péloponèse,
îles de Chypre et d'Hyères, Corse), le Papaver inomnife-
7'utn-^ ou glahrwn (Asie-Mineure, Egypte), le Papaver
somniferum-^( ou album (Perse).
Les principes actifs du pavot résident dans le péricarpe,
les graines ne renferment aucune substance toxique. On
obtient l'opium à l'aide d'incisions pratiquées à la face
externe de la capsule avant qu'elle n'ait atteint sa complète
maturité. Le suc ainsi collecté est recueilli au bout de six à
dix heures ; il a alors la consistance du miel et une couleur
variant du jaune au brun rougeâtre ; on le malaxe puis on le
réunit en masses que l'on entoure de feuilles de pavot ; on
forme, de la sorte, des pains de volume très variable qu'on
laisse sécher à l'ombre.
La composition de l'opium est extrêmement complexe
(alcaloïdes divers, acides, sels minéraux, résines, matières '
grasses, gommes, mucilage, caoutchouc, matières colo-i
rantcs et odorantes mal connues, etc.), et l'on ne saurait j
fournir d'analyse complète. Elle varie considérablement, en |
outre, suivant la provenance et suivant les soins apportés à '
la culture du pavot. Si nous voulons bien ne considérer que
la teneur en morphine, nous voyons déjà les différences
20 TOXICOMANIE ET OPIUMISME
énormes selon le pays d'origine et la qualité du produit.
L'opium d'Asie-Mineure renferme une moyenne de 11 à
12 p. 100 de morphine, mais certaines qualités inférieures
(Konijab) n'en contiennent que 7 à 8 ; l'opium d'Egypte peut
varier de 3 à 12 p. 100, alors que la moyenne de celui de
l'Inde est de 4 à 5, de Chine de 2 à 3.
Voici les chiffres que donnent Pouchet, Brouardel, Jean-
selme '.
TENEUR EN MORPHINE DES DIFFÉRENTS OPIUMS
POL'CHET BROUARDEL JEANSELMR
Asie-Mineure ^^"^>'^"^ • • • • *^-*' ''""-^''"^ 0-12 p. 100
^ ""^"'^^ f Constantinople . 10-11 8-9 —
Egypte 3-9 3-4 3-9 —
Perse 8-12 3-11 8-12 —
Inde 2-7 9,o 3-7 —
Chine 2-7 5 3-7 —
Afrique 7-12
' Indigène 12-2"j
Europe . Allemand 10-l;j
Silésie 8-12
Australie 12-15
Ces chiffres montrent des écarts sensibles non seulement
entre les opiums de provenance différente, mais encore entre
ceux issus d'un même pays. C'est qu'en effet il en est un peu
de l'opium comme du vin : les crus d'un même pays sont
nombreux et différents. Les opiums de l'Inde anglaise (0. de
Bénarès, de Patna, de Malwa, du Pendjab, de Kulu, etc.) ne
jouissent pas de la même réputation et ne possèdent pas la
même richesse d'alcaloïdes, ni le même parfum ; les ama-
teurs d'opium sauront pareillement distinguer les diverses
variétés de Chine (0. du Yunnan, de Sze-tchouen, de Kouei-
tchéou, deChan-Si, de Chan-tong, etc.), et reconnaître leurs
falsifications-, si fréquentes aujourd'hui (certains opiums
chinois renferment jusqu'à 20 p. 100 de mélasse).
1. D'après l'Encyclopédie britannique. Article Opium, vol. XV'Il, p.lS'i-ldi.
2. Les principales falsifications se font à l'aide de mélasse, de bouse
de vache, de terre, de cachou, de fécule, de feuilles de pavot hachées,
de poudre siliceuse, de gypse, de gommes, de résines, de sucres, etc.
BREVES «ENKRALITES SUR L OPIUM 21
Sur la culture, les usages et la préparation, le dosage, la
législation, la production et le commerce de Topium, on lira
avec intérêt les articles de W. Lichtenfeldor '■ auxquels nous
renvoyons, ainsi qu'aux ouvrages de Martin, de Millant, de
Gide.
d. w. Lichtenfelder. Le pavol. à opium. Bulletin économique de Tin do-
Chine: septembre 1903, p. 597, octobre 1903, p. 609, novembre 1903, p. 752.
CHAPITRE IV
LES ÛPIOPflAGES (MANGEURS ET BUVEURS D'OPIUM)
Les opiomanes — je fais entièrement abstraction des mor-
phinomanes dont l'histoire a été si minutieusement étudiée en
ces vingt dernières années — usent différemment de Topium
selon les pays, les peuplades et les castes, c'est-à-dire, au
demeurant, suivant les habitudes de leur temps et de leur
milieu : ils le chiquent, le mangent, le boivent ou le fument.
A. — Les mangeurs d'opium
hQS chique ur s d'opium /*?•?/; ont fait l'objet de peu d'études.
Malteï ^ en a observé en Chine un certain nombre et voici ce
qu'il en dit : « Les personnes qui chiquent l'opium le mêlent
préalablement à de la cire ou à d'autres matières inertes,
pour en faire une pâte d'une certaine consistance qu'ils
mâchent, en ayant soin d'avaler leur salive à mesure qu'elle
dissout le principe actif; employé ainsi, son action est plus
lente, mais elle dure plus longtemps. 11 n'y a guère que les
pauvres et les gens de la campagne qui l'emploient de la
sorte ; en effet, il n'y a rien, dans cette substance, qui puisse
engager à en prolonger le contact avec la membrane gusta-
tive ; son amertume n'est ni agréable ni franche; elle a, au
contraire, un goût nauséabond qui soulève le cœur, et si
tenace que nos préparations le conservent toujours. » Une
certaine quantité d'opium est, d'autre part, souvent mélangée
1. J. Matteï. Quelques réflexions sur l'abus de l'opium. Thèse Montpel-
lier, 1862.
i
LES OPIOPHAGES (mANGEURS ET BUVEURS d'oPIUm) 23
au bétel que les Chinois mâchent presque constamment et qui
leur rougit abominablement les lèvres.
Les mangeurs d'opium ' [ihériakis, affiondjis) sont extrô-
mement nombreux parmi les Turcs, les Arabes et les Per-
sans ; les études abondent sur eux encore que peu fournies
de détails psychologiques. La coutume de l'opiophagie a
même une tendance à s'acclimater en Amérique, aux Etats-
Unis principalement, et en Europe, de préférence en Angle-
terre. Xous-mème avons eu Toccasion d'examiner en France
plusieurs opiophages ; les uns étaient d'anciens morphino-
manes qui ne s'étaient délivrés de leur morphinisme que
pour tomber dans l'opiumisme ; les autres étaient des colo-
niaux ayant ramené de Chine ou de Madagascar leur habi-
tude de manger l'opium, contractée le plus souvent après
une atteinte de dysenterie on de paludisme et conservée par
la force de l'assuétude ; d'aucuns cependant prenaient de
Topium dans le seul but d'acquérir, par son action stimu-
lante qui leur était à la longue devenue indispensable, l'exci-
tation aj)hrodisiaque nécessaire à l'accomplissement du coït.
L'ingestion d'opium en nature détermine, au bout d'un
temps assez variable (une demi-heure à deux heures), suivant
l'état de vacuité ou de plénitude de l'estomac, la dose absor-
bée et le degré d'accoutumance, une excitation momentanée
et surtout intellectuelle, une sorte d'ivresse béate avec rêve-
ries et représentations mentales particulièrement vives. Rap-
pelons à ce sujet la description si vivante et si laudative,
pourrions-nous dire, que Ch. Richet- a laissée delà « prise
d'opium ».
« Une demi-heure ou une heure environ après qu'on a
pris de l'opium, on ressent une légère excitation, un senti-
ment général de vivacité et de satisfaction, qui est bientôt
1. Certaines peuplades mangent, au lieu de l'opium, les capsules vertes
des pavots et éprouvent les mêmes troubles que les véritables opio-
phages, notamment l'impuissance sexuelle. Cf. Les mangeurs d'opium dans
le Touat. Le Caducée, 190i', p. 174.
2. Gh. Richet. L'homme et l'intelligence. Paris, 1884, p. 13'J.
24 TOXICOMANIE ET OPIUMISME
remplacé par une véritable somnolence, et un état de rêvas-
serie plutôt que de rêve. On éprouve un certain plaisir à
s'abandonner, et on se laisse envahir par une douce torpeur ;
les idées deviennent des images qui se succèdent rapide-
ment, sans qu'on veuille faire d'efTorts pour en changer le
cours. Tant que l'intoxication n'est pas profonde, cet effort
est encore possible. On sent qu'on va s'endormir, mais que,
si l'on voulait secouer sa paresse, on pourrait triompher du
sommeil.
Peu à peu cependant les jambes deviennent de plomb; les
bras retombent presque inertes, les paupières appesanties ne
peuvent plus rester soulevées. On rêve, on divague, et néan-
moins on ne dort pas : la conscience du monde extérieur qui
nous environne n'a pas disparu. Les bruits du dehors, le tic-
tac de la pendule, le roulement des voitures, sont obscuré-
ment perçus ; mais il semble que tous ces bruits nagent dans
le brouillard, et qu'une autre personne soit à les entendre. Le
moi actif, conscient, volontaire, n'existe plus et on s'imagine
qu'un autre individu est venu le remplacer. Peu à peu tout
devient plus vague, les idées se perdent dans une brume
confuse, on est devenu tout immatériel, on ne sent plus son
corps, on est tout pensée ; cette pensée va voltigeant pour
ainsi dire, de plus en plus brillante, mais aussi de plus en |
plus confuse. Puis le monde extérieur disparait ; il n'y a plus
qu'un monde intérieur, quelquefois tumultueux, délirant, et ^
provoquant une agitation fébrile, quelquefois au contraire, et
le plus souvent, calme et tranquille, sabîmant dans un déli-
cieux sommeil. Ce qui fait le charme de cet état, c'est qu'on
se sent dormir. Le sommeil est intelligent et se comprend
lui-même. Aussi les heures passent-elles avec une merveil-
leuse rapidité. Le matin surtout, à cette heure où l'opium
paraît avoir épuisé son action, tandis qu'en réalité il a con-
servé toute sa force, le sommeil a un charme incomparable.
L'intelligence, dégagée de tout lien terrestre, semble régner
dans un monde d'idées tranquilles et sereines. C'est là une
LES OPIOPHAGES (.MANGEURS ET BUVEURS d'oPIUm) 25
ivresse toute psychique, bien supérieure à celle de l'alcool et
à celle du hachich, car, si le hachich donne pour quelques
heures la fohe, l'opium donne le sommeil, cl il n'y a pas de
bienfait comparable à celui-là ».
D'après Sachs, cité par Roesch ^, dès que les opiophages
de rOrient ont pi'is une dose suffisante pour les enivrer, ils
entrent dans la disposition d'ânie et d'esprit qu'ils avaient le
projet de se procurer-. Cette assertion ne paraît ni toujours,
ni surtout tout à fait exacte. Certains thériaUis, d'une céré-
\. Roesch. De l'abus des boissons spirilueuses. Ann. d'hyg. piibl. et de
méd. lég , 1838, t. XX. p. 331.
2. Cette pos.sibilité de choisir et de diriger le thème du rêve — énoncée
également par les fumeurs d"opium — ne serait pas spéciale à l'opium.
La plupart des toxicomanes, éthéromanes, hachichomanes, opiophages ou
buveurs de laudanum, prétendent goûter cette jouissance tantôt avec
l'une, tantôt avec Taulre drogue. Il est particulièrement curieux de con-
naître les impressions de ceux qui ont successivement usé de ces excitants
intellectuels. Voici, par exemple, ce que m'écrit à ce sujet une de mes
malades (G. M., 24 ans).
(( L'éther pris par inhalation donne la sensation d'un voyage aérien
dont le but est de tourner très vite: l'insensibilisation physique est très
agréable, en ce sens qu'elle permet à l'idée de rester nette et de se rendre
compte du phénomène. Dès la première fois que j'en pris j'eus la sensa-
tion absolue que mon esprit pourrait vivre sans mon corps. En somme
la sensation dominante est le vertige qui résulte du déplacement d'in-
tense rapidité. On tourne très vite. Le point final de l'ivresse est une
chute dans le néant... L'habitude tue le plaisir. L'abus de l'tither produit
des nausées et l'ivresse finit par ne plus causer qu'un sommeil lourd
rempli de rêves (détail curieux : on peut choisir à l'avance le révc qui
vous plaît; l'éther le fait vivre).
« L'opium, dès le commencement de son assimilation, produit un étran-
glement suivi de hoquet, cause des nausées, rend indolent, trouble notre
cerveau au point de permettre à notre raison de croire à tout ce qu'on lui
raconte. Il procure des rêves délicieux qui se résument en voyages, en
plaisirs erotiques..., et une grande exagération de la vie qu'on mène.
Toutes les utopies vous semblent réalisables sous l'inlluence de l'opium.
11 permet d'admirables dissertations philosophiques, l'ris avec excès il
affaiblit la mémoire, rend indifférent à tout.
« Le hachich produit les effets suivants : L'air s'allège et semble con-
tenir de suaves parfums. Tout est beau, radieux. 11 fait bon vivre. J'ai
lait des promenades superbes sous son influence; mon ravissement reste
au delà de toute expression. Son influence dépend du tempérament de
celui qui en use. Il rend gai, vous tord en fous rires pour le plus futile
sujet. 11 exagère l'appétit, rend éloquent, gracieux, charmant. Sous son
inlluence j'ai causé en vers libres pendant des heures : les rimes étaient
riches, l'idée parfaitement sensée et suivie. Ses inconvénients sont la sen-
sation d'un étranglement plus fort que dans l'opium, un teint livide, ver-
dàtre, une faim que rien n'apaise, quelquefois des désirs sensuels fous
avec d'impossibles raffinements de volupté..., la production d'attaques
épileptiques et des troubles alaxiques... »
2d TOXICOMANIE ET OPIUMISME
bralité supérieure, i)euvenl aiguiller leur esprit vers un sujet
purement intellectuel, échafauder un roman au gré de leur
imagination superactivée comme nous le pouvons faire nous-
mème dans l'état de rêverie consciente et volontaire ; or
ceux-là ne sont point ivres, à proprement parler, mais seule-
ment exaltés; ils ont ce qu'on nomme une pointe d'opium.
Les opiomanes ivres d'opium, et surtout ceux des classes
inférieures qui ne savent modérer leurs doses et dont la résis-
tance cérébrale est plus ou moins débile, subissent le rêve
sans pouvoir le conduire. Ce rêve, d'autre part, ne se pour-
suit pas toujours dans le calme et la décence : une exalta-
tion motrice accompagnerait parfois l'exaltation idéative et
sensorielle. Madden' a observé les thériakis persans. Ils
attendent, dit-il, en ingérant des doses d'opium croissantes,
variant de 13 centigrammes à 4 grammes, les rêveries qui
présentent à leur imagination enflammée les houris célestes
et les jouissances dont elles doiv^ent les enivrer dans le para-
dis de Mahomet. L'efïet se manifeste ordinairement au bout
de deux heures, et dure quatre ou cinq heures. Misérables et
languissants dans l'intervalle des périodes pendant lesquelles
ils ne sont pas sous l'influence de la drogue, les thériakis voient
toutes leurs facultés assoupies se réveiller comme par enchan-
tement dès que l'influence de l'opium commence à se faire
sentir : quelques-uns composent, dans cet état, d'excellents
vers, adressent aux personnes présentes d'éloquents discours;
d'autres, convaincus qu'ils sont en possession de l'empire,
croient que tous les harems de l'Asie sont à leurs pieds,
d'autres encore ont des gestes délirants : ceux qui sont
entièrement sous l'influence de l'opium poussent des cris,
parlent d'une manière incohérente, leur visage est en feu,
leurs 3^eux ont un éclat extraordinaire, et l'on aperçoit, dans
tout l'ensemble de leur personne, quelque chose de sauvage
et de terrible.
1. Madden. Travels in Turkey, t. I, p. 25.
LES OI'IOPIIAGES (mANGEUUS ET BUVEURS d'opIUm) 27
On voit dans ce tableau tous les degrés d'une exaltation
intellectuelle pseudo-maniaque avec logorrhée, fuite d'idées,
délire de satisfaction et de grandeur, tous symptùmes répon-
dant à un état d'excitation euphorique'. (Quelques sujets,
cependant, ne paraissent point éprouver la béatitude ou le
contentement général , mais paraissent désagréablement
impressionnés, en proie à des idées pénibles, sinon à de»
illusions ou à des hallucinations. L'état général intervient
certainement, ainsi que l'excès dans la dose absorbée, très
probablement aussi la mauvaise qualité du produit, pour
expliquer cette inversion de la formule classique : nous ver-
rons ces points plus en détail en étudiant les fumeurs d'opium.
L'opium, en effet, engendre la bonne humeur, prête de
l'agrément à toutes choses, rosit l'horizon des idées, invite à
la bienveillance et à l'affabilité, prédispose à l'indulgence et
à la générosité. Son action est qualifiée par Pouchet de noos-
théniquc et à^exhilarante (expressions déjà employées par
Fonssagrives). « Cette action noosthénique de l'opium, dit-il",
se traduit par un état de bien-être, de bonne humeur, de force
physique et intellectuelle. Sous son influence, les idées sont
nettes, précises; la mémoire est fidèle ; la conception est plus
rapide et plus ferme; l'expression, la traduction des idées
sont tout à fait faciles, abondantes et sans eflbrt ; et, de l'aveu
de tous ceux qui ont essayé les différents stimulants ou qui
les ont étudiés de très près, nulle autre stimulation ne peut,
■1. 11 serait d'ailleurs prudent de reviser ce tableau classique de l'excila-
lion seminianiaquc chez les oi)iophages. excitation que personnellement
nous n'avons jamais eu l'occasion d'observer. On a longtemps confondu
dans une même description clinique les effets de l'opium et du hachich ;
or celui-ci est un agent d'exaltation autrement i)uissant que l'opium.
Ajoutons enfin qu'en l'erse l'usage de fumer l'opium a aujourd'hui prévalu
sur celui de le manger ou do le boire. Le mode de fumage est, d'ailleurs,
quelque jx'u différent de celui qui se pratique en Chine. L'opium se fume
en le brûlant à l'aide d'un charbon rougi ; en outre, l'opium utilisé à cet
effet est brut, tel qu'on le recueille après incision des pavots, simplement
aggloméré en tablettes, et non travaillé, crêpé, fermenté et mis en i)ain
comme le chinois; il est plus riche en morphine et moins agréable que ce
dernier, moins parfumé, moins savoureux et plus brutal dans son action.
2. G. Pouchet. Loc. cit., p. o98 et suivantes.
28 TOXICOMANIE ET OPIUMISME
certainement, être comparée à celle que détermine l'opium...
Sous Tinfluence de l'opium, on observe une égale stimulation
du jug'ement et de la mémoire ; les créations de l'imagination
sont plus abondantes et plus faciles, les termes remarquable-
ment appropriés ; l'enchaînement des idées se fait sans con-
fusion, sans heurts, sans ces difficultés que l'on éprouve sous
Tinfluence des caféiques et qui ne permettent pas la pleine et
entière possession de soi-même... Sous l'influence de l'opium,
c'est une sorte de minutio corporis, d'isolement de l'entou-
rage, de rôve calme, qui permet à l'intelligence de se déve-
lopper tranquillement et de laisser complètement de côté tout
autre chose que les objets moraux, psychiques, sur lesquels
on veut appliquer son attention ». Pour que l'opium donne
naissance, durant sa phase d'excitation physique, à des sen-
timents pénibles en opposition complète avec ceux qu'il pro-
voque habituellement, il faut donc qu'à son action se mêle un
facteur adverse plus puissant, tel que l'existence d'un état
toxi-infectieux, par insuffisance hépato-rénale, ou la présence
dans les préparations opiacées de poisons surajoutés ou déve-
loppés secondairement.
Cependant, en consultant nos notes personnelles et en ana-
lysant impartialement les observations recueillies par les
voyageurs et les faits cliniques relatés par les médecins, nous
estimons que, si son emploi à dose modérée provoque bien,
comme le soutient M. le professeur Pouchet, « un état d'exci-
tation, de force, d'expansion, de gaieté », c'est-à-dire un
sentiment d'euphorie intellectuelle et physique, il est peut-
être excessif de décerner à l'opium l'étiquette à' exhilarant '
et de lui imputer des hallucinations joyeuses habituelles.
Les opiophages hilares sont surtout ceux que Chardin " a
1. Cf. J.-M. Raulin. Le rire et les exhilarants. Thèse Paris. 1899.
2. « Les Persans trouvent que l'habitude de manger l"opium produit
dans le cerveau des visions agréables et une manière d'enchantement.
Ceux qui en ont pris commencent à en sentir l'effet au bout d'une heure;
ils deviennent gais, après ils se pâment de rire, et ils font et disent
ensuite mille extravagances comme des bouffons et des plaisants ; et cela
LES OPIOPHAGES (maNCEUKS ET BUVEURS DOPIUM) 20
décrits en Perse vivant dans un enchantement factice inexpri-
mable, tout entourés de visions agréables, et commettant
mille excentricités. Or l'effet exhilaranl de leur bienheureuse
drogue est dû, non à l'opium, mais au hachich qui lui est
mélangé. Les opiomanes européens, usant d'un opium non
chanvre, n'éprouvent pas cette hilarité si particulière. D'autre
part, l'opium pur est fort peu hallucinogène. L'excitation
intellectuelle provoquée par l'opium précipite la marche de la
pensée, multiplie les associations d'idées, donne plus de relief
aux représentations mentales, mais n'aboutit pas à l'halluci-
nation ^ aussi facilement que l'alcool, le hachich ■ ou la bel-
arrive particulièrement à ceux qui ont l'esprit tourné à la plaisanterie.
L'opération de cette méchante droi^ue est plus ou moins longue, à pro-
portion de la dose: mais d'ordinaire elle dure quatre à cinq heures, non
, pas à la vérité de la même force. Après l'opération, le corps devient froide
morne et stupide. et demeure en cet état languissant et assoupi jusqu'à
ce qu'on reprenne une autre pilule... Mais, pour peu qu'on s'habitue à
ces pilules de pavot, on ne peut plus s'en passer: et, si l'on est un jour
sans en prendre, il y parait et sur le visage et à tout le corps qui tombe
en une langueur qui fait pitié. C'est bien pis pour ceu.x en qui l'habitude
de ce poison est invétérée, car l'abstinence leur en devient mortelle...
Ceu.\ qui y sont adonnés ne parviennent jamais à une grande vieillesse»
et outre qu'ils sont, dès l'âge de cinquante ans. incommodés de douleurs
dans les nerfs et dans les os, nées de la malignité de ce poison lent, ils
ont encore l'esprit si languissant qu'ils n'osent se montrer que quand la
drogue les agite... »
1. Même dans l'into.xicalion aiguë par l'opium, on ne constate pas
d'hallucinations. Dans la phase d'excitation, Brouardel décrit une agita-
tion sans délire, avec loquacité, et une hypéresthésie sensorielle qui fait
que le moindre bruit, une lumière un peu vive, sont fort i)énibles, mais
sans hallucinations. Il ne signale celles-ci que dans les formes a?iofinales.
Voir également Zambaco. De la morpliéomanie. L'Encéphale. 1882, p. 413
et 603 ; 1884, p. 0.58.
2. Nous avons eu déjà l'occasion de signaler ce contraste remarquable
qui existe entre les effets de l'opium et ceux du hachich (.\. Joffroy et
R. Dupouy. Fugues et var/abondage, Paris, 1009, p. 305, obs. XXXIV). Un
de nos malades, fervent amateur d'oi)ium. voulut un jour, disions-nous,
goûter au hachich. Se croyant délivré de son influence, il se rend au
café Pousset où il effare littéralement, par son langage et son attitude, un
ami avec qui il avait rendez-vous et qui n'était pas au courant de l'expé-
rience. Il veut ensuite rentrer chez lui, a Montmartre. Il met trois heures
pour effectuer ce court trajet, car à chaque pas qu il fait, une hallucina-
tion visuelle se produit qui l'oblige à se détourner du chemin qu'il doit
suivre. 11 croit voir la rue de la l'aix, la place de l'Opéra, et reconnaît
toutes les boutiques qu'il est accoulum,^ à voir, avec leurs devantures,
leurs inscriptions, etc.. : aucun détail ne manque: et il s'engage dans une
petite rue du Faubourg-Montmartre, croyant aller vers l'Opéra dont la
façade lui apparaît au loin, scrupuleusement reproduite par l'hallucina-
30 TOXICOMANIE ET OPIUMISME
ladone. Les opiophages que nous avons connus n'étaient pas
hallucinés, et nous n'avons pu retrouver dans la littérature
médicale des observations probantes d'hallucinations dues
à l'opium ingéré en nature. .\ous citerons seulement celle
prise chez Gombault et rapportée par Démon tporcelet ' dans
sa thèse, qui nous parait très démonstrative. Un morphino-
mane, venant à manquer de morphine, prend de la belladone
ei tombe aussitôt dans un délire hallucinatoire bruyant. Sou-
mis ensuite à Fopium, il en absorbe régulièrement 6 grammes
par jour sans éprouver aucun trouble sensoriel. Il triple un
jour la dose et ressent un malaise général avec sensations
<itranges, perte de connaissance, contractures généralisées,
algies diverses, paraparésie douloureuse, etc.. Or, fortement
intoxiqué, et se trouvant, en outre, en état de besoin, il
n'accuse qu'une seule hallucination, une hallucination obsé-
dante^ provoquée par la sensation de sécheresse de la gorge.
Chaque fois que la soif se faisait sentir trop vivement, il
voyait apparaître devant ses yeux un navire chargé d'en-
fants. Un homme lui ordonnait de les jeter à la mer, et con-
traint d'obéir à cet ordre, il s'emparait alors de ces enfants
qu'il lançait malgré leurs cris et leurs prières par-dessus le
vaisseau. Un certain nombre des hallucinations attribuées à
Fopium relèvent en réalité d'un autre produit qui lui a été
incorporé; nous verrons dans un instant que le hachich est,
€n effet, très souvent mélangé à l'opium des thériakis.
A cette période d'exaltation intellectuelle, à cette ivresse
thébaïque succède une phase dépressive, une apathie phy-
sique et mentale proportionnée à l'activité exagérée qui vient
de fatiguer le système nerveux. La dépression est plus ou
tion. Quelques secondes après, le décor change ; c'est la rue de Rennes
qui s'oifre à lui avec ses boutiques d'antiquaires et la gare Montparnasse
à son extrémité. L'hallucination est si vive, si saisissante dans son imita-
tion de la réalité que le malade s'y trompe et revient sur ses pas ; il se
laisse ainsi diriger par ses hallucinations identifiées complètement avec
le monde extérieur.
1. C. Demontporcelet. De l'usage quolidien de l'opium. Les ynangeurs
d'opium, Thèse Paris, 1874, observ. 11.
LES OPIOPHAGES (MANGEURS ET BUVEURS d'oPIUm) 31
moins intense, et la narcose va du simple assoupissement au
coma complet. Le sommeil est généralement lourd et sans
rôves. Le lendemain, le mangeur d'opium se plaint souvent
d'un alanguissement général, d'une sensation de fatigue accom-
pagnée parfois d'un état migraineux et d'embarras gastrique ;
il éprouve en même temps le besoin d'absorber une nouvelle
dose d'opium, car ces troubles qu'il éprouve, et principale-
ment la sensation de lassitude et de brisement, ainsi qu'une
sorte d'écœurement moral disparaissent comme par enchante-
ment après cette nouvelle prise, — et il le sait. La certitude
que possède l'opiomane de dissiper immédiatement son ma-
laise, quelque pénible qu'il soit, et de goûter à nouveau
l'exaltation intellectuelle qui le transporte, le pousse à l'usage
continu de l'opium, lequel rapidement dégénère en abus. Cette
excessive facilité à sortir d'un état dépressif et nauséeux pour
rentrer dans l'euphorie et l'hyperactivité mentale est le mal-
heureux écueil contre lequel viennent se briser les timides
résistances des faibles énergies, que la prescience du danger
et de la déchéance future alarme mais ne sauve point.
« Certes, déclare M. Pouchet^ avec sa grande autorité en la
matière, si les phénomènes qui succèdent à l'ingestion d'une
certaine dose d'opium étaient constants et ne dépassaient
jamais ceux que je viens de résumer, ce serait un moyen
admirable de réaliser un paradis perpétuel ; mais à cette phase
d'excitation succède bientôt une phase de dé|;ression, d'autant
plus accentuée que l'excitation a été elle-même plus intense
et je ne saurais trop insister sur ce fait que cette dernière
phase est tellement pénible qu'il faut une extraordinaire force
de caractère pour ne pas recourir alors immédiatement au
stimulant capable de procurer de nouveau les sensations si
agréables. De là, tout naturellement, la pente fatale par
laquelle on arrive à l'opiomanie ».
La répétition continuelle de ces excitations anormales au.x-
1. Loc. cit., p. C04.
32 TOXICOMANIE ET OPIUMISME
quelles se soumeltent les opiophages finit par épuiser la résis-
tance de leur économie et altérer profondément leurs diverses
fonctions. Les forces se perdent, l'appétit diminue, les diges-
tions deviennent laborieuses, la constipation s'établit opi-
niâtre, le foie fonctionne mal, la frigidité est absolue et les
mamelles se flétrissent. Le mangeur d'opium que l'on recon-
naît facilement à sa conjonctive brillante et transparente, à
son teint jaunâtre et à sa maigreur décharnée, sombre dans
une tristesse dégoûtée ou plutôt dans une morne indifférence,
Insomnique et tourmenté de cruelles névralgies, il somnole
presque constamment, incapable d'agir en dehors de l'immé-
diate influence du poison qui le mine. Il se désintéresse de
tout, de ses intérêts comme de sa famille. Aux dires de
C.-H. HuguesS il deviendrait d'un tempérament imperturbable,
d'une affabilité et d'une complaisance extraordinaires. L'irri-
tabilité et l'agitation ne se produisent que si l'appétit d'opium
n'est pas satisfait ou l'est irrégulièrement. L'abattement et la
prostration s'accusent de plus en plus ; prématurément décré-
pit, il termine ses jours dans le marasme, la stupidité et le
gâtisme.
Le tableau que nous venons de dessiner en quelques traits
rapides est un peu poussé au noir et ne s'applique qu'aux
grands mangeurs d'opium, absorbant un minimum de 5 à
10 grammes d'opium par jour, et que Jeanselme a étudiés en
Asie. « Ces grands mangeurs d'opium, dit-il, perdent l'ap-
pétit; ils ont des nausées, des vomissements, une consti-
pation opiniâtre et parfois à la période ultime une diarrhée
incoercible. Ils tombent dans une apathie profonde quand
ils sont privés de leur poison habituel. Graduellement leurs
facultés intellectuelles se pervertissent. Pâles, émaciés au
delà de tout ce qu'on peut imaginer, sans force, sans
énergie, sans volonté, sans jugement, réduits à l'état
d'automates, ils n'ont plus d'autre objectif que la satisfac-
1. C.-H. Hugues. Psyclio-névrose des mangeurs d'opium. Méconisme ou
papave'risme chronique. The alienist and neurologist, 1884.
LES OPIOPHAGES (MANGEURS ET BUVEURS d'oPIUm) 33
tion de leur passion et ils finissent par sombrer dans le
gâtisme ».
Tous les opiophages n'atteignent pas à ce degré d'intoxica-
tion. Beaucoup n'usent de leur drogue favorite qu'à dose très
modérée et n'éprouvent alors point les troubles que nous
avons signalés. Matteï-a observé, parmi les Chinois et les
Turcs, des mangeurs d'opium gras et môme obèses, ne se
plaignant nullement de leur habitude, paraissant môme s'en
trouver fort bien, « jouissant de toutes leurs facultés et ayant
dépassé de beaucoup l'âge auquel ils auraient dû mourir, ne
présentant aucun dérangement important dans leur orga-
nisme et vivant comme tout le monde » ; aussi se montre-t-il
particulièrement optimiste dans son étude de l'opiophagie.
Il est certain que l'action de l'opium sur la nutrition est de
diminuer considérablement le mouvement de désassimilalion
et de réduire au minimum le besoin de réparation. L'opium
calme la faim et la soif, il dissipe la fatigue. Aussi, dit
E. Martin, depuis une époque fort reculée, les Arabes nomades
du désert prennent de l'opium à dose modérée et en font
absorber à leurs montures \ Les conducteurs de chameaux et
les courriers tartares emploieraient également l'opium avec
profit lorsqu'ils s'engagent à travers les plaines de sable ou
les steppes arides pour de longues courses. Dans l'armée
turque, il n'y a pas encore bien longtemps, on distribuait aux
soldats avant d'entrer en campagne une provision d'opium
capable de leur permettre d'endurer les privations d'aliments
(Matteï). Aujourd'hui encore dans la Perse et dans l'Inde, l'on
aurait coutume de distribuer aux bêtes ' comme aux gens,
1. Cf. Burnes (cit. par Flandin).
2. Les animaux s'accoutumeraient très facilement et très rapidement à
manger l'opium, comme à en respirer la fumée. Thorel, dans sa thèse,
cite des cas extrêmement curieux d'abeilles et de porcs opiophages. Tous
ceux, d'autre part, qui ont étudié les effets de la fumée d'opium savent
que les bétes de foute espèce, chiens, chats, singes, rats, et même cafards
et cancrelats, vivant dans l'intimité d'un fumeur partagent son accoulu-
mance à l'opium, puis son besoin tyrannique d'aspirer la fumée volup-
tueuse du chandoo, souffrent lorsqu'ils viennent à en être privés et même
en meurent.
D[;poi;y. — Les opiomanes. 3
34 TOXICOMAME ET OPIU.MISME
lorsqu'ils doivent fournir un travail particulièrement fatigant,
une ration modérée d'opium.
L'opium, stimulant physique et intellectuel, modérateur
des mutations bio-chimiques et agent noosthénique, peut donc
être d'une certaine utilité pour ceux qui savent en user très
modérément et seulement de temps à autre de façon à éviter
l'accoutumance, encore que la dépression consécutive à l'ex-
citation temporaire ne vienne souvent détruire ou contre-
balancer le résultat obtenu durant la phase d'hypersthénie.
C'est parmi ces opiophages intermittents et spécialisés pour
un but déterminé que je rangerai certains opiophages que
j'ai connus ne recherchant dans l'opium qu'une action aphro-
disiaque.
Ceux-ci appartenaient aux deux sexes ; les hommes étaient
toutefois beaucoup plus nombreux et plusieurs d'entre eux,
les initiateurs très certainement, étaient d'anciens marsouins
ou d'anciens coloniaux qui, soumis à un traitement opiacé au
cours d'une maladie contractée pendant leur temps de ser-
vice, avaient empiriquement reconnu au médicament prescrit
des propriétés particulières ou avaient été renseignés sur
celles-ci par un camarade complaisant ou pervers. Las, pour
la plupart, des amours normales et rapides, fatigués en outre
par une longue suite d'excès, ils trouvaient dans l'opium une
stimulation génésique à la fois psychique et physique. Pou-
chet, dans son étude de l'action aphrodisiaque de l'opium,
sépare les jouisseurs sexuels en deux catégories, ceux dont
l'appétit grossier se satisfait de l'exclusif contact de deux épi-
dermes et ceux qui, poètes, cherchent dans l'acte la satis-
faction d'un désir moral et se complaisent bien davantage en
des transports immatériels que dans un accouplement phy-
sique. Les premiers n'ont rien à attendre de l'opium, qui
émoussera rapidement l'acuité de leur sensibilité, atténuera
leur jouissance, éteindra leurs désirs. Les autres, au contraire,
gagnent une félicité toute particulière, « Les sujets, dit-il, qui
emploient surtout l'opium dans le but d'en obtenir des sti-
LES OPIOPHAGES (MANGEURS ET BUVEURS D Ol'lUMJ 35
mulalions d'ordre principalement psychique arrivcnl à j)ro-
longer assez longtemps l'action aphrodisiaque que ce médi-
cament provoque chez eux. D'une part, leur recherche
d'exaltation psychique se réalise avec des doses plutôt faibles ;
d'autre part, la satisfaction de leurs appétits de jouissances
idéales les plonge dans un état de lassitude béate pendant
lequel l'âme se trouve comme dégagée de ses liens terrestres,
la matière est en quelque sorte annulée, et l'esprit plane seul
dans l'infini, tandis que le sujet, se laissant aller à cette abs-
traction, prolonge ce rêve autant qu'il lui est possible. Celui-
là se contente en quelque sorte de l'illusion du bonheur et de
la jouissance ; il n'use pas, ou use peu, ses forces maté-
rielles ».
Ces jouisseurs platoniques nous les retrouverons plus
volontiers parmi les fumeurs d'opium. Nos opiophages
sexuels forment une catégorie à part, qui goûtent à la fois les
joies de la chair et les délices de l'imagination. Alors que,
chez les opiomanes classiques (mangeurs ou fumeurs ; j'ex-
cepte toujours les morphinomanes dont certains, le fait est
à remarquer, se rapprochent des opiophages que je décris en
ce moment) , les effets de l'opium sur l'appareil génital, d'abord
aphrodisiaques, puis anaphrodisiaques, sont secondaires,
accessoires et involontaires, ils ne prennent d'opium, eux,
que dans le seul but de leur jouissance sexuelle. Sous l'in-
fluence de l'opium qui ne fait évidemment qu'exalter momen-
tanément leurs tendances originelles, leur esprit s'ingénie à
poursuivre des plaisirs plus subtils, plus raffinés, et incontes-
tablement plus psychiques qu'organiques. Cette poursuite
préliminaire à l'orgasme peut être fort longue. La caractéris-
tique de l'opium est d'augmenter le psychisme de l'acte et
d'allonger la durée de la jouissance. A la fin, chez ceux qui
répètent trop souvent leurs dangereuses expériences et ne
mettent point entre elles un intervalle suffisant, la volupté
finit par devenir essentiellement puis uniquement intellec-
tuelle et la réalisation intégrale de l'acte par exiger tellement
36 TOXICOMANIE ET OPiUMISME
de temps qu'elle arrive à ne plus se produire : c'est Tache-
minement {)rogressif vers Timpuissance génitale et Fanaphro-
disic.
Ces opiomanes discrets et intermittents, assez énergiques
pour ne point tomber dans une intoxication continue, sont,
en effet, l'exception comme les mangeurs d'opium « parfaite-
ment normaux » de Matteï. Malheureusement, dit fort juste-
ment Pouchet, de même que pour toutes les excitations fac-
tices, l'accoutumance, l'atténuation de l'impressionnabilité et
la dépression qui suit nécessairement l'excitation obligent
bientôt à augmenter les doses ; et il est bien difficile de ne pas
tomber, soit brusquement, soit insensiblement, dans l'abus.
Le diinger gît précisément dans l'accoutumance qui oblige
l'opiomane à user de quantités sans cesse croissantes pour
goûter la même ivresse, ou seulement la même action, stimu-
lante ou calmante. L'opiophage chronique arrive ainsi à
absorber des doses formidables, suffisantes pour tuer d'un seul
coup plusieurs personnes. Les petits thériakis prennent de
0,05 à 0,10 centigrammes, mais les grands mangeurs vont
jusqu'à 10 grammes par jour et même davantage, 40 grammes,
230 grammes! (Gracias, cité par Brouardel). Pinel ^ cite le
cas d'une dame qui, pour calmer d'atroces douleurs provo-
quées par une affection cancéreuse, prit jusqu'à 120 grains
(environ 8 grammes) d'opium par jour; Miquel', celui d'un
malade qui absorba 130 grains (environ 10 grammes) d'opium,
ou 2 onces (02 grammes) de laudanum par jour. Le malade
de Trousseau ^ est bien connu, qui buvait 200 à 230 grammes
de laudanum de Rousseau et ne fit que dormir trois heures
durant après l'absorption de 730 grammes de laudanum d'un
seul coup. Chapman* cite le cas d'un homme qui prenait quo-
1. Pinel. Traité médico-philosophique sur l'aliénation mentale Paris
an IX.
2. Miquel. Habitude de l'opium à liante dose. Bull, de thérap d838
t. XIV, p. 64. f >
3. Trousseau. Clinique médicale de THôtel-Dieu de Paris, 1868, t. II, p. 231 .
4. Cité par Matteï.
LES OPIOPHAGF.S (MANGEURS ET BUVEURS D OPIUMj 37
lidiennemcnt plusieurs verres à vin pleins de laudanum et ne
paraissait pas en souiîVir, Monges et Laroche de Philadelphie
celui d'une dame atteinte de cancer utérin qui alla jusqu'à
3 pintes par jour (1 litre et demi) de laudanum sans compter
une certaine quantité d'extrait sec d'opium.
Sans aller jusqu'aux doses énormes de 10 et lo grammes,
l'opiophage qui se laisse glisser sur la pente de l'habitude et
de l'accoutumance en vient très rapidement, au bout de quel-
ques mois, à ne plus pouvoir, sans souffrir, se passer de son
toxique en môme temps que se montrent les premiers désor-
dres fonctionnels. Et alors, s'il persiste, un cruel dilemme se
posera plus tard pour lui : ou continuer à s'intoxiquer et à
s'enfoncer toujours plus avant, sous la servitude tyrannique
de l'opium, vers la déchéance finale, ou tenter de remonter
le courant et se vouer en ce cas aux tortures de l'état de
besoin. Dix à douze heures environ après l'ingestion de la
dernière dose, l'opiophage chronique commence à éprouver
des phénomènes d'abstinence : bâillements répétés, toux opi-
niâtre avec crachotement continu, sueurs, larmes, écoulement
de mucus nasal, uréthral, rectal, bouffées de chaleur et fris-
sons subintrants. Le besoin se fait de plus en plus sentir : le
malade est agité, énervé; il éprouve parfois des sentiments
trompeurs de faim qui se changent en dégoût insurmontable
à la première bouchée. 11 survient des vomissements accom-
pagnés d'anxiété indéfinissable et de terreurs subites ; un sen-
timent de faiblesse générale, de lassitude et de brisement,
s'empare de tout le corps. Puis les douleurs vont apparaître,
les névralgies terribles des thériakis privés d'opium, céphalée
lancinante et gravative, douleurs déchirantes intercostales et
rétrosternales, arthralgies et ostéalgies intolérables, que le
repos et la chaleur du lit accroissent encore. Insomnique et
anxieux, souffrant de tout son être physique et moral, le
malheureux ne peut rester en'place et se traîne misérablement,
parfois secoué de spasmes et de tremblements. Ces opiophages
chroniques parvenus au terme de l'intoxication thébaïque,
38 TOXICOMANIE ET OPIUMISME
devenus cacliecliques et marasliques, sont alors la proie
d'hallucinations : des cauchemars viennent tourmenter leurs
nuits, des images affreuses et fantastiques, des fantômes hor-
ribles et repoussants les épouvanter; à la faveur d'une cessa-
tion brusque du poison, d'autre part, un état de confusion
mentale hallucinatoire peut se déclarer, sorte de délire athé-
baïque, analogue au délirium tremens amorphinique, des syn-
copes survenir, ou la mort subite.
Même très atténué, l'état de besoin est si pénible qu'il est
rare, tout à fait exceptionnel, de voir un opiophage se libérer
de son esclavage avec ses propres ressources et par le seul
fait de sa volonté, sans les secours d'un médecin compétent
et d'une claustration thérapeutique.
Le tableau clinique que nous venons d'esquisser de l'opio-
phage est notablement modifié lorsqu'à l'opium se trouve
incorporée une autre substance toxique, telle que le hachich
ou le datura. La phase d'excitation de l'ivresse est considé-
rablement intensifiée ; les cris et les chants s'observent alors
communément et les hallucinations sont fréquentes. Nous
n'avons pas besoin de faire ici un parallèle de l'opium et du
hachich : Taclion excitante, exhilaranle et hallucinatoire de
ce toxique est bien connue depuis les travaux de Moreau (de
Toiu's), les descriptions de Th. Gautier et de Baudelaire, les
études de Ch. Richet,etc...^ Le hachich, d'autre part, est bien
pitts nocif que l'opium et l'on conçoit que les sujets intoxi-
qués à la fois par l'opium et le hachich éprouvent des troubles
plus marqués et plus précoces que les opiophages purs.
Or l'opium est rarement absorbé à l'état d'absolue pureté
par les Orientaux chez lesquels surtout a été étudiée l'opio-
phagie-. En Perse, notamment, d'après Polak% ex -médecin
1. Voir notamment sur le ca nnabisme et l'excitation des hachicho
phages ; Bruno Battaglia. Du hachich et de son action sur l'organisme
humain. La Psichrtria, 1887, 1.
2. Nous avons vu que l'hilarité des Ihériakis décrits par Chardin devait
ttre attribuée au hachich mélangé à l'opium.
3. J. Polak. La Perse. Leipzig, JSôo.
LES OPIOPHAGES (.MANGEURS ET BUVEURS d'oPIUm) 39
du Shah, Topium s'ingère sous la forme de paslillc ou de
pilule : la pastille ou barsh est composée, outre l'opium, de
mastic, de jusquiame, de rue, d'assa fœtida, de pyrèthre ; la
pilule (habe-e-nishad, pilule de joie) comprend les mêmes
substances. Déjà, dans ses voyages en Orient, Olivier^ signa-
lait l'addition habituelle à l'opium d'essences diverses, d'in-
grédients multiples, et surtout de hachich.
On a voulu décrire chez certaines races inférieures et douées
d'instincts brutaux '^Malais, Javanais...) une forme particu-
lière d'opiumisme caractérisée par une excitation furieuse à
laquelle est resté attaché le nom à'amok -. « D'après le rap-
port de lord Macartney^ les Javanais, sous l'influence d'une
forte dose d'opium deviennent fous et furieux ; ils acquièrent
un courage artificiel, et lorsqu'ils sont sous Finfluence de la
drogue, non seulement ils poursuivent les objets de leur
haine, mais encore ils se précipitent dans les rues et tuent
tous ceux qui se présentent à leurs yeux, jusqu'à ce que la
sécurité publique oblige l'autorité à les détruire. Ils crient en
courant amok! amok! (tue ! tue !) d'où le proverbe : Riinning
a much (courir à mort). Le capitaine Beeckmann rapporte
qu'un Javanais qui courait a much dans les rues de Batavia
avait tué plusieurs personnes ; un soldat se présente et le
perce de sa pique, mais le furieux était si désespéré qu'il se
porta lui-même en avant de la pique avec une telle violence
qu'il put arriver jusqu'à portée du soldat et le perça de son
poignard », Ces scènes de violences terribles ne concordent
nullement avec le tableau du thébaïsme, même suraigu. En
revanche elles répondent parfaitement à certaines formes de
hachichisme aigu, dont l'ivresse est « beaucoup plus hallu-
cinée, plus objective, plus bruyante que celle de l'opium »
1. Olivier. Voyarjes en Orient. Vat]?,, 1807.
2. Voir encore Kaompfer. Histoire naturelle de l'Empire du Japon, 1729;
de Molins. Voyage ô Java. 18.58-1861 ; et R. Millant [La drof/ue, Paris, 1910)
qui cite Gook. Relations de voyages, 1724.
3. lu Réveil. Recherches sur l'opium. Des opiophages et des fumeurs
d'opium, Thèse l'aris, 1850.
40 TOXICOMANIE ET OPIUMISME
et que Pouchet décrit en ces quelques lignes ' : « Quelques
sujets se trouvent en proie à un délire furieux qui oblige à les
garrotter pour les mettre dans l'impossibilité de nuire ; ils
poussent des cris perçants, renversent et brisent tout ce qui
se trouve à leur portée, les yeux sont fixes, la face injectée,
l'anesthésic complète ». Si vous interrogez un de ces malades
au sortir de sa crise d'amok, il vous répondra qu'il voyait des
tigres, des sangliers, des cerfs, des chiens ou des diables et
qu'il voulait les tuer (van Brero-j. Etiologiquement et clini-
quement Vamok doit être imputé au hachich, non à l'opium,
opinion déjà soutenue par H, Nicolas (1884). Nous aurons,
d'ailleurs, les mêmes constatations à faire au sujet des bois-
sons opiacées et hachichées et du fumage d'un opium chanvre.
Mais ce ne sont pas seulement certaines plantes jouissant de
propriétés particulièrement hallucinogènes que les Orientaux
mélangent à l'opium et à l'aide desquelles ils goûtent une
ivresse plus aiguë et aussi plus dangereuse. Ils emploient
encore d'autres poisons dont l'usage répété les conduit rapide-
ment à la cachexie et à la mort. L'on connaît la description
qu'Oppenheim * donne de l'opiomane chronique. « L'homme
qui a l'habitude de manger de l'opium est facilement recon-
naissable ; tout son corps est amaigri, son faciès est jaune et
desséché, sa démarche chancelante, son épine dorsale pliée
jusqu'à donner parfois au corps une forme demi-circulaire ; ses
yeux caves et vitreux le trahissent au premier regard, ses
organes digestifs sont très dérangés. Le patient ne mange
j)resque rien et a à peine une selle par semaine. Les forces
morales et physiques sont détruites. Lorsque l'habitude est
invétérée, les forces commencent à décroître, la nécessité du
stimulant devient plus grande, il faut constamment augmenter
1. G. Pouchet Leçons de pharmacodynamie et de malière }\xédicale. 2° série.
Le hachich, p. 857.
2. P.-G.-J.Van Brero. Sur l'amok, Ann. Méd. Psych., décembre 1896, p. 364.
3. Oppenheim. SurVélal de la médecine en Turquie. Cité par X. -S. ïaylor
et A. Tardieu. Elude médico-légale sur les assurances sur la vie, Ann.
d'hyg. publ. et de méd. lég.. 1866, 2^ série, t. XVI, p. 120.
LES OPIOPHAr.KS (mANGEURS ET BUVEURS d'oPIUm) 41
la dose pour produii'e refîet désiré. Lorsqu'il s'est longtemps
livré à sa passion, le mangeur d'opium souffre de névralgies
auxquelles l'opium lui-même n'apporte aucun soulagement.
Ces personnes atteignent rarement l'âge de quarante ans si
elles ont commencé de bonne heure à manger l'opium ». Cette
sombre description de l'opiophage turc a pu paraître à beau-
coup manifestement outrée, mais il faut savoir que ces désor-
dres effrayants et celte fin prématurée sont dûment motivés.
Ouand ces opiomanes sont arrivés, dit-il, à prendre 2 ou
3 drachmes d'opium solide par jour (de 3^''',30 à 4 ^''^oO; sans
pouvoir obtenir l'effet désiré, ils ajoutent à cette drogue une
certaine quantité de sublimé corrosif dont ils élèvent peu à peu
la dose jusqu'à ce qu'ils en absorbent 10 grains par jour
0,oU centigrammes) \ 11 est facile maintenant, conclut Matteï,
de se rendre compte de ce délabrement extraordinaire de tout
leur organisme. On comprend les diarrhées opiniâtres, cette
maigreur extrême, les périostoses si nombreuses qui déforment
leurs os et on conçoit les douleurs atroces que l'opium est
impuissant à calmer.
B. LES BUVEURS d'oPIU.M
Les buveurs tropimn sont tout à fait comparables aux man-
geurs d'opium. L'on connaît, en Perse, ces buveurs de
kokenar qui se plaisent à absorber une décoction fumante
de capsules et de graines de pavots, en des cabarets où ils
se grisent abominablement. Leur ivresse est généralement
marquée par une exubérante hilarité. Olivier en parle sans
beaucoup la caractériser. Le P. Raphaël" lui consacre les
quelques lignes suivantes : « Dans Ispahan et la Perse, il y
a des académies pour les gens : ce sont les kokenar^ krone,
petites calmettes oîi s'assemblent ces Messieurs ; on y voit
1. Cf. Le maiif/eur de sublimé. Chron. Méd.. 15 mai 19J1, p. 333.
2. Raphaël. Estât de la Perse (1660). Publication de l'Ecole des Langues
Orientales, annotée par Ch. Scheffer.
3. Le kokenar est une espèce de pavot blanc.
42 TOXICOMANIE ET OPIUMISMK
ces grands personnages qui pleurent ou qui rient aux anges,
font contes à la cigogne, discourent et prennent mille pos-
tures. Ceux qui sont les plus honnêtes font cela dans leurs
propres demeures et en leur particulier; pour la drogue, ils
renvoient chercher à leur heure dans des bouteilles au
kokenar krone. Quant à l'extrait pur ou enfîon', ils y sont
si accoutumés que, s'ils s'abstiennent à l'heure habituelle,
infailliblement après trois ou quatre heures de souffrance, les
voilà morts, et, s'ils vont aux champs oubliant la drogue, ils
sont en danger dépasser le pas avant de revenir chez eux ».
C'est encore Chardin qui nous donne le plus de détails sur
ces buveurs d'opium de l'ancienne Perse -. « Il y a la décoc-
tion de la coque et de la graine de pavot, qu'on nomme coc-
quenar, dont il y a des cabarets dans toutes les villes, comme
de café. C'est un grand divertissement de se trouver parmi
ceux qui en prennent dans les cabarets, et de les bien obser-
ver avant qu'ils n'aient pris la dose, avant qu'elle opère, et
lorsqu'elle opère. Quand ils entrent au cabaret, ils sont
mornes, défaits et languissants. Peu après qu'ils ont pris
deux ou trois tasses de ce breuvage, ils sont hargneux et
comme enragés; tout leur déplaît, ils rebutent tout et s'entre-
querellent ; mais, dans la suite de l'opération, ils font la paix,
et chacun s'abandonnantà sa passion dominante, l'amoureux,
de naturel, conte des douceurs à son idole ; un autre, demi-
endormi, rit sous cape ; un autre fait le rodomont ; un autre fait
des contes ridicules ; en un mot, on croirait alors se trouver
dans un vrai hôpital de fous. Une espèce d'assoupissement
et de stupidité suit cette gaieté inégale et désordonnée ; mais
les Persans, bien loin de les traiter comme elle le mérite,
l'appellent une extase et soutiennent qu'il y a quelque chose
de surnaturel et de divin en cet état-là ».
En Turquie, le spectacle est ou plutôt était à peu de chose
1. Enfion ou affium signifie opium. d"où le mot affiondji. mangeur
d'opium.
2. Chardin. Voyage en Perse, t. IIF. p. 78.
LES OPIOPHAGES (MANGEURS ET BUVEURS D OPIUM) 43
près identique '. Le D' Sangiorgio décrit la scène que voici*.
« Douze Turcs étaient assis à un divan ; après le dîner, on a
bu le calé, puis on a pris Topium. Bientôt les effets de cette
substance se sont déclarés : les uns, parmi les jeunes, ont
paru plus gais et plus vifs que de coutume ; ils se sont mis
à chanter et à rire, mais d'un rire forcé, presque sardonique; ils
sont cependant restés tranquilles. Les autres, parmi les jeunes
aussi, se sont levés avec fureur du canapé, ont tiré leurs
sabres et se sont mis en garde, en les roulant violemment,
sans pourtant se blesser ni blesser personne; les gardes sont
accourus, ils se sont laissé désarmer paisiblement, et ont
continué à crier horriblement tout Taprès-dîner. D'autres enfin,
qui étaient âgés, au lieu d'être excités, sont tombés dans la
stupidité et la somnolence : l'un, parmi eux, qui était ambas-
sadeur, homme septuagénaire, est resté insensible à tous ces
cris et au roulement des sabres ; il n'a pas plus bougé que
s'il était de marbre; ses yeux étaient entr'ouverts : il voyait,
il sentait, mais il était devenu tout à fait incapable de se
mouvoir. Dans le reste de la soirée, il était encore somnolent,
ivre et très faible ».
Ces ivresses violentes et exubérantes ne paraissent point
dues à l'opium naturel. D'accord avec Jeanselme, nous pen-
sons notamment que l'effet exhilarant de ces boissons eni-
vrantes est produit non par Topium pur mais par son mélange,
si fréquent, au hachieh. En tout cas, celte dernière substance
entre dans la composition du hang^ et du poitst' qui provo"
quent une agitation particulièrement violente. Le datura lui-
1. On fume aujourd'hui l'opium en Turquie plus qu'on ne le mange ou
le boit.
2. Cité par Flandin. Traité de toxicologie, t. III, p. 160.
3. Le hang est essentiellement constitué par un mélange des feuilles et
des graines pressées du chanvre indien. Le magoune (pâte) est préparé à
l'aide du bang dont on fait un extrait gras (pie l'on mélange à du miel et
qui est épaissi par addition d'une poudre très fine composée de sucre,
cannelle, farine, opium, slramoine, noi.\ vomique, ellébore et cantharides
(G. Pouchet).
4. Lepousl serait une sorte d'opium inférieur préparé par les Indiens
pauvres avec les feuilles et les tiges de pavot.
44 TOXICOMANIE ET OPIUMISME
même est souvent mélangé à Topium et nous savons combien
puissants sont les effets de la stramoine\
1. ^'ous devons au D' Boyé (Annales d'hygiène et de médecine colo-
niales, 1909). la curieuse relation d'un complot tramé par les indigènes
d'Indo-Chine dans le but de s'emparer de Hanoi après avoir réduit la gar-
nison à l'impuissance à l'aide du datura. Profitant de la période de délire
provoquée parle toxique, pendant laquelle les soldats européens auraient
été hors d'état de se défendre, les conjurés devaient faire irruption dans
la ville, s'emparer des poudrières et des magasins d'armes et de muni-
tions, puisse répandre dans la capitale et massacrer tous les Européens.
La première partie du complot fut seule e.xécutée et permit d'intéressantes
observations sur l'ivresse déterminée par le datura.
Le datura fut administré sous forme de poudre de graines en décoction
dans la soupe et incorporée à tous les plats. Le dosage fut fait d'une
façon convenable, car. pendant le repas, personne ne s'aperçut d'une
saveur inaccoutumée des aliments. Les premiers symptômes d'intoxica-
tion apparurent une demi-heure environ après la fin du dîner, vers sept
heures du soir, et se succédèrent dans l'ordre suivant : rougeur de la
face comme après un repas copieux : excitation anormale, verbe haut
comme dans l'ivresse alcoolique commençante, pupilles dilatées, halluci-
nations, délire : un soldat balaye avec acharnement et sans se lasser le
parquet autour de son lit; il le voit couvert de fourmis montant en
colonnes serrées à l'assaut de sa moustiquaire sans que les coups de
balai réussissent à les éclaircir. Un autre grimpe sur un arbre de la cour
du quartier pour échapper aux griffes d'un tigre imaginaire. Un troisième
veut prendre son fusil pour tuer des moustiques !
Un autre qui était sorti en ville dès la fin du repas pour faire une pro-
menade à bicyclette est vu parcourant à une allure extravagante la rue
Paul-3ert. Brusquement il s'arrête et met pied à terre en maugréant, ayant
la sensation que depuis un moment il n'avançait plus et pédalait sur
place. Il visite sa machine, constate que tous les organes paraissent en
bon état; il remonte, repart à toutes pédales et. quelques centaines de
mètres plus loin, s'arrête devant un café, s'assied à la terrasse, abandon-
nant sa bicyclette, et dit aux consommateurs : « Je ne sais pas ce qu'a
ma machine, depuis un quart d'heure je ne puis arriver à la faire marcher,
il n'y a pourtant rien de cassé! » Ceux-ci qui l'avaient vu arriver à une
vive allure, supposèrent, en voyant son visage animé, sa démarche un
peu titubante, qu'il sortait d'un repas trop copieusement arrosé.
Aucune rumeur d'empoisonnement n'avait encore à ce moment trans-
piré en ville, et les promeneurs avaient cru qu'une fête quelconque avait
eu lieu à la caserne, ce jour-là, en voyant dans les rues et les établisse-
ments publics, bruyants et dans un état singulier d'excitation, les soldats
qui étaient sortis après la soupe. L'autorité militaire fit rechercher dans la
ville, pour leur faire réintégrer la caserne, les militaires qui se trouvaient
au dehors. Un certain nombre, se sentant dans un état anormal de
malaise, rentrèrent d'eu.x-mèmes ; d'autres ne purent être retrouvés et ne
reparurent qu'au matin, n'ayant aucun souvenir de ce qu'ils avaient fait
pendant la nuit. On en trouva dans les cafés, dans les maisons publiques,
en proie à un délire furieux et n'ayant conscience ni de leur état ni de
l'endroit où ils se trouvaient.
A la période d'excitation et de délire avait succédé un abattement com-
plet des forces et un état de profonde torpeur intellectuelle. Quelques-uns
eurent des syncopes. On n'eut aucun accident mortel à déplorer.
LES OPIOPHAGES (mANGEURS ET BUVEURS d'oPIUm) 45
Les huveiirs de Imidammi ^ ne présentent pas Tcxcitation
désordonnée, l'euphorie et Fhilarilé bru3'anle des mangeurs
d'opium orientaux ni des buveurs de cocquenar et cet argu-
ment serait encore de nature à faire suspecter la pureté de
l'opium ingéré par ces derniers. Ils accusent seulement avec
les petites doses une certaine exaltation intellectuelle, un sen-
timent de bien-être et de contentement général, une tendance
marquée à l'optimisme et à la rêvasserie. Avec des doses
massives ou après une intoxication chronique forte et pro-
longée ils offrent, en revanche, des cauchemars terrifiants et
des hallucinations vespérales dont la nature doit être discutée.
L'on peut se demander, en effet, si ces symptômes appar-
tiennent en propre à Topium ou doivent être mis, tout au
moins partiellement, au compte de l'alcool qui entre dans la
composition du laudanum. Nous discuterons ce pointa l'occa-
sion de l'opiumisme de Th. de Quincey (Voir p. 207) ; nous
avons hâte d'entrer maintenant dans le véritable sujet de
notre travail, l'étude des fumeurs d'opium.
1. Les buveurs de laudanum sont assez rares en France. Ils se recru-
lent pour la plupart parmi les névralgiques, tabéliques ou cancéreux, ou
parmi les anciens morphinomanes. Ils existent plus nombreux en Angle-
terre où certains ont écrit des mémoires intéressants à consulter. Voir
entre autres : Whalley. Confessions of a laudanum-drinker . The Lancet.
London. 18G6, 3o ; X. Confessions of a young lady laudanuui-drinker, dose
four onces daiiy, in Iwo-ounce doses. Journ. of ment. Se. Lond., 1838-1889.
CHAPITRE V
LES FUiMEURS D'OPIUM
L'opium peut se fumer pur ou non, mélangé au tabac ou
auhachich. La plupart des fumeurs de tabac connaissent ces
cigarettes opiacées au parfum douceâtre et entêtant qui
donne facilement la migraine à qui n'est pas habitué, ou ces
cigares dits de Manille qui seraient immergés dans un bain
d'opium, dilué suivant des proportions telles que ces cigares
sont doués de propriétés quelque peu narcotiques \ Certaines
peuplades fument des feuilles de tabac préalablement trem-
pées dans de l'eau opiacée et, dans presque tout l'Orient, la
Chine et l'Indo-Chine surtout, le tabac pour pipe comprend
une petite quantité d'opium. Le chang ou gitnjah des Indiens,
Yesrar (préparation secrète), le kif- (repos) des Arabes, le
chira de Tunisie, ne sont autre chose que des préparations
1. E. Jlartin. p. 47.
2. Le kief oriental est, d'après Moreau, cette situation d'esprit dans
laquelle on est disposé à jouir de tout ce que le présent offre de bon et
d'agréable sans tenir compte de ce qu'il pourrait avoir de pénible. Le
kiff arabe est extrait du chanvre indien ; il est la préparation de cette
plante destinée à être fumée, comme le hachich en est la préparation des-
tinée à être mangée. On y ajoute d'habitude i/n de tabac fort, et on le
fume dans de petites pipes en terre; deux ou trois bouffées suffisent pour
alourdir rintelligence, même pour ceux qui y sont habitués. Des (roubles
mentaux très graves sont la conséquence d'une intoxication aiguë, mas-
sive, ou d'une imprégnation chronique de quelque durée. La folie kiffique
serait extrêmement fréquente dans les Indes et dans tout l'Orient. Voir
sur ce point : John Davidson. Observalions sur le chanvre indien et la
syphilis comme causes d'aliénation mentale dans la Turquie, l'Asie
Mineure et le Maroc. The Journ. of Ment. Se, 1883 ; Bruno Battaglia. loc.
cit.; Thomas Ireland. Folie causée par l'abus du chanvre indien. The alien
and neur., octobre 1893; Meilhon. L'aliénation mentale cliez les Arabes.
Ann. Méd. l'sych. septembre-octobre, 181)6: Glouston. L'asile du Caire. Le
LKS FU.MEUaS D OPIUM 47
de hachich destinées à être fumées ; ou les mélange parfois à
Topium et les effets toxiques ressentis sont alors plus nocifs
que ceux provoqués par l'opium pur. Le plus généralement
l'opium se fume seul, après avoir subi un apprêt particulier
et en des pipes d'une forme très spéciale.
Tous les auteurs s'accordent à reconnaître que l'opium
brut n'est pas fumable. 11 « porte à la tête», dit Jeanselme,
soit parce qu'il est trop riche en morphine, soit parce qu'il
contient d'autres alcaloïdes tels que la thébaïne, la papavérine,
la narculine et la narcéine. L'oj)ium pharmaceutique, l'extrait
thébaïque, renferme jusqu'à 12 \). 100 de morphine alors que
les opiums à fumer n'en comportent guère que 6 à 7 p. 100 en
moyenne. Certains opiums à fumer de l'Inde ne titrent que
2 p. 100 tandis que celui provenant des mêmes provinces du
Bengale et destiné à l'usage médical donne à l'analvse 9,27
de morphine et 1,39 de narcoline. L'opium médicinal est
désagréable, acre, irritant, d'odeui- forte et empyreumatique ;
il détermine facilement des vertiges ; enfin il brûle mal et se
carbonise en encrassant le fourneau de la pipe. Avant d'être
livré au consommateur, l'opium de pipe doit donc subir une
préparation longue et délicate qui a pour efîet «de développer
son arôme, de chasser le principe vireux, d'éliminer les impu-
retés qui altèrent ses propriétés plastiques» (Jeanselme).
L'opium ainsi modifié par le brassage, le cuitage, le crêpage,,
la fermentation, prend le nom de charidoo ^
Les opérations nécessaires à la préparation du chandoo
sont assez longues et sont, d'ailleurs, un peu différentes sui-
vant chaque variété. Voici, d'après Lalande', les procédés
h' W'aniockel la folie du hachich. The Jourii. of Ment. Se, octobre 1896;
.1. Warnock. La folie pur le hacliich. TheJourn. of Ment. Se, janvier 1903;
K. Meunier, op. cit.. etc.
1. Ce mot vient du radical hindoustani Chand, lequel comporte une
idée de diminution. Ici cette diminution est quanlilalive, car le chandoo
tiré de l'opium cru en représente la quintessence (E. Martin).
2. Lalande. Opium des fumeurs. Arch. deméd nav. et colon., 1890, LIV,
p. 33, 121 et 202. Voir également: Pluchon. Th. cil. ; Calmette. Le ferment
de l'opium des fumeurs et la fermentation artificielle des chandoos. Arch.
48 TOXIGOMAME ET OPIU.MISME
employés en 1890 par la manufacture de Saïgon. Celle-ci
reçoit son opium de Bénarès, en pains ayant la forme de
boules et revenant à 28 ou 29 francs le kilogramme. L'ana-
lyse de cet opium est la suivante :
Eau 24-25 p. 100
Morphine 6-7 —
Narcotine 3-4 —
Autres alcaloïdes solubles dans le
chloroforme 4-5 —
Gomme 3-5 —
Caoutchouc et autres substances
mucilagineuses 28-30 —
Sucre réducteur 1-2 —
Résines 1-2 —
Cet opium est soumis aux opérations suivantes :
Décortiquage des boules d'opium.
Première cuite de l'opium (2 heures à 50 ou 60").
Malaxage de l'extrait.
Apprêtage et crêpage.
Macération dans l'eau (20 heures) .
Décantation et filtration des liqueurs provenant des crêpes.
Concentration des liqueurs en extrait définitif (jusqu'à con-
sistance d'un sirop épais).
Battage de l'extrait à l'air (incorporation d'un volume d'air
égal au volume de l'extrait).
A ce moment la masse a une teinte chocolat clair : toute
odeur vireuse propre à l'opium cru ou brut a disparu, mais
l'extrait n'a encore aucun parfum agréable. Son odeur rap-
pelle celle des vieilles masses emplastiques surchauflees, de
l'emplâtre de cantharides, par exemple. L'opium n'acquiert
son odeur propre, douce et fine, que par un assez long repos
dans des récipients en cuivre, mais de préférence, au dire des
Chinois, dans des vases en terre.
de méd. nav. et colon.. 1892, LVII, p. 132; W. Lichtenfelder. Le pavot
à opium. BuU. écon. de llndo-Chine. 1903; Cl. Verne. Opium des fumeurs
et fumeurs d'opium. Bull, des Se. pharmac, 190i, p. 320.
LES FUMEURS D OPIUM 49
Vieillissement de l'opium (3 mois). Disparilion de l'air incor-
poré par le baltage. Fermenlalion par moisissures.
Mise en boîtes et pasteurisation pendant quelques minutes
dans une étuve chauffée entre 60 et 80'*.
La consistance du chandoo est alors celle d'un exlraitdemi-
fluide, d'un miel assez liquide ou du sirop dégomme ordinaire ;
elle rappelle assez bien celle de l'ergotine dont il possède la
couleur. Son odeur est douce, fine, assez aromatique, rappe-
lant peut-être l'odeur de fèves et d'arachides grillées jointes à
celle de la mélasse non fermenlée. Sa saveur est amère et
persistante. Son analyse donne :
Opium de la régie Opium de la ferme
de Saïgon. du Tonkiu.
Eau 30-3* p. 100 29,50 p. 100
Morphine 6-8 -- 9.33 —
Narcotine 1-3 —
Cendres 3-6 — 6,15 —
Matières insolubles
dans l'eau. ... 1-2 — 3,50 —
Matières insolubles
dans l'alcool fort. 10-U — 16,30 —
Glucose 1-6 — 1,50 —
Acidité en acide sul-
furique 4-6 grammes.
Le chandoo se bonifie par le temps.
Jeanselme a suivi, d'autre part, en avril 1900, toutes les
phases d'une fournée d'opium à la fabrique de Saigon où l'on
opère d'après la méthode cantonnaise. Quelques modifications
ont déjà été apportées en cet espace de dix ans et il est infi-
niment probable que la préparation du chandoo subira encore
de nouveaux perfectionnements. Voici, à titre de curiosité,
la série des opérations décrites par Jeanselme '■.
i" Section et décorticalion des balles d'opium. La masse
qu'on en extrait est une substance de couleur brun rougeûtre,
de consistance molle et poisseuse, exhalant une forte odeur
vireuse de fleurs de pavots froissées ;
1. Jeanselme. Revue générale des Sciences pures et appliquées, lii jan-
vier 1907, p. 25.
DiiPOUY. — Les opiomanes. *
îiO TOXICOMANIE ET OriU.MISME
2° Décoction des coques de pétales de pavot, en du papier
ayant servi à envelopper les pains d'opium (enveloppes ou
itnbrios, imprégnés d'une très notable quantité d'opium) ;
3" Réunion des extraits obtenus par décoction à la masse
d'opium ;
4" Empâlage, c'est-à-dire brassage de l'opium, pendant une
heure et demie environ, dans de grandes bassines de cuivre
à double fonds chauCfées par un courant de vapeur d'eau à
110' (2 atmosphères). Le pétrissage se poursuit jusqu'à ce
que l'opium acquière la consistance de la pâte de boulanger ;
5" La bassine est retirée du feu et la masse d'opium est
pétrie à l'aide d'une spatule (refouloir). Cette malaxation a
pour but de refroidir lentement la masse, de manière à lui
donner une homogénéité parfaite. L'opium est ensuite étalé
en couche uniforme à la surface de la bassine. Un filet d'eau
est insinué entre le récipient et le revêtement d'opium pour
faciliter son adhérence ;
6° Puis on procède à l'opération du grillage. Chaque bas-
sine est retournée sur un foyer de braise recouvert de cendres.
De l'opium, après quelques instants d'exposition au feu, se
dégagent d'abondantes vapeurs blanchâtres. La bassine est
alors saisie avec des pinces, et il est facile de détacher la
couche superficielle d'opium grillée ; c'est un disque mince
ayant la forme d'une crêpe. On recommence ensuite le gril-
lage. La masse d'opium est successivement débitée en un
grand nombre de tranches. Le grillage exige un opérateur
habile. C'est l'odeur qui indique le moment précis où il faut
écarter la bassine du foyer pour détacher un disque. La tor-
réfaction élimine certaines matières empvreumatiques et donne
à l'opium un bon arôme ;
T Les disques d'opium concassés sont mis à macérer dans
de l'eau froide pendant 18 à 20 heures. Le liquide obtenu est
décanté à l'aide de mèches en moelle de Tam-Sam, plante très
commune en Chine;
8" Après filtration de la liqueur sur plusieurs épaisseurs
LES FUMEURS D OPIUM 51
de papier non collé, la solution d'opium est portée à l'cbulli-
tion dans de grands cylindres, pendant plusieurs heures,
jusqu'à ce qu'elle acquière la consistance sirupeuse et donne
29" à l'aréomètre Baume ;
9" Battage de cette solution concentrée d'opium dans une
sorte de moulin à palettes, probablement pour y introduire le
ferment ;
10" L'opium est déposé en magasin. Il entre en fermenta-
tion, gonfle et se couvre d'écume. Puis, en une semaine, la
masse se réduit à la moitié du volume qu'elle avait avant le
battage et le conservera indéfiniment. Alors, se développe à
la surface de l'opium une couche de champignons qui peut
atteindre plusieurs centimètres d'épaisseur. On ne sait pas
quel est l'agent de la fermentation. Calmette avait supposé
que c'éiaiiYÂspergillus m'^er, opinion qui paraît controuvée.
On suppose généralement aujourd'hui que la masse d'opium
est le siège de deux fermentations successives : l'une, courte
et rapide, dont l'agent serait un Saccharomyces ; elle com-
mence dès le deuxième ou troisième jour pour cesser après
23 ou 30 jours ; l'autre, plus lente, presque indéfinie, pro-
duite par des levures. C'est cette dernière qui donnerait au
chandoo cet arôme si apprécié des fumeurs ;
11° Mise en boîtes ;
12° Pasteurisation, c'est-à-dire exposition des boîtes à une
température de 90*^ pour arrêter toute fermentation.
Quand la série des opérations est terminée, 3o0 kilogrammes
de Bénarès fournissent 246 kilogrammes de chandoo, soit 68
p. 100; le Yunnan donne un rendement moindre, soit 60 p. 100.
La régie vend son opium en boîtes de 40 grammes, dont
les prix, en 1904, étaient les suivants :
Opium de luxe 4 piastres. 58'.
Opium de Bénarès 3 — 52.
Opium de Yunnan 2 piastres, 90 à 1,63.
1. La piastre vaut, suivant le cours, de 2 fr. 25 à 2 fr. 50.
52 TOXICOMANIE ET OPIUMISME
L'on voit combien l'habitude de fumer l'opium est coûteuse
pour les grands consommateurs. Aussi beaucoup d'entre
eux cherchent-ils à s'en procurer par contrebande ; ces opiums
indigènes peuvent alors avoir une composition un peu diffé-
rente, sur laquelle nous sommes au surplus, mal renseignés.
Quant à ceux qui n'ont pas les moyens d'acheter du véritable
chandoo, ils utilisent les résidus des autres fumeurs, les culots
de pipe d'où l'on extrait, comme nous le verrons, un opium
de qualité très inférieure, particulièrement riche en morphine
et en produits toxiques nés de la combustion du chandoo.
Enfin certains fumeurs parviennent à préparer eux-mêmes un
chandoo en se servant de l'opium ordinaire, médicinal, auquel
ils font subir diverses manipulations. Voici le procédé qu'à
cet effet indique A. de Pouvourville \
i° Retirer de la boule d'opium, préalablement coupée en
deux, tout l'opium disponible, avec un couteau-racloir ;
enfermer l'opium ainsi obtenu à l'abri de l'air pendant 24 heures,
opération remplaçant le décortiquage des boules) ;
2" Réunir les écorces des boules — feuilles de bananier ou
de nénufar — encore tout imprégnées d'opium, et recouvertes
parfois, à leur surface interne, d'un résidu noirâtre, sec et
cassant; les rompre en petits carrés égaux, les faire bouilUr
avec un poids égal d'eau ; filtrer ; garder à part le liquide
filtré (opération remplaçant le traitement des résidus et la
formation de \eau première diinbrio) ;
3° Prendre le résidu restant sur le filtre, et le soumettre
à une seconde cuisson et à une seconde et légère ébuUition,
dans la moitié de son poids d'eau : filtrer, joindre le liquide
obtenu au liquide provenant du précédent filtrage (opération
remplaçant la formation de Veau deuxième d' imbrio).
Mélanger intimement les deux liquides, et laisser reposer
24 heures ;
4° Soumettre le liquide total à une troisième ébuUition
1. Matgioï (Albert de Pouvourville). L'esprit des races jaunes. L'opium.
Sa pratique. Paris, 1902, p. 3(4.
LES FUMEURS I) OPIUM 53
rapide et violente, sans ajouter d'eau ; filtrer une troisième
fois, et attendre le refroidissement (opération sans analogue
dans les bouilleries, et servant à purifier le liquide et à aug-
menter sa richesse) ;
T)° Prendre Topium retiré des boules le premier jour, le
faire macérer dans le liquide obtenu après la quatrième opé-
ration ci-dessus, d'abord à froid, puis en chauffant peu à peu
jusqu'à Tébullition, au-dessous et très près de laquelle le
mélange doit être maintenu pendant deux heures, et constam-
ment agité (opération remplaçant celle de la première cuite
de l'opium) ;
6° Aussitôt le mélange retiré du feu, le battre à la façon
d'œufs à la neige, jusqu'à complet refroidissement (opération
remplaçant le malaxage de l'extrait) ;
7° L'extrait refroidi, à consistance sirupeuse, à couleur noi-
râtre à la surface, et café grillé à l'intérieur, est battu à froid
avec une fois et demie son poids d'alcool à 70°, jusqu'à ce
qu'il se forme un tout liquide et homogène (opération rempla-
çant celle de l'apprètage des crêpes) ;
8° On porte lentement l'extrait à l'ébuUition, qu'on main-
tient aussi longtemps qu'il le faut pour obtenir un liquide à con-
sistance de sirop de gomme arabique. On filtre alors l'extrait,
et le liquide filtré constitue l'opium bon à fumer (opération
remplaçant la décantation et le filtrage de l'extrait définitif).
Le liquide obtenu doit être mis en vase (en vase clos si
c'est une terre poreuse, et en vase ouvert, si c'est une faïence
émaillée ou un métal étamé) de façon à permettre à la fois
l'évaporation lente de l'alcool et la fermentation superficielle.
L'extrait doit être abandonné à lui-même pendant une période
variant de 30 à 90 jours, suivant le goût du fumeur et l'époque
de l'opération (plus longtemps en hiver et par la sécheresse) .
Au bout de ce temps, le consommateur peut en faire usage.
Si l'opération est réussie, l'extrait présente toutes les appa-
rences et les qualités organoleptiques du meilleur chandoo.
Quant à la bouteille qui demeure dans le filtre après l'opé-
54 TOXICOMANIE ET OPIUMISME
ration 8, on la conserve en vase clos ; et, lorsque l'on fait
la préparation d'une nouvelle boule d'opium, on l'ajoute au
liquide provenant de l'opération 2, pour leur faire subir
ensemble l'opération 3.
Le chandoo frais, en résumé, exhale une odeur plutôt désa-
gréable d'emplâtre brûlé mais, en vieillissant, il s'améliore
comme le vin et acquiert un parfum doux et pénétrant; son
odeur ^ est alors suave et un peu entêtante; sa saveur peut
être comparée, lorsque l'extrait est bien préparé, à celle de
la noisette. Sa fumée n'est pas acre comme celle du tabac;
elle ne laisse dans la bouche ni mauvais goût, ni odeur désa-
gréable ; elle n'infecte non plus les vêtements et ne commu-
nique pas aux appartements ce relent tenace et écœurant que
laisse la fumée de tabac. J'ai remarqué cependant que certains
objets, des livres par exemple, conservaient longtemps l'odeur
de la fumée d'opium dont ils s'étaient lentement imprégnés.
Quant à la composition exacte du chandoo, elle est. encore
une fois, très variable; elle dépend de l'origine de l'opium
(les opiums turcs sont plus forts, plus riches en morphine que
ceux de l'Inde) et de son mode de préparation qui n'est pas
identique dans tous les pays. Chaque variété d'opium a son
arôme et son bouquet '-.
« Les gourmets, ditJeanselme, savent reconnaître la prove-
nance et le mode de fabrication d'un chandoo. 11 y a des
opiums de grandes marques, comme il y a des vins de grands
crus. Et, de môme qu'un palais délicat ne donne pas la pre-
mière place au vin qui contient le ])lus d'alcool, de même un
fumeur émérite ne donne pas la préférence à l'opium qui est
1. 11 y a des fumeurs qui parfument leur chandoo en y mêlant des
substances odoriférantes telles que des ràpures de certains bois comme
le Tim-yoù et le Qui-nam, ce dernier particulièrement estimé (Lalande).
2. Des experts, en appréciant les qualités organoleptiques de l'opium :
odeur, saveur, consistance, ductilité dune boulette qu'on étire après
l'avoir chauffée à la lampe, etc., peuvent soupçonner la ])rovenance d'urr
échantillon de chandoo (li. Jeanselme). Cf. Les dégustateurs experts eu
vins. On pourra consulter sur la production de l'opium, ses pri.x, etc.. le
Mémorandum destiné à la Commission internationale de Shanghai, Revue
indochinoise. d90y.
LES FUMEURS D OPIUM 55
le plus chargé en morphine. Ainsi la proportion de cet alca-
loïde dans le Bénarès n'est que de G à 8 p. 100; dans le
Yunnan, elle est de 9,33 p. 100 ; et cependant le premier
est beaucoup plus prisé des connaisseurs et, partant, payé
plus cher que le second.
«Le Mahva a la réputation d'être plus stimulant. Il a un
fort arôme et un goût piquant. Il cause, chez ceux qui ne
sont pas habitués à le fumer, des brûlures d'estomac, il irrite
le système nerveu.x et provoque des éruptions cutanées désa-
gréables. Le Palna est doux, mais narcotique. Le Persan est
chaud et acre, il donne de la diarrhée. L'opium de Chine est
comparable au Mahva sous certains rapports ; il est plus dur
et plus actif que le Palna ; il cause des démangeaisons et
des éruptions. L'opium d'Asie Mineure, très riche en mor-
phine, porte à la tète; il est préféré par les grands fumeurs,
auxquels les opiums légers ne donnent plus entière satisfac-
tion ».
L'on peut respirer la fumée d'opium en faisant brûler des
parcelles de chandoo, ou plutôt en les jetant sur une plaque
de métal rougie au feu. Cette torréfaction dégage une fumée
abondante dont le parfum subtil et capiteux finit par vous
griser. Ce mode d'intoxication recherché de ceux et surtout
de celles qui ne veulent ou ne peuvent s'astreindre aux mani-
pulations minutieuses qu'exige la pipe provoque comme celte
dernière une rapide accoutumance et un impérieux besoin ;
il est à rapprocher de celui dont sont victimes, malgré eux
d'abord, volontairement ensuite, les animaux familiers, chiens,
chats, singes, oiseaux, que leur maître conserve auprès de lui
pendant le fumage'. L'animal devient opiomane à l'égal de
l'homme ; accoutumé aux elfcts de la drogue, il souffre lorsque
1. La funii'-e d'opium ne répugne pa.s à Tanimal comme celle du lal)ac ;
bien au contraire. Et j'ai pu, personnellement, voir une chatte apparte-
nant à un de mes amis se plaire dans la fumerie et aspirer voluptueuse-
ment, à pleines narines, la fumée d'opium qu'on lui soufflait. Cf. Jammes.
Bullelin de la Société des Etudes Indo-Cliinoises et Bulletin de l'Académie
des Sciences, 1887. GIV. p. 1195. Quelques cas de morphino manie chez Lea
animaux ; Fr. Garnier. Voyaf/e en Indo-Ckine.
56 TOXICOMANIE ET OPIUMISME
l'heure de llmbituelle séance vient à être dépassée ; il s'ex-
cite, devient inquiet, impatient, anxieux; la privation brusque
et totale Tépuise et parfois le tue. Par contre, sitôt qu'il per-
çoit l'odeur si finement suave, il accourt dans la fumerie.
Des animaux tout à fait inférieurs, tels que cloportes, cafards
et cancrelats, fourmis et araignées, se laissent surprendre par
l'opiomanie et s'élancent hors de leurs trous au parfum de
Topium, tandis que certains indigènes de Tlnde ou de la
Chine l'utilisent pour le dressage des fauves. L'entourage enfin
d'un fumeur d'opium (famille, domestiques) peut subir à dis-
tance les effets de la fumée qui se glisse par les instertices
des portes et se répand dans tout l'appartement \
La pipe à opium est trop connue pour que nous la décri-
vions ; nul n'ignore le classique bambou creux, long de 50 ou
60 centimètres et gros de 3 ou 4, dont une extrémité est
formée par un nœud ou une plaque de corne, d'ivoire, de jade,
d'ambre ou de métal, et dont l'autre, libre, est munie d'une
rondelle pareille, largement perforée ou percée d'une série
de petits trous, par laquelle s'aspire la fumée. Le fourneau
qui se fixe latéralement à quelque dix centimètres de l'extré-
mité inférieure, juste au-dessus d'une cloison, est en terre
cuite, à pâte fine, brune, rouge, blanche ou noire, en cuivre
ciselé, en écaille, en ivoire, en argent plaqué d'or... Il affecte
généralement la forme d'une toupie un peu aplatie ou d'un
bouton de porte arrondi, de o à 6 centimètres de diamètre, et
creux intérieurement : on en trouve cependant de sphériques,
de coniques, de cupuhformes, d'hexa- ou de polygonaux, de
carrés... L'une des faces porte un petit embout muni d'une
douille qui s'enfonce dans le tuyau de la pipe en s'adaptant à
la garniture métallique d'un orifice dont elle est percée ;
l'autre, arrondie ou aplatie, présente à son centre une dépres-
sion circulaire où l'on collera la boulette d'opium et qui com-
munique avec l'intérieur du fourneau par un perluis de faibles
1. Bérillon. Fumeurs et fumeuses d'opium. Revue de Thypnotisme et de
la psychologie physiologique, avril l'JOO.
LES FUMEURS D OPIUM 57
dimensions (2 millimètres environ) parfois renforcé par un
petit cercle de cuivre ou d'argent.
Il est facile, môme à Paris, de se procurer le matériel du
fumeur, c'est-à-dire, en plus de la pipe et des cinq ou six
fourneaux de rechange, les aiguilles spéciales, en acier, argent
ou or, longues de l.j ou 20 centimètres, effilées aux deux
bouts ou terminées en spatule à une extrémité, les grattoirs et
racloirs, les boîtes, pots ou étuis de corne ou d'ivoire, la
petite lampe à huile de coco, munie d'un verre épais de forme
conique destiné à protéger la flamme, le plateau de laque ou
de bois dur (bois de teck) incrusté de nacre qui supporte ces
différents objets et qui reçoit encore une coupe remplie d'eau
où baigne une éponge, la tasse de thé du fumeur, le porte-
pipe, sorte de petit meuble délicatement ouvragé, les bouddhas
familiers, etc.. Les pipes sont plus ou moins artistement
décorées d'incrustations en écaille, en argent ou en or, sur
tout leur pourtour mais de préférence aux deux bouts ainsi
qu'au niveau du nœud ou de la saillie qui retient les doigt au-
dessous du fourneau lorsque l'on fume. Elles peuvent être en
argent massif tout fouillé de ciselures ou en ivoire finement
sculpté, en corne, en écaille, en canne à sucre, en étain ou
en cuivre, en peau de reptile ou de requin, en os de bufle,
en bois de fer, d'ébène ou de thuva, etc. Plus vieilles enfin
et culottées, meilleures elles sont, plus réputées et plus chères.
L'opium pénètre peu à peu la fibre et suinte en quelques
sorte à travers elle ; le bambou prend alors une teinte noire
spéciale ou rouge foncé, acajou, avec, quand on le frotte, des
reflets brillants comme si on l'avait passé à l'encaustique.
Cuire une pipe à point est tout un art et le boy ou la con-
gaïe qui y excellent sont recherchés des vrais fumeurs, syba-
rites trop indolents pour se servir eux-mêmes. Le chandoo
est, en effet, beaucoup trop fluide pour pouvoir être introduit
dans le fourneau et fumé tel quel ; il faut auparavant le dessé-
cher au-dessus de la lampe et le façonner. D'une main agile
et experte on plonge l'aiguille dans l'étui de chandoo. On
58 TOXICOMANIE ET OPIUMISME
l'en retire chargée à sa pointe d'une gouttelette noire et on
la présente à la lampe en prenant bien soin de la rouler sans
cesse entre les doigts et de ne pas trop l'approcher de la flamme .
Cette première gouttelette est vite grossie de quelques autres
successivement puisées ; l'opium se dessèche peu à peu et
devient pâteux. Il grésille et se boursoufle, prend une belle
couleur jaune ambrée, devient translucide et répand sa fine
odeur douce et parfumée. Le fumeur ou son boy apporte à
cette délicate opération toute son attention et toute sa dexté-
rité car l'opium ne doit ni couler, ni s'enflammer, ni surtout
se carboniser; insuffisamment chaufîé, d'autre part, il ne brû-
lerait pas et ne se résoudrait point tout à l'heure en fumée.
Cuite à point, la bulle dorée, grésillante et molle, est alors
roulée avec l'aiguille sur la plate-forme du fourneau ou contre
le verre de la petite lampe afin de lui donner une forme
conique ; en se refroidissant légèrement pendant cette opéra-
tion elle prend une consistance pilulaire. C'est le moment que
l'on choisit pour la coller d'un geste vif et précis sur l'ouver-
ture du fourneau. Rapidement, par un savant mouvement de
torsion, on dégage l'aiguille qui laisse derrière elle un cana-
licule qui servira de cheminée.
Couché sur le côté et bien calé sur son lit de camp ou sur
sa natte, le coude d'aplomb et la tète appuyée sur des coussins
superposés ou sur une sorte de billot, le fumeur n'a plus qu'à
saisir sa pipe, à linchner nonchalamment au-dessus de la
petite lampe et, tandis que l'opium se consume en bouillon-
nant, d'une seule, longue et lente baleinée, les lèvres collées
à l'embouchure d'ivoire ou de jade, il en aspirera à pleins pou-
mons la vapeur, blanche, épaisse, aromatique, dont la chaude,
dont la voluptueuse caresse procure à l'initié, retombé sur
le flanc, les yeux vagues et comme expirants, une exquise
sensation de béatitude physique et morale... tandis que de ses
lèvres entr'ou vertes, lentement, insensiblement, s'échappe
l'odorante fumée.
Le fourneau est ensuite débarrassé, à l'aide de la tête
LES FUMEUKS D OPIUM 5>9
aplatie de l'aiguille, du grattoir et du racloir spécial, des
résidus de la combustion qui adhèrent à la paroi et encrassent
l'orifice. La masse charbonneuse qu'ils constituent, noirâtre,
pulvérulente et amère, d'odeur forte et vaguement urineuse,
est le dross (mot anglais signifiant scorie, rebut) que l'on
recueille dans une des boîtes de corne ou d'ivoire placées sur le
plateau. Une autre pipe est aussitôt préparée ; un fumeur ordi-
naire peut consommer 20 pipes par heure sans aller trop vite.
Le di'oss , qui comprend tous les résidus, secs et cassants,
pâteux et poisseux, que l'on retire du fourneau de la pipe,
est riche en morphine, plus même que le chandoo, et renferme,
en outre, de lapo et de l'hypomorphine ainsi que des bases
hydropyridiques fortement toxiques ; il est revendu soit à des
industriels ou à la Régie qui en extraient le précieux alca-
loïde; soit aux indigènes miséreux qui en retirent un mauvais
opium dont ils se contentent et qu'ils fument pur, dans des
pipes analogues à celles qui servent pour le chandoo, ou
mélangé à du tabac dans de petites pipes de forme commune
mais métaUiques, en cuivre le plus souvent, à long tuyau et
petit fourneau. La nocivité du dross, cette «âme des pipées
de jadis», est bien plus considérable que celle du chandoo;
l'ivresse qu'il détermine est en même temps plus brutale, plus
bruyante, et beaucoup moins intellectuelle. « Dans le dross,
dit A. de Pouvourville \ il ne reste plus, pour ainsi dire,
d'excitants ; mais il reste tous les stupéfiants dont une grande
quantité de morphine... Les pauvres diables qui veulent se
satisfaire à bon compte trouvent encore, dans les résidus de
l'opium troisième et de ro[Mum quatrième, excités par l'alcool
de riz, assez de matière stupéfiante mélangée aux substances
lourdes de la drogue, pour.se procurer une ivresse répugnante
et stupide. »
Il est à remarquer, en efîet, que ce n'est pas le titre de la
morphine qui mesure l'effet nooslhénique du chandoo : le
1. Matgioï (Albert de l'ouvourvillc). L'esprit des races jaunes. L'opium.
Sa pratique. Paris, 190:2.
€0 TOXICOMANIE ET OPIUMISME
meilleur chandoo est souvent le moins morphine et la stimu-
lation purement intellectuelle est infiniment moins développée
sous rinfluence de la morphine (en injections hypodermiques)
qu'elle ne l'est sous celle de Topium en nature. L'extrait
fumable que l'on prépare avec le dross a une odeur de brûlé
particulière, une couleur assez foncée par rapport à celle du
chandoo, une saveur acre et empyreumateuse ; il n'a pas la
suavité du chandoo et ne donne pas au palais comme lui ce
goût parfumé de noisette; il est fort à fumer, prend à la
gorge comme les tabacs grosssiers, porte même à la tête au
dire des fumeurs habitués au chandoo ; il ne procure non plus
cette félicité quiète et béate que nous décrirons tout à l'heure
et ceux qui le fument de façon habituelle maigrissent et se
cachectisent rapidement. « Entre l'opium de bonne qualité,
constate Jeanselme, et le dross qui apporte aux poumons, à
chaque inspiration, une quantité considérable de morphine
— (sans compter d'autres substances éminemment nocives
telles que le pyrol, l'acétone, les bases p\ridiques et hydro-
pyridiques), — il y a la différence qui existe entre le vin
naturel et le vin frelaté additionné d'alcool. Le mandarin qui
fume loO pipes d'opium bien préparé s'achemine plus lente-
ment vers la déchéance que le coolie qui s'intoxique avec
un produit trop riche en morphine. C'est surtout par raison
d'économie que les indigènes donnent la préférence au dross.
Cependant, c'est quelquefois par goût, de même que certains
buveurs aiment mieux les eaux-de-vie de mauvaise qualité ».
Il est enfin une condition indispensable que demande,
qn' exige l'opium, c'est d'être fumé dans le plus grand calme,
avec sérénité, j'allais presque dire avec majesté '. Le mouve-
ment et le bruit, l'intensive lumière même doivent être bannis
1. Ce besoin de silencieuse sérénité est peut-être une des raisons pour
lesquelles on fume de préférence le soir et la nuit. Il explique en tout cas
cet attrait particulier que d'aucuns m'ont avoué pour les pipes fumées en
forêt, dans le vaste silence de la nature endormie, ou sur l'eau, au fond
d'un sampan qui glisse sans bruit sous la lune, entre deux rives aux con-
tours indistincts.
LES FUMEUHS d'oPIUM 6t
du lieu où l'on fume, d'où la nécessité d'une salle spéciale, la
fumerie. On connaît la description d'un cabaret à opium qu'a
donnée Smith ' et qui se retrouve partout reproduite : « La
première maison dans laquelle nous sommes entrés était
située à côté du palais Taou-Lais. Quatre à cinq chambres,
dans différentes parties d'une tour carrée étaient occupées par
des hommes étendus sur des espèces de lits grossiers avec un
oreiller sous la tête, ayant des lampes, des pipes et autres
appareils pour fumer l'opium. Dans un coin de la pièce priri-
cipale était le propriétaire jjcsant avec des balances délicates
la drogue préparée, laquelle était noire, épaisse, semi-liquide.
Une petite compagnie de fumeurs d'opium qui étaient venus
pour goûter leurs voluptueux loisirs habituels, ou plutôt pour
jeter les yeux sur ce que leur pauvreté croissante avait rendu
trop cher pour leur bourse, nous ont de suite entourés et sont
entrés en conversation avec nous. Ils formaient un groupe
aux joues enfoncées et bigarrées de jaune, avec des yeux lar-
moyants, des rires vides et le regard idiot ; ils nous ont de
suite donné des informations et décrit le procédé de leur
propre dégradation. Xous avons d'abord fixé notre attention
sur le plus jeune, qui venait de sortir depuis peu dune pen-
sion; il n'avait commencé la pratique de fumer que depuis
peu de temps, et il marchait déjà, à grand pas, vers une vieil-
lesse prématurée. Après lui venait un homme d'âge moyen
qui avait consacré la moitié de sa vie à la pernicieuse volupté
de l'opium ; il acheminait vers le tombeau les restes d'une
constitution ruinée. La santé vigoureuse du plus âgé lui avait
permis de résister et de rendre plus lente l'action du poison ;
mais il se trouvait certainement dans une décrépitude anti-
cipée; ses joues gonflées et son regard vide disaient assez tout
le ravage que la fumée d'opium avait opéré dans son orga-
nisme. Tous avouaient les maux et les souffrances dont ils
étaient victimes et exprimaient sincèrement le désir de pouvoir
1. Smilh. On opium-smokwg among the Chinese. The Lancet. Londoa,
1841-1842, p. 707.
62 TOXICOMANIE ET OPIUMISME
se soustraire à celte habitude. Ils se plaignaient de ne pas
avoir d'appétit, d'éprouver non seulement des défaillances,
des maux d'estomac, une prostration et une faiblesse crois-
sante, mais ils ajoutaient qu'ils ne se sentaient pas assez de
volonté pour abandonner l'opium. Tous, ils assuraient que les
effets de celte ivresse étaient pires que ceux de l'ivresse alcoo-
lique, et ils accusaient des vertiges, des vomissements et
une inaptitude absolue au travail».
En réalité, il faut distinguer deux espèces de fumeries tota-
lement différentes ^ et dont le contraste s'affirme autant dans
les décors que par les clients.
Les premières, fréquentées par le peuple indigène plus ou
moins misérable, cabarets à dross plutôt que fumeries
d'opium, ne nous retiendront pas : ce sont des bouges igno-
bles, sombres, sales, puants, où sont vautrés sur des nattes
1. Cf. la description que donne Libermann des fumoirs publics en
Chine, dont l'aspect est plutôt repoussant : « Qu"on se figure une salle
sombre, noire et humide, ordinairement située au rez-de-chaussée, avec
les volets et les portes hermétiquement fermés, ne recevant d'autre
lumière que celle des petites lampes à opium ; le long des murs, noircis
comme ceux d'une taverne du dernier ordre, sont suspendues, sur des
rouleaux de papier, quelques sentences de Confucius.
« Des lits de camp, recouverts de nattes et portant des rouleaux de
paille, servent à recevoir les fumeurs, qui ont besoin de la position hori-
zontale pour se livrer, à l'aise, à leur funeste plaisir.
« En entrant, on est presque suffoqué par la fumée acre et irritante de
l'opium. Dans les boutiques que j'ai visitées il y avait ordinairement de 15
à 20 fumeurs, couchés sur un lit de camp, la tète appuyée sur un rouleau
de paille, leur pipe à opium à la bouche, ayant, à la portée de leur main,
une tasse de thé ; les uns paraissaient étrangers aux choses du monde,
leurs yeux étaient ternes, leur regard atone; les autres, au contraire,
étaient d'une loquacité extraordinaire, et semblaient sous l'influence d'une
stimulation extrême.
« 11 existe d'autres fumoirs, plus riches, dans les grands restaurants
de Tien-Tsin, où les négociants aisés se réunissent pour se livrer, en
secret, à leurs débauches. En général, cependant, les personnes de la
classe élevée ne fréquentent pas ces établissements publics; ils ont, dans
leurs maisons, un appartement réservé à l'opium : c'est une chambre
décorée avec luxe, ornée de peintures lubriques et meublée de canapés
ouvragés avec soin. J'ai vu plusieurs de ces pièces, qui ressemblaient à
de vrais boudoirs que n'eussent pas dédaignés les femmes les plus élé-
gantes. »
H. Libermann. Recherches sur l'usage de la fumée cropium e7i Chine et
rsu les effets pathologiques que délermine cette habitude. Rec. de mém. de
Méd. mil., 1862.. p, 296.
LES FUMEURS D OPIUM 63
dégoûtantes de répugnants individus; les mui's blanchis à la
chaux sont souillés de multiples déjections, crachats, vomi-
turitions, urines ; des chiques de bétel traînent dans tous les
coins; de longs panneaux en paille de riz où grimacent des
figures chinoises, et se contorsionnent d'épouvantables person-
nages au milieu d'un maigre paysage dans lequel surgit par-
fois une silhouette de tigre fantastique, constituent tout l'ameu-
blement avec les accessoires nécessaires aux fumeurs.
Les secondes sont des salles spécialement aménagées pour
le fumage de l'opium dans un appartement ou une maison
privée et plus ou moins luxueusement et artistement disposées.
Des tapis et des tentures feutrent et assourdissent la pièce ; de
souples et fines nattes se superposent pour faire une moelleuse
couche au fumeur délicat, ou bien un lit de camp très bas
l'attend, recouvert d'étoffes brodées et soyeuses; des coussins
jonchent la salle, éparpillés au hasard, qui tout à l'heure ser-
viront à soutenir la tète et à caler les reins. Voisinant avec un
service à thé, les accessoires sont là, pipes, lampe, aiguilles
et boîtes, sur un vaste plateau rond ou rectangulaire, à terre
entre deux nattes — celle du maître et celle de l'ami, — ou
sur un petit tabouret près du lit. Des velours, des soies, des
bibelots de bronze ou d'ivoire, de petits meubles légers et
gracieux, en bois de teck incrusté de nacre ou d'argent, met-
tent un peu de vie et d'art dans ce reposoir où plane un
silence quasi religieux et où flotte comme une odeur d'encens.
Ces fumeries particulières diffèrent évidemment entre elles
suivant la fortune de leur propriétaire et suivant son goût.
Tous les intermédiaires existent entre la misérable cagna de
l'indigène, la modeste chambre du petit fonctionnaire et la
somptueuse demeure du mandarin. Des caractères communs
cependant les relient l'une à l'autre : la recherche du silence,
du calme, de la pénombre, de la légèreté et de l'imprécis, le
bannissement de tout ce qui est bru^^ant, lourd, volumineux
ou encombrant, l'exclusion même des meubles et objets aigus
ou pointus, offrant des aspérités auxquelles l'œil s'accroche
64 TOXICOMANIE ET OPIUMISME
malgré lui et qui, clans la rêverie engendrée par l'opium,
éveilleraient des sentiments agressifs et feraient apparaître
des images pénibles, 11 ne faut rien qui choque les sens, qui
les lieurle, les contrarie ou les irrite, afin que la pensée puisse
voltiger d'un sujet à l'autre, souriante et gracieuse, sans se
déchirer les ailes ni les froisser contre un obstacle. Pas d'an-
gles aigus ni d'arôles. pas d'aveuglante couleur, ni d'entêtant
parfum, ni de fâcheuses résonances... Que tout, au contraire,
soit arrondi, émoussé, estompé, poli, souple et moelleux!
En France le fumeur d'opium qui ne peut ou ne veut fumer
chez lui trouvera facilement — s'il montre patte blanche —
une fumerie qui lui fera bon accueil. Ces fumeries existen
dans tous nos grands ports de guerre et de commerce, à
Toulon, Rochefort, Lorient, Brest, Cherbourg, Bordeaux,
Marseille, Cette, le Havre..., et dans les grandes villes
comme Paris, Lyon, Toulouse... Elles ont quelque chose qui
leur est tout spécial : elles sont pour la plupart dirigées par
des femmes, de celles qu'il est convenu d'appeler demi-mon-
daines et auxquelles Claude Farrère donne aimablement le
nom de « petites alliées^ ». IS'ous passons sur la description
de ces hospitalières demeures, sur l'urbanité et la politesse
parfois raffinée de ceux qui les fréquentent, sur la camaraderie
des sexes... Un seul détail est à retenir, que nous voulons
dès maintenant souligner et sur lequel nous reviendrons ulté-
rieurement à propos des perversions morales imputées à l'ha-
bitude de fumer l'opium, c'est la présence de femmes dans
ces fumeries françaises alors qu'en celles d'Orient la femme
est le plus généralement proscrite et que le boy y règne en
maître... j'allais écrire en maîtresse.
Quant aux fumeries particulières, elles sont à Paris comme
aux colonies très différentes les unes des autres, suivant la
situation, Fintellectualité et le goût artistique de leur pro-
priétaire : c'est tantôt quelque recoin obscur, meublé tout
1. Les petites alliées, Paris, dOlÛ.
LES FUMEURS D OPIUM 65
juste d'un méchant tapis et du plateau chargé des indispensa-
bles accessoires derrière un paravent de fortune, tantôt au
contraire une salle précieusement aménagée, entièrement
tapissée et ouatée, un sanctuaire empli de paix, de parfum,
d'ombre et de mystère, où le visiteur ne pénètre que saisi
d'un respect sacré et le cœur étreint d'une muette adoration.
Mais, indigente ou superbe, la fumerie est nécessaire au fumeur,
qui souffre de sa privation et ne saurait fumer sans faire
revivre par l'imagination le décor familier, évocateur de tant
de précieux souvenirs.
La dose de chandoo utilisée pour une pipe est d'environ
0,25 centigrammes; d'aucuns la réduisent cependant à
0,10 cenligrammes. Quant à la consommation journalière, elle
est extrêmement variable : certains petits fumeurs se conten-
tent de 7 à 8 pipes dans la soirée tandis que quelques grands
fumeurs arrivent au chiffre énorme de 200 pipes et plus dans
leur journée. La dose moyenne est de 3U à 60 pipes, soit 8 à
15 grammes d'opium, par jour; le chiffre de 100 et loO pipes
n'est guère atteint que par les vieux fumeurs, depuis long-
temps accoutumés et suffisamment solides pour avoir pu
résister. Sur 2.000 Chinois interrogés, Libermann en a trouvé
646 qui fumaient de 1 à 8 grammes par jour, 1.250 de 10 à
20 grammes, 104 de 30 à 100 grammes. Le malade dont
Luys a rapporté l'observation parle de Chinois consommant
quotidiennement 150 grammes d'opium. Ambiel cite le cas
véritablement extraordinaire d'un fumeur d'opium consom-
mant en moyenne 8 onces (220 grammes) par jour pendant
dix-neuf ans. Les Européens que j'ai connus fumant en France
ne dépassaient généralement pas 30 pipes mais aux colonies,
en Indo-Chine particulièrement, il n'est pas rare d'en voir qui
atteignent et même dépassent la centaine, allant jusqu'à 150
et 200 pipes, se saoulant littéralement d'opium.
Les troubles organiques que provoque l'intoxication chroni-
que par la fumée d'opium dépendent évidemment de la quantité
de poison absorbée régulièrement, c'est-à-dire du nombre de
DupoDY. — Les opiomanes. ^
66 TOXICOMANIE ET OPIUMISME
pipes fumées quolidiennemenl. Il faut néanmoins tenir le plus
grand compte de deux autres facteurs, toute question d'accli-
matement aux colonies, d'infedion concomitante par le palu-
disme ou d'insuffisance glandulaire (hépatique) antérieure-
ment acquise mise à part : la susceptibilité particulière de
Tindividu à Topium et la qualité du produit consommé. L'on
sait combien il est dangereux de donner de Fopium à titre
thérapeutique aux tout jeunes enfants; des accidents mortels
se sont produits avec des doses infîmes de laudanum ou d'ex-
trait thébaïque. Or l'adulte peut parfois présenter une pareille
susceptibilité vis-à-vis de telle ou telle substance toxique
(dig-itale, arsenic), et en particulier de l'opium. Il est des
individus qui ne peuvent s'accoutumer à fumer l'opium tant
sont intenses chez eux les malaises satellites de l'initiation ;
certains ont des troubles digestifs, des vomissements continus
qui rendent impossible toute alimentation régulière et les
anémient rapidement ; d'autres ont, même parmi ceux qui
n'ont jamais quitté le sol de France, des troubles nerveux,
céphalée, tremblement, insomnie, hébétude, dénutrition, d'une
réelle gravité. Ils sont forcés de renoncer à l'opium comme
d'autres se voient obligés de renoncer au tabac ' ou au café.
La qualité de l'opium fumé est, d'autre part, extrêmement
importante à considérer. Nous rappellerons, en effet, que tous
les opiums n'ont pas la même teneur en morphine ou en nar-
cotine ; les plus riches en alcaloïdes sont aussi les plus nocifs,
pareils en cela aux boissons alcooliques, d'autant plus toxi-
ques qu'elles renferment plus d'alcool. Or les vieux fumeurs
ont une tendance à employer un opium de plus en plus fort
(opiums turcs titrant de 9 à 13 p. 100 de morphine); d'au-
cuns ajoutent même à leur chandoo une certaine quantité de
i. Il est curieux de constater à ce sujet combien différente est la sus-
ceptibilité individuelle au tabac. Certains ne pourront supporter la
moindre cigarette sans avoir aussitôt des nausées, des vertiges et des
migraines ; d'autres fumeront toute la journée sans se plaindre d'aucun
malaise ; à certains grands fumeurs de cigarettes le cigare ou la pipe
donneront mal à la tète : tout n'est que prédisposition et habitude.
LES FUMEURS D OPIUM 67
morphine pour corser son action stupéfiante qui devant leur
accoutumance s'émousse à la longue, d'autant que l'adjonc-
tion de 10 et 15 p. 100 de morphine n'enlève aucune
des qualités du chandoo, n'altère ni sa duclihté, ni son
jgnition, ni la douceur et Tarome de sa fumée (Lalande,
Ambiel) .
Le dross, de même, est plus dangereux que le chandoo
parce que chargé de produits particulièrement toxiques
(pyrrol, etc.) en plus de sa teneur en morphine. Nous ne
devons pas oublier, enfin, que le hachich est souvent mélangé
à l'opium, en proportions d'ailleurs éminemment variables ;
les troubles que détermine le chandoo hachichésont analogues
à ceux qu'éprouvent les opiophages en pareilles circonstances,
c'est-à-dire beaucoup plus intenses et plus graves : les fumeurs
sont hallucinés, agités bruyamment et parfois de façon fréné-
tique, leur déchéance mentale et leur décrépitude physique
sont plus accusées et plus rapides; on pourrait en quelque
sorte les comparer aux buveurs d'essences (amers, vermouth,
absinthe) plus gravement intoxiqués que les buveurs d'alcools
dénués d'essences comme tout à l'heure nous avions comparé
le dross aux eaux-de-vie de mauvaise qualité (eaux-de-vie
de grain, de pomme de terre, de betterave...).
A quoi est due la nocivité de la fumée d'opium? La mor-
phine y entre bien pour une part, mais celle-ci est relative-
ment faible, car on retrouve la majeure partie de l'alcaloïde
dans les résidus de la combustion, dans le dross. 0. Réveil,
déjà, n'avait pas trouvé de morphine dans ses analyses et il
attribuait l'action toxique de la fumée d'opium au gaz hydro-
gène carboné, au cyanhydrate d'ammoniaque et surtout à
l'oxyde de carbone. Cette question a été reprise par Moissan ^
en 1892. Les distillations faites à la température du foyer de
la pipe à opium (2o0°) ne laissent passer qu'une minime quan-
tité de morphine. Cette constatation esta comparer avec celle-ci,
î. H. Moissan. Etude chimique de la fumée d'opium. Acad. des Sciences,
5 décembre 1892. Voir Bull, de TAcad., 1892, t. II, p. 988.
68 TOXICOMANIE ET OI'IUMISME
à laquelle sont arrivés A. Gautier et G. Le Bon' en 1880,
que la fumée de tabac est nocive non par la nicotine, mais
par les composés hydropyridiques nés de la combustion.
Expérimentalement, d'ailleurs, l'injection hypodermique de
morphine est ressentie vivement par l'animal alors que la fumée
d'opium ne détermine aucun effet nocif (expérience négative de
N. Gréhant et E. Martin- sur des chiens). Ledross, au con-
traire, ne se décompose qu'à 300*" et à cette température il y
a, en plus de la distillation de la morphine, une production
particulièrement abondante de composés toxiques tels que le
pyrrol, l'acétone, les bases pj-i-idiques et hydropyridiques. Il
est intéressant de rapprocher, à ce point de vue, le fumeur
de chandoo inexpérimenté, qui chauffe trop sa pipe et pousse
la température de son fourneau jusqu'à 300", du fumeur de
dross qui, lui, est obligé daller jusque-là. La préparation de
la pipe et la manière de la fumer jouent donc un rôle, qu'on
n'eût certainement pas soupçonné a priori, dans la forme de
l'intoxication.
Mais, à supposer que l'on emploie un chandoo absolument
pur, que l'on ne dépasse pas la température de 250° au four-
neau, peut-on sans inconvénient fumerl'opium à dose modérée ?
La plupart des fumeurs que n'a pas encore atteints la cachexie
thébaïque répondront par l'affirmative, en recommandant seu-
lement au débutant de se cantonner dans une dose très modérée,
ce que, pourront-ils ajouter, — et cette restriction sera leur
seule critique, — ils n'ont pas eu la sagesse de faire. Bien
mieux, quelques médecins ont pu recommander l'emploi théra-
peutique de la fumée d'opium (\'oir Botta, Ambiel, Morache,
Nicolas et surtout Armand ^). Sans doute la fumée d'opium,
1. G. Le Bon. La fumée de tabac. 2^ éd. augmentée de recherches nou-
velles sur l'Hcide prussique. Toxyde de carbone et divers alcaloïdes
autres que la nicotine, que la fumée de tabac contient.
2. N. Gréhant et E. Martin Recherches physiologiques sur la fumée
d'opium. Bull, de l'Acad. des Sciences. 180i. t. II. p. 1012.
3. Armand, notamment, préconise la fumée d'opium dans les affections
chroniques et névralgiques, bronchites et laryngites chroniques, gas-
LES FCMEUaS I) OPIUM 69
pauvre en morphine, est moins pernicieuse que la piqûre de
morphine ou la boulelte d'opium cru (fumer un cig-are est
moins dangereux que Tavaler, fait remarquer Laurent'), mais
si les fumeurs n'aboutissent pas à la folie et au marasme des
thériakis il faut encore se représenter la déchéance du fumeur
invétéré et se rappeler surtout combien l'accoutumance est
tôt venue et combien glissante est la pente qui conduit le
curieux à l'abîme de l'irrésistible besoin. La curiosité de con-
naître par soi-même, de goûter la volupté de l'opium, par cer-
tains si vantée, doit, en effet, figurer en bonne place au cha-
pitre étiologique de la toxicomanie.
^trites. entéralgies, névralgies, rhumatismes... De l'emploi thérapeutique
de la fumée d'opium. Acad. de Mcd., 8 décembre 1868 et Recueil de Mém.
de méd. mil. de Paris, 1809, 3» série.
1. Qui ajoute : « La plupart des alcaloïdes, la morphine en particulier,
ne sont en effet que peu ou point volatils à 250", température ordinaire 'a
laquelle Topium bout et s'évapore en dégageant la vapeur bleuâtre (vapeur
non fumée) que le fumeur absorbe. Celte vapeur est donc beaucoup
moins toxique que Topium lui-même; de plus elle n'est qu'une infime
partie de la quantité employée, les résidus 95 p. 100 au moins se conden-
sent dans le fourneau et le tuyau de la pipe et sont d'autant plus riches
en alcaloïdes qu'ils ont été le plus souvent fumés. Les indigènes pauvres
qui avalent l'opium par économie estiment que la dose nécessaire en ce
cas est 1/35 de la dose fumée. » Essai sur la psychologie et la physiologie
du fumeur d'opium. Paris. 1897, p. 1. Voir aussi : Essai sur la psycholoffie
des excilanls. L'opium. Bull, de l'Inslitut gén. psych., décembre, 1902.
CHAPITRE YI
QUELQUES MOTS D'ÉTIOLOGIE SUR LOPIOMANIE
Dans quel milieu se recrulentles fumeurs cVopium, et quelles
sont les influences quijes ont poussés à s'intoxiquer de la
sorte? En Chine, ce sont les deux classes extrêmes de la
société qui fournissent le plus fort contingent, Tune donnant
les fumeurs de véritable opium, article de luxe ainsi que nous
l'avons vu, l'autre les fumeurs de dross. Les fumeurs, cons-
tate Libermann, se recrutent surtout dans la classe élevée,
celle des mandarins, des fonctionnaires et des lettrés, et dans
la classe pauvre, parmi les journaliers et les ouvriers. La
classe moyenne compte beaucoup moins d'adeptes que les
deux autres. Les fumeurs débutent pour la plupart entre 18 et
20 ans, quelquefois plus tôt, à 15 et même 10 ans. La popula-
tion adonnée à l'opium, en 1862, pouvait être évaluée suivant
les régions tantôt au cinquième, tantôt aux deux tiers de la
population masculine totale. C'est dire la force de l'exemple
et de la contagion dans la diffusion de cette habitude. Point
n'est besoin de recourir à plus ample ou plus savante explica-
tion : les Chinois fument aujourd'hui l'opium parce qu'ils le
voient fumer autour d'eux, tout comme nous-mêmes pratiquons
la cigarette par esprit d'imitation.
Pour les fumeurs européens, ceux dont nous voulons sur-
tout nous occuper, métropolitains ou coloniaux, il n'en est pas
tout à fait de même. L'opium n'est point, comme le tabac, un
poison national et l'influence du milieu n'est pas toujours aussi
puissamment favorisante, encore que le grand facteur soit, là
QUELQUES MOTS I) ÉTIOLOGIE SUR L OPIOMANIE 71
comme ailleurs, la contagion de l exemple. Si nous exceptons
les soldats de l'armée coloniale qui se sont laissé initier par les
indigènes, chinois ou annamites, avec lesquels ils sont cons-
tamment en rapport (et ce sont les plus intellectuels qui suc-
combent le plus facilement), nous remarquerons que nos
fumeurs d'opium sont pris, pour ainsi dire tous, parmi les céré-
braux, point qui les rapproche des morphinomanes. « Ce sont
les cérébraux, dit Georgelin ', ceux qui, par l'éducation qu'ils
ont reçue, l'instruction qu'ils ont acquise, appartiennent à l'élite
sociale, ce sont ceux-là qui paient le plus lourd tribut au vice
d'Orient ». Plus exactement, c'est une certaine catégorie de
cérébraux qui produira les fumeurs d'opium, celle des imagi-
natifs et des sensitifs, celle des poètes et des artistes, celle en
un mot des rêveurs. « Les gens positifs sont à l'abri », dit Petit
de la Yilléon " ; c'est parmi les intelligences les plus affinées
que l'opium recrute ses fervents, parmi les esprits avides d'é-
trangcté et de nouveau, peut-être, mais aussi avides d'un idéal
de grand calme et de grand repos. Or cet idéal est précisé-
ment celui de l'Oriental, fataliste et paresseux, s'élançant par
le rêve jusqu'à un nirvanha surhumain, goûtant par-dessus
tout le repos du corps et de l'esprit et ne chérissant rien tant
que son divan et sa pipe : « sublime in hookalis, glorious
in a pipe ! » comme s'exprime Byron '. Le mode d'intoxication
est en rapport avec le tempérament et les aspirations éthi-
ques de chaque peuple comme de chaque individu : « l'idéal
du blanc, écrit Jeanselme, c'est l'activité, qu'il s'agisse de
labeur ou de plaisir; celui des Orientaux, c'est la passiveté,
l'inertie. Le choix du toxique préféré par ces deux catégories
d'hommes découle de cette différence primordiale. Le blanc
demande à l'alcool un sui-croit de force passagère, qu'il
1. CjeovgeWn. Étude mr l'opiomanie et les fumeurs d'opium considérés au
point de vue de l'hygiène sociale. Thèse Bordeaux. 1900.
2. l»etit de la Villéon. Fumeurs d'opium. Mèm. de la Soc de Méd. et de
Chir. de Bordeaii.x. 1907, p. 353.
3. Cité par J. Moreau (de Toursi. Recherches sur les aliénés en Orient.
Ann. Méd. Psvchol.. 1843. I. 103.
72 TOXICOMANIE ET OPIUMISME
■obtient quand la mesure n'est pas dépassée. L'Hindou et le
Chinois cherchent dans Topium Tannihilation de la personna-
lité, la volupté du néant».
Les trois grands facteurs de la morphinomanie, professait
Bail ', sont « la douleur, le chagrin et la volupté » : douleur
que Ton veut éviter, chagrin que l'on veut oublier, volupté
que l'on veut rechercher. Les buveurs de laudanum reconnais
sent cette triple étiologie à laquelle il faut encore ajouter l'im-
pulsion obsédante dipsomaniaque laquelle fait si souvent partie
du cortège de la psychose périodique. Poe, de laveu de tous
«es biographes, était un dipsomane type et Goleridge, pen-
sons-nous, un intermittent, maniaque-dépressif (voir plus
loin, p. 229 et p. 2oo). Les fumeurs d'opium ont encore à leur
disposition d'autres excuses.
Il est, tout d'abord, une série de raisons, de mauvaises
raisons, qu'invoquent ceux qui sont allés gagner leur mal en
Orient : l'influence déprimante du climat indo-chinois, chaud,
lourd, humide, accablant et décourageant ; la nostalgie du
déraciné, du Parisien brusquement transplanté dans un mi-
lieu si différent du sien, sevré de ses affections, amputé de
ses habitudes"; l'ennui qui le ronge ainsi isolé, sans distrac-
lions bien souvent et l'esprit dégoûté de tout travail ; l'oisi-
veté qui résulte autant des trois facteurs précédents que du
manque réel d'occupations consenti pour ne point dire imposé
à certains fonctionnaires... Mais ce ne sont là que des causes
accessoires, tout au plus favorisantes, incapables à elles
seules d'engendrer Y opiomanie dont nous avons vu depuis
quelques années de si tristes exemples. Ses véritables causes,
chez le fonctionnaire et chez l'officier, le colon ou l'artiste,
l'affligé ou le snob, aussi bien à Paris qu'aux colonies, sont
au nombre de deux, l'une prédisposante, le déséquihbre
{. « On entre dans la morphinomanie par la porte de la douleur..., par
la porte de la volupté..., par la porte des chagrins, des soucis et de la
fatigue )). La morphinomanie . 2' édit. Paris, 1888, p. 12.
2. « Je fume parce que je m'ennuie » est le leit-motiv de presque tous
nos fumeurs.
yUlîl.QUES MOTS I) KTIOLOGIE SUU 1. OPIOMAME "3
mental ^, Tautre occasionnelle et déterminante, la contagion
de l'exemple.
J'ai demandé à plusieurs témoins dignes de foi, à des offi-
ciers de marine notamment, leur opinion sur l'opium et leur
réponse est qu'il faut toujours tenir le plus grand compte de
l'état mental antérieur à l'initiation. Seuls, les « exaltés » ou
les « neurasthéniques » prennent goût à la drogue, et ne
peuvent s'affranchir de son esclavage une fois qu'ils ont
aspiré son charme perfide. Les autres peuvent satisfaire un
sentiment de curiosité ; ils savent, le moment venu, renoncer
A la volupté de l'opium, s'arracher à la tentation, vaincre
même le besoin naissant. Or, trop de nos coloniaux ne sont
que de malheureux déséquilibrés, des « têtes brûlées », par-
tis au loin chercher ce qu'ils ne trouvaient en France, la con-
quête d'une situation et la satisfaction de leurs appétits. On
est en France de mœurs plutôt casanières et l'on a, encore
aujourd'hui, une tendance irraisonnée à ne point vouloir
même pour un temps quitter le sol natal et à y retenir pareil-
lement ceux auxquels on voue de l'intérêt. D'où fatalement
s'ensuit que, la roule étant libre alors qu'elle devrait leur
être inexorablement barrée, ce sont surtout les impulsifs, les
déséquilibrés de toute catégorie, qui se précipitent dans nos
colonies et qui sont une proie toute désignée pour l'avarie
d'Extrême-Orient ^. Certains même v vont avec l'idée à
1. Déjà pour les morphinomanes, G. Pichon avait insisté sur le rôle de
l'état mental préalable dans la contagion. Ne devient pas morphinique qui
veut, disait-il. Il y a des personnes, au jugement sain, au tempérament
solide, à qui les adeptes de la morphinisation raconteront inutilement les
phases délicieuses vraies ou exagérées par lesquelles les fait passer
l'ivresse morphinique. Les into.xiqués de toute catégorie se recrutent, au
contraire, bien souvent dans la grande classe des névropathes, des désé-
quilibrés de toutes nuances, des impondérés. Ceux-ci. par le fait même
de leur état mental, sont déjà poussés non seulement à la recherche du
merveilleux, mais à tout exagérer, à tout grandir, sans parler môme de
leur nature essentiellement vicieuse, qui les conduit non seulement à s'in-
toxiquer, mais a chercher à intoxiquer les autres (G. Pichon. Le morp/ti-
nixine. Habitudes, impulsions vicieuses, actes anormaux, morbides et délic-
tueux des morphinomanes. Paris, 1890). Voir aussi : L. Viel. La toxico-
manie. Presse Médicale, 15 décembre 1909, p. 900.
2. Il ne m'appartient assurément pas de faire le procès do nos colo-
74 TOXICOMANIE ET OPIUMISME
l'avance arrêtée de la contracter, presque dans ce seul but.
Ils ont lu, disent-ils, Quincey et Baudelaire et ils sont enthou-
siasmés de leurs descriptions ! Ils ne savent point, hélas! ce
qu'ils ont clé, le grand romancier et le grand poète, ni com-
bien ils ont souffert de leurs faiblesses, dans leur chair, dans
leur âme et dans leur œuvre, ni combien leur génie met de
distance entre eux et les vulgaires opiomanes, distance que
ne sauraient combler d'identiques fautes et de semblables
douleurs, ni enfin quelles différences séparent les fumeurs
d'opium des buveurs de laudanum.
Ces déséquilibrés, à désirs impulsifs et à volonté chétive,
n'ont, au surplus, point besoin d'aller là-bas, au pays de la
noire idole, pour devenir ses adorateurs. Ils se contamine-
ront à même la France, à Paris ou à Toulon, où existent de
clandestines fumeries. Suivant l'exemple que les circonstances
placeront sous leurs yeux, ils deviendront des éthéromanes
ou des morphines, des buveurs de laudanum ou des fumeurs
d'opium. Ils rencontrent un jour, dans le chemin de leur vie,
des propagandistes delà surélévation intellectuelle par d'anor-
males excitations, des utopistes créateurs de chimériques
paradis artificiels, et, immédiatement convaincus, l'opium ou
le hachich comptera de nouveaux proséh tes. Ainsi l'exemple
niaux ; je n"y prétends à aucun titre et leur recrutement, d'ailleurs,
s'améliore de jour en jour. J'ai seulement été frappé du déséquilibre
manifeste d'un grand nombre d'entre eu.\. déséquilibre antérieur à leur
départ aux colonies et à leur entrée dans une administration particulière
ou de l'Etat. Les causes de cette fâcheuse pléthore ne m'ont été que trop
faciles à saisir et j'ai pu méditer douloureusement ces lignes qu'écrivait,
il y a quelques années à peine, un de nos plus distingués officiers de
marine, lauréat en i'JOo du prix Concourt : « ÏS'os coloniaux français véri-
tablement sont d'une qualité par trop inférieure. Aux yeux unanimes de
la nation française, les colonies ont la réputation d'être la dernière res-
source et le suprême asile des déclassés de toutes les classes et des
repris de toutes les justices, liln foi de quoi la métropole garde pour elle,
soigneusement, toutes ses recrues de valeur et n'exporte jamais que le
rebut de son contingent. Nous hébergeons ici les malfaisants et les inu-
tiles, les pique-assiettes et les vide-goussets... Ceux qui défrichent en
Indo-Chine n'ont pas su labourer en France ; ceux qui trafiquent ont fait
banqueroute; ceux qui commandent aux mandarins lettrés sont fruits secs
de collège; ceux qui jugent et qui condamnent ont été quelquefois juges
et condamnés » (Claude Farrère. Les Civilisés, p. 91).
QUELQUES MOTS D ÉTIOLOGIE SUR L OPIOMANIE 75
direct, aussi bien en France qu'aux colonies, est le grand
pourvoyeur des victimes de l'opium. Au Tonkin, le fonction-
naire ou le marin fumeront surtout parce qu'à leurs côtés tous,
ou presque, le font ; à Toulon, le petit midship fumera,
avant seulement que d'avoir été embarqué sur le navire qui
le mènera vers l'Orient, parce que des camarades, hommes
ou femmes, l'auront débauché ou parce qu'il lui plaira de jouer
au vieux colonial. A Paris, c'est le rêveur et l'esthète, impru-
demment fourvoyés dans un cénacle empoisonné, qui imite-
ront ceux qui leur vantent les ineffables délices de l'opium
et cherchent à les enrôler sous sa bannière. Voici, à titre
d'exemple, comment l'un de nos sujets (F..., 32 ans) devint
fumeur d'opium : son histoire est typique.
J'ai longtemps été un curieux de sensations neuves ; je dis long-
temps, car depuis que je connais l'opium je désire m'en tenir là,
estimant que je ne saurais rien trouver de mieux ou de plus agréa-
ble, du moins convenant mieux à mes goûts ou à mon tempéra-
ment. J'avais pendant quelques années pratiqué l'éther, mais
sans jamais en faire une habitude et par conséquent sans en
abuser au point de souffrir de la privation. Il y a quatre ans envi-
ron, je fus présenté à une jeune femme peintre dans l'atelier de
laquelle se réunissaient, pour fumer principalement, quelques
jolies femmes, quelques officiers de marine, camarade de son
amant, lui-même enseigne de vaisseau en congé d'un an, enfin
des artistes de la bande dont je faisais partie depuis plusieurs
années. Le cadre était séduisant. les amis agréables : je fus prié
d'essayer la fameuse drogue. Le premier soir je fumai trois ou
quatre pipes qui me donnèrent un bien-être délicieux et ne me
rendirent malade en aucune façon, contrairement à ce qui arrive
assez généralement. Je retournai là assez souvent, fumant tou-
jours à peu près de cinq à huit pipes au plus, sans prendre encore
l'habitude, mes fumeries étant assez espacées, même coupées
par de fréquents voyages d'affaires. C'est à ce moment que j'eus
une grande déception et de gros ennuis d'argent... J'étais seul,
m'ennuyant mortellement. Il suffisait alors de deux louis pour se
procurer une fumerie complète y compris une boîte de drogue de
200 grammes environ. Ou n'avait aucune difficulté à se procurer
le tout à rue J'y allai et comme, pour m'amuser. j'avais
appris à faire moi-même mes pipes, j'étais devenu fumeur...
La contagion cependant ne se fait pas uniquement par
76 TOXICOMANIE ET OPIUMISME
l'exemple direct et grâce à une sollicitation active; elle s'in-
sinue également sournoisement, et presque inconsciemment,
par la lecture de ceux qu'on a appelés les chantres du divin
opium : Quincey, Baudelaire, Poe... De peu clairvoyants
admirateurs n'ont retenu de leurs descriptions et de leurs
confessions que le magique décor ou l'exaltation superbe de
l'ivresse, sans voir aucune de ses souillures ni de ses lamen-
tables conséquences. Ils ont voulu, à leur suite, se lancer à
la recherche de jouissances surhumaines, à la poursuite de
féeriques chevauchées intellectuelles, dans les vastes plaines
du Rêve et de la Création Imaginative. D'autres ont été atti-
rés vers l'opium par des ouvrages, non toujours dénués de
valeur littéraire, où se trouvent dépeintes les grisantes
visions des fumeurs d'opium \
L'influence délétère de ces lectures mal comprises nous
ayant paru incontestable dans plusieurs cas observés per-
sonnellement, nous avons pensé qu'il y aurait quelque intérêt
à montrer ce qu'avaient été au point de vue mental ces
opiomanes célèbres, à étudier le rôle joué par l'opium
dans leurs productions littéraires et dans l'évolution de
leur génie, et à parcourir enfin dans une revue rapide la
littérature moderne et française de l'opium. Nous débute-
rons naturellement dans cet appendice médico-littéraire par
Thomas de Quincey, « ce singulier et si perspicace ana-
i. La contagion par le livre a déjà été étudiée avec le meilleur à-propos
par G. Pichon qui a montré tout le danger des livres extra-médicaux,
dont les uns flattent l'imagination dans un but exclusivement de lucre,
aux risques de faire naîtn; chez leurs lecteurs les passions qu'ils décri-
vent sous les couleurs les plus brillantes, sans dire un mot des dangers
que ces passions font courir (descriptions mensongères ou empreintes
pour le moins d'une grande exagération), et dont les autres, appartenant
à une littérature beaucoup plus relevée et n'ayant pas les mêmes mobiles,
ne sont pas sans présenter à ce point de vue de véritables dangers, en
raison même de leurs qualités littéraires. Presque tous donnent à leurs
développements plus ou moins exacts un certain attrait de forme qui
précisément, à notre point de vue, peut présenter des inconvénients
sérieux. Ceux qui lisent ces livres ne sont pas tous prémunis contre les
dangers des poisons dont il s'agit. Plus souvent encore, d'un tempérament
plus ou moins prédisposé, ils sont très portés à se laisser séduire par le
charme des descriptions (G. Pichon, op. cit.).
QUELQUES MOTS D ETIOLOGIE SUR L OPIOMANIE 77
lystc de son propre vice », comme le dénomme Bourget \
Au résumé, des enquêtes éliologiques auxquelles nous
nous sommes livré chez nos fumeurs d'opium, se dégage
avec une absolue netteté la conclusion suivante : s'il y a
parmi eux un certain nombre de « victimes accidentelles »,
susceptibles, d'ailleurs, de guérir entièrement et sans rechute
ni récidive d'aucune sorte, la majorité est constituée par des
« toxicomanes constitutionnels ». Chez ceux-ci l'opiumisme
peut céder à une cure sérieusemt entreprise, le goût du toxique
persistera avec le fonds de déséquilibre intellectuel et moral
qui les caractérise. Plus encore qu'opiomanes, ce sont des
toxicomanes que leur fatalité a pour ainsi dire voués aux
rechutes. Leur opiomanie n'est la plupart du temps qu'un
accident évoluant au milieu d'autres analogues, antécédents,
contemporains ou ultérieurs, et c'est ce (|ui explique la fré-
quence de leurs associations toxiques ou de leurs intoxica-
tions successives. Nos vrais opiomanes sont en même temps
grands fumeurs de tabac et grands buveurs d'élher, d'alcool
ou d'absinthe ; ils ont été antérieurement éthéromanes ou
hachichomanes ; ils deviendront plus tard, s'ils parviennent
à abandonner leur pipe, des opicphages, des morphiniques,
des alcooliques, des cocaïnomanes ou des héroïnomanes. Ils
n'aboutissent guère, en quittant une drogue, qu'à verser dans
un autre poison.
1. P. Boiirget. Préface des Memoranda de Borbey d'Aurevilly.
DEUXIÈME PARTIE
ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
DES FUMEURS D'OPIUM
INTRODUCTION
L'usage modéré de la fumée d'opium serait inoffensif pour
quelques auteurs (Botta, Ambiel, Morache, Nicolas, Armand,
Ayres, Minnlurn, Osg'ood, Moore...), qui vont même jusqu'à
préconiser celle-ci comme un agent thérapeutique de valeur
dans le traitement de certaines affections névralgiques.
Morache, notamment, soutient que, si Ton n'en abuse point,
l'opium ne saurait déterminer ni dyspepsie, ni vieillesse pré-
maturée, ni diminution intellectuelle ; seul l'abus occasionne-
rait des troubles digestifs, cérébraux et surtout intellectuels.
Nous n'osons pas être aussi optimiste ; les malheureux
exemples que nous avons vus autour de nous et les confi-
dences que nous avons reçues de divers côtés nous ont
témoigné surabondamment du réel danger qui menace les
natures dénuées d'énergie, c'est-à-dire précisément celles qui
se laisseront le plus séduire par l'attrait de la drogue. L'ac-
coutumance vient vite, poussant le fumeur à doubler et à tri-
pler peu à peu ses doses quotidiennes pour ressentir les
mômes effets, augmentant chaque jour insensiblement la force
de l'habitude qu'il a contractée, accroissant progressivement
les difficultés qu'il éprouve à s'y soustraire. Une réceptivité
plus délicate, d'autre part, de certains tempéraments est par-
fois cause d'accidents très sérieux survenus avec des doses
minimes, parfaitement bénignes pour de moins susceptibles.
80 KTUDE CLINIOUE ET PSYCHOLOGIQUE
Dans l'étude que nous voulons entreprendre, clinique et
psychologique, des fumeurs d'opium, nous laisserons le plus
possible de côté les fumeurs indigènes de l'Orient, Chinois,
Indiens ou Annamites; notre constante et pour ainsi dire
unique préoccupation est celle de nos compatriotes qui ont
rapporté des colonies leur pernicieuse habitude ou qui même se
sont laissé contagionner par elle sans seulement quitter notre
sol. La race jaune s'est, en eflet, depuis des siècles accoutumée
à son poison national ; elle s'est par atavisme plus ou moins
mithridatisée ; sa psychologie normale au surplus n'est pas
la nôtre, son tempérament est beaucoup moins nerveux, elles
troubles (|ue ses sujets peuvent présenter du fait de l'opium
différeront donc sensiblement de ceux des Européens. Nous
baserons en conséquence nos descriptions sur nos observa-
tions personnelles, ainsi que sur les documents que nous
avons pu recueillir grâce à l'obligeance et à la compétence de
notre cousin G. Dupouy. Nous avons enfin contrôlé les rensei-
gnements qui nous sont parvenus à la lumière des travaux
antérieurement publiés, principalement ceux de Libermann,
Nicolas, Laurent, Brunet, Jeanselme, Petit de la Villéon \
Tous ceux qui ont étudié les effets de l'usage continu de
l'opium les ont comparés à ceux de l'alcool et ont dressé un
1. H. Libermann. Recherches sur l'usage de la fumée d'opium eu Chine
et sur les effets pathologiques que détermine cette habitude. Rec. de mém.
de méd., de chir. et de pharm. mil.. 18f)2, 3» sér., t. YIII, p. 287. 352
et 4i0. — les fumeurs d'opium en Chine. Assimilation du narcotisme à l'al-
coolisme. Paris médical. 1886, p. 517; H. ÎS'icolas. Quelques recherches sur
les effets physiologiques du chandoo [opium des fumeurs). Tht*sc Montpel-
lier, 1884 ; B. Laurent. E.s.sai sur la psychologie et la physiologie du fumeur
d'opium. Paris, 1897. — Essai sur la psychologie des excitants. L'opium.
Bull, de l'Institut gén. psych., décembre 1902: F. Brunet. Désintoxication du
fumeur d'opium par la suppression brusque et l'emploi momentané du
chanvre indien. Le Progrès médical, 22 juin 1901. — Uneavarie d'Extrême-
Orient : la fumerie d'opium. Nécessité de l'éviter et possibilité de la guérir.
Congrès colonial, avril 1903 et le Bulletin médical. 4 avril 1903. — La mort
des fumeurs d'opium. Bull. méd.. 14 octobre 1903 ; E. .Jeanselme. Fumeurs
et mangeurs d' opium . Congrès colonial français. Paris, juin. 1900. — Fumeurs
et mangeurs d'opium. Rev. gén. des Sciences pures et appliquées. 15 jan-
vier 1907. — Fumeurs d'opium. Bull, de la Soc. de l'Internat., février 1909 ;
— et Rist. Précis de pathologie exotique. Paris. 1909; Petit de la Villéon.
Fumeurs d'opium. Mém. de la ï^oc. de méd. et de chir. de Bordeaux, 1907,
p. 353.
ETUDE CLINIQUE ET TSYCHOLOGIQUE 81
parallèle entre le thébaïsme (mot créé par Fonssagrives) et
l'alcoolisme. Les analogies entre ces deux variétés d'intoxica-
tion sont évidemment très grandes et Ton peut, malgré les diffé-
rences qui les séparent, décrire pareillement des états toxiques
aigus (ivresses), des états chroniques (troubles des diverses
fonctions, hépatique, rénale, circulatoire, motrice, sensitive,
intellectuelle, etc., avec déchéance physique et mentale) et des
accidents subaigus ou suraigus (déhres confusionnels et hallu-
cinatoires, manifestations convulsives, delirium tremens,
coma. . .) sous la dépendance immédiate de l'alcool ou del'opium .
L'évolution du thébaïsme est toutefois assez particulière et
point exactement superposable à celle de Falcoolisme : elle com-
porte une phase d'initiation plus franchement accusée ; l'excita-
tion thébaïque est presque exclusivement intellectuelle, beau-
coup moins bruyante et moins motrice que l'alcoolique ; les acci-
dents subaigus, hallucinatoires, délirants ou convulsifs, sont ra-
res, alors qu'ils sont extrêmement fréquents au cours de l'alcoo-
lisme chronique : le delirium tremens est tout à fait exceptionnel.
Pouchet distingue dans son étude sur l'opium, V impression
caractérisée par une suractivité cérébrale, l'imprégnation
provoquant un effet hypnotique, la saturation marquée par
une excitation cérébrale plus ou moins intense et enfin Vin-
toxicatioji par le poison avec troubles plus ou moins accusés
suivant les doses, la durée, les sujets. Brunet ne procède pas
aussi physiologiquement que le professeur Pouchet, mais
demeure essentiellement clinique ; il divise l'intoxication
opiacée en trois périodes : (T euphorie, de besoin, de
déchéance ; nous verrons tout à l'heure le tableau qu'il donne
de chacune. Nous basant comme lui sur l'observation clini-
que et l'évolution des troubles, nous considérerons le fumeur
d'opium aux trois périodes de son intoxication chronique : la
période de début, d'initiation ou d'accoutumance; la période
d'état, qui offre successivement à étudier : /a ^meree et /'fyr^A'.s^,
le thébaïsme chronique, le délire narcotique et le thébaïsme
convnlsif; la période de déchéance ou de terminaison.
UiPOLY. — Les opiomanes. 6
CHAPITRE PREMIER
PÉRIODE DE DÉBUT, D'INITIATION OU D'ACCOUTUMANCE
L'initiation à Topium est généralement aisée, sinon parfai-
tement agréable. Beaucoup de novices sont déçus à leurs
premières pipes et la félicité promise ne les envahit pas au
premier appel qu'ils lancent vers elle. Parfois même l'accou-
tumance ne peut s'établir : il existe des tempéraments rebelles
qui refusent de s'habituer à Topium et se montrent particu-
lièrement intolérants : nous avons, d'ailleurs, observé pareille
susceptibilité vis-à-vis d'autres intoxications plus ou moins
analogues, le tabagisme, l'alcoolisme, certaines intoxications
professionnelles ou médicamenteuses. Nous avons connu des
sujets obligés, après de multiples tentatives toutes aussi
infructueuses, de renoncer à l'usage de la cigarette parce que
dès les premières bouffées ils étaient pris de vertige, de nau-
sées et de céphalée ; d'autres ne supporteront pas, sans être
gravement malades, une dose minime d'alcool, d'arsenic ou de
digitale; d'autres encore doivent, malgré toute leur bonne
volonté et leurs essais réitérés, changer de métier si celui-ci
nécessite l'emploi de sulfure de carbone, de plomb, de mer-
cure, de phosphore ou de teintures arsenicales: personnellement
nous avons suivi plusieurs cas de troubles psychiques et de
confusion mentale au cours d'une intoxication professionnelle
très minime, parfaitement tolérée par les camarades d'atelier.
L'on ne connaît pas exactement les raisons de ces diverses
idiosyncrasies ; l'état du foie semble cependant ne pas devoir
leur être étranger : une insuffisance hépatique, acquise ou con-
PÉRIODE DE UKBUT, d'iNITIATION OU d'aCCOUTUMANCE 83
génitale, héréditairement transmise le plus souvent (sujets
liéi'édo-alcooliques, syphilitiques, tuberculeux, dyspeptiques
ou goutteux, à subictère chronique ou intermittent), est vrai-
semblablement la cause originelle de ces susceptibilités patho-
logiques'; en d'autres cas, on incriminera, au contraire,
l'état du système nerveux, mal équihbré de naissance et doué
d'une émotivité et d'un pouvoir réactionnel foncièrement
pathologiques.
Quelques fumeurs d'opium éprouvent donc à leurs premiers
essais des troubles graves de la nutrition qui les forcent au
bout de peu de temps à rompre une habitude péniblement
acquise ; un entêtement ridicule les conduirait rapidement aux
pires accidents et à la mort.
Libermann décrit sa propre expérimentation de la drogue
à laquelle il ne put s'accoutumer sans présenter des troubles
sérieux, bien que la quantité absorbée fût liés minime.
Pendant les deux premières semaines de son initiation : vertiges,
nausées, vomissements, douleur épigastrique assez vire, sans
aucune impression pliysique ni morale agréable. Intelligence au
contraire lourde et pesante, idées confuses et pénibles.
Troisième semaine: six pipes à raison de 0,10 centigrammes
par pipe. Sensation de chaleur et de soif vive.
Mon intelligence était excitée, mes idées devenaient plus nettes,
mon imagination plus vivace; en un mot j'étais dans un état tout
semblable à celui où je me trouve après avoir bu plusieurs
verres de Champagne; je causais avec gaieté et même loquacité.
Une heure après la dernière pipe, je tombais dans un demi-som-
meil accompagné de rêvasseries agréables, mais qui n'avaient
rien de déterminé, et qui étaient suivies d'un sommeil profond,
dont il ne me restait aucun souvenir. A mon réveil j'avais la tête
lourde, la langue pâteuse, l'esprit obtus, la pupille dilatée.
Dans la huitième semaine je montai à un gramme, mais je dtis
cesser mes expérimentations, car mon appétit diminuait, mes
forces faiblissaient...
Habituellement Finitiation est beaucoup moins pénible et les
doses initiales tolérées sans accident bien plus élevées. Los
1. Cf. L'étiologie des ictères infectieux.
84 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
premières pipes sont suivies cFiine céphalée, tantôt minime,
tantôt intense, suivant les sujets, de nausées et parfois de
vomissements. Les vertiges ne manquent pour ainsi dire
jamais, mais ils peuvent se réduire à une sensation de vide
cérébral et de tournoiement ou aller jusqu'à la défaillance et
la syncope. Une excitation légère s'empare du nouvel adepte,
en même temps que sa région épigastrique devient doulou-
reuse, spontanément et à la pression ; puis, presque subitement,
il se sent envahir })ar une langueur, par une faiblesse particu-
lière qui semble se répandre dans tout son système muscu-
laire, l'oblige à s'immobiliser et à s'étendre, avec parfois une
impression pénible et semi-anxieuse. Le sommeil consécutif
est lourd et peu reposant. Au réveil, on est mal en train, la
tête pesante, l'estomac défaillant, la bouche pâteuse comme
après une nuit orgiaque. Ce malaise général se dissipe rapi-
dement mais le désir de l'opium renait aux approches de
l'heure à laquelle eut lieu la première expérience, vers le
déclin du jour si, sacrifiant à l'usage courant, c'est le soir,
après le diner, que l'on a fumé. Et le désir qui naît sourde-
ment monte en vous de plus en plus impérieux, ébauche de
ce que deviendra plus tard le besoin, despote irritable et tor-
tionnaire.
La durée de celle période d'initiation est très variable,
quelques jours, plusieurs mois, en moyenne deux ou trois
semaines. Au bout de ce temps, l'accoutumance s'est pro-
duite, une habitude s'est installée à laquelle, sous peine de
souffrir, il va falloir obéir ; de jour en jour elle se montrera
plus exigeante dans sa satisfaction, plus puissante dans ses
attaches, plus difficile à vaincre (d'autant, nous l'avons vu,
que ce sont surtout les h3^pobouliques qui deviennent des
opiomanes).
Le fumeur élève donc progressivement ses doses d'opium ;
il est entré dans la période d'état du thébaïsme, il s'achemine
vers le narcotisme chronique.
CHAPITRE II
PÉRIODE DÉTAT
A. — La pointe d'opium. La griserie et la rêverie.
L'intoxication massive et l'ivresse comateuse.
La pointe d'opium. — Deux ou trois pipes pour un débu-
tant ayant traversé sans encombre la phase d'initiation, cinq
ou six pour un vieil habitué, déterminent une légère excita-
tion que Ton désigne communément sous le nom de pointe
d'opium et que l'on compare volontiers à celle que provoque
un petit verre d'alcool ou une tasse de café. Cette excitation
est d'ordre surtout intellectuel et s'accompagne d'un senti-
ment de bien-être, d'euphorie tout à fait caractéristique. Le
fumeur de chandoo est euphorique, enclin à plaisanter et à
rire, ou plutôt à sourire — de contentement ou de scepti-
cisme — ; le fumeur de dross, au contraire, est souvent
.sombre, taciturne, se laissant aller à la colère et à l'emporte-
ment.
Les facultés intellectuelles sont exaltées dans leur ensemble,
aiguisées et affinées. Nul désordre dans leur jeu, nulle fatigue
dans leur exercice, mais au contraire plus d'aisance et de luci-
dité. L'imagination est hyperactivée ; les idées surgissent plus
abondantes et plus originales; elles se détachent avec plus de
netteté et gagnent en élévation ; l'esprit découvre des aperçus
jusqu'alors insoupçonnés. La mémoire participe à cette exal-
tation fonctionnelle ; les souvenirs se pressent plus nombreux
et plus vivaces autour de l'idée directrice et certains que Ton
86 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
aurait pu croire à jamais perdus s'évoquent spontanément. Le
jugement ne se trouve nullement altéré, peut-être est-il, au
contraire, plus sûr et plus clairvoyant ; les facultés syllogis-
tiques sont pareillement amplifiées. Bref, l'homme se sent
meilleur et plus fort : meilleur parce que satisfait, optimiste,
porté par son euphorie à la bienveillance et l'aménité, plus
fort parce qu'il a conscience de sa stimulation intellectuelle
et qu'au surplus il éprouve un sentiment de vigueur physique,
de puissance corporelle qu'il ne possédait pas auparavant.
« L'opium, explique Pouchet, exalte la motilité, déprime la
sensibihté, ce qui se traduit par une sensation particulière
caractérisée par ce fait que le poids du corps semble dispa-
raître, que la marche est facile et légère; l'individu, sous
l'influence des doses modérées d'opium, éprouve une sensa-
tion d'énergie physique, de jeunesse, de puissance qu'il ne
ressentait pas auparavant. »
De fait, les fumeurs d'opium qui ne dépassent pas cette
phase d'excitation noosthénique se livrent après avoir fumé à
leurs occupations habituelles ou professionnelles avec une
facilité qui les enchante. Tel officier de marine exécute
comme en se jouant des calculs longs et compliqués ou relève
avec une aisance surprenante des observations astronomiques
des plus minutieuses ; tel fonctionnaire expédie les affaires
courantes de son bureau (traductions, rapports, etc.), avec
une diligence inaccoutumée et trouve encore le temps d'écrire,
currente calamo, des mémoires, nouvelles ou contes, d'une
parfaite tenue littéraire; tel négociant se montre ^lus subtil
dans son commerce, à la fois plus avisé et plus audacieux ;
tel autre, incapable en temps ordinaire de s'exprimer avec élé-
gance, trouve dans la pointe d'opium une éloquence inconnue
et se révèle orateur disert et habile^; tel autre enfin, sous-
1. L'hyperacUvité de la mémoire et de l'association des idées se traduit
en effet par une abondance plus grande des mots i)rononcés en même
temps plus rapidement. « Le premier effet mental apparent aux yeux du
compagnon du fumeur, dit Laurent, est la plupart du temps une ten-
dance très nette à la loquacité ; pour peu que le fumeur soit un peu eau-
PKRIODK D ÉTAT 87
officier en campagne, porte plus allègrement son sac, marche
d'un pas plus ferme et défie la fatigue.
Les dispositions naturelles ou acquises de chacun sont
ainsi excitées et accrues. « Dans celte excitation nerveuse
générale, dit Nicolas, les passions individuelles sont stimulées :
le libertin se livre aux femmes, le joueur au jeu, l'ambitieux
à ses rêves de fortune. » Ou seulement le fumeur éprouve
une espèce de bien-être intellectuel et physique qui lui permet
de vaquer avec plus de liberté à ses affaires.
Durant cette période d'excitation, des signes physiques
apparaissent, révélateurs de sa nature factice. Les yeux sont
anormalement brillants_, les pupilles contractées. Le pouls
est plus vif qu'à l'habitude, plus plein et plus fréquent (90-100),
un peu irréguHer, parfois dicrote. Une sensation d'euphorie
épigastrique et de chaleur intérieure pénètre le sujet dont la
face et principalement les joues se colorent. La peau est
moite, et chez ceux qui ne sont pas entraînés depuis long-
temps aux exercices physiques des sueurs abondantes sourdent
seur d'ordinaire, c'est une véritable logorrhée o. Voici, d'autre part, ce
que dit le malade observé par Luys (L'Encéphale, 1887, p. 'SOI).
« Bien-être inexprimable. Disparition des indispositions physiques ; les
organes ne fonctionnent plus, le corps est insensible à la fatigue ; l'esprit
reste seul souverain et semble débarrassé de la tète. On éprouve alors
une grande exaltation, bien supérieure et bien |>lu5 agréable que celle
produite par l'alcool. La mémoire est parfaite, on se souvient facilement
de choses que l'on avait oubliées depuis longtemps. Par exemple la
musique savante que l'on n'a entendue qu'une fois se retient peu et se
comprend difficilement; après avoir fumé l'opium on se souvient des airs
dont ont avait perdu le souvenir et on pourrait fredonner des actes
entiers d'opéras qu'on n'avait entendus qu'une fois et qu'on avait ù peine
compris à une première audition. On lit sans fatigue les ouvrages les
plus sérieux et on comprend facilement les dissertations les plus
embrouillées...
« Après avoir fumé l'opium on préfère être seul, l'imagination pouvant
faire voir des choses plus agréables que n'importe quel livre ou n'importe
quelle réalité. Lorsqu'on ne peut être seul, la conversation devient un
véritable plaisir ; j'ai passé des nuits à causer avec des amis, et il m'arri-
vait de parler pendant deux heures consécutives sans éprouver la
moindre fatigue et sans m'interrompre pour chercher un mot ou une
expression propre à rendre ma pensée.
« Après avoir fumé, la femme vous devient absolument indifférente ; la
différence des sexes ne semble pas exister. Une fois seulement en dix-
huit mois j'ai essayé de voir une femme, mais je ne suis arrivé à rien,
(ju'à un grand dégoût... »
88 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
au moindre mouvement. La respiration est un peu haletante
et saccadée. La démarche est vaguement chancelante ; les
mains tremblent légèrement, la parole est brève et entre-
coupée... L'appétit disparaît, mais la soif est vive.
Les effets de la fumée d'opium sont plus ou moins durables
(trois ou quatre heures environ), puis ils font place à une
dépression plus ou moins marquée, son intensité étant en
rapport avec le degré d'excitation qui l'a précédée. Une
somnolence progressive conduit le fumeur à un sommeil pro-
fond, tantôt vide de rêves, tantôt accompagné de songes qui
le plus ordinairement correspondent aux préoccupations indi-
viduelles et actuelles, et n'offrent aucun cachet spécifique.
La durée de ce sommeil est essentiellement variable (deux à
douze heures), sous la dépendance de la quantité d'opium
fumé et des prédispositions particulières. Au réveil, ni fatigue,
ni malaise, ni céphalalgie, tant que, définitivement accoutumé,
l'on reste confiné dans les toutes petites doses.
La griserie et la rêverie thébaïques. — Si, au contraire,
on augmente progressivement le nombre des pipes et qu'on le
porte à 8 ou 10 par séance pour un petit fumeur, au double
et plus pour un grand, un autre phénomène va se développer,
la rêverie, que d'aucuns ont si fervemment célébrée, idéale
enchanteresse !
Avant d'arriver à cette sorte de griserie qui correspond à
l'ébriété alcoolique et aboutit, si l'on continue l'expérience, à
une ivresse complète avec narcose toxique et coma, on traverse
la phase précédente de simple excitation, dite pointe d'opium.
L'excitation intellectuelle et euphorique s'accentue, puis une
somnolence quiète gagne le fumeur, trop douce encore pour
endormir le travail de la pensée qui se poursuit harmonieuse
et calme, suffisamment profonde cependant pour apaiser
toute exaltation motrice, l'expansion des sentiments et la
volubilité parfois excessive des propos qui marquent le début
de la séance. La pensée s'envole, légère et rapide, encore
docile et ordonnée, mais elle ne s'objective plus autant : elle
PÉRIODE d'état 89
ne touche plus terre, elle plane, perdue dans Tinfini de la
rêverie. Un certain désordre cependant, une véritable confu-
sion se manifeste à la longue dans les idées surgies en foule
et qui maintenant s'enfuient à la débandade sous le souffle
grisant de Topium ; nous arrivons aux confins de l'ivresse
avec torpeur cérébrale et onirisme toxique — rêves d'abord,
scènes hallucinatoires ensuite. . .
En quelques lignes d'auto-observation, Quéré ^ a indiqué
avec une remarquable précision le passage de ces différents
états qui vont de l'exaltation intellectuelle hyperbouUque jus-
qu'à Tonirisme inconscient et l'incohérence confusionnelle.
«Pendant notre séjour en Cochinchine, désireux de connaître les
impressions éprouvées par les fumeurs d'opium, nous en avons
fumé à plusieurs reprises...
« Nous mettions un intervalle de 10 minutes environ entre chaque
pipe. La première produisait toujours, au moment de son inhala-
tion, une sensation acre sur les bronches, et déterminait une
quinte de toux, qui ne reparaissait pas aux suivantes. Dès la
seconde, nous commencions à éprouver les premières impressions
que nous pouvons analyser de la façon suivante : tout d'abord un
sentiment de bien-être très grand se manifestait en nous; notre
intelligence était surexcitée dans toutes ses fonctions; mais c'est
surtout sur Télocution que l'action était la plus marquée. Les
paroles venaient aisément pour exprimer les idées qui se présen-
taient à nous, non incohérentes, mais parfaitement en rapport
avec le sujet de la conversation. Trois ou quatre pipes de plus
nous rendaient volubile et expansif. Les idées se présentaient de
plus en plus nombreuses, mais de plus en plus incohérentes et,
au bout d'un temps variable, mais en général de deux ou trois
heures, à partir de l'inhalation de la première pipe, survenait un
état tenant le milieu entre l'état de veille et l'état de sommeil
caractérisé par des rêves portant sur toutes espèces de sujets,
plus ou moins gais ou heureux, jamais tristes ou malheureux,
rêves mous, je veux dire par là à formes non accentuées, visions
vues à travers un brouillard d'un bleu épais (je ne puis exprimer
autrement l'impression de ces rêves). Au réveil, nous éprouvions
un peu de céphalalgie, des nausées, un état saburral de la langue,
un peu de vague dans les idées, d'inquiétude et d'incertitude dans
les mouvements, de la constipation suivie de diarrhée ».
1. Quéré. Thèse Bordeaux citée.
90 ÉTUDE CLINIOUE ET PSYCHOLOGIQUE
L'état physique du fumeur subit également des modifica-
tions à mesure que croît le nombre des pipes. Nicolas a étudié
notamment la diminution de la respiration, du pouls et de la
température. Après une légère accélération momentanée, le
nombre des mouvements respiratoires diminue sensiblement ;
il tombe de 17 à 13 après 10 pipes, à 10 après lo pipes. Ce
phénomène serait dû au ralentissement des combustions orga-
niques (prouvé en particulier par l'hypoazoturie) et non à la
paralysie des muscles respiratoires. Parallèlement baisserait
la température ; de 36,8 axillaire elle descend à 36,1 et 3o,8 :
le pouls tombe de 6u à o6. Voici quelques chiffres pris sur
nos sujets :
P.
R.
avant
92
22
après 20 pipes.
68
16
P.
R.
avant
76
16
après 30 pipes.
60
10
P.
R.
avant
75
18
après 10 pipes.
70
i:j
après 20 pipes.
04
10
Les fumeurs eux-mêmes se rendent compte d'ailleurs du
ralentissement de leur pouls ; Tun d'eux m'écrit ce qui suit :
« Mon pouls normalement lent devient rapide au moment où je
m'étends sur la fumerie, c'est la fièvre du besoin de fumer. Après
5 pipes il s'est calmé ; après 1 0 pipes il est un peu plus lent, après
20 pipes il devient extraordinairement lent, mais si violent
qu'on entendrait presque les battements de mon cœur '. >>
Lorsque la séance de fumage s'est prolongée longtemps, la
face est pâle, les pupilles rétrécies, punctiformes, brillantes,
métallisées ; les paupières, marquées d'un cerne violet, tombent
à demi sur le globe de l'œil par suite du relâchement des
releveurs. La sensibilité cutanée est très amoindrie, les
réflexes paresseux.
L'état de rêverie des fumeurs d'opium reconnaît à sa base
une cénesthésie euphorique, une hyperesthésie périphérique,
une suractivité consciente de l'idéation et de la mémoire, avec
1. Phénomène dhyperacousie probablement.
PÉRIODE d'iÎTAT 91
progressivement tendance à l'automatisme, c'est-à-dire à la
passivité et à l'aboulie, provoquées par un assoupissement
toxique.
Après 8 ou 10 pipes, un fumeur habitué éprouve une sen-
sation de lassitude générale, de fatigue musculaire; cette
sensation n'a rien de désagréable et d'aucuns la comparent
« au sentiment de bien-être qui vous envahit quand on
s'étend dans un lit après une très longue promenade ».
Peu à peu toute sensation s'elVace : il semble que l'on se
désincarné et que l'on devienne impondérable. Ce sentiment
de légèreté et d'immatérialité est tout à fait caractéristique
et paraît tenir à l'émoussement de la sensibilité musculaire
et de la cénesthésie. L'opiomane ne sent plus son corps et
cette anesthésie explique d'une part la facilité apportée à
l'association des idées et au déroulement de leurs chaînes,
d'autre part le besoin de calme et d'immobilité qu'expriment
tous les fumeurs.
Lorsque nous poursuivons une idée par un effort volontaire
et continu, nous ('4iminons le plus complètement possible
toute source de distraction et, notamment, nous cherchons
et parvenons à oublier non seulement le monde extérieur, au
point de ne pas entendre l'importun qui nous cause, mais
encore notre moi intérieur, que nous réussissons à ne plus
percevoir : auquel de nous, plongé dans une méditation labo-
rieuse, n'est-il pas arrivé de prendre une attitude douloureuse
dont il n'a conscience qu'au bout d'un temps plus ou moins
long, et qui ne connaît l'exemple de ces esprits puissants qui
perdaient la notion de leurs souffrances physiques en se réfu-
giant dans la Pensée. Nous verrons tout à l'heure à différencier
la méditation de la rêverie, nous voulons seulement faire remar-
quer pourl'instant combien l'acéneslhésie favorise le jeu logique
<\o l'imagination, de même qu'elle est nécessaire pour permettre
l'exercice d'une réflexion volontaire et puissante. Quant au
besoin de calme et d'immobilité dont nou.s avons déjà parlé,
il est plus spécialement en rapport avec Tanesthésie muscu-
92 ÉTUDE CLINIOUE ET PSYCHOLOGIQUE
laire ; il contraste étrangement avec ce besoin d'activité mo-
trice qui s'empare assez souvent des opiomanes à la phase
d'excitation primordiale.
Cette acénesthésie qui engendre le sentiment d'impondé-
rabilité et d'immatérialité est essentiellement sereine et quiète.
Contrairement à celle de certains mélancoliques chez lesquels
la perte des sensations organiques conditionne l'apparition
simultanée d'agitation anxieuse et d'idées de négation, elle
s'accompagne d'un état de béatitude et d'ataraxie — lié évi-
demment à la torpeur physique qui amollit le fumeur et qui
jusqu'à un certain point est comparable à la torpeur des
déments et idiots « béats satisfaits » dont Mignard ^ a étudié
la psychologie. « Le vrai fumeur, dit Petit de la Villéon,
goûte dans l'opium un véritable plaisir de l'esprit où les sens
n'ont pas de place, je dirai même une joie de l'intelligence,
et qui consiste en un parfait état de bien-être, loin des peines,
loin des soucis, loin des douleurs. Il perd pas à pas la notion
de son être organique, se laisse envahir par une sensation
étrange d'immatérialité. . . Sa pensée, dégagée de toute matière,
de toute contingence de volume et de poids, flotte doucement
dans un éther lumineux et pur... où tout est tranquillité,
calme et bonheur... non pas ce bonheur fait du plaisir en
mouvement , triste apanage de nos mentalités d'hommes civi-
lisés toujours courant après la chimère des joies changeantes,
rapides, décevantes dans leur réalité, mais bien ce bonheur
fait du plaisir en repos des sages de l'ancienne Grèce, cet
état parfait de Vataraxie puissamment défini parla philosophie
d'Epictète ».
Cette béatitude alanguie se compose de deux ordres de
phénomènes : une quiétude mentale, sérénité optimiste et
indulgente et une torpeur physique, engourdissement douillet
de tout l'être. Au début de l'intoxication chronique ou chez
les petits fumeurs intermittents, ces deux phénomènes, sen-
1. M. Mignard. Les étais de satisfaction dans la démence et l idiotie. Thè-se
Paris 190'J. — La joie passive. Paris. F. Alcan.
PKRIODE D KTAT 93
salion physique et sentiment euphorique, sont intimement
accouplés ; mais à la longue celui-ci ne se produit plus et
l'anéantissement corporel seul se manifeste ; il faut une quan-
tité bien plus considérable de pipes pour éveiller l'euphorie
morale, encore ne vaut-elle pas celle du début : la félicité
des premiers mois s'émousse avec Fhabitude, et Tintensité de
la sensation est surtout en rapport avec l'état de besoin, avec
l'envie du toxique. Voici un exemple de ce qu'à ce sujet
nous disent nos fumeurs :
« Rien ne vaut les débuts, le bien-être obtenu à la cin-
quième pipe. Après, 100 pipes n'arrivent qu'à peine au même
résultat ». (X,, i^rand fumeur ayant été jusqu'à loO pipes par
jour, descendu aujourd'hui à 30 ou 35.)
« Au début j'ai connu la béatitude des bonnes ivresses qui
vous clouent pour des heures sur votre lit de camp. Mainte-
nant je ne connais plus que le bien-être physique qui suit la
fumerie. Ce bien-être n'existe, je crois, que comparativement
au malaise de l'état de besoin. Cependant lorsque je fume en
quantité suffisante, je trouve encore un état proche de celui
des débuts, mais moins brutal ». (Y., 31 ans ; fumeur depuis
trois ans, fumant de 20 à2M pipes par jour, soit 5 à6 grammes
de chandoo de Changaï titrant de 7 à 9 p. 100 de morphine.)
Contrastant avec la sensibilité viscérale, la sensibilité péri-
phérique est, dans la rêverie du fumeur d'opium, remarqua-
blement exaltée. L'ouïe devient d'une délicatesse exquise;
les moindres bruits sont perçus... la marche d'un insecte sur
le sol..., le crissement d'un grain de sable..., le froissement
d'une herbe..., et si ce bruit revêt une intensité tant soit peu
marquée, l'oreille est douloureusement affectée. Tous les his-
toriens de l'opium, Quincey, Coleridge, Poe, pour les buveurs
de laudanum, Farrère, Bonnemain, Borys, Boissière, pour les
fumeurs d'opium, ont insisté sur cette particularité et nos sujets
nous ont confirmé leurs descriptions : le bruit des pas dans
l'escalier, le déplacement ou la conversation des voisins, le
chiffonnement d'un journal..., leur causait une impression
94 KTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE '
désagréable et pénible. « Les bruits sont considérablement :
accrus : une personne marche-t-elle au-dessus de votre tète,
vous croyez entendre le tonnerre. »
La vue, Todorat, le tact sont pareillement affinés et cette
hypersensibilité sensorielle peut donner lieu à de nombreuses
illusions, mais non encore à de véritables hallucinations. Nous
signalerons à ce sujet la déformation du milieu produite sous
cette influence. Les murs des fumeries indigènes sont géné-
ralement tapissés, avons-nous dit, de longs panneaux repré-
sentant des animaux fantastiques, tigres, dragons... encore
adorés en Chine, en Annam et dans presque tout l'Orient, des
paysages lointains ou des scènes locales et grimaçantes. Or
il est à remarquer que ces tentures ou dessins sont toujours
plus ou moins flous et que leurs lignes indécises prêtent juste-
ment à leur déformation et à l'origine d'illusions visuelles,
variables suivant le caractère et l'imagination du fumeur. De
môme enfin qu'un son trop aigu ou trop élevé fait vibrer dou-
loureusement le tympan de l'intoxiqué, de même les objets
aux contours trop arrêtés heurtent désagréablement sa rétine
et sont bannis de la fumerie ; et ces considérations psycholo-
giques nous expliquent cette préférence avouée par un grand
nombre de fumeurs sans en fournir aucune raison pour les
séances de fumage nocturne, dans le silence immense de la
forêt ou le bercement alangui du sampan sur le fleuve ou le
lac. Nous devons ajouter, au surplus, que les suggestions
extérieures, même les plus étranges, ne cessent point de cor-
respondre à l'état d'âme du fumeur d'opium.
Dégagée de son enveloppe charnelle, délestée de ses sen-
sations et de ses préoccupations physiques, la pensée peut
s'envoler librement et planer dans l'azur du Rêve. L'imagi-
nation surexcitée emporte l'euphorique fumeur vers un monde
idéal : « l'avenir se déroule avec ses plus brillantes perspec-
tives, et tout le bonheur que l'homme a désiré et rêvé dans
les circonstances difficiles de l'existence se trouvent réalisé
pour le fumeur enivré d'opium (Morel) » .
PERIODE U ETAT 95
Les soucis s'enfuient, les causes de chagrin ou de tristesse,
de rancœur ou d'amertume, disparaissent, laissant la place
aux idées riantes, aux espoirs caressants, aux projets enchan-
teurs. L'opium, à cette phase d'intoxication, « supprime tout
ce qui gêne, embarrasse ou attriste, exalte au plus haut degré
la confiance et le contentement de soi-même ; il développe à
l'infini les aspirations, les désirs et les rêves auxquels les
individus se laissent aller le plus volontiers» (Brunet). Ce
rôle de consolateur, ce don d'apaisement, cette faculté d'en-
joliver la vie sont tout à fait remarquables et ils expliquent
l'attirance pour l'opium d'un grand nombre de dolents, meur-
tris de la vie, affligés ou désabusés, auxquels on a laissé
entrevoir l'oubli des souffrances et la perspective de nouvelles
et fleurissantes illusions.
Toute douleur s'apaise, physique ou morale, morale sur-
tout. L'amant trahi ou abandonné oublie la désertion ou le
crime de l'infidèle ; l'expatrié ne songe plus à sa nostalgie et
la perte de l'être cher vous paraît légère ; une sérénité souve-
raine emplit votre âme, chassant la haine, la douleur ou la ran-
cœur, La vie paraît belle et agréable ; l'on se sent pénétré d'une
condescendante bienveillance à Téo-ard des frères malheureux
et d'une indulgence infinie pour les misérables pécheurs.
Cet optimisme s'exerce peut-être encore davantage sur l'ave-
nir que vis-à-vis du passé, car si les sujets oublient leurs peines
et leurs tourments et s'élèvent au-dessus des contingences
blessantes ou vexatoires de l'existence, ils envisagent l'avenir
sous les couleurs les plus brillantes et construisent les rêves
les plus dorés : leurs visées imaginatives sont même particu-
lièrement grandioses ou hardies sans cependant tomber dans
l'absurde ou l'irréalisable. « L'opium, dit A. de Pouvourville',
verse l'oubli du passé, le dédain du présent et l'indifférence
du futur» Voici encore quelques déclarations de fumeurs :
« C'est certainement au début que j'ai retiré le plus de
1. A. de Pouvourville. L'Empire du Milieu, 1900.
96 ÉTUDE CLINIQUE KT /- SYCHOLOGIQUE
satisfaction de la fumerie d'opium. Je ne pensais plus à mes
ennuis étant devenu très philosophe et surtout jemenfichiste.
Il me suffisait alors de quelques pipes (10 au plus) pour
obtenir l'engourdissement du corps et me faire voir la vie en
beau. Une grande indulgence pour moi comme pour les autres
m'était venue. Tout devait me réussir... Demain je devais
tenter telle ou telle démarche dont le bon résultat ne faisait
aucun doute. Le lendemain est-il besoin de le dire, la démarche
n'était même pas tentée! » (F.).
« La dématériahsation est le principal bienfait que me pro-
cure l'opium ; tous les soucis, toutes les préoccupations, voire
tous les chagrins se dissipent avec les fumées et après quelques
pipes je suis dans un état de béatitude parfaite ; je ne vis plus,
je rêve. Les souffrances sont rares et minimes. Lorsque j'ai
passé ma dose habituelle, si je remue, des nausées me pren-
nent et je ressens des lourdeurs à Testomac ; si je ne bouge
pas, ma béatitude est extrême et je puis intellectuellement
travailler, très fructueusement mais avec lenteur. L'opium
annihile un peu la volonté pour tout ce qui a trait à un efTort
physique ; le monde extérieur n'existant plus sous son
influence, on remettra facilement au lendemain une tâche qui
devrait être faite le jour même... » (Y... fumant 2.j pipes par
jour ou plutôt par nuit, et du Smyrne de préférence).
Cette rêverie du fumeur d'opium effleure les sujets les plus
variés, suivant le caractère particulier de chacun. La fumée
d'opium ne crée pas une rêverie spéciale, oratoire, poétique
ou erotique : chaque fumeur rêve selon son tempérament, sa
profession et ses goûts. L'aventureux accomplit de merveilleux
voyages, le mathématicien échafaude des calculs compliqués,
le lettré élabore d'éloquents discours, l'érudit poursuit de
savantes dissertations, le libertin évoque de licencieuses
images, l'acteur incarne magnifiquement de fictifs personnages,
le joueur réalise de victorieuses martingales'... C'est là la
1. « Pendant ses rêves d'opium, Ullmo se représentait souvent des
scènes de jeu, au cours desquelles il échafaudait des systèmes, poursui-
rÉRIODE d'état 07
vraie caracléristiquc de l'intoxication opiacée, constate Brunel,
et son danger : « elle exalte à Textrême les tendances Ima-
ginatives auxquelles chacun est le plus naturellement porté,
de sorte que, dans une réunion de fumeurs, l'opium n'apporte
pas une satisfaction identique pour tous, mais donne à chacun,
suivant ses penchants et son développement cérébral, l'ivresse
en rapport avec ses goûts, ses aptitudes et sa capacité céré-
brale » .
Le rêveur conserve sa personnalité antérieure : il reste lui-
même mais modifié en quantité et en qualité, il se voit meil-
leur et surtout plus puissant... L'on peut dire des fumeurs
d'opium ce que Th. Gautier' dit des mangeurs de hachich :
« ce qu'on voit, c'est soi-même agrandi, sensibilisé, excité
démesurément, hors du temps et de l'espace dont la notion
disparaît... »
La rêverie de l'opium possède, en effet, quelques particu-
larités qu'il nous faut signaler : elle est mégalomaniaque,
calme, rapide, longue et inconsciente du temps écoulé.
Le fumeur se croit capable des plus grandes choses : il se
représente en imagination résolvant les problèmes les plus
ardus, conquérant les .situations les plus magnifiques, réussis-
sant les entreprises les plus hardies. Il croit surtout tout
comprendre ; il saisit les relations, cachées aux yeux du vul-
gaire, qui unissent entre eux des faits en apparence sans
affinité ; il synthétise de la manière la plus subtile et inattendue
des éléments totalement étrangers l'un à l'autre et aboutit à
une construction mentale trop ingénieuse et trop fragile, dont
les matériaux sont disparates et mal joints. C'est un vrai
délire d'imagination - ou plus exactement d'onirisme Imagi-
natif. Et quand on étudie cette modification si curieuse du carac-
vait des martingales et réalisait, aux côtés de sa maîtresse, des gains
indéfinis. » Dupré. L'affaire Ullmo. Arch. d'anthrop. crim. 1908.
1. Th. Gautier. Préface aux œuvres de Ch. Baudelaire (éd. Lemerre,
p. 71).
2. Cf. Dupré et Logre. Les délires d'imagination. Congrès des alién. cl
fieur. Bruxelles, 1910.
DuPOUY. — Les opiomanes. 7
98 ÉTUDE CLINIuLF, ET PSYCHOLOGIQUE
tère, on ne s'étonne plus de voir des cerveaux déséquilibrés
forger des rêves d'une audace déconcertante qu'ils tenteront
parfois de réaliser lorsqu'un thébaïsme suffisamment prolongé
aura obnubilé de façon continue leur cerveau, perverti leur
moralité et détruit leur sens critique ; l'on comprend ainsi que
ce soit chez un fumeur d'opium qu'ait germé cette invraisem-
blable idée d'obtenir impunément du Ministère de la Guerre
une forte somme d'argent sous menace de livrer à l'étranger
des documents intéressant la défense nationale et de pré-
tendre se la faire remettre sous la cuvette d'un lavabo, dans
les W.-C. d'un train rapide (Affaire UUmo).
L'esprit mégalomaniaque ne s'applique pas seulement à la
personnalité du fumeur, mais à son entourage, au temps, au
milieu, à l'espace... Nous reviendrons sur ce point à propos
des songes et des hallucinations hypnagogiques qui suivent
les séances de fumage chez les intoxiqués chroniques.
La rêverie est calme; le fumeur reste immobile, alangui et
placide ; solitaire, il s'enfonce dans sa béatitude ouatée et
torpide jusque souvent à la venue de l'anéantissement nar-
cosique ; en compagnie de collègues pareillement fervents, il
cause interminablement \ d'une voix monotone et voilée, avec
une politesse raffinée et une douceur exquise de ton et de
manière. « Pendant de longues heures, dit Petit de la Villéon,
le fumeur reste sur sa natte près de sa pipe, fumant toujours
tranquille, toujours calme ; devisant longuement, intermina-
blement, à voix basse, avec un bon vouloir qui n'a d'égal
que celui avec lequel il écoute à son tour son interlocuteur.
Le fumeur est un causeur charmant et... exemplaire ».
Jamais de bruit, jamais de discussion, jamais d'actes vio-
lents, fait remarquer Laurent. L'état desprit du fumeur est
4. La conversation est la plupart du temps intéressante et bien enchaînée;
il y a simplement hyperactivité de la mémoire et de l'association dos
idées, se traduisant par une abondance plus grande de mots prononcés
plus rapidement. Cette excitation logorrhéique ne dépasse jamais un cer-
tain degré, n'arrivant jamais à gêner le langage comme dans l'intoxica-
tion par le hachich. C'est un simple bavardage (Jeanselme).
PERIODE D ETAT 99
ainsi quelque peu diffcrenl suivant qu^il fume seul ou en
compagnie. Seul, il jouira de son excitation intellectuelle et
de sa pensée rêveuse (« il faut pour rêver que le calme com-
plet règne dans la fumerie, donc surtout être seul ») ou de sa
torpeur physique et mentale, sans rêverie aucune (rêverie
sans pensée de Laurent). En compagnie d'amis, il se plaira
au contraire à causer, il excitera davantage ses facultés d'ex-
position et de raisonnement et s'abandonnera moins à la
rêverie.
Le calme ne se dément pas, quel que soit l'objet de la
rêverie et même si cet objet est licencieux. L'on prétend sou-
vent que l'opium favorise l'érotisme et que les fumeurs s'ex-
citent volontiers au contact des femmes fréquentant les fume-
ries, où des scènes lascives se dérouleraient. C'est là une
grande erreur, d'autant que l'opium engendre la frigidité et
l'impuissance, comme nous aurons plus loin occasion de le
dire. Au début, il est vrai, à la période d'initiation ou bien
encore chez le fumeur très modéré qui ne pousse jamais son
intoxication au delà de ce que nous avons appelé la pointe
d'opium, on peut observer une excitation génésique avec
priapisme, analogue à l'excitation motrice et à l'impulsion
déambulatoire que nous avons signalées : mais, en général, la
rêverie n'est nullement erotique; elle ne s'accompagne sur-
tout pas de visions suggestives comme d'aucuns se sont plu
à le laisser supposer; quand par hasard elle incline, en raison
des appétits encore vaillants d'un néophyte, aux pensées
d'amour, celles-ci demeurent le plus souvent chastes et plato-
niques : les amours des fumeurs d'opium sont essentiellement
immatérielles et leurs prouesses si vantées n'existent guère
qu'en imagination.
La rêverie, avons-nous dit, est rapide, c'est-à-dire qu'elle
touche dans la même soirée à une multitude de questions, les
effleurant toutes plus ou moins superficiellement et créant les
associations d'idées avec une aisance remarquable. Le rêve
déroule sa trame à travers le monde entier, le passé et
BIBLfOTHECA
100 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
l'avenir, montrant le même événement sous ses différentes
faces. Les pensées et les tableaux se succèdent sans arrêt,
faisant défiler les vies, les générations et les siècles : le temps
n'existe plus, l'espace est illimité. Elle est longue et peut
durer toute la nuit; le fumeur rêve jusqu'au matin, engourdi
mais insomnique, roulant ses pipes avec des gestes précis
d'automate.
Elle est inconsciente du temps écoulé : Taube se lève quand
le fumeur se croit encore à l'orée de la nuit; les heures s'en-
fuient sans qu'il les sente disparaître; il pense être à dix
heures du soir et il est six heures du matin. « Un point parti-
culier, dit M. P. de la Villéon, sur lequel cette intoxication
du fumeur d'opium se différencie nettement de toutes les
autres, c'est celui qui a trait à la notion du temps. En général,
dans le rêve toxique, le temps passe très lentement et le
malade qui croit avoir dormi des heures durant, n'a som-
meillé que quelques minutes. Le fumeur a l'impression exac-
tement opposée ; il pense n'être sur sa natte que depuis un
instant, alors que depuis très longtemps déjà il joue avec la
divine drogue. « C'est là ce qui se passe en règle générale;
néanmoins le phénomène inverse se produit pendant la phase
d'excitation simple : la rêverie est si rapide, si pleine
d'images en un temps infime que le fumeur pense avoir vécu
des heures entières alors que quelques minutes seulement se
sont écoulées; Coleridge, Poe, avaient remarqué sur eux
les mêmes effets avec le laudanum. Enfin il ne nous paraît
pas juste de faire de celte altération dans l'estimation du temps
un caractère palhognomonique du thébaïsme ; toutes les intoxi-
cations susceptibles de déterminer un assoupissement, un
engourdissement psycho-moteur, et notamment l'éthérisme
s'accompagnent du même symptôme.
La rêverie d'opium, hyperidéative, est aussi hypermné-
sique. Des souvenirs depuis longtemps évanouis, disparus du
champ de la conscience, renaissent à nouveau à la mémoire
avec leur fraîcheur primitive et s'évoquent spontanément, se
PKRIODK I) ETAT 101
reliant à d'autres que Ton croyait pareillement perdus, les
réveillant et les associant. Mais cette hypermnésie n'est pas
volontaire : elle s'effectue automatiquement ' et n'existe plus
au lendemain malin lorsqu'est tombée l'excitation due à
l'opium et que règne la dépression consécutive. Le fumeur ne
se rappelle plus ce qu'il a dit la veille, ce qu'il a lu ou entendu,
ce qu'il a rêvé : il présente pendant la séance elle-même de
l'amnésie continue (Laurent). Les expériences à cet égard sont
intéressantes et concluantes : on fait lire au sujet un texte
donné ou bien on lui raconte une histoire quelconque ; le len-
demain on essaie vainement d'évoquer ce souvenir, le texte
et l'histoire sont oubliés. On lui demande enfin de décrire sa
rêverie, de transcrire le récit de ses déhcieuses et féeriques
excursions : impossible, il se récuse, il est trop las, il ne se
rappelle plus. Et celui qui tient à accomplir ce travail est
obligé de noter ses images au fur et à mesure qu'elles se pré-
sentent à l'esprit, jusqu'au moment où l'effort nécessaire lui
devient impossible, toute volonté étant annihilée. Cette
hypermnésie momentanée et purement reproductrice va,
d'autre part, en diminuant progressivement chez l'intoxiqué
chronique.
Si riche d'idées, si pleine d'ingénieux aperçus et de géniales
inspirations que sa rêverie paraisse au fumeur d'opium, celle-
ci demeure stérile, impuissante à enfanter une œuvre forte
et durable. L'imagination est déréglée et instable, ébauchant
des projets aussitôt abandonnés. Le sujet puissamment doué
intellectuellement et dont la robustesse physique ne se laisse
pas facilement attaquer peut trouver dans la pointe d'opium
un stimulant'au jeu normal de ses facultés ; mais il est excep-
tionnel que la rêverie favorise l'éclosion d 'œuvres « soit sur
1. La sensation d"effort pour se souvenir disparaît, les idées viennent
facilement, s'enchaînent, s'appellent, et rhypermnésie se manifeste surtout
dans la multiplicité des incidents se groupant autour d'un fait principal
(Jeanselme).
Nous établirons, d'autre part, une distinction entre les deux étals de
rêverie active et do rêverie passive qui se succèdent.
102 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
le terrain des sciences, soit sur le terrain des arts, dont leurs
auteurs eussent été, à Tétat de veille normale, tout à fait
incapables » comme le veut Petit de la Yilléon ^
Nous pensons que la vérité est bien plus près de l'opinion
émise par Michaut", conforme, d'ailleurs, aux faits observés
par nous : la prétendue stimulation des fonctions cérébrales
est surtout subjective, la rêverie euphorique du fumeur éveille
en lui un sentiment d'hypertrophie de sa personnalité mentale,
supprime entièrement son auto-critique et lui donne l'illusion
d'accompUr des choses merveilleuses ^ « Cette stimulation,
déclare Michaut, n'est autre qu'une ivresse spéciale qui fait
arriver le fumeur à une sorte d'état maniaque, à'égotisme
rné galomaniaqiie . J'entends par là que l'habitude de fumer
l'opium, même à très petites doses, supprime toute espèce de
défiance au sujet de vos qualités intellectuelles. Le fumeur se
croit capable de tout ; ses facultés mentales lui semblent hyper-
trophiées au suprême degré, il n'a qu'à vouloir pour pouvoir.
« Cette erreur subjective prend son origine dans les effets
de l'excitation circulatoire produite par l'opium^rt^ début de
l'intoxication chronique . L'individu à qui on vient de faire
fumer quelques pipes (de 0,01 à 0,06) ressent un peu ce qu'on
observe dans livresse alcoolique ; son activité cérébrale
semble augmentée et il emploie son énergie avec une grande
facilité au travail qu'il désire accomplir. Il fait facilement ce
qu'il veut faire, mais cette facilité est purement illusoire, sub-
1. « Comme dans d'autres intoxications, celle du hachich, de l'éther en
particulier, ractivifé intellectuelle est augmentée, et parfois de façon sin-
gulière. La faculté de concevoir, la faculté de comprendre, la faculté de
raisonner même s'amplifie, et c'est là encore une de ces causes qui font le
charme funeste de ces longues nuits de fumeries ! J'ai vu souvent la
puissance créatrice du cerveau doubler et donner, sous l'influence du
to.xique, soit sur le terrain des sciences, soit sur le terrain des arts, des
œuvres dont leurs auteurs eussent été, à l'état de veille normale, tout à
fait incapables » (op. cil., p. 337).
2. Michaut. Noie sur l'intoxication ynorphiniyiie par la fumée d'opium;
opiornanie : état mental des fumeurs. Bull. gén. de thér. méd. et chir., 1893,
p. 462.
3. A propos des illusions intérieures des fumeurs d'opium, signalons
avec Laurent l'illusion du déjà vu.
PÉRIODE D ÉTAT 103
jcctive, elle n'existe que pour le sujet en expérience.
« L'expérience suivante, très simple à répéter, démontre
rillusion produite par Tivresse morpliinique. Priez un fumeur
d'opium de se mettre dans les conditions qu'il croit les meil-
leures pour un travail qui lui est habituel. Demandez-lui
d'accomplir sous Hnfliiencc de l'opium le travail qui lui plaît
le mieux; s'il se pique de littérature, faites-lui faire des vers ;
si c'est un ingénieur, exigez de lui un calcul très simple ;
d'un administrateur, le plan d'un rapport. Ayez soin de faire
assister deux témoins et un sténographe à l'expérience. Que
va-t-il se passer? L'expérience terminée, le fumeur ne voudra
pas croire que la suite incoliérente d'inepties débitées, que
les erreurs grossières de calcul, produits de l'ivresse opiacée,
ont été commises par lui.
« Sous l'influence de l'opium, le fumeur perd donc l'équi-
libre de ses facultés intellectuelles,- il n'est plus capable de
soumettre son travail à une critique impartiale ; il est devenu
impidsif, c'est un malade intellectuel qui s'illusionne sur la
valeur de ses actes et de ses pensées. C'est précisément là
ce qui fait le charme de l'ivresse opiacée pour le fumeur, il
perd conscience de sa valeur personnelle ^ tous les jugements
qu'il porte sur son moi sont des flatteries. Il vit dans un
monde fait d'illusions. »
Ce tableau du D'' Michaut est évidemment un peu poussé :
il vise principalement les fumeurs chroniquement et fortement
intoxiqués, dont il compare l'état mental à celui des paraly-
tiques généraux avec délire ambitieux. Les petits fumeurs ne
faisant de la drogue qu'un usage modéré et discontinu n'ont
pas une rêverie aussi absurde et aussi incohérente, mais
sont encore capables de suivre, malgré d'inévitables et invo-
lontaires digressions, une idée ou une conversation.
La rêverie du fumeur d'opium, sorte de mentismc vigil se
désagrège peu à peu, se résout en une torpeur plus ou moins
hâtive et prononcée suivant le nombre et la grosseur des
pipes, suivant aussi le degré d'accoutumance et la force
104 ETUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
de l'habilude contractée. Mais toujours apparaît une période
de dépression intellectuelle et physique. Le rêveur, éveillé et
volontiers bavard, se tait et s'assoupit. Si l'intoxication est
minime, son assoupissement est léger et il se réveillera le
lendemain matin à peu près dispos et sans grand malaise, la
tôte seulement un peu lourde, la bouche un peu sèche, avec
une sensation de soif.
Plus imprégné par le poison, une apathie complète s'empa-
rera de lui, abouhque bien qu'encore lucide, incapable de se
mouvoir malgré le danger prévu et attendu avec insouciance,
préférant la mort à l'effort. Nombreuses sont les histoires qui
courent sur les riches indigènes ou les chefs de poste surpris
au milieu de leur rêverie nonchalante et tendant avec séré-
nité le cou au pirate sanguinaire, plutôt que de tenter de fuir
ou de résister. « Un commandant de poste, conte P. de la
Villéon, fumait dans sa case quand on lui signala que l'ennemi
approchait, le cernait ; indifTérent, au-dessus des vaines con-
tingences, il ne voulut ni bouger ni se défendre ; les visages
jaunes envahirent, entrèrent et lui tranchèrent la tête sur sa
pipe. »
C'est enfin l'insomnie torpide et accablante ou un sommeil
lourd, non réparateur, parfois chargé de rêves tantôt riants,
tantôt terribles (surtout avec le dross), et d'oîi il sortira mal
en point, céphalalgique et nauséeu.x, la langue pâteuse, l'ap-
pétit nul, les membres endoloris, les pupilles dilatées, la
vessie paresseuse, abattu, geignant et poussif, apathique et
obtus, l'esprit flottant dans le vague, incertain de la réalité
présente et sachant mal séparer celle-ci des images oniriques
non encore complètement dissipées ^ sans aucun goût pour
son travail, sans énergie et sans inteUigence-. « La faculté
1. Cf. La phase de réveil du délire onirique. E. Régis. L'Encéphale,
mai lyii.
2. Cf. l'auto-observation du malade de Luys :
Deuxième influence de l'opiuin. btat de somnolence. — « Asi.x heures, Oft
m'éveillait ; j'étais couvert de sueur, la tête lourde, me mouchant beau-
coup, fatigué, courbaturé, grelottant au moindre souffle du vent (avec
1
PERIODE D ÉTAT 105
d'attention s'efface, l'intelligence s'obscurcit, l'intéressant cau-
seur d'il y a quelques heures est maintenant muet et banal.
Par ailleurs il présente un état singulier d'asthénie musculaire.
Il est incapable du moindre travail intellectuel, du moindre
travail physique. C'est alors que le fumeur offre ce spectacle
vraiment lamentable d'un individu qui n'est plus que le triste
résidu de lui-même. C'est à ce moment que l'on mesure les
ravages du fléau qui met les hommes au-dessous de leur rôle ;
et rien n'est attristant autant que de voir une autorité, un
commandement, une responsabilité médicale, aux mains d'une
pareille loque humaine ! Et cette dépression totale va augmen-
tant jusqu'à l'heure de la séance suivante de fumerie, qui
ramène pour un temps le taux intellectuel et la personnalité
de l'individu » (Petit de la Villéon). Parfois même le fumeur
ne saurait attendre l'heure habituelle de fumage et, pour se
35 ou 40° de chaleur), ne pouvant arrêter ma pensée sur un souvenir
agréable, ayant des pensées tristes qui menvahissaient subitement, ayant
le souci de l'avenir que je voyais tout en noir.
« Lorsqu'on est sous cette seconde influence de l'opium, un souvenir
dont on rirait étant sous la première influence, suffit à vous faire pleurer.
« L'appétit, ou plutôt une sorte de vide d'estomac se fait sentir à ce
moment, on mangerait beaucoup, mais le fumeur ne mange presque pas,
ayant hâte de se débarrasser du malaise et de la tristesse dont il est
envahi, et sachant que l'opium agit moins vite lorsque l'on a mangé.
« Autant la femme est indifférente pendant la première influence de
l'opium, autant les désirs qu'elle inspire sont violents pendant la deuxième
influence : rien que la pensée d'une femme, la vue d'une forme de femme
vous fait monter le sang à la tète. Si, en cet étal, on voit une femme, le
moindre contact suffit k calmer pour un quart d'heure, après quoi on
peut recommencer jusqu'à 7 ou 8 fois en une nuit.
« Tous les organes semblent se réveiller, plus sensibles qu'à l'état
normal : l'odorat est très développé, la moindreodeur est insupportable, et
si peu qu'elle soit désagréable donne des envies de rendre. En résumé cet
état est extrêmement pénible, c'est un malaise général et un énervement
tort désagréable au physique et une tristesse indéfinissable au moral.
« Naturellement, on reste le moins longtemps possible en cet état, et le
fumeur s'empresse de se traîner ii une fumeiie où il arrive de mauvaise
humeur, ne répondant pas si on lui parle. Di.x minutes après qu'on a
fumé, la transi)iralion cesse, on cesse de se moucher, de cracher, et la
gaieté revient avec la netteté des idées ; on devient bavard, communi-
catif, aimable autant qu'un était maussade quelques minutes avant. Si on
a mangé avant de fumer, on rend ce qu'on a mangé, sans efforts, aussi
facilement que si on crachait. Si on n'a pas mangé, le mal d'estomac et
la faim cessent immédiatement après la première absorption d'opium. Il
serait alors impossible de manger, si peu que ce fût. sans le rendre ».
(L'Encéphale, loc. cit.).
406 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
mettre d'aplomb afin d'accomplir sa tâche quotidienne, est
obligé d'aspirer quelques bouffées d'opium. « Aussitôt le poison
donne un coup de fouet à ses facultés engourdies, de même
que Talcool redonne du ressort au buveur après une nuit
d'orgie» (Jeanselme).
Les ivresses thébaïqiies. — Tous les intermédiaires existent
entre la pointe d'opium, exaltation intellectuelle sans confusion
avec sommeil quasi normal, la griserie ou rêverie témoignant
d'un certain automatisme mental, souvent empreinte de con-
fusion et suivie d'assoupissement toxique plus ou moins pro-
fond, l'ivresse complète enfin avec coma dont il nous reste à
dire quelques mots.
Le parallélisme entre l'alcool et l'opium est très étroit et
l'ivresse thébaïque peut se terminer comme l'ivresse alcoo-
lique par des accidents comateux, convulsifs ou mortels —
<]ueslion de dose et de terrain — . De part et d'autre, fait
remarquer Pouchet, excitation initiale avec les doses modé-
rées, narcose avec asphyxie menaçante si les doses sont plus
fortes ou la réceptivité plus délicate.
Le néophyte qui a été trop loin et surtout trop vite tombe
parfois assommé, comme foudroyé parle poison (ivresse coma-
teuse subite, opianisme aigu de Quéré). Le vétéran, au con-
traire, aux pipées méthodiques et régulières sent l'ivresse
venir et la torpeur le saisir. Sa figure, nez, front, paupières,
ses parties génitales sont le siège d'insupportables démangeai-
sons, ses mouvements deviennent ataxiques, sa parole s'em-
barrasse, ses idées s'obscurcissent, des vertiges le font chan-
celer et la prostration l'envahit. Il n'entend plus ce qui se dit
à ses côtés, pàht, perd connaissance et roule inerte sur le
tapis. Des sueurs abondantes et visqueuses inondent sa face et
son corps; les membres sont dans le relâchement complet,
les sphincters deviennent incontinents. Sur le visage livide
apparaissent des taches violacées ; la langue tuméfiée et
violette pend hors la bouche ; des ecchymoses zèbrent la
peau ; les pupilles se dilatent au maximum ; le pouls faiblit et
PÉRIODE D ÉTAT 107
perd sa régularité ; la respiration s'embarrasse et tombe à 8 ou
10 par minute; il y a de l'hj'^pothermie. Parfois des convul-
sions éclatent (narcotisme convulsif analogue à l'ivresse alcoo-
lique convulsive de Percy). Enfin le malade peut mourir par
asphyxie bulbaire, mais cette terminaison est plutôt rare.
Généralement le fumeur sort de son état comateux au bout
d'un temps plus ou moins long, douze, vingt, quarante-huit
I heures, selon la gravité du cas. Le réveil est pénible et l'in-
j dividu éprouve un sentiment de lassitude générale et de tor-
peur indicible, une céphalée gravative intense. Le visage est
I d'une pâleur mortelle, les yeux injectés et ternes. La ph3^sio-
j nomie reflète une expression d'abattement et de malaise. La
I respiration est pénible et sifflante, le pouls déprimé et lent.
La gorge est sèche, la langue chargée, la constipation opi-
I niâtre ; enfin des vomissements se produisent sans douleur ni
effort, presque sans nausées, au moindre mouvement. L'es-
tomac est insensible et comme paralysé (Matteï).
Nous pourrions citer encore les ivresses anormales, hallu-
cinatoires et délirantes, mais il nous a paru qu'elles étaient
plutôt exceptionnelles. Laurent soutient môme « n'avoir jamais,
sur des milliers de fumeurs, constaté d'hallucinations,
d'ivresse, de déhre, encore moins de coma ». Par contre cer-
tains auteurs, avec Libermann, décrivent un narcotisme hal-
lucinatoire et délirant. La raison de cette contradiction lient
en grande partie à ce que l'on confond trop souvent le hachich
et l'opium : les fumeurs de hachich ou d'opium chanvre sont
véritablement hallucinés, les fumeurs d'opium le sont très
peu — surtout ceux qui usent d'un bon chandoo, non sur-
morphiné, exempt de dross et pur de toute sophistication.
Néanmoins il arrive parfois que des fumeurs présentent après
une orgie d'oj)ium des visions hallucinatoires diverses : dra-
gons, animaux fantastiques, figures grimaçantes, alors qu'ha-
bituellement le trouble sensoriel n'aboutit qu'à l'illusion ; il y
a bien souvent, en pareil cas, adjonction d'un autre facteur :
alcoolisme concomitant, paludisme, insuffisance hépato-rénale,
108 ÉTUDE CLINIOUE ET PSYCHOLOGIQUE
OU simplement terrain psychopathique essentiellement favori-
sant. L'on peut enfin rencontrer un véritable état onirique
d'une durée plus longue, de plusieurs jours à plusieurs
semaines; il ne s'agit plus d'ivresse, au sens doctrinal et res-
treint du mot, mais d'accès subaigu analogue à l'accès déli-
rant alcoolique, ou de confusion mentale cachectique et ter-
minale, préagonique. Il est bon cependant de faire remarquer
l'étroite analogie clinique de ces psychoses thébaïques —
psychoses d'ivresse, d'accès aigu ou subaigu. Nous répéterons
à leur sujet ce que le professeur Régis dit des psychoses
alcooliques^ : « Quel que soit son degré d'intensité, l'accès
de psychose alcoolique est susceptible de survenir soit dans
l'alcoolisme aigu, à la suite d'une intoxication brusque et pas-
sagère, soit à un moment quelconque de l'empoisonnement
chronique. » Nous reparlerons de ces états hallucinatoires et
délirants avec les formes particulières et les terminaisons du
thébaïsme chronique.
Avant toutefois d'aborder cette étude, nous voudrions ten-
ter une explication du mécanisme psychologique de l'état de
rêverie chez les fumeurs d'opium.
Le mécanisme psychologique de la rêverie. — La pensée
s'exerce avec une puissance bien différente suivant d'abord
les individus, suivant les moments ensuite. Ne considérons
que les modalités de ce dernier ordre. En temps ordinaire et
normal, la pensée glisse, consciente, sur chaque objet, phé-
nomène ou incident, sans s'y arrêter ; les événements de
la journée, les travaux professionnels, les lectures, les
visites, tous les menus épisodes de la vie la sollicitent succes-
sivement, l'écartant d'un point pour l'attirer vers un autre,
abandonné l'instant d'après pour un troisième ; des associa-
tions d'idées, tantôt parfaitement conscientes et précises, tan-
tôt seulement vagues et subconscientes, naissent à tout
moment de ces heurts répétés, par comparaison, analogie ou
1. E. Régis. Précis de psychiatrie, p. ol7.
PÉRIODE D ETAT 109
contraste, au gré des circonstances ou bien aiguillées dans un
sens déterminé par une préoccupation quelconque fixe ou
passagère. Le jeu ordinaire et régulier de la pensée consiste
donc dans un polyidéisme mobile, variable, portant toutefois
l'empreinte des aptitudes individuelles, des préoccupations et
des soucis dominants.
La pensée peut au contraire se fixer volontairement^ un
temps plus ou moins long, sur un groupe d'idées dont l'exa-
men et la discussion présentent un intérêt particulier pour de
multiples raisons. Le sujet les pèse, les analyse, en tire
toutes les déductions et conclusions possibles en vue d'un
but déterminé, pratique ou spéculatif. La réflexion est en
quelque sorte l'irradiation de la pensée autour d'un noyau
idéatif donné, vers lequel sont volontairement orientées
toutes les associations d'idées. La puissance de la réflexion se
reconnaît précisément à ce qu'elle ne permet l'intrusion d'au-
cune idée étrangère ; sa faiblesse se juge par la distraction
qui laisse pénétrer dans le champ de la conscience des idées
n'offrant aucun lien avec l'idée mère. L'attention est une
véritable gardienne chargée d'une mission de contrôle et de
sélection ; elle doit n'introduire que les ayants droit, résister
à toutes les sollicitations ou séductions extérieures ou inté-
rieures, inhibant pour cela l'action des excitations périphé-
riques ou cénesthésiques et repoussant les approches de l'idée
distrayante. La réflexion est donc un polyidéisme relatif, un
oligoidéisme, sélectionné et orienté volontairement.
La pensée peut enfin se fixer sur une seule idée au profit
exclusif de laquelle veille l'attention, dans le but d'en per-
mettre une compréhension plus parfaite, une assimilation plus
intime. La Méditation ne discute pas comme la réflexion,
elle approfondit une proposition, une conception ou un
dogme. Elle exige une contention intellectuelle plus étroite
encore que la réflexion ; la pensée ne doit pas s'écarter de
l'objet sur lequel elle est appliquée, en tôte-à-tôte avec lui, et
l'exemple le plus frappant de ce monoidéisme volontaire est
110 ÉTUDK CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
fourni j)ar la méditation religieuse ou la méditation scien-
tifique \
Le rôle de l'attention a donc pour effet de hiérarchiser les
états de pensée et de les faire tendre vers un monoidéisme de
plus en plus absolu. Que l'attention vienne, au contraire, à
défaillir, la synthèse mentale se relâchera de sa contention et
la pensée se dispersera au gré des attractions qui lui seront
offertes. La diminution progressive du tonus attentionnel
entraîne un polyidéisme d'autant plus instable et plus fuyant.
La rêverie, essentiellement mobile et capricieuse, se dérobant
devant les obstacles dressés par la raison ou la réahté, est
un état de moindre effort malgré la multiplicité des idées qui
se coudoient et s'associent, donnant l'illusion d'une suractivité
psychique.
La rêverie ne possède cependant pas en ioules circons-
tances le môme degré d'hypotonicité et Ton peut distinguer
la rêverie attentive, avec orientation prévue et poursuivie
volontairement, de la rêverie passive dont les éléments s'en-
chaînent au hasard. La première est la rêverie optimiste et
orgueilleuse en laquelle presque tous nous nous complaisons,
paresseusement et parfois voluptueusement, quand, las des
fatigues ou des tristesses de la réalité, nous nous laissons
aller à imaginer l'Avenir et l'Idéal, emportés par nos chimères,
nos désirs et nos illusions. C'est aussi la rêverie esthétique,
la rêverie de l'artiste et du poète, celle que Antheaume et
Dromard ont étudiée et dont ils ont montré les caractères dis-
tinctifs ; « la rêverie ", parce qu'elle favorise le libre jeu des
1. On peut rappeler à ce sujet les méditations célèbres d'Archiméde, de
Newton, de Pascal et d'Ampère. <. il est impossible, dit Dumas en parlant
de ce dernier, de se représenter jusqu'où était portée la concentration de
son esprit. On voyait alors cet homme qu'on appelait disirait, isolé pen-
dant de longues heures dans une méditation profonde, traversant ses
occupations et les devoirs de la vie dans une sorte de somnambulisme,
oubliant tout jusqu'au moment où la vérité, se faisant jour, le délivrait
de cette obsession » (Dumas. Eloge historique d'A. A. de la Rive. Revue
scientifique, 1875, t. XV, p. 630) .
2. Antheaume et Dromard. Poésie et folie. Paris. 1908, p. 90.
PERIODE D ÉTAT Ht
associations, est l'attitude féconde et chère au poète. II y
trouve des combinaisons que la réflexion ne lui fournirait pas.
La réflexion est trop exclusive et trop despotique ».
La rêverie passive, au contraire, n'a plus sa direction ;
elle ne suit plus un thème préformé, la synthèse mentale est
désagrégée et ce sont les circonstances fortuites, les percep-
tions de toute nature, les préoccupations actuelles, les sou-
venirs les plus récents ou les plus fidèles qui commandent
les associations d'idées \ A mesure que se disperse l'atten-
tion et que se désagrège le bloc mental, le contrôle et la cri-
tique ne se font plus, l'incohérence et l'absurdité apparais-
sent... Insensiblement l'on passe de la rêverie au rêve véritable
et à l'onirisme confusionnel. Point n'est besoin de rappeler
ici les beaux travaux de Lasègue et de Régis sur l'analogie
des délires toxiques avec les états de rêve ; ils sont connus
de tous.
La rêverie des fumeurs d'opium est, à son début, une rêve-
rie active et c'est à ce moment que les sujets dont les facultés
ne sont pas encore éteintes peuvent faire œuvre intellectuelle,
œuvre surtout d'imagination, c'est-à-dire oratoire ou poé-
tique : les associations s'effectuent rapides, multiples, parfois
ingénieuses et créatrices. Mais, si l'on pousse plus loin l'usage
de l'opium, la rêverie ne tarde pas à [)erdre son caractère
volitionnel et à devenir automatique : c'est alors l'incohé-
rence et l'illusion du songe. En résumé, ce qui spécifie essen-
tiellement la rêverie des fumeurs d'opium, en plus de son
caractère euphorique et mégalomaniaque, est une hyperidéa-
tion associative et une hypermnésie de reproduction momen-
tanées avec diminution progressive de l'attention consciente
et de la volonté, c'est-à-dire avec tendance croissante à la
passivité et à l'automatisme mental.
1. Cf. G. Dumas. Comment on Qouverne les rêves. La Revue de Paris,
la novembre 1909, p. 344.
P. Borel. Rêverie et délire de grandeur. Journ. de psychol. norm. et
pathol., septembre, 1909, p. 408.
il2 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIOUE
La passivité de celte rêverie est facilement démontrée par
rinsuiïisance de l'attention volontaire. Alors qu'au début de la
séance, le fumeur pouvait choisir le thème de sa rêverie ou le
sujet d'une conversation, pénétrait les moindres détails de
l'une ou de l'autre avec une lucidité parfaite, écoutait les
objections et les critiques formulées et y répondait victorieu-
sement, son attention, au bout d'un certain temps, faiblit au
point qu'il devient incapable de guider son rêve et de le clore
à son gré, de comprendre et de suivre son interlocuteur. (( Si
dans la conversation le thébaïsé nejoue pas un rôle actif, l'es-
prit sans cesse éperonné par l'idée, le mot à trouver, la dis-
traction survient rapidement ; si l'interlocuteur parle seul, que
l'on écoute une leçon, un sermon par exemple, lesyeux devien-
nent vagues comme la pensée; le fumeur se trouve dans cet;
état d'euphorie sans pensée ou avec des pensées très simples,
les phrases sont entendues, mais nullement comprises...
(Laurent). Pour la lecture et le raisonnement, c'est même
chose. Celui-ci ne peut se poursuivre, ni celle-là se prolonger;
l'esprit ne se fixe point et sa direction échappe constamment.
Laurent précise avec exactitude la scène du lecteur somno-
lent : « Quelques pages au plus sont lues et comprises, puis
tout à coup il y a un moment d'arrêt bien net de l'intelhgence,
le fumeur retombe encore dans sa rêvasserie habituelle, eti
s'aperçoit que depuis un instant il n'est pas à sa lecture, une
phrase n'a pas été comprise. Effort de volonté, l'esprit se fixe
à nouveau et, parfois, tellement court est cet effort, la phrase
n'est pas encore lue que l'on rêve encore ; on lutte, on gagne
quelques paragraphes, vingt fois on recommence le même
manège, puis le livre tombe et la rêverie s'installe en maî-
tresse, c'est encore là le non-sommeil avec la pauvreté de la
pensée caractéristique de l'opium. »
L'apparente suractivité psychique due à la succession inin-
terrompue des images mentales n'est en réalité qu'une incon-
tinence et qu'une paralysie; le polyidéisme relève autant du
relâchement attentionnel, de l'obnubilation intellectuelle et
, PERIODE D ETAT 113
de TinsulTisance volitionnelle que de l'exaltation des facultés
Imaginatives et mnésiques. Parlant de l'action excitante des
toxiques, alcool, hachich, opium, Antheaume et Dromard
concluent fort justement de la sorte : « Les apparences d'une
suractivité psychique ont ici leur raison d'être dans une ato-
nie provoquée des appareils cérébraux inhibiteurs, et l'hy-
peridéation n'est autre chose qu'une incontinence de senti-
ments et d'idées. La profusion des images se succédant avec
une rapidité inaccoutumée, la richesse des représentations
qu'on ne fixe pas au passage, tout cela, faute d'être modéré
et coordonné, constitue un chaos mouvant dans lequel il est
impossible de faire une pause. Dans cette prétendue suracti-
vité, nous ne trouvons au total qu'une paralysie ^ »
Nous sommes ainsi amené à considérer la rêverie d'opium
comme un état de subonirisme toxique, comme une forme
légère de confusion mentale, et l'excitation initiale — celle
qui précède immédiatement l'engourdissement euphorique —
comme une variété de mentisme : il est à remarquer, en
effet, que ce sont presque toujours les mêmes pensées qui
reviennent chez le même fumeur, avec un caractère fatigant
et obsédant sur lequel certains de nos malades ont insisté tout
particulièrement, à l'instar de l'opiomane Th. de Quincey.
Nous pouvons dire aussi, dès maintenant, que chez l'intoxi-
qué chronique, le travail de réflexion devient de plus en plus
difficile et finalement tout à fait impossible, la pensée ne pou-
vant arriver à se poser et fuyant toujours.
Rêverie et hallucinations. — Un dernier point reste à étu-
dier au sujet de la rêverie. Comporte-t-elle des hallucinations?
Les réponses des auteurs sont contradictoires, celles des
fumeurs souvent imprécises. C'est qu'en effet on a tendance
à confondre des étals très différents : la rêverie, l'ivresse
simplement confusionnelle avec torpeur mentale consécutive
et l'accès de psychose thébaïque aiguë ou subaiguë. Ce der-
1. Antheaume et Dromard. Loc. cit., p. 304.
DupocY. — Les opiomanes. 8
H4 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIOUh
nier est toujours hallucinatoire ; l'ivresse Test quelquefois ;
la rêverie (en dehors de cas très spéciaux d'intoxication
mixte ou compliquée) Test rarement. Une des principales
causes d'erreur dans l'appréciation des troubles de la percep-
tion chez les fumeurs d'opium est leur hyperesthésie senso-
rielle. La moindre excitation est ressentie, exagérée ou inter-
prétée. Or cette interprétation est souvent irrationnelle ou
faussée en raison de leur état d'engourdissement psychique
et de désordre associatif — d'où la fréquence des déforma-
tions perceptives, c'est-à-dire des illusions.
L'analyse des représentations mentales évoquées pendant
la rêverie rend compte de la complexité du processus et de
la diiTieaUé du diagnostic. Le cours de la rêverie passive, la
seule qui nous intéresse véritablement en la matière, est
principalement dirigé par les sensations perçues, même les
plus minimes, que déclanche tout un système d'associations ;
et cela est si vrai que les fumeurs d'opium ont grand soin
d'écarter de leurs sens les objets susceptibles d'attirer de
pénibles images ; ils font un peu comme les amateurs de
chanvre qui, voulant jouir pleinement des magies du hachich,
les préparent à l'avance. C'est donc un détail quelconque
qui servira d'amorce à la scène rêvée : ceUe-ci se joue mal
orientée dans le temps et l'espace, mais souvent, par contre,
bien située dans le milieu ; et la chose se comprend aisément.
La locahsation d'une image dans le temps et l'espace demande
un raisonnement méthodique effectué à l'aide de points de
repère précis. Si nous jugeons que tel fait s'est passé en telle
année, ou alors que nous avions tel âge, ce ne peut être qu'à
la condition de nous rappeler de la manière la plus formelle,
ou bien que ce fait est lié indissolublement à cette année
(date historique générale ou personnelle) ou à cet âge (âge de
l'entrée au collège ou dans une administration, de l'obtention
d'un diplôme important, du service militaire, de la majorité
légale, du mariage...) ou bien qu'il est intermédiaire à deux
dates ou à deux â^es dont le souvenir est intact. De même.
PÉRIODE D ÉTAT 115
l'estirnalion des dimensions d'un objet et sa situation dans
l'espace exigent souvent un calcul des plus minutieux, incom-
patible avec l'assoupissement toxique des facultés critiques.
Le fumeur d'opium est fi^énéralement incapable dans son rêve
de préciser une date, un âge, une situation, une dimension;
tout devient pour lui incommensurable, impondérable, infini;
il compte par milliers d'années ou de kilomètres ; s'il vient,
par exemple, à s'imaginer qu'il navigue sur un lac, ce lac est
immense, sans fond ni bornes; les montagnes qui l'entourent
sont d'une hauteur prodigieuse, et lui-même met un temps
illimité, 10.000, 20.000 ans à en accomplir la traversée...
L'orientation dans le milieu, en revanche, se fait automati-
quement, grâce à un détail quelconque; le souvenir d'une
personne, d'un animal, d'un objet, évoque instantanément la
maison où nous avons vécu à une époque plus ou moins recu-
lée de notre existence et ses alentours immédiats, tel champ,
telle rivière, tel paysage... L'image du milieu est beaucoup
plus fixe que les notions d'âge et de temps, essentiellement
mobiles, perpétuellement évolutives.
Ces brèves considérations nous expliquent pourquoi les
représentations mentales des fumeurs d'opium, au cours de
leurs rêveries (et aussi de leurs rêves) sont floues et vagues
sur certains points, extrêmement précis sur d'autres, détails
de costumes, de lieux, etc., et assez souvent panoramiques.
Ce caractère panoramique, non d'ailleurs spécial à l'opium,
est encore favorisé par plusieurs conditions : beaucoup de
fumeurs sont des coloniaux dont la mémoire est riche en sou-
venirs de ce genre. Les autres, pour la plupart, sont des exal-
tés, épris d'aventures et vivant en imagination d'extraordi-
naires voyages. L'opium, la drogue orientale, évoque par la
seule puissance de son nom le lointain et fabuleux Orient, i
avec le mirage de son horizon grandiose et de ses paysages ;
•exotiques, lumineux, tourmentés, étrangement attirants.
Nous ne voulons pas nous étendre sur les autres caractères
de la rêverie thébaïque : déformation, désordre, incohérence.
(
116 ÉTUDE CLIMQUE ET PSYCHOLOGIQUE
égocentrisme..., ce sont ceux de tout rêve ou rêverie *. Nous
préférons nous arrêter quelques instants encore sur la prédo-
minance visuelle des représentations mentales et des illusions
sensorielles, et leur diflerenciation d'avec les véritables hallu-
cinations.
Le fumeur plongé en sa consciente rêverie prétend bien
voir défiler ses pensées, traduites sous une forme concrète»
mais à proprement parler il ne les voit pas objectivement
ainsi que les verrait un halluciné : il ne réagit, d'ailleurs^
nullement comme ce dernier, il n'étend pas les mains pour
saisir l'objet qui se présente, il ne cherche ni à le fuir, ni à
le rejoindre, il ne témoigne aucun des sentiments de joie»
d'effroi, de désir, de dégoût, qui se manifestent malgré soi-
sur le visage, lorsqu'on assiste à une scène vécue ; il res-
semble bien plutôt au spectateur qui, sans grande émotion,,
regarde se dérouler des films cinématographiques, préparé
qu'il est à ce spectacle et sachant parfaitement que ce qu'il
voit est seulement une image et nullement la réalité. Xos
rêveurs se représentent avec une intensité toute particuHère
les images que leur imagination leur suggère et la concep-
tion de certains détails est douée d'une telle netteté et d'une
telle précision qu'ils semblent appartenir à un objet véritable-
ment existant. Mais interrogez les fumeurs qui n'ont pas
versé dans la confusion et l'incohérence de l'ivresse com-
plète ; demandez-leur de définir leurs visio/is, et ils établiront
une différence tranchée entre leurs perceptions normales et
leurs « visions intérieures et mentales ». Ils voient avec leur
1. Nous signalerons à ce propos les conclusions auxquelles aboutissent
Antheaume et Dromard dans leur étude de la rêverie poétique : ils recon-
naissent comme caraclùres principaux des représentations mentales au
cours de l'état de rêverie : la nature concrète des images. Téloignement
dans le temps et l'espace, la déformation, le morcellement avec, comme
conséquences immédiates, l'intensité des représentations Imaginatives et
l'effacement des représentations réelles, d'où accaparement des forces-.-
vitales au profit de la seule subjectivité et disparition du sens de la vie,
perte de l'opposition entre le moi et le non-moi. « La personnalité tend à-
s'évanouir. L'esprit flottant et non appliqué ne tend pas à s'identifier avec
les objets de l'ambiance; il tend à une diffusion de soi-n>ème dans les.
choses ». (.\ntheaume et Dromard, lac. cit.. p. 107.)
H
PERIODE D ETAT Hl
imagination et non avec leurs sens ; ils en ont conscience et
ne sV trompent pas ; seulement ils n'ont d'autre terme pour
désigner leurs représentations mentales que celui qui s'ap-
plique à la perception sensorielle.
D'autre part, ils interprètent leurs moindres sensations,
démesurément amplifiées du fait de leur hyperesthésie et con-
sidérablement déformées par suite de la perte de leur esprit
critique et aussi de Tautomatisme rapide de leurs associations.
Or le silence et l'immobilité qui régnent dans la fumerie
réduisent au minimum les perceptions auditives, tactiles ou
cinétiques, tandis que les visuelles conservent encore leur
activité; les illusions de la vue sont encore favorisées par la
pénombre qui baigne la salle, par le contour estompé et flou
des objets qui la remplissent et des dessins qui en décorent
les murs. Lorsque de véritables hallucinations se produisent
à ce moment, elles sont souvent auditives en même temps
que visuelles (hallucination associée ou combinée) ; mais
dans la très grande majorité des cas l'état de simple rêverie
provoquée par quelques pipes d'un opium peu morphine ne
s'accompagne pas d'hallucinations, ni auditives, ni visuelles.
En revanche, si Ton place dans le voisinage du fumeur en
train de rêver un bouquet odorant, un objet quelconque par-
fumé, ou que l'on joue, même à grande distance, d'un ins-
trument musical, immédiatement des images olfactives ou
auditives se présentent ; des souvenirs surgissent, se rappor-
tant à une odeur ou à un air jadis entendu : la rêverie est
aiguillée dans une nouvelle voie.
Les pseudo-hallucinations de la rêverie thébaïque ne sont
que des représentations mentales, intensifiées jusqu'à simuler
une irréelle perception. Elles sont volontiers panoramiques .
et cinématographiques, constituées par une série de tableaux )
défilant devant les veux avec la netteté, le relief, la couleur et
la vie de la réalité ou de l'hallucination ; c'est la rêverie elle-
même, avec tous ses caractères précédemment étudiés d'eu-
phorie, d'immensité, de magnificence, d'égocentrisme, etc..
1»8
HTl'DE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
mais revêtant une apparence hallucinatoire. Le fumeur croit
voir, conmie en rêve^ des paysages riants ou splendides, vastes
et infinis, souvent exotiques, parfois totalement inconnus, des
scènes qui rapidement se déroulent et oii presque toujours
il joue un rôle important.
Les visions sont généralement magnifiques, tout imprégnées
de couleurs et de lumières, telle celle-ci : « J'ai vu, sur un
rocher en pleine mer, un temple magnifique éclaboussé d'or;
sur un autel de jade se dressaient deux superbes statues; un
vieillard officiait; le peuple se prosternait suppliant... » Elles
peuvent cependant être plus ou moins pénibles, par suite soit
de préoccupations obsédantes que Topium n'arrive pas à
chasser, soit bien plutôt de la mauvaise qualité de l'opium
ou d'une fâcheuse digestion. « ...D'autres fois, ce sont des
cauchemars; est-ce parce que j'ai fumé trop tôt après dîner,
c'est probable. Ainsi, j'ai fait naufrage, un soir, sur une île
de fumeurs ; l'opium manquant, le roi me prit sur un bout
de son aiguille, me fit grésiller sur la lampe, et me fuma... »
Les représentations mentales ne sont pas fatalement visuelles
et le fumeur peut dans son rêve rappeler des souvenirs audi-
tifs, évoquer des phrases musicales, des airs ou des chants
jadis entendus, assister en imagination à un concert sympho-
nique ou à une scène d'opéra, revivant chaque détail, ouïs-
sant chaque note de l'orchestre ou du chœur. D'autres repré-
sentations s'observent encore, toutes les possibles, tactiles,
cinétiques, cénesthésiques, etc.. Plusieurs de nos sujets nous
signalent même des représentations autoscopiques ; ils se
(voyaient, s'entendaient, se sentaient aller et venir dans leur
N fumerie ou dans leur atelier, alors qu'ils se trouvaient étendus
•sur leur natte ou leur divan.
Ce qui caractérise, somme toute, les représentations men-
tales du rêveur d'opium, c'est leur coordination relative, leur
succession logique et naturelle, une certaine conscience de
leur irréalité et de leur nature imaginative, la non-provoca-
tion enfin de phénomènes réactionnels. Les véritables hallu-
PERIODE D ETAT 119
cinations, au contraire, du thébaïsé, hallucinations de l'ivresse
proprement dite, ne survenant guère qu'après un excès inac-
coutumé et en même temps que se manifestent un certain
désordre dans les idées et une obnubilation de la conscience,
ont des caractères différents. Elles ne s'associent et ne se
déroulent plus avec la continuité méthodique de la rêverie,
mais elles surgissent brusques, soudaines, brutales, discon-
tinues, épisodiques ou paroxystiques, plus ou moins incohé-
rentes et assez souvent en salve. Elles empruntent complète-
ment l'image de la réalité, et la conscience est en défaut.
Ce sont des objets qui très rapidement se dressent, glissent,
rampent, courent devant le fumeur, sur la natte ou le pla-»
teau, des têtes qui apparaissent brusquement sur un rideau,
dans le cadre d'une porte, et s'évanouissent aussitôt, des
gnomes hideux, des figures menaçantes, des animaux répu-
gnants ou effrayants, rats, serpents, tigres, éléphants... Ce
sont des magots tout à coup qui se déplacent dans l'espace
et se mettent à parler, invectivant généralement, accusant
ou condamnant le malheureux fumeur ; ce sont des cloches
sonnant à toute volée, des voix tonitruantes, des conversa-
tions nombreuses et agressives...
L'hallucination est rarement agréable, contrairement à la
représentation; elle est pénible, et entraîne un sentiment de
terreur ou de dégoût. Les réactions qu'elle détermine sont
typiques ; tandis que le rêveur, nonchalamment étendu, som-
nole quiet, le regard voilé, dans une attitude de sereine satis-
faction, l'halluciné se lève, cherche dans les encoignures de
la pièce, soulève une tapisserie, écarte un rideau, déplace un
meuble, regarde sous un autre, fait mine de chasser d'invi-
sibles objets; ou bien, accoudé, les yeux fixes, le bras tendu,
il frissonne et marmotte de suppliantes paroles. Si même
l'inhibition toxique loblige à l'iiiertie absolue, son regard
apeuré, son masque anxieux, son rictus douloureu.v, ses mains
crispées trahissent ses hallucinations et l'effroi qu'elles lui
inspirent.
120 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
Au résumé, si Tivresse Ihébaïque s'accompagne parfois
jd'hallucinations, la classique et habituelle rêverie en semble
dépourvue. La succession de ses éléments constitutifs est la
suivante : sentiment d'euphorie, de sublimité intellectuelle
\et d'impondérabilité corporelle, excitation intellectuelle avec
ihypermnésie, exaltation associative, lucidité parfaite et con-
servation du pouvoir volitionnel contrastant avec une torpeur
physique et l'incapacité d'exécuter l'acte conçu et décidé ;
puis engourdissement des facultés supérieures de contrôle,
d'attention et d'inhibition volontaires, tendance de plus en
plus marquée à la confusion, à l'automatisme mental et à la
passivité, altérations perceptives, illusions sensorielles; enfin
torpeur et assoupissement. Les hallucinations de la rêverie,
quand elles existent, précèdent la torpeur terminale, ne sont
généralement que l'objectivation rapide et concrète des asso-
ciations idéatives ou l'amplilication des illusions visuelles
antérieures et sont en tous points comparables aux halluci-
nations hypnagogiques.
Les états provoqués par le hachich sont, au contraire, hal-
lucinatoires presque d'emblée. Un de nos malades nous faisait
à ce sujet le parallèle suivant :
« Vopiurn ne donne jamais d'hallucinations ; il ne fait qu'exalter
la mémoire et l'imagination qui construisent des représentations
mentales que le fumeur dirige à son gré.
« Avec le hachich, au contraire, l'on n'est pas maître de ses
représentations, on les subit. Le hachich est donc beaucoup plus
brutal que l'opium et provoque des hallucinations. Ce sont surtout
des visions cinématographiques; on pourrait les comparera une
série de clichés qui tomberaient les uns après les autres et
n'auraient entre eux aucun lien. Lintoxiqué, par exemple, enten-
drait dans son rêve un orgue de Barbarie, et assisterait en une
minute aux cinq actes entiers d'un grand opéra; puis, immédia-
tement après, se verrait transporté dans un milieu plus ou moins
féerique (hallucinations visuelles) n'ayant aucun rapport avec ce
qu'il venait d'entendre. — Une remarque à faire à ce sujet est
que les hallucinations du hachich revêtent une précision fantas-
tique.
« Dans /'opium, les représentations s'enchaînent magnifiquement;
PÉRIODE D ÉTAT 121
la raison les dirige toutes, — sauf lorsque le fumeur a trop fumé;
alors le contrôle et la direction du rêve lui échappent. Avec
l'opium on aiguille sa pensée dans la direction choisie soit au
moment même, par une association fortuite d'idées, soit préalable-
ment, avec préméditation. Le fumeur peut se contenter d'évoquer
telle ou telle personne qu'il croit voir et entendre, et avec qui il
cause mentalement, ou bien tel ou tel milieu familial et plaisant
qu'il embellira encore suivant son caprice et dans lecpiel il se pro-
mènera émerveillé. Il peut également fixer son esprit sur tel ou
tel travail intellectuel ; et alors ce travail lui paraîtra plus facile;
le problème auquel il s'attaquera lui sera plus aisé à résoudre ; il
parlera avec plus d'éloquence, écrira avec plus d'élégance ; mais
cependant l'opium est incapable d'élever l'intelligence du fumeur.
Celui-ci demeure ce qu'il était auparavant, sauf qu'il opère avec
infiniment plus d'aisance et de souplesse «.
Avant de clore définitivement cette étude sur la rêverie du
fumeur d'opium, il est bon, je crois, de noter qu'elle fait
très souvent défaut : la rêverie est un acte intellectuel que
tous ne savent ou ne peuvent pratiquer ; l'opium ne fait rêver,
éveillées, que les intelligences capables de rêver et, de môme
qu'il « ne donnera pas l'intelligence, l'esprit, la mémoire à
qui en est dépourvu », comme le dit fort justement une de
nos fumeuses, il ne procurera non plus de rêveries aux cer-
veaux trop lourds ou trop pratiques pour laisser s'envoler leur
pensée. Seuls rêveront donc... les rêveurs, les sensitifs et les (
imaginatifs. Les autres pourront goûter le charme d'un
engourdissement mol et béat ; ils pourront demeurer insom-
niques toute la nuit, ou vautrés dans la torpeur, ils pourront
fumer jusqu'à l'hallucination ou au coma, ils ne connaîtront
pas la rêverie intellectuelle, ce papillonnement de la pensée à
travers les souvenirs du Passé et les espérances de l'Avenir.
Même chez les intellectuels, la rêverie peut ne pas se pro-
duire et seule une somnolence paisible et sereine, envahir
agréablement le fumeur. Surtout que le dilettante toxico-
mane ne garde pas, s'il l'a puisée en quelque récit fantai-
siste, sa croyance en la vertu magique de l'opium donnant
au fumeur la puissance d'évoquer à sa guise les tableaux les
122 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
plus divers. « Sous l'influence de la volonté, avoue non sans
quelque réticence Laurent, cet observateur trop expérimenté
des méfaits de l'opium, parfois un tableau peut se présenter
à l'esprit, mais l'effort psychique ne durera pas longtemps » .
La rêverie abdique aussitôt toute autonomie directrice et
évocatrice. Elle s'appauvrit même peu à peu jusqu'à ne plus
être composée que d'images éparses, flottantes, imprécises
et mériter presque l'appellation de rêverie sans pensée, ou
ne comporte qu'une seule idée, monotone et quasi obsédante.
« Aucune cause d'excitation ne survenant, le fumeur pense à
peine, les idées flottent, très vagues, à peine reconnues par la
conscience... On a presque la sensation de tableaux grisâtres,
vagues, ondulant devant l'esprit, qui n'a pas la force de
s'apercevoir nettement de ses pensées Parfois pourtant,
dans cette agréable insomnie l'idée se présente à l'esprit, très
simple; la conscience s'en empare, la médite lentement, la
retourne sur toutes ses faces sans jamais les approfondir; s'il
s'agit d'un travail à faire, d'un acte à accomplir, il paraît
facile, d'une pensée, elle paraît bonne. Les choses sont vues
sous leur meilleur aspect, et longuement, lentement, l'esprit
ressasse la même idée, la revoyant cent fois de la même
façon sans jamais s'en lasser... » (Laurent).
Nos sujets nous ont confirmé dans cette opinion : l'idéale
rêverie si magnifiquement décrite par quelques-uns est rare,
très rare.
« Les rêveries que j'ai pu avoir étant éveillé sont très rares. Jai
conduit ma pensée sur des faits anciens, vers des paysages déjà
vus et que je revoyais alors avec une netteté extraordinaire.
Fumant à présent très raisonnablement je n'ai, à proprement
parler, plus de rêveries. Je fume pour ne pas souffrir de la priva-
lion surtout. Une fois seulement, dans les commencements, une
rêverie m'a fait voir un panorama exotique que je n'avais certai-
nement vu ni en nature ni en reproduction » (F.)
« Rêveries éveillé, dit un autre, je ne connais rien de tout cela :
ta seule chose de ce genre est la suivante : lorsque j'ai beaucoup
fumé, je suis quelque temps avant de trouver le sommeil complet,
PÉRIODE D ÉTAT 123
dans un état de somnolence; danscet état, j'ai souvent une impres-
sion de vertige, je me trouve au bord d'un précipice, d'un toit, ou
sur la corniche d'un monument élevé. Cette impression a lintensité
de la réalité ».
Nous ne pouvons livrer ici les confessions entières de tous
nos fumeurs d'opium ; nous allongerions fastidieusement cette
élude. Xous avons choisi, parmi les confidences que nous
avons reçues, quelques échantillons, très inégaux à tous
points de vue — cette inégahté étant à la fois celle des intel-
lectualilés, des afTinités et des prédispositions, partant celle
des effets psychiques de Fopium, Nous reproduirons d'abord
dans son intégralité une sorte de monographie sur l'opium,
rédigée sur notre demande et nos indications par un fumeur
intelligent, instruit et observateur. Les impressions que pro-
cure l'opium sont tout à fait personnelles et le fumeur ne res-
sent pas fatalement ce qu'éprouve son voisin de natte. Néan-
moins, les pages qui vont suivre, écrites dans un style alerte
et coloré, reflètent avec exactitude cette volupté intellectuelle
dont tous les opiomanes prétendent jouir durant leur rêverie ;
elles renferment, en outre, des détails topiques que nous
avons jugés intéressants. Nous mettrons cependant nos lec-
teurs en garde contre ce conteur brillant et convaincu, aux
descriptions enthousiastes et séduisantes... Son intelligence,
jadis souple et vivace, a dépéri sous l'influence du poison ; sa
situation sociale était fort compromise, sa moralité viciée
quand nous l'avons connu ; lui-même nous avouait son
découragement et son éliolement intellectuel, pleurant sur
le temps « où il avait encore des idées à lui ». Ajoutons enfin
que ce malheureux, esclave de la drogue malfaisante, a tenté
à plusieurs reprises de s'en affranchir au prix des plus
cruelles souffrances et nous n'oserions affirmer qu'il en est
aujourd'hui définitivement libéré, malgré le désir sincère
qu'il avait de se régénérer et de se refaire une nouvelle vie.
124 KTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
D. C. 34 ans. C'est une sorte de monographie que vous m'avez
demandée, cher docteur, et je m'efforcerai de rester strictement
dans les limites de mon sujet en respectant le canevas que vous
avez eu la sagesse de m'imposer. J'essaierai de parcourir une fois
de plus et par un effort de mémoire le chemin suivi déjà dans la
vie réelle. N'étant pas médecin, je soupçonne à peine les points
sur lesquels je devrais m'appesantir pour intéresser votre curiosité
scientifique. Mais je m'arme de courage en me disant que l'intérêt
que vous prendrez à cette lecture proviendra peut-être de la spon-
tanéité sincère de la phrase et d'une certaine négligence de
style. Aussi bien la littérature n'a-t-elle que faire là où vous pré-
tendez établir un diagnostic. C'est donc la vérité sans fard que je
prétends vous livrer. Dans le fatras de ces feuillets noircis, si
vous pouvez retenir quelques observations intéressantes, je me
trouverai largement rémunéré de ma peine et vous aurai témoigné
un peu de ma reconnaissance.
Considérations générales. — Pourquoi l'opium tente-t-il l'homme
qui n'en a pas encore goûté ? Parce qu'il lui promet plus de sen-
sations, plus de joies que ne lui en a jusqu'alors livré la vie.
Pourquoi, après y avoir goûté, l'homme veut-il user encore du
poison qui l'avait une première fois séduit '? Parce qu'il a conquis
un équilibre physique et mental nouveau dont il a peur de
déchoir.
Avant d'aborder franchement le sujet, avant de décrire méticu-
leusement les phases successives de l'initiation, ne serait-il pas
intéressant de rechercher les causes qui poussent l'être humain à
se créer une personnalité nouvelle par l'ingestion d'un toxique
quelconque ? A cette question chacun répondra suivant son tem-
pérament et sa croyance philosophiques. Les matérialistes affirme-
ront que l'homme moderne, affligé de tares héréditaires innom-
brables, s'efforce instinctivement à récupérer, par des moyens
illicites et maladroits, un état physiologique qui aurait dû rester
le sien. Les idéalistes verront dans l'effort de l'homme cherchant
à décupler par le poison le tribut des sensations légitimes, une
preuve de son ambition morale. Et parmi eux, les théologiens,
voulant exprimer en deux mots la réalisation anticipée et illégitime
d'un état supérieur auquel les fils d'Adam ne doivent pas prétendre
ici-bas, nommeront volontiers avec Baudelaire « Paradis artifi-
ciels » ces à-compte de bonheur dérobés à l'au-delà.
De ces systèmes explicatifs, lequel semble l'emporter? Aucun à
vrai dire puisque toutes ces philosophies peuvent subsister côte
à côte sans s'exclure. La métaphysique apparaît une fois de plus
comme un jeu brillant de l'esprit qui ne doit espérer de son
secours aucune solution absolue. Mais il semblait nécessaire, au
début de ce travail et pour accroître son intérêt, de rappeler en
PERIODE D ETAT 125
quelques mots les idées générales qu'il évoque, avant que de
passer à l'étude simple et stricte des faits mentaux engendrés par
ce poison spécial : l'opium.
Le décor. — C'est ici que la littérature descriptive intervient forcé-
ment pour noter avec exactitude le milieu spécial où le fumeur
en arrive à goûter la « divine drogue ». Et, pour mettre à contri-
bution un poète qui exprime admirablement les qualités essen-
tielles d'une belle fumerie, disons avec lui :
« Là tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme, volupté. ».
Chacun des termes ainsi choisis par Baudelaire évoque avec
maîtrise les attributs nécessaires du parfait décor. Fumer dans
une paillotte sordide, à même la terre battue, ainsi que cela nous
est arrivé aux mauvaises étapes, constitue pour l'adepte à ses
débuts un véritable supplice. Plus tard, cette souffrance s'atténuera
chez, lui parce que son imagination plus ductile suppléera aisément
à la réalité. La fumerie idéale se constitue en Chine par l'adoption
d'une pièce vaste, grand rectangle allongé dénommé compartiment
et qui étonne par sa simplicité, nous allions dire par son dénue-
ment. Les murs blanchis à la chaux soutiennent de distance en
distance des panneaux de soie polychrome sur lesquels se con-
tournent d'énormes et horrifiques dragons, à moins que le pro-
priétaire de l'immeuble n'ait préféré se dérober à ce motif par
trop banal et n'ait ordonné aux brodeurs indigènes de substituer
aux monstres effrayants des caractères idéographiques de dimen-
sion colossale. Longue vie, santé, bonheur, signifient en général ces
inscriptions brodées. Du moins témoignent-elles, par ces souhaits
bien choisis, d'une certaine ironie à l'égard du fumeur.
Le regard du visiteur, après s'être amusé aux teintes jaunes,
noires, écarlates des broderies appendues aux murailles, se porte
nécessairement sur le meuble unique de la pièce : le lit. Très bas,
excessivement large, il apparaît d'un bois noir et brillant, prodi-
gieusement massif. Mais le poids qu'il révèle semble s'alléger de
la délicatesse inouïe des sujets sculptés en pleine matière et qui
font à cette plate-forme du rêve une ceinture de personnages
expressifs, d'animaux réels ou fantastiques, de fleurs et de
plantes aux délicates nervures. Sur ce lit. point de matelas, mais
une simple natte, fine et douce comme un mouchoir de soie, qui
cache imparfaitement la surface polie et sombre sur laquelle a cou-
tume de s'allonger le fumeur.
Voilà, dira-t-on, une piètre mise en scène pour l'extase promise.
Là où l'on imaginait une profusion magnifique de tapis finement
historiés, de meubles de laque, d'objets d'art révélateurs, d'ivoires
exsangues, de cloisonnés japonais, de porcelaines bizarres, de
126 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
poteries en relief, de soieries chatoyantes..., rien, ou pour dire
juste presque rien.
C'est que le fumeur déteste la complication voulue de l'entou-
rage. Autant il aime l'exquise propreté du lieu et la simplicité
raffinée des objets sur lesquels se posera sa vue, autant il abomine
le bric-à-brac artistique qui prétendrait aider son concept Imagi-
natif et ne ferait que l'entraver. Et c'est un de ses orgueils, de
prétendre tisser avec sa propre substance l'écran où défileront les
paysages, les choses animées ou les choses vivantes qu'il y
retiendra à loisir pour son plaisir délicat. Cette appréciation ne
nous est d'ailleurs pas personnelle. A Toulon, oîi nous avons sou-
vent fumé, il nous a été donné de fi'équenter en une rue étroite et
mal famée un rez-de-chaussée misérable dont Ihôtesse vieille et
famélique faisait très obséquieusement les honneurs à une clien-
tèle de fumeurs riches et d'officiers de marine. Tous ceux qui
venaient là avaient essayé de satisfaire leur goût chez les hétaïres à
la mode, depuis la Rivièrajusqu'à Marseille. Tous avaient été écœu-
rés par le luxe ignoble qu'ils avaient été forcés d'y subir. Et ils pré-
féraient le coupe-gorge pittoresque, la grimace édentée de la tenan-
cière, aux allongements honteux de leur individu surdes tapis de
mauvais goût, auprès d'une demi-mondaine prétentieuse et sotte.
Pour contredire notre opinion, on pourrait nous citer les riches
fumeries de Cholen, la ville chinoise voisine de Saigon. Effective-
ment il se trouve là de superbes maisons dont les toits aux angles
retroussés, les murs de brique vernissée et les motifs d'orne-
mentation cantonnaise semblent attester l'opulence de quelque
richissime mandarin. Après avoir traversé quelque parc merveil-
leux par la variété des essences et l'ordonnance savante du
dessin, si vous pénétrez dans ce palais cerné de bambous frisson-
nants, de banians gigantesques, d'aréquiers minces et rectilignes,
cette attente d'un luxe splendide et amusant qui vous hantait
dès l'abord ne se trouve pas déçue. Dans les salles que vous par-
courez, voici bien cet amas de meubles incrustés, ces armes du
Laos, ces étoffes de soie cambodgienne, ces collections de
Bouddhas monstrueux et ruisselants d'or, ces déesses de bronze
au geste hiératique, ces kimonos de nuance délicate, cessatsumas
fragiles, ces pelleteries fauves, tout le décor extrême-oriental que
vous apercevez dans sa magnificence. Des bâtonnets de benjoin
brûlent devant quelque dieu au sourire narquois et mêlent leur
délicieux parfum aux flagrances émanées des coffres de camphrier
et de toutes ces boiseries auxquelles la chaleur tropicale soustrait
leurs arômes puissants. Et, nouvel arrive dans le pays, vous vous
dilatez de bien-être, vous vous jurez de ne jamais fumer qu'en un
pareil décor. Quelle erreur est dès l'instant la vôtre ! Le soir, vous
assisterez à la réunion qui se tient dans ce palais du rêve. Des
PERIODE D ÉTAT 127
Européens, des filles d'exportation l'auront envahi. Vous y enten-
drez parler de la Cannebière ou du boulevard parisien. Vous y
assisterez à de formidables parties de poker, à des beuveries de
Champagne et de cocktail, mais vous n'y verrez que rarement
lumer. Pourquoi cela '? Parce que, ainsi que nous le di.sions à
l'instant, tout cela est trop beau, trop nombreux, trop compliqué.
Parce que toutes ces formes, tous ces coloris prétendraient
s'imposer au fumeur, se rendre maître de son cerveau, et que la
joie du fumeur est de rester l'ouvrier souverain de sa pensée qu'il
travaille et conduit avec une autorité, une habileté incroyables.
Pour étayer par une preuve tirée d'une expérience personnelle
ce que nous prétendions affirmer tout à l'heure, à savoir que le
décor restreint est le seul qui soit indispensable au fumeur, rap-
pelons ici nos tribulations de nouvel initié. Dès notre arrivée à
Hanoï, nous avions été séduit par l'exotisme curieux des quartie^-s
indigènes, et, dans une rue étroite, commerçante, mouvementée,
nous avions fait choix d'une maison annamite. Façade exiguë,
étage unique qui se couronnait d'une terrasse encombrée de pote-
ries chinoises d'une belle teinte verte où vivaient des Heurs. Ce
fut dans cette demeure bien tonkinoise qu'une annamite délicieu-
sement frêle nous initia aux voluptés de l'opium. Mais le bruit
impatientant de la rue, les mélopées criardes des marchands
ambulants, le grincement éperdu des roues de pousse-pousse
lancés à toute allure irritèrent si fort notre congaie qu'elle nous
dit un soir d'un ton mystérieux et dans son français simplifié;
n Ici pas moyen fumer. Viens avec moi ». Et elle nous entraîna
vers le Fleuve Rouge, large en cet endroit comme un bras de mer
et qui reflétait dans son eau sanglante le rayonnement merveil-
leusement intense de la lune. Elle nous montra sur la rive un
sampan, barque très allongée, recouverte à l'avant d'une série de
toits de bambous glissant à volonté l'un sur l'autre. Et elle nous
déclara: « Moyen fumer là ». Nous embarquâmes. Un indigène
détacha le sampan qui gagna le milieu du fleuve. Nous nous
étions couchés sur une natte. Et, tandis que le rameur, debout à
l'arrière, maniait l'aviron et scandait son effort d'une mélopée
triste, nous commencions à fumer dans ce décor invraisemblable-
ment beau, irréalisable ailleurs qu'en ces pays du tropique.
C'est que rien, pas un détail inutile n'accaparait ni ne violentait
notre regard. En haut, le ciel merveilleusement pur. Et là-bas,
dans la pénombre des rives lointaines, lescintillement des villages
qui envoyaient aux promeneurs du fleuve mais surtout à Bouddha
les coups de gong d'abord espacés, précipités ensuite, qui chas-
sent de l'ombre nocturne la troupe rôdante des Esprits malheu-
reux et sans gîte. C'est dans cette barque que nous avons ren-
contré le décor merveilleusement vague, imprécis et changeant
128 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
qui réunissait pour un fumeur toutes les qualités requises :
silence absolu où le bruit d'une goutte d'eau qui tombe prend une
signification jolie, visions lointaines de rives harmonieuses dont
le contour s'amollit au loin. Très peu de choses à voir, beaucoup
à deviner. Ce fut dans ce sampan que nous prîmes goût à l'opium
qui sut tirer de notre esprit, en ce décor noble et tranquille,
toutes les combinaisons d'idées, tous les mélanges de souvenirs,
tous les accords de sensations qu'il est susceptible de faire naître
en une cervelle opiacée. Cette barque dérivant sans bruit, au fil
rapide du courant, et glissant, entre des rives à peine entrevues,
vers on ne sait quel havre de joie, était, nous le croyons bien, le
véhicule idéal d'un rêve savamment conduit. De tous les décors, il
est celui qui nous a semblé le plus propice à la volupté de l'opium.
La sensation. — Nous parvenons ici au point le plus délicat de
notre sujet : l'analyse exacte de la sensation provoquée par
l'opium. Deux manières se présentent: ou bien se référer à des
impressions scrupuleusement personnelles et noter les progrès
successifs qui aboutissent à la constitution d'un plaisir désormais
immuable; ou bien chercher à établir, au moyen des observations
faites sur les fumeurs que l'on a connus, les lois générales de
l'intoxication.
De ces deux manières, la première nous semble la plus légitime.
D'abord elle exclut les erreurs qui naîtraient du désir puéril de
formuler hâtivement des généralisations abusives qui constituent
le grand danger en matière psychologique.
Contentons-nous, en conséquence, d'exposer ici un cas particulier .
Si, parmi les faits analysés, certains semblaient appartenir indu-
bitablement à tel ou tel chapitre de la clinique mentale, la science
avertie du médecin les retiendrait au passage pour les étiqueter
doctement. Ne nous inquiétons donc pas de notre ignorance et
décrivons, avec le plus de naïveté possible, la genèse des sensa-
tions éprouvées au cours de notre carrière de fumeur : la vérité y
gagnera.
Disons tout d'abord que les premières séances de pipes appor-
tent au débutant une grande déconvenue. Alors même que l'initié
a été dirigé habilement par des vétérans de l'opium, et malgré
que les conseils qu'il en a reçus lui aient évité les nausées, les
vertiges inhérents aux initiations maladroites, il ne conserve de
la première fumerie que le souvenir de migraines affreuses,
d'abrutissement absolu. L'absorption difficile de la fumée acre,
en une seule aspiration continue et lente, a fatigué les poumons
du fumeur malhabile. La gorge brûlée, les jambes molles, il doit
rentrer chez lui et s'y allonger prudemment de façon à éviter les
conséquences d'un mal de cœur violent. Étendu à nouveau, il
attend impatiemment ces rêves étranges, ces visions sensuelles
PERIODE U ÉTAT 129
qui seraient une compensation légitime au malaise qu'il éprouve.
Mais à sa grande déception, rien de beau, de suave, ne surgit devant
ses yeux. Désillusionné, il s'endort d'un sommeil stupide que
n'intéresse aucun rêve.
Si le démon de la curiosité le talonne, il essaiera, le lendemain,
à son réveil, de découvrir les raisons de son insuccès. Il croira les
surprendre là où elles ne sont pas. Il supposera que les éléments
du repas qui précédait sa tentative étaient nuisibles à l'éclosion
de-, son rêve. H s'imaginera avoir trop bu ou pas assez bu. Il
élèvera des doutes concernant la qualité de l'opium dont il aura
fait usage. Il taxera de maladresse son faiseur de pipes.
Mais si le débutant se sent prêt à condamner définitivement le
poison, du moins veut-il se montrer juste à son égard et lui donner
les moyens de se défendre. Il l'interrogera donc une seconde fois.
Moins nerveux, dans une disposition meilleure, armé d'un scepti-
cisme inébranlable à l'égard de visions auxquelles il ne croit
plus, le voilà s'essayant à tirer de sa pipe d'ivoire ou de bambou
les volutes de fumée lourde. Surprise agréable ! L'opium com-
mence à donner des raisons humbles mais valables de sa raison
d'être. L'aspiration du narcotique se fait plus facilement. La poi-
trine se dilate. Le corps étendu sur une planche solide et dure a
la sensation d'un contact infiniment moelleux avec des coussins
de nuée au milieu desquels il s'enfoncerait lentement. Dans
l'intervalle de temps nécessaire à la préparation des pipes, le
regard du fumeur parcourt les objets qu'il peut atteindre. II
découvre alors une harmonie mystérieuse, un lien subtil entre
les choses dont il comprend pour la première fois la beauté
magique. Quel échange de confidences esthétiques entre ces pan-
neaux de soie qui font chanter leurs couleurs diverses, qui balan-
cent sur des tiges de bambou ces oiseaux à l'attitude souple!
Comme le végétal s'accorde savamment, par son vert tendre et
sa svelte flexibilité, avec l'être ailé qui le courbe sous le poids
léger de son plumage aux nuances exquises ! Mais ces soieries
multicolores étaient faites pour chatoyer à la lumière douce qui
monte vers elles de la lampe minuscule de la fumerie! Comme
cette flamme qui brûle sur son support d'argent ouvragé éclaire
joliment le plateau où sont disposés les ustensiles classiques !
Voici les longues aiguilles à la tête aplatie et filigranée que choi-
sit à tour de rôle la main de la congaie, faiseuse de pipes. Comme
cette main aux doigs effilés s'active élégamment à la manipula-
tion délicate de l'aiguille! Trempée dans l'opium, soumise à la
flamme, voici que la pointe de cette aiguille supporte une boule
légère et creuse qui se boursoufle et qu'il va falloir pétrir. La
main gauche de l'Annamite s'empare de la pipe, l'approche de la
lampe pour réchauffer le fourneau large, plat et rond, percé au
Ddpouy. — Les opiomanes. •'
130 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
centre du trou imperceptible où se fixera la boulette. Sa main
droite retient l'aiguille dont elle fait rouler la pointe engluée
d'opium, avec un mouvement de rotation rapide, sur la paroi
chaude du fourneau. Que cette cuisine méticuleuse est jolie ! Com-
bien sont simples et charmants tous les instruments qui y coopè-
rent! Quelle douce lumière émane de cette lampe fragile pour
donner au plateau les reflets voulus et faire scintiller les person-
nages de nacre qu'il enchâsse ; pour prêter à cette main légère
qui s'active à la besogne les reliefs d'un jeu puissant et délicat;
pour baigner d'une blondeur fauve l'opium brun qui se strie de
filets dor en sagglutinant ! Combien les attitudes de cette jeune
congaïe sont charmantes ! Quelle gravité bizarre pour cette
besogne d'enfer ! Quelle souplesse témoignée par ces mouvements
de bras qui ont des torsions de lianes ! Quelle précision du geste
pour attirer ces bibelots, pour faire épouser par les doigts minces
ces longues aiguilles !
(Une compréhension admirable des couleurs et des lignes a con-
quis le cerveau du fumeur novice, exalte le don qu'il possède de
l'interprétation plastique. Non seulement il assigne aux choses
qu'il voit leur signification vraie, mais il leur donne ce qu'on
appelle en langage de peintre leur valeur exacte; c'est-à-dire
qu'il est capable de saisir le rapport des couleurs entre elles.
Mais là ne se borne point la sagacité de sa vision. Il prête aux
objets soumis à son regard le sentiment, cette qualité indispensable
que l'artiste véritable est seul capable d'infuser à l'œuvre qu'il
représente. C'est que l'opium lui a concédé le don admirable de
synthétiser en un tout indissoluble les objets épars devant ses
yeux, de les unir merveilleusement par une telle soudure émotive
que pas un détail du tableau ne peut être soustrait sans nuire
irrémédiablement à l'ensemble. Chaque partie de cet ensemble
explique la partie voisine, la complète, lui prête de son rayon-
nement, en reçoit un indispensable reflet. Ce qu'on appelle l'âme
des choses cesse d'être une expression poétique pour se laisser
effectivement surprendre par le fumeur qui peut affirmer désor-
mais que l'opium ne provoque pas d'hallucinations mais évoque,
avec une intensité inouïe, la beauté qui sommeille dans la réalité
nue.
Désormais son éducation se perfectionnera en s'exerçant dans
le domaine des impressions reçues. Non seulement les sensations
visuelles provoqueront en lui une interprétation continue de la
\ vie plastique, mais tous ses sens deviendront des pourvoyeurs
/ actifs pour son esprit contemplatif et curieux. Les moindres sono-
rités jalonnant l'absolu silence prendront pour lui des significa-
tions importantes, deviendront révélatrices. La voix humaine,
cette voix de congaie qui lui parle avec des inflexions chantées,
PÉRIODE U ÉTAT 131
lui apparaîtra profondément mélodieuse. Et l'impossibilité où il
se trouve d'en approfondir le charme lui fera tourner par un sub-
terfuge cette difficulté d'analyse : il associera l'émission de cette
parole musicale au dessin mouvant de la bouche qui la prononce.
Les voyelles, les consonnes lui apparaîtront modelées par le mou-
vement assoupli de ces lèvres lourdes. Les sonorités gutturales, <
amincies ou rendues massives par le jeu expressif de la physio- \
nomie, lui sembleront s'associer par leur légèreté ou leur pesan-
teur aux choses différentes qu'elles frappent alentour.
Paroles musicales, gestes harmonieux, décor plastique, tout se
fond désormais, tout s'amalgame pour faire retentir à cette table
de résonance qu'est la sensibilité humaine le plus parfait des
accords.
La pensée. — Mais la distinction la plus curieuse à établir au
sujet de l'opium est celle-ci : L'opium approfondit, il est vrai, les
sensations, leur impose un éveil automatique, les associe en les
modifiant. Mais, d'autre part, il laisse vivre d'une vie intégrale la
pensée supérieure qu'il respecte totalement, laissant à la raison
son pouvoir distributif et ordonnateur. Et c'est là l'incontestable
supériorité de ce poison de laisser à l'intelligence proprement
dite tout son pouvoir de direction sur le mécanisme inférieur de
lacérébralité.
On peut, à la suite de cette affirmation importante, établir de
suite entre fumeurs une classification essentielle. Les uns frustes,
ignorants, grossiers, se jettent sur l'opium comme ils se jette-
raient sur l'alcool, aggravant chaque jour le nombre de pipes et
ne pouvant gagner, à l'intoxication, qu'une sensation d'abrutisse-
ment ignoble. Les autres, possédant une intellectualité suffisante
pour étudier avec rigueur l'éducation progressive de leur sensi-
bilité, tirent de la fumerie méthodique un adjuvant précieux à la
gymnastique intellectuelle qu'ils perfectionneront jusqu'à l'acro-
batie. « Tant vaut l'homme, tant vaut l'opium », pourrait-on
affirmer sans crainte d'être démenti.
Remarquons en passant que cette distinction a une importance
capitale pour le médecin qui interviendra. A-t-il affaire à un être
simple, à une intelligence rudimentaire, il n'aura qu'à désintoxi-
quer le malade qui, ayant reconquis son équilibre primitif^
n'éprouvera plus le besoin de recourir à un empoisonnement nou-
veau. Le cérébral, au contraire, sera plus difficile à guérir. Tou-
jours il se souviendra, en dépit de la vie normale redevenue
sienne, du bonheur artificiel qu'il goûtait jadis en participant à
une existence supérieure. La tentation restera pour lui la même
parce qu'elle aura sa source dans le souvenir, non dans un état de
besoin évanoui désormais.
Nous avons vu le fumeur prenant contact avec l'opium, nous
432 ÉTUDE CLlNIoUE ET PSYCHOLOGIQUE
avons étudié le mécanisme des sensations éprouvées. Examinons
à présent le rôle de l'intelligence accueillant les thèmes fournis
par la sensibilité.
Il est une classification pédagogique en honneur dans les
manuels de philosophie remis aux écoliers et qui leur permet
d'étudier facilement les diverses opérations de l'esprit. Ils s'appli-
quent successivement à l'étude des sensations, de la mémoire, de
la volonté. Après avoir désuni toutes les pièces du casier mental,
ils s'essaieront à les rapprocher par le ciment de Ihypothèse
métaphysique et tâcheront de donner une explication plausible du
microcosme humain. Ils suivront en cela le programme universi-
taire qui les dirige en leur étude consciencieuse.
Hàtons-nous de dire que le fumeur n'eût pas accepté volontiers
ce processus scolastique et que, d'instinct, il eût répugné à cet
isolement méticuleux des phénomènes psychologiques. C'est que
sa tendance l'incite, non pas à séparer les éléments dont est com-
i posé le substratum psychique, mais à réunir les parties en appa-
rence inconciliables de l'armature pensante. Là où le philosophe
essaie d'isoler le fait psychologique, de le circonscrire pour l'étu-
dier mieux, le fumeur, habile à noter les points de comparaison
les plus éloignés, éprouve l'invincible besoin de les réunir, de les
concilier, d'établir entre les systèmes didées l'accord qu'il a
réalisé dans l'ordre des sensations. D'instinct, sans jamais ana-
. lyser, il synthétise. Il surprend dans les idées les plus inconcilia-
bles la partie subtile qui leur est commune, et ce lui est une joie
de les faire vivre côte à côte, en sœurs apaisées, sur son support
mental. Par tempérament, le fumeur n'est pas un polémiste. C'est
un diplomate qui se plait aux besognes délicates et lentes de la
médiation. Le « divin, le subtil opium » lui donne, dans la vie
.morale et intellectuelle, le violent désir d'ordre qu'il applique au
)décor matériel ambiant. Sa bonhomie absout la malignité de la
nature humaine. 11 accepte avec sérénité la cohorte de vices qui
s'agite dans le tréfond de l'être pensant. Et il prend plaisir à
.. découvrir la parenté secrète qui unit le Bien au Mal, le Dévoue-
ment à l'Égoisme, la Chasteté à la Luxure, la Générosité à l'Avarice,
l'Intelligence souveraine à la Bêtise raisonneuse. Indulgent parce
qu'il a compris, il pardonne à tout et à tous. Sachant que sa com-
préhension n'atteindra pas la vérité essentielle, quelle s'arrêtera
seulement à saisir les contingences, il ne se lamente point de ne
jamais pouvoir saisir les apparences du « noumen » kantien. Et
il accepte la barrière qui le sépare de l'inconnaissable, n'essaie
pas de la franchir. Il est tranquille. Il se répète avec bonne
humeur que si Adam et Eve ont perdu la vision de l'Être parfait
pour avoir mangé le fruit défendu, lui-même a su, en goûtant au
poison enchanteur, se créer sur la terre un nouveau royaume. Il
PERIODE D ÉTAT 133
se console de la perte de 1' « absolu » par la conquête qu'il a su
faire du « relatif », et il se propose de parcourir attentivement,
sans se presse r, les régions les plus agréables du second paradis
qui lui est échu.
Cette philosophie essentielle du fumeur sest constituée assez
vite en son entendement. Rapidement, les sensations reçues ont
été négligemment dédaignées par lui. Pour mieux dire, il est par-
venu à les goûter sans effort, s'est désintéressé de leur analyse
et s'est atta ché à la conquête d'un bonheur plus réel et plus noble.
Comme il fallait s y attendre, c'est sa vie passée qui lui a fourni
les moyens essentiels de son perfectionnement. Le bagage litté-
raire, philosophique, sentimental, artistique qu'il possède va le
suivre dans son initiation progressive, lui procurer les thèmes
utiles de rêveries, de réflexions qui lui donneront l'illusion d'une
personnalité suprêmement équitable et bonne.
Sous l'influence de la drogue, le fumeur convie en esprit à des
entretiens doctes et fleuris la troupe des amis sympathiques qu'il
aimait fréquenter jadis. Les voici tous près de lui. Il les voit et
leur propose un sujet de causerie. La discussion s'engage, ardente,
spirituelle, fertile en trouvailles heureuses. Par un prodige de
reconstitution exacte, chacun exprime, avec une absolue certi-
tude, les idées, les paradoxes dont il est coutumier dans la vie
réelle. Ce sont bien les mêmes attitudes, les mêmes gestes, la
même combativité, la même assurance. Avec une habileté socra-
tique, le fumeur pousse le raisonneur dans l'impasse où il va
l'enfermer. Puis, avec la politesse raffinée inhérente à la recherche
désintéressée du vrai, il dégage l'adversaire de son argumentation
malheureuse pour le ramener insensiblement sur un terrain plus
solide et plus large. La conversation se poursuit. Chacun y
apporte les ressources de son esprit particulier, de ses tendances
propres.
Mais les conversations amicales peuvent lasser à la longue. Et
les souvenirs amoureux ont bien leur charme aussi. Les femmes
qu'il a connues arrivent donc à l'appel du fumeur. Avec cette
même coquetterie, avec ce même sourire qu'elles avaient jadis. T
elles s'ingénient à une entreprise identique. Les voici se dévê- ^
tant dans la chambre dont le fumeur se souvient et répétant leur
pantomime amoureuse. La robe, le linge glissent à terre et la
femme d'autrefois apparaît. Elle se met à parler. Ce sont bien les
mêmes affirmations, les mêmes réticences, les mêmes gaietés, les
mêmes tristesses, les mêmes mensonges que ceux entendus ou
surpris naguère. A tour de rôle, le fumeur évoque ces acteuses
d'amour sur le plateau de sa rêverie. Il leur répond comme il leur
répondait, de ce ton badin ou sérieux qu'il avait adopté pour
chacune d'elles. Finalement il les chasse, car l'opium paralyse en
134 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
lui le désir sensuel, le condamne à rester le voyeur impuissant
de ses spasmes antérieurs. Alors il appelle à son secours Tamie
pure et vraie dont révocation l^alaiera l'écurie de son imagination
souillée. Elle obéit à cet appel. Il lui explique ses rancœurs, ses
tristesses, ses ignominies. Il la supplie d'agréer son amour. Il le lui
explique avec des mots délicats, des phrases ardentes, des images
subtiles. -Mais comme elle semble fatiguée de tant de rhétorique
sentimentale et comme son visage se fige en une expression de
lassitude, de tristesse, il la congédie à son tour et retombe dans
sa solitude.
Alors il appelle à son aide le plaisir musical quil se plaît tant
à goûter au théâtre ou dans les concerts. Il choisit la symphonie
([u'il aime. Le chef d'orchestre lève sa baguette. Les musiciens,
entassés sur la scène, obéissent au geste et la mélodie s'élance et
plane dans le silence magique de la salle. La phrase chantante se
déroule orgueilleusement soutenue par les masses orchestrales.
Mais le fumeur ne Ventend pas. Il n'éprouve aucune hallucination
auditive lui permettant de discerner le timbre des instruments ou
le détail technique de l'exécution. Unique pourvoyeuse pour le
désir qu'il a formulé, sa mémoire lui restitue avec exactitude un
plaisir éprouvé jadis. Il a suivi l'exécution du morceau avec un
peu de cette joie immense que le compositeur devait ressentir à
la lecture de son œuvre manuscrite et non encore jouée.
(Les souvenirs littéraires viennent aussi le hanter et lui fournir
les éléments dont il a besoin pour contenter sa pensée active. Les
poètes préférés lui redisent à l'oreille leurs subtils morceaux et
il prend un plaisir incroyable à comprendre leur intention, à
savourer la perfection du métier bien rendu. Il se répète ces
strophes où l'habileté de l'écrivain est parvenue à doter la phrase
de ces reliefs souples qui accusent l'idée forte en lui gardant son
revêtement d'exquise élégance. Il comprend, avec un instinct sub-
til, le choix de l'épithète, l'élection du rythme, l'opposition voulue
des assonances. L'ambition qui tenaillait les Parnassiens de com-
muniquer à l'œuvre écrite l'immobilité, la plasticité de la statuaire
antique, se réalise dans l'interprétation qu'il donne aux poésies
évoquées. Aussi bien serait-il capable d'assigner à tel hémistiche
la force ramassée en un gladiateur de bas-relief; de prêter à la
chute élégante d'une strophe la retombée harmonieuse d'un
péplum sur un torse jeune. Sinueuse comme un ruisseau harmo-
nieux, la phrase rythmée lui murmure le secret de sa naissance
et les accidents de sa course. Elle lui révèle le point précis de son
jaillissementhorslaréserveténébreuseoùsommeillaient les nappes
épaisses du génie. Elle lui fait admirer la fantaisie savante des
circuits et lui rappelle que les méandres de son parcours ont le
caractère fatal, indestructible des choses à jamais fixées. Poésie,
PÉRIODE D ÉTAT 43!i
ce mot qui dérive de -otî'.v, impose à son esprit la signification
profonde de son origine: poésie, œuvre faite, terminée, à laquelle
on ne peut imposer la moindre relouche. Le fumeur s'étonne du
retentissement énorme que le verbe grec provoque en lui. Il
évoque de nouvelles strophes, et la solidité des images, la flexi-
bilité des enchaînements, le rayonnement brutal ou délicat émané
des termes, le confirment dans sa croyance en l'immuable beauté
des chefs-d'œuvre qu'il est parvenu à ressusciter.
Mais le fumeur ne se contente pas de matérialiser avec bonheur
tous les termes de la phrase reconstituée par lui. Son esprit se
joue à deviner l'endroit faible du morceau littéraire, à surprendre
la défaillance soudaine de l'expression. Se servant de l'idée four-
nie par l'auteur, il la scrute en la modifiant. Il discute la légiti-
mité du thème, la valeur des développements, l'autorité de la con-
clusion. Abandonnant son examen minutieux du métier littéraire,
il étudie dans telle ou telle œuvre les raisons philosophiques qui
l'animent. II s'amuse à prévoir les conséquences qui découleront
d'une affirmation, d'une négation ou d'un doute. Et il se plaît à
imaginer l'importance des répercussions à l'égard de la moralité
des foules. Gomme eût pu le faire la censure romaine, il s'essaie
à condamner tel passage dangereux pour la masse des croyants.
Et il appuie cette condamnation d'arguments qui, pour n'être pas
prononcés ex cathedra, n'en sont pas moins fort catholiques.
L'avocat de Dieu, l'avocat du Diable développent chacun très clai-
rement leur argumentation difficile, et le fumeur suit attentive-
ment les répliques de ces plaidoieries éloquentes. A mesure que
se perfectionne son éducation opiacée, le fumeur échappe aux
essais, aux tâtonnements qui retardaient tout d'abord l'éclosion
de son plaisir intellectuel. Dans chacun des carrefours d'idées, il
choisit désormais le chemin très sûr qui le mènera sans retard
au rendez-vous assigné par la Ciiimère. Volontairement il s'y
engage, volontairement il se hâte sur la route du rêve. Et c'est un
point sur lequel il semble utile de vouloir insister : au point de
vue catholique, le péché existe pleinement dans les phases suc-
cessives de l'intoxication par l'opium. C'est que la volonté de
l'homme subsiste entière dans chacune des phases de la fumerie.
C'est qu'avec une intention délibérée, il prépare et dirige cha-
cune des opérations mentales dont il conserve la direction abso-
lue.
Aussi bien le poète des fumeurs. Charles Baudelaire, n'était-
il pas le plus subtil, le plus averti des théologiens? Et n'avait-il
pas compris que l'opium ne faisait que perfectionner le mécanisme
cérébral, sans ravir à l'homme aucun des éléments constitutifs
de sa noblesse intellectuelle : liberté de penser, joie de com-
prendre, possibilité de choisir, enthousiasme d'aimer?
i36 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
Troubles occasionnés par l'opiuin. — Après avoir exposé le méca-
nisme de la sensation et de la pensée soumises à cette intoxica-
tion spéciale, après avoir chanté les louanges de ce poison qui
procure à son adepte un agrandissement de personnalité très réel,
recherchons à présent les troubles engendrés par Ihabitude de
fumer.
Ces troubles différeront selon les individus et varieront avec
leur tempérament, leur degré d'intoxication. N'étant pas médecin,
il nous sera interdit d'aborder 1 étude approfondie des troubles
d'ordre physiologique et d'indiquer leurs répercussions sur le sys-
tème nerveux, artériel, sur chacun des organes de nutrition ou
d'élimination. Notons seulement à ce sujet les phénomènes con-
nus qui impressionnent l'organisme de tous les fumeurs.
L'opium diminue considérablement l'appétit. Il rend lestomac
capricieux, difficile pour le choix des mets. Dans les pays où la
chaleur rend la digestion plus pénible, l'opium est considéré par
ceux qui en usent comme un aliment réparateur et bienfaisant
parce qu'il sait priver l'organisme de cette surcharge que lui
imposerait l'ingestion d'aliments trop nombreux. Les partisans
de l'opium affirment qu'il est un modérateur utile des fonctions
nutritives en s'opposant à l'accumulation d'éléments inassimi-
lables en des climats brûlants. Voilà, si nous faisons exactement
la balance des avantages et des inconvénients, l'avoir qu'enre-
gistre en laveur de l'opium notre comptabilité scrupuleuse.
Passons à la colonne qui s'inscrit fatidiquement sous le titre :
doit. Les méfaits de l'opium sont les suivants, il enlève au fumeur
un appétit dont celui-ci aurait peut-être besoin pour conserver à
tousses organes leur vitalité essentielle. Mais surtout, il s'oppose
à l'élimination normale des déchets par un ralentissement très
sensible du système intestinal, du système rénal. En effet, c'est
une des conséquences curieuses de l'usage de lopium, non seule-
ment de provoquer un état de constriction intestinale, mais sur-
tout de retarder, de ralentir l'émission urinaire. La fonction du
rein s'est-elle accomplie normalement pendant le temps de l'in-
toxication, nous l'ignorons. Mais le fumeur éprouvera une diffi-
culté très grande à uriner et il s'interrompra souvent dans son
opération laborieuse. Ce qui parait indiquer une paralysie passa-
gère de l'organe éliminateur.
Nous croyons aussi avoir observé qu'aux heures de chaleur
accablante, la fumerie procurait une sorte de résurrection phy-
sique dans une atmosphère plus fraîche. La transpiration acca-
blante avait diminué peu à peu, la peau donnait au toucher la
sensation d'être sèche et froide. L'opium n'avait-il pas, là encore,
suspendu pendant quelque temps l'élimination qui eût résulté
d'une sudation interrompue mal à propos ?
I
PÉRIODE D ÉTAT 137
En ce qui concerne les fonctions génitales, rappelons quelles
sont paralysées chez Ihonime qui, après avoir fumé le nombre
de pipes auquel il s'est habitué, c'est-à-dire après avoir atteint
la saturation, se trouve incapable de réaliser la moindre tenta-
tive erotique. Au contraire, s'il a eu la volonté de s'arrêter à mi-
chemin de l'intoxication habituelle, il pourra profiter de la femme
offerte à son désir. La copulation sera alors plus longue, plus labo-
rieuse. C'est ce qui explique qu'en Chine la femme amoureuse ne
manque jamais d'offrir h l'amant de son choix les quelques pipes
appelées à prolonger son plaisir. La femme est-elle aussi fumeuse,
on peut observer infailliblement chez elle les déviations de l'ins-
tinct sexuel. Fatalement, après avoir recouru aux complications
de l'amour provoquées par l'homme et goûtées avec lui, elle abou-
tit à la pratique journalière d'un saphisme avéré. Les perversions
génitales guettent d'autant plus le fumeur lui-même qu'il est en
général dans un pays où la pédérastie est fréquente. Les boys
efféminés, à la chevelure longue, aux mains soignées et fines, le
consoleront facilement des femmes qu'il oubliera vite. L'inversion
apparaît donc comme une conséquence presque infaillible de
l'usage de l'opium.
Si nous passons à l'étude des troubles mentaux, nous pourrons
peut-être faire preuve d'une précision plus réelle. D'abord le
caractère, c'est-à-dire l'ensemble des qualités qui constituent
l'être moral du fumeur, subit-il à la longue quelque altération?
Cela n'est pas douteux. Sous l'influence progressive de la drogue,
une désorganisation complète du clavier moral se manifeste avec
évidence. L'habitude qu'il a prise de faire apparaître chaque
chose sous l'angle d'une relativité absolue et de transporter sur
le mode mineur les grands airs chantés en majeur par la foule
des honnêtes gens, a fait du fumeur un individu socialement très
dangereux. Devenu incapable de distinguer le juste de l'injuste,
l'utile et le nuisible, par sa manie obstinée de rapprochements
entre les contraires, il juge ineptes les gens qui veulent lui faire
récupérer son sens moral et les traiterait volontiers de brutes.
Si les fonctions qu'il exerce lui donnent de l'autorité, ses infé-
rieurs seront étonnés par l'exercice de sa justice distributive.
Habile aux enquêtes, prompt à démêler les fils les plus embrouillés
d'une affaire criminelle, il se sentira conquis subitement par
l'art habile du malfaiteur qui lui deviendra sympathique. Amené
devant lui, celui-ci captera d'un seul coup la bienveillance de son
juge qui le fera bénéficier d'un acquittement scandaleux. Par
contre, le fumeur se montrera féroce a l'endroit d'un très léger
délit. Il y découvrira les circonstances les plus aggravantes : une
inélégance absurde de procédés, un manque d'invention notoire.
Tant de platitude, de bêtise, l'exaspérera jusqu'à la férocité, et
138 ÉTUDE CLIMyUE ET PSYCHOLOGInUE
le coupable s'effondrera sous le poids de la condamnation la plus
inhumaine. Démoralisé, le fumeur démoralisera l'ambiance où
s'exerce son autorité.
D'instinct, il aimera la société des gens tarés et ira vers elle.
Au cours des entretiens qu'il aura avec les plus notoires coquins,
il saura apprécier avec bienveillance la savante mise au point
que sont susceptibles de donner à leurs ignominies ses interlocu-
teurs infâmes. Curieusement il notera la tactique de leurs aveux,
les subtilités de leurs mensonges, la saveur de leur impudence.
Et si on lui reproche de fréquenter ces misérables, il haussera les
épaules et demandera sincèrement la différence qu'il y aurait
lieu d'établir entre ces bandits et les plus vertueux échantillons
de l'espèce humaine. Aussi, la solitude qu'il recherche s'établit-
elle pour lui d'autant mieux que beaucoup d'amis véritables
l'abandonnent, s'éloignent. Il sait s'en consoler par un nombre
croissant de pipes.
Le caractère du fumeur n'est pas seul touché. L'humeur de
l'homme qui fume devient extrêmement changeante, capricieuse.
A-t-il satisfait son vice en respectant strictement la dose qui lui
convient, il se sent alerte, joyeux. Au contraire n'a-t-il pu conten-
ter son penchant, l'état de besoin où il se trouve le rend malheu-
reux, désemparé, hargneux. La vie morale à laquelle il ne peut
participer désormais ne le tente aucunement par ses distractions
habituelles. Il demeure abattu, sans vigueur physique, sans éner-
gie morale. Tout lui paraît absurde dans les conventions sociales.
Et sa détresse se reflète en tous ceux qu'il voit et dont il surprend,
avec une amère clairvoyance, les ridicules et les bassesses. Par-
tout surgit devant ses yeux le mensonge des attitudes, la hideur
des calculs, l'hypocrisie du langage, l'affirmation des égoïsmes.
En lui, il n'aperçoit que des ruines : ruines d'amitiés, ruines
d'ambitions, ruines d'amours, ruines d'espoirs. Et farouche, il se
sent haïr le monde et lui-même.
Examinons l'hypothèse inverse. Le fumeur a-t-il fumé exagéré-
ment, le voici qui se sent incapable de coordonner en lui les élé-
ments de sa rêverie. Les sensations, les idées se heurtenl, s'amal-
gament, se disjoignent au hasard d'un jeu tumultueux. Au bonheur
calme émané de l'ordre, succèdent la colère, l'indignation, pro-
voquées par l'incohérence des associations d'idées forcément
subies. Le fumeur maudit l'intempérance qui l'a dépossédé de
son rôle superbe de dominaleur. Il ne préside plus à l'évocation
raisonnée des êtres et des choses. Il n'éveille plus à son gré les
sensations ni ne dirige désormais l'enchaînement de sa pensée.
Mais dans un effondrement chaotique s'écroule, en chacune de
ses parties laborieusement édifiées, le palais construit par son
esprit agile. S'il veut se réfugier en un coin du monument qui lui
PÉRIODE D ÉTAT 139
paraît le plus solide, les matériaux de ce recoin s'affaissent à leur
tour et il subit la souffrance très réelle de ce désordre inébran-
lable. Furieusement, il se fatigue à vouloir rassembler ces ruines,
à rapprocher ces murs lézardés, à réparer ces brèches. Peine
inutile, car sa pensée a perdu le pouvoir constructeur. Désespéré
de l'inutilité de ses efforts, il subit d'une façon douloureuse le
déclic brutal des associations didées qui viennent imposer à sa
vision hagarde des chocs inattendus et pénibles. Pour avoir
dépassé la juste mesure, le fumeur assiste à la destruction de
son plaisir. L'état de besoin qui avait été pour lui une souffrance
affreuse a fait place à cet état de saturation qui lui devient tout
aussi pénible. Son équilil>re moral, son humeur habituelle ne se
récupéreront que par labsorption de la dose voulue.
Nous avons observé les troubles du caractère et de l'humeur.
Quels sont ceux pouvant affecter l'imagination? Pour répondre à
cette question, force nous est d'établir à nouveau les mêmes dis-
tinctions : état de besoin, état de saturation, état d'équilibre.
Dans l'état de besoin, l'imagination, c'est-à-dire cette faculté
de grouper les êtres, d'inventer les circonstances, de restituer les
milieux, de supputer les causes, de multiplier les combinai-
sons, de colorer les aspects, l'imagination demeure stagnante et
endormie.
L'observation superficielle d'un entourage morne et désolé ne
livre plus à l'homme désemparé que l'apparence triviale d'un
monde extraordinairement hideux.
Inversement l'état de saturation n'abolit pas complètement
l'imagination. Mais il lui enlève la noblesse de sa fonction réelle
qui est d'obéir à la raison en lui fournissant une aide utile par
l'apport des comparaisons et des hypothèses. Furieusement et
dans une sorte de délire, l'imagination apporte désormais et livre
en désordre les matériaux inutiles dont la raison stupéfiée ne
pourra faire un emploi valable.
Il n'en est pas ainsi lorsque, sagement, le fumeur s'en est tenu
à la limite de l'intoxication valable. Dès lors, conduite par une
raison supérieure qui n'a perdu aucune des qualités d'un indi.s-
pensable sang-froid, l'imagination s'exerce avec logique dans le
domaine qui lui est propre. Savamment elle travaille là où la rai-
son ordonne qu'elle s'emploie. Comme l'abeille, elle choisit dans
son vol capricieux les calices parfumés des fleurs dont la ruche
cérébrale attend impatiemment le pollen. D'instinct, avec un
bonheur qui tient du miracle, elle fait sa récolte habile et revient
chargée de tous les sucs qui agréeront à la raison. Celle-ci opère
rapidement le tri nécessaire. Elle organise les matériaux appor-
tés, s'empare de ceux qui lui paraissent indispensables, rejette
les inutiles. Et quand son œuvre édificatrice est achevée et
140 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
quelle a joui de la contemplation d'une architecture désormais
parfaite, elle donne des ordres nouveaux à l'imagination, cette
pourvoyeuse diligente dont elle a besoin et qui lui apportera les
autres éléments indispensables à sa passion constructive.
Le fumeur habile sera donc celui qui, par un dosage rigoureux
de Tintoxication, conservera au pouvoir imaginatif le rôle défé-
rent qu'il doit jouer vis-à-vis de la raison souveraine ; qui, par sa
modération sage, saura conserver aux différents processus de
l'esprit la hiérarchie nécessaire. Ces conditions remplies, l'opium
deviendra un stimulant énergique pour l'intelligence qui, non
seulement gardera toutes ses facultés, mais les contemplera
accrues en vigueur, en souplesse, en cohésion habile pourla res-
titution prodigieusement intense de la vie.
Conclusion. — Après avoir exposé le mécanisme général de l'in-
toxication par l'opium, comment résumerons-nous ce travail trop
superficiel"? Et quelle conclusion lui donnerons-nous?
Au point de vue strictement médical, nous pouvons affirmer
avec certitude que les ravages exercés sur l'organisme par
l'usage de la drogue ont été fortement exagérés en de récentes
polémiques de presse. Certes, il est des sujets prédisposés à de
certains accidents pathologiques que précipitera infailliblement
l'habitude de l'opium. Mais ces sujets forment l'exception. Com-
bien d'Européens avons-nous connus, résistant pendant de
longues années à l'intoxication ? Perdus dans la solitude impres-
sionnante de la brousse, combien en avons-nous vus tirer de la
fumée odorante le secours moral qui leur faisait vaincre les dif-
ficultés et surmonter le spleen? Parmi les populations annamites
et chinoises admirablement travailleuses, combien avons-nous
observé de coolies, de tâcherons peinant affreusement sous le
soleil torride pour acheter l'opium qu'ils devaient fumer, la nuit
venue, dans le silence des paillottes. Combien, parmi les Jaunes
arrivés aux situations commerciales les plus hautes, avons-nous
fréquenté d'invétérés fumeurs ayant conservé les qualités de
sang-froid, d'audace, de prudence indispensables à l'acquisition,
à la conservation de fortunes colossales ! Les forces physiques,
cérébrales de toute cette armée laborieuse, ne semblaient pas
avoir été atteintes par l'usage de la drogue. Aux uns, l'opium
avait octroyé la résignation, le courage pour les besognes
pénibles etobscures. Aux autres, il était apparu comme un éner-
gique levier facilitant l'effort tenté pour soulever le poids des dif-
cultés journalières. A tous il était devenu le conseiller sagace, le
confident muet, le consolateur efficace qu'on appelle au secours
de sa fatigue, de ses ennuis, de ses désespoirs, et qui toujours
arrive exact, ponctuel, pour infuser au corps une énergie recons-
tituée, pour proposer à l'esprit embarrassé une transaction
PÉRIODE D ETA.T 141
logique, pour glisser dans l'âme obscurcie le rayonnement
vainqueur d'une lumière joyeuse.
Certes, des considérations médicales, morales, sociales, peu-
vent s'élever avec justesse contre l'usage de l'opium. N'oublions
pas cependant que, malgré ses dangers, il reste un verseur d'ou-
bli, un dispensateur de rêves. Et soyons indulgents pour ceux
qui ont eu l'audace malheureuse de solliciter sa domination.
X. 30 ans, fameuse depuis 6 ans.
Définition générale : l'opium est un sport de gens tristes, de
délicats, d'agités et de flemmards ; — il faut n'avoir rien à
faire régulièrement.
En général, d'abord, je crois que l'opium, comme tous les exci-j
tanls ou stupéfiants, ne fait qu'exagérer nos qualités et nos'
défauts. Ainsi, j'aime bouquiner, ça tient de famille, je suis bonne
fille, mais foncièrement indifférente, je suis saine, pas vicieuse
du tout, et pourtant légèrement amorale. Je suis très débrouil-
larde par flemme ; j'aimerais beaucoup n'avoir à m'occuper de
rien, à ne penser à rien et cela m'est impossible. Voilà mon
caractère sans l'opium; eh bien tout cela s'est exagéré, surtout
l'indifférence, et de là provient mon amoralité extrême mainte-
nant — si toutefois se laisser prendre dans une fumerie soit si
amoral que cela. Pour moi. oui. et je remercie l'opium de m'avoir
débarrassée de mon fond de puritanisme excessif. Telle j'étais à
23 ans, telle je me retrouve, avec les caractéristiques poussées
à l'extrême. J'étais une nerveuse, une agitée, l'opium me calme,
me donne la sérénité. La sérénité, voilà le mot.
J'ai fumé l'opium, par hasard, en Bretagne ; un officier de
marine était avec sa maîtresse dans le même hôtel. J'étais très
heureuse à l'époque, comme toujours, pas d'ennuis, des amis
amusants, un beau garçon (Z) que je ne désirais pas du tout. La
femme m'offre de fumer un soir ; sans une seconde d'hésitation,
sans penser à aucun danger, j'accepte. Au bout de 3 pipes, j'ado-
rais Z. Je me souviendrai toujours de la première pipe ; a la pre-
mière aspiration, j'ai senti un engourdissement me monter le
long des jambes, c'était d'une douceur! et puis ensuite la bien-
veillance, un terme d'argot dépeint bien cet état : j'existais. Tout
me semblait sublime. Je fumai ce soir là 10, 12, 15 pipes, je ne
sais plus, je n'ai jamais su; nous étions trois qui habitions l'étage
au-dessus; les deux hommes marchaient de travers; moi, je ne
sentais rien physiquement, j'étais très lucide. Une fois couchée,
j'ai eu des démangeaisons intenses; — je dois dire que cette
brute d'officier, qui fumait depuis assez longtemps, ne nous avait
pas prévenus des suites. — Je n'ai pas dormi, je somnolais et en
142 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
me concentrant, j'arrivais à ne plus sentir mon corps, ni le lit;
je m'enlevais, mais hélas, un déclanchement se produisait; mal-
gré ma volonté, je retombais sur le lit avec un coup au cœur.
Pendant longtemps, j'ai recherché cette impression-là; il me faut
45 pipes maintenant pour l'avoir, ainsi que l'engourdissement
{qui ne vient plus par les jambes mais par le haut du corps),
ainsi que les démangeaisons; seulement depuis quatre ans au
moins je ne m'amuse plus à planer (!) car je me suis aperçue que
cela me faisait mal, cela me détraquait.
J'ai recommencé à fumer le surlendemain. Pendant un mois j'ai
fumé à peu près deux fois par semaine, puis je suis rentrée à
Paris, sans opium évidemment, mes amis allant à Bi'est. Je ne me
rappelle pas exactement si j'ai souffert du manque de drogue à ce
moment. Je crois bien que oui. J'étais très nerveuse, mais igno-
rant qu'on pouvait souffrir de cela, je n'y ai pas fait attention.
Un mois après, la femme de l'officier s'installait chez moi pour
un mois avec sa fumerie. Elle partait me la cédant, et je fume
depuis. Le lendemain de ma première fumerie, j'étais bien ; les
autres fois, dès que je me levais, je vomissais, sans douleur. Au
bout de trois mois de fumerie, j'ai eu des perturbations dans mes
règles. Toujours en avance de huit jours, j'ai eu des retards; un
fumeur m'a affirmé que l'opium faisait cela aux femmes en géné-
ral. Mais je me portais bien ; il est bon d'ajouter que je suis très
solide. J'ai fumé exagérément pendant trois ans presque ; je dis
exagérément, 40 pipes en moyenne, souvent 60, rarement 30. Nous
avions formé un groupe ; nous ne dormions pas de la nuit; notre
existence était ainsi réglée : lever à 3 heures à peu près, pipes,
déjeuner léger, pipes, diner, pipes jusqu'à 6, 7 ou 8 heures du
matin, souvent plus tard. J'ai vu pendant ces fumeries où je gar-
dais ma lucidité entière, comme tous les autres d'ailleurs, un ami
faire des sauts périlleux étonnants ayant 30 pipes dans le corps.
Notre vie, ma vie était dans la fumerie...
... J'ai vécu trois ans exquisément, seulement ne dormant pas,
mangeant peu, je maigrissais... Nous avons été à la campagne.
Là, ayant la forêt à côté de moi, j'ai diminué les pipes; au bout
de trois mois, j'en fumais 9 et j'ai pris l'habitude de manger la
nuit. Rentrée à Paris, j'ai continué de rester à 9; je n'avais pas
souffert pour en arriver là, mais pour descendre à 7! J'ai cru que
je n'y arriverais jamais. Ce désir de diminuer, aucune considé-
ration amoureuse physique ne l'inspirait; simplement le désir de
changer, le besoin de démolir quelque chose; et puis je m'étais
sentie esclave ; mon vieux fonds de sauvagesse réapparaissait!
Ah! l'opium croit me tenir, eh bien nous verrons! J'ai vu : un an
après j'étais à 3 pipes. J'y suis restée huit mois; puis tout d'un
coup, plus de drogue, obligée de prendre des pilules, — ceci se
PERIODE D ETAT 143
passait à la mer — ; sachant que le grand charme, le plus grand
facteur de l'opium, pour moi, est de rester étendue, je m'étais
obligée de sortir; mais Paris ne m'y engage pas, aussi je profi-
tais de mes villégiatures assez nombreuses. Bref, à Y... je pus
m'en passer et j'oubliai mes pilules un jour sans souffrir physi-
quement : j'avais mis un an et demi pour arriver à cela. Pour-
tant, j'avais été fumeuse comme il est impossible, je crois, de
l'être plus : exemple, je fumais jusqu'à 6 heures du soir ; à.
10 heures, je souffrais tant qu'il me fallait rentrer vivement fumer.
Les douleurs. — D'abord une grande nervosité ; je luttais; mes
mains, cela a toujours attaqué mes mains, devenaient inertes
avec de grands tirements nerveux sur le dessus ; je ne pouvais
pas m'en servir. Puis ensuite dans tous les membres ce mélange
de paralysie et de nervosité, les yeux qui pleurent ensuite, et si
l'on est trop privé, lés coliques, la diarrhée. Cela m'est arrivé
rarement à ce degré, mais je 1 ai vu chez des amis. De plus, et je
ne sais si tout le monde l'avouera, mais je l'ai toujours entendu
dire, moi-même l'ai constaté, la privation d'opium vous met en
érection. Je dois préciser un point : avant de fumer, je buvais
assez bien ; encore maintenant, je prends deux pernods par jour;
je bois beaucoup moins depuis que je fume, d'ailleurs je ne peux
plus, je suis grise avec le quart de ce que j'absorbais autrefois et
je ne souffre pas de l'estomac. Eh bien, certains soirs où j'ai bu
un peu, si je ne fume pas à l'heure convenable, je m'endors et
me réveille en train de me masturber... toute la douleur s'est
réfugiée là... Dès que je suis éveillée, c'est fini; je m'agite, j'ai
mal autre part, mains et jambes, mais dès que je dors, cela se
localise. Beaucoup de fumeurs m'ont avoué qu'ils étaient dans le
même cas et sans désir aucun de faire l'amour; eux ne buvaient
pas. Moi, on me l'a dit, j'ai comme une crise nerveuse en dor-
mant, je fais des bonds effrayants ; pourtant je n'ai jamais eu de
crises de nerfs éveillée. Quand on a trop attendu pour fumer, on
dirait que l'opium se venge; au lieu de 3 pipes pour être bien,
il en faut 6, 8, pour retrouver le calme et le bien-être.
Privé d'opium, la douleur physique est plus forte que tout ; on
sait qu'une pipe vous rendra le calme, alors on ne pense plus
qu'à cela. Quand j'ai eu abandonné l'opium à la mer, je suis ren-
trée à Paris; ah, quel vide! Je mangeais bien et dormais invaria-
blement sept heures juste, pas une minute de plus; j'avais toute
ma lucidité, tout mon calme, mais je m'ennuyais ; je ne pouvais
pas rester chez moi; je n'avais goût à rien, même pas à lire, ce
qui est ma suprême joie. Que faire "?... Je ne souffrais pas, mais le
vice de ma vie... J'ai réfléchi ; je me suis aperçue que pour vivre
un peu selon mes goûts, il fallait que je puisse rester chez moi,
pour potasser — car le ménage et moi, ça ne va pas; j'aime un
144 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
intérieur correct, mais ne pas y travailler — ; alors j'allumai ma
lampe à opium et couchée près d'elle j'avais déjà du calme. Je ne
peux vivre sans rien faire ; je ne peux pas m'amuser (bien que
j'en donne l'impression) à faire la roue devant les mâles — ça ne
me suffit pas — ; alors, froidement, tout bien pesé, je me suis
remise à fumer après une expérience de 6 mois; seulement je
fume beaucoup moins. Ce fut d'abord par raison, ensuite je ne
peux plus : au bout de 10 pipes de bon opium, j'ai des brûlures
dans la gorge et dans le pharynx ; cela me brûle positivement le
tuyau où j'avale. J'ajoute que je fume beaucoup de cigarettes
anglaises et que je n'aime plus les fumeries tumultueuses d'antan;
cela me fait mal même de sentir une nombreuse chambrée. La
fumerie seule ou à deux..., voilà ce que j'aime depuis ma deuxième
conversion. Depuis, je ne souffre pas beaucoup physiquement du
manque de drogue, mais, moralement, énormément; je nai goût
à rien, moi qui n'ai jamais désiré grandchose, sans opium, je
pense qu'il n'y a plus qu'à se laisser claquer. Il me donne le goût
de vivre, l'indulgence, la compréhension de bien des choses, il
m'ouvre des horizons et me donne le courage d'accomplir les
actes les plus inutiles de la vie. Je me porte comme un charme,
je mange bien, je dors de même, j'ai toute ma mémoire et une
souplesse d'esprit et de caractère qui me manquait. J'étais et
suis très autoritaire ; l'opium me fait plier et faire des concessions
qui sont loin de mon naturel. Je trouve très bien maintenant de
m'asseoir sur ma dignité (quand il s'agit de petits faits ridi-
cules) .
Des rêves? Des visions? Des cauchemars? Connais pas. J'ai
eu plus de troubles nerveux à 17 ans, relevant d'une maladie de
croissance. En dormant, je rêve beaucoup, et depuis que je fume
je transpire, ce qui ne m'arrivait jamais avant. Si j'ai eu des hal-
lucinations, je les ai évoquées. Exemple : mon ami XY dans les
fumeries était toujours étendu le long de moi. Il part. Fumant
seule certain soir, le voulant (ce n'était pas X'i' que je voulais,
mais la sensation, pas confondre, suis pas erotique) je sentais la
chaleur de son corps, son bras se poser sur ma taille et même sa
respiration et les battements de son cœur. Mais je répète que cela
cessait quand je le voulais.
L'abrutissement? Je fais du grec et de l'égyptien, et tous mes
amis, artistes, littérateurs, cabotins, bourgeois, vanteront mon
intelligence, ce qui est vexant pour la jolie femme que je suis en
outre. Et puis j'ai de l'argent de côté et de beaux mariages à ma
portée. xVlors, l'opium abrutit-il à ce point? Bien sûr, il ne don-
nera pas l'intelligence, l'esprit, la mémoire a qui en était com-
plètement dépourvu ; et le danger, pour nous fumeurs, comme
pour eux, c'est que par snobisme, des brutes en fument...
PERIODE I) ÉTAT U5
Ah ! j'ajoute que ceux qui m'aimaient il y a six ans, fumeurs ou
pas fumeurs, m'aiment toujours autant, « pas fumeurs» jaloux de
la drogue qui me donne des voluptés dont ils ne sont pas les dis-
pensateurs. Je suis assez fine, toutefois, pour éviter l'ultimatum.
Bien qu'à la campagne en ce moment, je ne diminue pas; à
quoi bon gâcher mon bonheur? Je fume 3 pipes en me levant,
2 avant déjeuner, plusieurs (variable) après, souvent avant
dîner, 3, 4 ou 5, pas plus, avant de me coucher...
J'ajoute enfin que malgré le calme, la sérénité que procure
l'opium, on devient très irritable. Quand on a fumé beaucoup, au
moindre bruit discordant, une voix déplaisante, une contradic-
tion, vous voilà irrité, mais cela ne dure pas, et nous pardonnons
aisément aux gens de les avoir engueulés...
I
XX. Lopium représente à mes yeux la vie sans ses tracas et
ses ennuis. En arrivant à Saigon en 1900, jeus l'occasion de me
donner tout entier à lopium. J'y ai été surtout engagé par un de
mes amis, fumeur passionné, qui me voyant souffrir de douleurs
aiguës produites par un refroidissement attrapé à bord pendant
le voyage de Marseille à Saigon me certifia que quelques pipes
auraient vite raison de mon mal. C'est ce qui arriva deux jours
après mon débarquement, les douleurs physiques disparurent
pour faire place à un bien-être infini. Obligé de prendre mon poste
quelques jours après, je commençai à faire des voyages variant
de cinq à quinze jours. Oh! ce premier voyage, que de souffrances!
Je croyais pouvoir impunément cesser de fumer; je me figurais
ne pas être encore intoxiqué; mais les tiraillements de ventre et
les douleurs aiguës dans les jambes m'en ont donné le démenti.
Heureusement pour moi, après avoir confié mes ennuis à un chi-
nois du bateau, il fit en sorte qu'il me procura tout ce qu'il
fallait pour fumer. N'étant pas à même de préparer mes pipes
moi-même, il se plaça en face de moi et me confectionna quelques
pipes. En ce moment-là, on m'aurait présenté quoi que ce soit,
tout ce qu'il peut y avoir de meilleur au monde, or ou femme,
pour m'empêcher de fumer, sans aucune discussion j'aurais opté
pour la pipe.
Plus tard- j'eus occasion de cesser de fumer pendant quelques
mois; j'avais toujours soin de manger un peu de cette pâte déli-
cieuse. Enfin, si mes moyens me permettaient de vivre sans tra-
vailler, je n'hésiterais pas une minute à me donner tout entier à
■cette passion, mauvaise d'après les uns, bonne pour moi parce
qu'elle donne sur la terre le rêve ou l'illusion que tout un chacun
cherche à atteindre. Que m'importe l'or une fois que j'ai fumé
puisque je n'en sens pas la nécessité! Que m'importe la femme,
Dlpouy. — Les opiomanes. 10
146 tlLDK CLLNIUUE ET PSYCHOLOGKjLE
puisqu'cn fumant il m"arrive d'avoir des attouchements avec ma
déesse 1
XXX. Renseignements auto-biographiques. — Pas d'antécédents
né\iropatliiques connus héréditaires, collatéraux ou personnels.
Dans sa jeunesse, lisait beaucoup, des romans d'aventure de
^^référence. Lit Monte Christo à douze ans; la scène du hachich
lui laisse une profonde impression.
A seize ans a une conversation avec un Égyptien qui lui parle
d'un fumeur d'opium pris pour fou par quelques-uns, pour sorcier
par les autres, type de vieux philosophe et qui avait des rêves
étranges, où il se voyait roi, empereur. Songeait quelquefois à ces
histoires mais ne désirait pas extrêmement fumer.
A dix-huit ans s'engage à Toulon. Entend parler de Topium par des
coloniaux, en termes excellents: c'est quelque chose de délicieux,
procurant des rêves magnifiques, rêves de femmes surtout...
Aurait voulu en fumer, simplement pour savoir ce que c'était. Va
avec un camarade chez un officier, fume pendant son absence,
très peu, s'étonne de n'obtenir aucun effet, ne songe pas à recom-
mencer.
Prend plusieurs fois du laudanum, dans de l'eau sucrée, XX à
XXV gouttes, à l'occasion de coliques et en ressent un certain état
de bien-être. N'en prenait pas parce qu'agréable, mais en était
content. En prend tous les deux à trois jours pendant un mois
puis cesse. Éprouve le même effet une fois qu'il prend 3 pilules
d'opium et se promet de recommencer à la moindre douleur.
Vingt-deux ans. Corse. Fièvres secondes, très fortes, menaces de
phtisie, hémoptysies, hématémèses, mekena. Repart à Toulon ; con-
tinue à entendre parler d'opium, n'y fait pas attention, entend traiter
les officiers fumeurs d'abrutis et de malades. Libéré, revient en
Corse.
Vingt-trois ans. Part en Indo-Chine où il a des parents. Sur le
bateau entend parler de fumeurs. Commence à y songer davantage,
fait connaissance de fumeurs qui comptaient les heures pour savoir
quand ils pourraient fumer, et font l'éloge de l'opium. Se promet
de fumer malgré quelques avis de non-fumeurs.
En Indo-Chine, souffrait de douleurs à la fesse et aux reins ; vu
chez un cousin qui fumait, s'intéresse à ce que c'était, en voyant
aux fumeurs lair si heureux et en aspirant la bonne odeur de
l'opium ; demande à fumer, pour calmer ses douleurs ; fume 5 à
6 pipes incomplètement, revient chez lui : en se mettant à
table se sent un peu malade, puis vomit, se remet à table, mange,
dort bien. Le lendemain, fume 2 pipes ; une femme arrive,
I
PERIODE D ETAT 147
aucun désir; se remet à fumer et éprouve un sentiment délicieux
de béatitude.
Fume tous les jours pendant vingt jours avec grand plaisir et
sans inconvénients. Embarque et cesse de fumer pendant deux
jours ; douleurs de non-opium. Fume par intermittences pour
avoir des rêves; fumait déjà une vingtaine de pipes. Se met à
fumer sur le bateau avec un jeune homme, mort depuis, la pipe à
la bouche.
Fume tous les jours (10 à 15 pipes). S'embarque comme com-
missaire et fume avec un compagnon o grammes par jour. Très
emballé alors sur l'opium ; ne pensait qu'à en fumer toute la vie ;
pendant les escales restait à fumer au lieu de descendre à terre.
Au bout de deux mois fume le double. Néglige les femmes. Fait
cependant régulièrement et fort bien son service; bien noté; avan-
cement rapide.
Fumait depuis cinq à six mois (40 pipes) quand commence à
avoir peur d'aller trop loin, de ne pas pouvoir s'arrêter en voyant
qu'il fumait de plus en plus. Entouré de gens qui lui font de la
morale. Reste plusieurs jours à terre, vingt jours environ ; veut
en profiter pour cesser, en sachant les inconvénients ; prend des
pilules rouges chinoises. Faisait des pipes aux autres sans fumer,
mais prenait des pilules. Reçoit l'ordre d'embarquer sur un autre
bateau et retrouve sur ce nouveau bateau sa pipe qu'on y avait
portée. Incité à fumer par un compagnon, va dans sa chambre
pour voir, fume 2 petites pipes, en éprouve un grand conten-
tement et recommence pendant trois jours. Le quatrième jour,
était revenu à 40 pipes. Cela dure quatre à cinq mois. N'éprouve
aucun trouble, sauf de la constipation ; pas d'anorexie,
mais peu d'appétit; rétention d'urine. Ne songeait plus qu'à fumer.
Une fois se promet de cesser, passe une nuit sans fumer ; ce fut
terrible. Le lendemain recommence à fumer autant. A des his-
toires avec son administration, les impute à l'opium et cesse de
fumer pendant un mois en prenant des pilules ; apathie, ano-
rexie.
Sur un nouveau bateau, trouve un fumeur avec du très bon
opium. Veut en goûter, fume pendant quatre à cinq jours 5 à
6 pipes, puis reprend de plus belle et va cette fois jusqu'à 150
pipes pendant sept à huit mois . Éprouve alors des troubles
accentués, diminution de la mémoire et de la volonté, tendances
constantes à mentir, peurs à terre, désirs impétueux de fumer
(au milieu des repas même; reste à ce moment dix-huit à vingt
heures par jour dans sa cabine à dormir ou à fumer et arrive
tout juste à faire son service), constipation, désordres génitaux.
Tout à coup a l'idée de rentrer en France, a l'intention d'y
fumer, par agrément seulement; emporte 1.500 grammes d'opium
148 ÉTUDE CLIISluUE ET PSYCHOLOGIQUE
et quelques petites boîtes. Reste deux jours sans fumer sur le
bateau mais prend des pilules, 1 gramme par jour; souffrances
par insuffisance d'opium. Se remet à fumer, 20 pipes par jour.
N'a plus de pilules, traverse une crise douloureuse d'insuffisance ;
trouve une femme qui lui propose de lui procurer de l'opium. Fume
pendant quinze jours voulant toujours partir le lendemain; fume
avec une femme : ce sont, dit-il, les plus beaux jours de sa
vie.
Vingt-quatre ans. Va en Corse. Essaie de ne plus fumer et
prend des pilules pour que personne n'en sache rien ; présente alors
des crises de sommeil très dur n'importe où, au café, au jardin...
Après trois ou quatre jours, loue une chambre, fume pendant huit
mois avec un ami qui fumait beaucoup depuis quatre ou cinq ans
(2 kilogrammes en 3 mois à eux deux); fume à ce moment 70 à
80 pipes. Son père ne le savait pas, mais le trouvait changé,
malade par la colonie, drôle, froid et indifférent, de caractère
ironique, fier avec les étrangers ; jouait et « se fichait »
de perdre (3.400 francs). Aucune envie de cesser de fumer pen-
dant ces huit mois. Cherche un prétexte pour ne pas aller en
Amérique et n'y va pas malgré le désir et les encouragements de
sa famille. Vient à Paris avec un ami, fume à l'hôtel, à bord du
bateau, s'arrête deux jours à Marseille pour fumer et constate à
cette occasion que la femme lui est totalement indifférente. Passe
huit jours à Paris; son congé expire; il s'en piéoccupe peu et
demeure à Paris.
Octobre 1903. Paris. 60 à 80 pipes par jour (400 grammes
par mois). N'essaie pas de cesser; mène une vie active les quinze
premiers jours, théâtre, boulevards, mais pas de femmes. Prend
goût à la vie de Paris et pour cette raison recule le moment de son
départ.
Décembre. Va chez un parent, médecin; veut avant de repartir
en Indo-Chine cesser de fumer, prend une quarantaine de pilules
en quinze jours ; souffre des reins et du manque d'opium ; se fait
refaire des pilules ; reste dix-huit heures par jour au lit, dormant
facilement douze heures, mais dur à se rendormir ; incapable de
rien faire. Essaie de Téther pour calmer son estomac. Au bout
de vingt jours veut revenir à Paris, n'ayant plus de pilules.
Avant de monter dans le train se fait donner chez un pharmacien
18 grammes d'opium en extrait aqueux; un peu abruti seulement,
mais n'éprouve aucun trouble.
Arrivé à Paris, se remet aussitôt à fumer et fume tous les jours
30 pipes (opium de Toulon) pendant deux mois. Veut ensuite
se déshabituer petit à petit parce qu'il n'a plus d'argent. Fume de
l'opium pharmaceutique, arrive à ne plus fumer que 2 pipes,
puis pendant quelques jours plus du tout, mais en prenant des
PÉRIODE D KTAT 149
pilules. Depuis ce temps-là. fume tous les jours un peu. surtout
du dross, deux fois par jour, après midi et le soir au lit. Fume
moins que jamais. N'essaie plus de s'en passer, puisqu'il sait ne plus
pouvoir y arriver, mais a la ferme résolution de ne fumer que très
peu. Ne veut pas s'en passer, car l'existence serait trop vilaine sans cela.
S'il était riche, il s'>j donnerait corps et âme, ne s arrêtant à rien, ne
comprenant pas la vie sans opium, car il n'aime plus rien sérieusement
en dehors de lui, ni théâtre, ni lecture.
Examen pratiqué par un médecin, lui-même très au courant des
choses de l'opium.
Mémoire diminuée pour les noms propres et les faits récents.
Volonté très amoindrie.
Sentiments affectifs émoussés pour la famille (restait longtemps
sans lui écrire) ; accrus au contraire pour les étrangers et les
malheureux ; très accusés pour les auteurs de délits contre la
société, excusant et comprenant les voleurs et les gens qui ont mal
tourné; très prononcés pour les autres fumeurs; pas le moindre
égoïsme, au contraire.
Caractère très peu irascible, sauf quand on le gène (n'aime pas
que ses amis fassent du bruit, qu'on froisse un journal, qu'on
chante dans les escaliers, qu'on parle trop haut, que la lumière
soit trop vive...) Jamais de grands accès de colère; moments d'irri-
tation vite passés. Devenu misanthrope, ne souhaitant plus que
sa pipe et un ou deux amis; n'éprouve plus aucun plaisir aux
réunions nombreuses, au théâtre...
Sommeil. Les premiers temps, dormait dix à douze heures par
jour; maintenant dort sept à neuf heures par jour. S'endort faci-
lement. Rêves bien plus fréquents depuis l'opium. Rêves souvent
délicieux. Cauchemars depuis un an ou deux: choses dramatiques .
où il a toujours le dessus ; rêve de bandits, de guerre, de gnomes Ij
à tête hideuse ; rêve souvent aux choses de la journée.
Pas d'aneslhésies en dehors de l'ivresse.
Pas d'hyperesthésies. Douleurs très vives dues à des névralgies
ophtalmi(iues survenant quelquefois deux ou trois fois par mois,
durant une heure ou deux et coupées par le fumage.
Vue normale. Acuité visuelle parfaite. Photophobie; préfère une.
lampe faible, une lumière douce, les stores baissés, des tapisseries
sombres; aime moins le rouge.
Hallucinations (à l'état de veille) : auditives. S'entend appeler. ^^
Entend des conversations de voix connues; entend des chants, de
la musique, des cloches.
Hallucinations (à l'état de veille) : visuelles. Jamais de personnes. \
Voit quelquefois un tableau sur un rideau et sur une porte; moins
150 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
il le fixe et plus il le voit. Se dérange pour aller voir et ne trouve
que du vide ou de l'ombre.
Peurs immotivées, au point de ne pas oser sortir de crainte de
trouver quelqu'un; regarde s'il n'y a personne. Se dit « il n'y a
personne » et cependant tremble d'une peur indéfinissable.
Idées de suicide mais aucune tentative.
Indolence; mouvements lents, doux et nonchalants; touche les
choses avec précaution, s'efforce de ne jamais faire de bruit.
Faiblesse dans les jambes, véritable paraparésie: marche avec
peu d'entrain, ne ferait de grandes promenades qu'avec difficulté;
articulations sensibles ; courbatures. Crampes quelquefois.
Décharges électriques, brusques mouvements, surtout dans les
jambes, le réveillant en sursaut la nuit mais se produisant aussi
à l'état de veille.
Pas d'incontinence durine.
Pas d'incoordination motrice.
Appétit bon sauf quand il fume beaucoup.
Soif fréquente.
Constipation marquée : une selle tous les deux jours ; augmen-
tant encore quand il fume beaucoup ; une selle tous les quatre ou
cinq jours ; matières dures, marronnées, déchirant l'anus. Sensi-
bilité normale aux purgatifs. Quelquefois selles jaune d'or.
Pouls régulier, 92; palpitations avant de fumer.
Quelques démangeaisons cutanées.
Pollakiurie avec légère polyurie; urines chargées quelquefois,
un peu douloureuses.
Un peu d'impuissance sexuelle, au moment psychologique ; quel-
quefois cependant érections presque sans cause physique et par
simple souvenir, mais érections peu sérieuses. Traite surtout les
femmes en camarade.
B. — Le théba'is.me chronique
Le fumeur qui ne dépasse point 10 à 12 pipes par jour ou
atteint exceptionnellement le chiffre de 20 à 2o (je ne parle
encore une fois que de nos congénères et non des indigènes
annamites ou chinois héréditairement accoutumés à l'opium)
peut ne point éprouver de troubles graves, encore que ces
doses relativement minimes ne soient pas tolérées par tous
les organismes. Et cependant déjà le poison imprime sa
marque : le teint pâlit et se plombe, les masses musculaires
maigrissent, la démarche devient plus lenle et moins assurée,
PÉRIODE d'État 151
l'esprit s'alourdit et le corps s'aveulit. Puis l'intestin fonc-
tionne difficilement, l'estomac douloureux se contracte et
refuse les aliments, la virilité s'aiïaissc, l'énergie déchoit et
les forces s'épuisent. Enfin des vertiges, du tremblement, des
parésies s'installent, en compagnie de troubles divers de la
sensibilité, fourmillements, douleurs vagues et erratiques ;
névralgies fixes et cruelles ; les facultés intellectuelles s'obs-
curcissent et c'est trop souvent le ramollissement cérébral
avec ses tristes infirmités qui, au bout d'un temps plus ou
moins long, termine la scène — prématurément. Si l'usage
dégénère en abus et que l'intoxication soit plus prononcée, le
tableau est encore plus sombre : tous les organes sont lésés et
leurs fonctions perturbées, les facultés psychiques sont rapi-
dement et profondément altérées, des accidents convulsifs ou
délirants peuvent même éclorc sur le terrain du thébaïsme
chronique et la mort survenir brusquement, subitement.
Avant de détailler ce tableau de l'intoxiqué chronique,
nous voulons en quelques lignes attirer l'attention du lecteur
sur ces deux conséquences de l'accoutumance : l'augmenta-
tion progressive des doses et la création d'un besoin patho-
logique.
Lorsque le fumeur d'opium est bien habitué à son poi-
son, il éprouve, nous l'avons vu, une certaine volupté phy-
sique et intellectuelle à s'en griser ; il se complaît dans sa
béatitude alanguie, dans son oublieuse et euphorique rêverie
et presque toujours il a hâte, sitôt que l'heure de la fumerie
a sonné, de s'y replonger au plus vite. ^lais avec l'habitude,
les effets de la drogue s'émoussent et l'ivresse qui jadis venait
à la septième ou huitième pipe s'attarde maintenant et devient
plus exigeante ;elle réclame, pour apparaître, quelques pipes
de plus, que le fumeur s'empresse de lui accorder. Gomme
celle de l'alcoolique et du morphinomane, sa sensibilité s'en-
durcit et résiste davantage ; il lui faut pour céder une dose
chaque fois croissante. Pour se maintenir à son niveau, l'état
d'engourdissement thébaïque veut pareillement un entretien de
Ib2 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
plus en plus instant. Les pipes se succèdent donc sans inter-
ruption et tel qui dans sa nuit n'en fumait que 10 ou 12 arrive
à en fumer 40, 60 ou 100.
D'autre part, son incessant assouvissement use le plaisir
qui à son tour s'émousse. Le fumeur ne goûte plus le même
ravissement ni les mêmes délices : il ne se sent plus allégé de
ses peines, déchargé de ses préoccupations physiques ou mo-
rales ; le vagabondage du rêve ne l'emporte plus à travers un
monde idéal. Il souffre à nouveau, mais il est devenu l'esclave
du poison de Tinfluence duquel il ne peut, même passagère-
ment, se libérer. Des malaises surgissent dès que l'action des
dernières pipes est épuisée : l'organisme réclame une nouvelle
dose d'opium et le fumeur en est réduit à absorber des pilules
dedrossou d'extrait thébaïque pour calmer les exigences de sa
seconde nature. Il est curieu.v: d'observer un vieil habitué de
l'opium lorsqu'il accepte par hasard d'aller dans le monde et de
dîner en ville. Malgré l'ingestion préalable d'opium en nature,
il souffre quand vient l'heure de la pipe... On le voit s'agiter
sur sa chaise, devenir soucieux et ne plus prêter attention ni
au milieu ni à l'entourage ; ses ^-eux luisent, une sueur froide
perle à son front et à ses joues, ses mains tremblent, sa respi-
ration s'accélère et son visage trahit l'anxiété... Il semble
implorer de la maîtresse de maison l'autorisation de se reti-
rer et de regagner sa fumerie. Et, s'il n'a pas la latitude de
puiser quelques pilules dans sa bonbonnière à opium, on le
voit bientôt s'esquiver précipitamment.
L'opium lui-même ne le satisfait qu'incomplètement : il lui
manque le geste rituel, le décor et l'atmosphère. Nous revien-
drons sur ce point lorsque nous aurons à parler des soutïrances
physiques et morales provoquées par l'abstinence. Nous
pouvans cependant faire remarquer dès maintenant l'analogie
qui existe, toutes proportions gardées, entre les fumeurs
d'opium et de tabac. \'oyez ces derniers lorsque, après le
dîner, le café vient à être servi : leurs yeux se tournent im-
patiemment, quêtant la permission..., leur main se dirige
PÉRIODE d'kTAT <'JÎ
machinalement vers relui ou la blague, leurs doigts incons-
ciemment exécutent le geste de rouler une cigarette, leurs
lèvres avides se plissent comme pour aspirer une imaginaire
lumée... Et ce n'est pas seulement le goût et l'odeur du tabac
qui leur manquent, mais le ge>ite dont ils ont l'obsession. Le
fumeur de pipes est malheureux de ne point pouvoir accomplir
la série entière de ses manipulations, dont le bourrage métho-
dique constitue la partie essentielle ; le fumeur qui fait lui-même
ses cigarettes n'aime guère fumer que celles-là et j'en ai connu
qui préféraient se passer momentanément de fumer plutôt
que d'user de cigarettes toutes faites, même préparées avec
le même tabac ; le priseur se délecte autant à sortir de sa
poche sa tabatière, à frapper sur elle de petits coups prudents,
à saisir délicatement sa prise et à l'élever lentement à ses
narines, qu'à goûter l'impression irritante du tabac sur sa
muqueuse. Et ce fait est si vrai que le fumeur se satisfait
souvent du geste, qu'il oublie d'allumer sa pipe ou sa ciga-
rette ou qu'il les laisse éteindre, tout en continuant en ce cas
un autre geste stéréotypé de succion aspiratrice ; de môme le
priseur distrait demeure un long moment figé dans l'attitude
classique si souvent reproduite par les caricaturistes et par-
fois, laissant tomber sur lui les grains de tabac, remet en son
gousset la tabatière dont il n'a usé que pour obéir à une obses-
sion impulsive purement kinétique. Que dire alors du fumeur
d'opium qui passe une grande partie de sa vie à exécuter la
série de mouvements compliqués et méticuleux que nous
avons appris à connaître, et cela dans une salle, un décor,
un costume, une altitude spéciale. Ceux qui se sont laissés
aller à acquérir une habitude régulièrement et chroniquement
entretenue se rendront facilement compte du désarroi du
fumeur privé de son opium.
L'habitude a ainsi créé un besoin, dont la satisfaction,
malgré son origine arlificicUe, est très impérieuse. L'opio-
mane en est à ce moment à ce que Brunet appelle la période
de besoin, par opposition à la période d'euphorie — celle où
-154 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
quelques pipes suffisent pour donner une sensation de bien-
être général extraordinaire avec exaltation des facultés.
« La deuxième période, dit-il, période de besoin, arrive,
l'accoutumance une fois établie, avec les doses élevées. Par
suite de l'habitude, le plaisir est devenu un besoin de trouver
un état de bien-être et surtout une sensation de force et d'in-
telligence d'autant plus marquée qu'après l'ivresse, l'individu
se sent réellement inférieur à lui-même, affaibli dans sa
volonté et son énergie. A ce moment, il est obligé de fumer
parce qu'il se sent déprimé et ne saurait plus se passer de
l'état de mieux-être auquel il s'est habitué. Arrivé à ce point,
le plaisir d'autrefois est bien diminué ; il ne se retrouve plus
que par les fortes doses. Fait digne de remarque, c'est un
état auquel parviennent surtout les Européens, par suite de
leurs désirs de maintenir constamment à la même intensité
les sensations agréables du début; les Chinois ont soin, au
contraire, de ne pas dépasser certaines limites, de se res-
treindre à goûter un plaisir moyen, elles fumeurs occidentaux
assez énergiques savent très bien les imiter et diminuer les
pipes à certains moments. Malheureusement l'opium affaiblit
chaque jour davantage cette volonté, qui serait si précieuse
à conserver puisque c'est la seule sauvegarde de l'intoxiqué.
Si précisément son caractère, son genre de vie, en un mot
l'homme qu'il s'est fait, ne lui a laissé qu'une volonté molle
et faible, c'en est fini ; l'opium l'affaiblit encore et le malheu-
reux glisse rapidement vers l'instant où le besoin et la néces-
sité créés ont remplacé le plaisir et l'acheminent vers la
période où il est incapable de réaction, vers la déchéance
morale, intellectuelle et physique. »
Le fumeur parvenu à celte phase d'intoxication chronique
se reconnaît de loin : il est sec et émacié, courbé et grelot-
tant, le teint hâve, d'une pâleur mate et maladive ; le visage
est flétri, ridé, atone, prématurément sénilisé, et ses traits
expriment une stupide indifférence quand ils ne respirent la
tristesse ou la souffrance ; les paupières chassieuses tombent
PÉRIODE d'état Ib5
lourdement; les yeux caves sont cernés d'un halo bleuâtre,
la pupille dilatée, le regard inexpressif et hébété. Le corps
affaissé et mou, il se traîne péniblement, morne et silencieux,
laissant sur sa poitrine tomber sa tôte douloureuse et taci-
turne ; sa démarche est lente et incertaine, vacillante et par-
fois claudicante, sa parole embarrassée et tremblotante...
Sous l'excitation de la subtile drogue, ses traits, au contraire,
s'animent et se durcissent ; les pupilles se rétrécissent, Toeil
métallisé s'allume et flamboie, et le verbe sort facile, scandé
et comme martelé, avant de se ternir à nouveau et de se
monotoniser.
a) Troubles i^^ijchiques, du thébaïsé chronique .
Sa tnentalité est profondément altérée, diminuée et viciée
tout à la fois. L'intelligence baisse peu à peu ; le fumeur ne
comprend plus comme avant ; son travail habituel lui devient
de plus en plus difficile et finalement impossible. L'autocri-
tique disparaît entièrement avec la perte du sentiment du
devoir et des responsabilités. Mais le jugement n'est pas seul
atteint ; l'attention ne peut plus se fixer ; elle se laisse à tout
moment distraire ; le moindre effort la fatigue. La mémoire
enfin décline.
Nous avons signalé, en étudiant l'état de rêverie, que
rhypermnésie qui la caractérise était uniquement reproductrice
et que, d'autre part, les souvenirs évoqués sous l'excitation de
l'opium s'évanouissaient avec celle-ci et ne pouvaient être
volontairement rappelés. Laurent qui les connaissait bien a
particulièrement insisté sur ces troubles de la mémoire et de
l'intelligence. « Si l'opium, déclare-t-il, peut exciter la mé-
moire de reproduction, il ne peut que gêner et entraver la
mémoire à' acquisition. Ces souvenirs acquis sous l'influence
de l'opium puis disparus de l'esprit ne se retrouvent môme
pas, ou du moins fort peu, sous l'influence d'une nouvelle
intoxication thébaïque, et lorsque le fumeur cherche à s'ana-
lyser lui-même, il est frappé du vide de sa vie pendant l'in-
156 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
toxication. Les conversations sont agréables, le théâtre, la
musique font plaisir, on peut même analyser ce plaisir, mais
il n'en reste presque rien. Cet empiétement de la rêverie
diminue en somme la période d'activité fonctionnelle du cer-
veau, aussi bien pour l'accumulation des sensations présentes
que pour le rappel des souvenirs anciens, aussi arrive-t-il
que ceux-ci, rappelés moins souvent, s'effacent aussi peu à
peu. Fumer l'opium de façon régulière équivaut donc à
diminuer volontairement le fonctionnement et la capacité de
son intelligence au profit d'une satisfaction momentanée '. »
« Si sous 1 influence du coup de fouet de l'intoxication
aiguë, la mémoire se précise et l'esprit s'exalte, il n'en est
pas moins vrai que l'effet capital de l'opium sur la mémoire
et l'intelligence est leur affaiblissement progressif. Les faits
accomplis sous son influence laissent peu de traces, les souve-
nirs même acquis antérieurement diminuent et le fumeur
imprudent devient vite inférieur à lui-même". »
Les exemples sont malheureusement trop fréquents de
fonctionnaires que leur amnésie a rendus incapables de con-
server leur situation et qui, déchus de leur capacité anté-
rieure, ont dû être rétrogrades ou même cassés. Tous les
fumeurs, d'ailleurs, reconnaissent la faiblesse de leur mémoire
en dehors de l'excitation thébaïque.
La volonté s'annihile. Alors même que l'intelligence n'est
pas encore éteinte ni le jugement obscurci, malgré qu'il
voie tous les dangers auxquels l'expose son obnubilation
toxique, le fumeur chronique « ne peut plus vouloir ». Il se
laisse aller. Il se néglige de plus en plus, et dans sa tenue
et dans son service ou ses affaires, devient nonchalant et
paresseux, veule et insouciant. Tout effort, physique ou moral,
ui coûte. Plutôt que de prendre une décision, il patientera et
1. L. Laurent. Essai sur la psycliologie el la physiologie du fumeur
d'opium. Paris. 1897.
2. Ibid. Essai sur la psychologie des excitants. L'opium. Bull, de l'Ins-
titut gén. psYchol., décembre l'JU'J.
PERIODE D KTAT 157
tergiversera — malgré Turgence et malgré le péril. Et tel
acte qui pourrait paraître aux veux non prévenus un exemple
de courage placide et d'abnégation héroïque n'est que le
résultat d'une lâcheté de la volonté.
L'abdication de la volonté fait des fumeurs d'opium des
êtres impulsifs, fantasques, déconcertants, irrésolus : « Il
existe chez eux, dit Brunet, un état d'instabilité mentale, de
variations brusques dans le jugement, les idées ou les actes,
qui interdit de compter absolument sur eux. Une allure
sombre, égarée par moments, une maussaderie sans cause
succèdent subitement à la bonne humeur et à l'expansion.
Un projet arrêté avec entrain devient tout à coup une corvée
insipide; un exercice désiré, une fatigue; un travail facile,
une accablante besogne. » Les fumeurs sont incapables de
résister à leurs désirs et susceptibles de toutes les faiblesses,
de toutes les turpitudes pour satisfaire à l'aise le plaisir de
fumer. « Dès qu'ils désirent fumer ou en ont besoin, ils ne
sont plus maîtres d'eux-mêmes : rien ne les arrêtera, ni les
conventions sociales les plus respectables ni les devoirs pro-
fessionnels, ni les lois de l'honneur. » Aussi comprend-on qu'on
ait mis en discussion leur capacité testamentaire (Hughes) \
qu'on ait considéré leur responsabilité comme atténuée (Lau-
rent) et qu'on prétende leur refuser un commandement ou
une responsabilité. « A mon sens, affirme Petit de la Villéon,
un fumeur est un être éminemment dangereux entre les mains
duquel ne doit reposer ni un commandement, ni un service
hospitalier, ni une responsabilité quelconque. »
Le caractère se ressent de cette hypotonie de la volition
et de la perte de l'autocritique précédemment signalée. Le
fumeur d'opium devient passif, résigné, indifférent à tout,
mais son indifférence se nuance curieusement d'une teinte
euphorique. Une se désintéresse de sa carrière, de son avenir,
1. Hughes. Influence du méconisme chronique sur les disposilions tesia-
mentaires. In : Méconisme ou papavérisme chronique. The alienist and neu-
rologist, 1884.
158 KTLbE CLINIQUE ET PSYCHULOGinUE
de ses charges, voire de sa vie que parce que tout lui paraît
bien, beau, agréable, parfait. Dégagé des soucis du vulgaire,
il s'élève au-dessus des basses contingences, faisant fi des
conventions mondaines ou sociales et méprisant les nécessités
vitales. Pourquoi aimer ou haïr, pourquoi combattre, pour-
quoi lutter...? La vie est si peu de chose... que le sage et
ataraxique fumeur ne doit s'en soucier. Pourvu quil fume et
qu'à travers les nuages odorants de sa fumée grise il pour-
suive son rêve infatigable et magnifique qui lui permet de se
hausser au niveau des plus grands génies... le reste ne
compte plus... et tout, à ses yeux, va pour le mieux dans le
meilleur des mondes. Michaut compare l'état mental du fumeur
d'opium thébaïsé chronique à celui du paralytique général
avec délire ambitieux ; car dans l'exaltation de la fumerie qui
l'a révélé à lui-même comme une intelligence supérieure il
a pris une haute idée de ses capacités et il vous dira, ce
fumeur : « A l'état normal, je ne peux pas dire deux mots
sans bégayer... ; après avoir fumé, je me fais fort de faire un
discours digne d'être applaudi à la Chambre » ; ou (( j'écris
assez mal et le travail de composition m'est pénible... Après
quelques pipes d'opium, je fais des rapports ad?7iirabies ». Or.
mettez-le à l'épreuve ; le discours est une suite d'idées déli-
rantes exprimées dans un langage peu grammatical, le rap-
port lui vaudra des observations peu aimables de ses chefs.
On comprend le danger, conclut Michaut : « Le fumeur croit
trouver dans l'opium une énergie, une vigueur intellectuelle
et physique, précieuses surtout dans un pays anémiant et où
la température diminue toutes les activités, et, en réalité, le
médecin trouve comme cause de l'anémie, de la perte des
forces, de l'affaibhssement intellectuel : l'opium. Le malade
traite le médecin d'ignorant et continue à fumer. »
11 est alassique de dire que le fumeur d'opium est d'une
affabilité extrême ; d'un abord facile et de relation agréable,
il se montre bienveillant et indulgent à l'excès, il ne connaît
plus la colère ni aucun violent sentiment. Il ne faut cepen-
PliUIOUI-: D KTAT 159
dant point so payer de mois. Car si l'opiomane affecte une
souveraine amabilité, c'est en réalité parce qu'il se croit émi-
nemment supérieur, affranchi de tout préjuoé de rang ou de
caste, dédaigneux de Topinion d'autrui ou des coups du sort.
Ne vous liez pas à sa parole lénifiante, prometteuse et char-
meresse; il est incapable d'une démarche active, d'un ser-
vice réel. Au surplus il est devenu entièrement inaffectif :
l'opium a dénoué tous les liens qui le rattachaient à sa famille,
à ses amis, à tout ce qu'il aimait avant. Il est l'esclave de sa
pipe ; il ne vit que par elle et pour elle, fait remarquer Jean-
selme. « Honneur, affections, carrière, tout est sacrifié à cette
passion de plus en plus exigeante. Rien n'est plus navrant
que de lire le journal d'un opiomane, où il relate, jour par
jour, son calvaire, ses minutes de lucidité et de révolte contre
l'opium, ses heures de lâcheté et d'abdication ! Peu à peu, le
fumeur se désintéresse de tout ce qui n'est pas sa passion. Ses
proches, ses amis, remarquent avec anxiété les lacunes de sa
mémoire, l'inexactitude de ses assertions, la faiblesse de son
jugement, l'inégalité de son caractère, le relâchement de ses
liens affectifs. Il n'est plus que l'ombre de lui-même et tombe
dans une torpeur invincible, au milieu d'une conversation ou
d'un repas dès qu'il n'est plus sous l'influence du poison. »
A la longue, son caractère devient non seulement capri-
cieux, fantasque et irrésolu, mais ombrageux, irritable,
inquiet, hargneux et injuste, en même temps que les cauche-
mars viennent hanter ses nuits. Et l'euphorie se change en
dépression et en hypocondrie : le fumeur souffre, se lamente
et se désespère. Il ne voit plus autour de lui que jalousie,
envie, hostilité. Cruellement tourmenté par d'intolérables
névralgies, harcelé par d'obsédantes idées de persécution, tout
son sens moral détruit par le déformant toxique, le malheu-
reux thébaïsé est à ce moment capable de tomber aux pires
déchéances et de commettre les actions les plus viles.
V affaiblissement dit sens moral est, en effet, très pro-
noncé chez le fumeur d'opium comme chez le paralytique
160 ÉTLDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
général démentiellement satisfait auquel, nous l'avons vu, le
compare Michaut. La satisfaction, la sereine et indulgente
quiétude que nous avons vue constituer le fonds de l'état de
rêverie chez le fumeur d'opium, incline à sa future amora-
lité en reculant les bornes de sa compréhension, en élevant
ses conceptions imaginatives à une hauteur démesurée, au
détriment de son jugement obnubilé. Les moindres fumeurs
affirment cet effet amoralisant — ou immoralisant — de
l'opium. « Il élargit les idées, donne une grande indulgence
pour soi comme pour les autres. S'il ne rend pas complète-
ment amoral, du moins la moralité qu'il laisse à ses adeptes
affolerait un bon bourgeois... » « Il rehausse la moralité, cer-
tainement!,., car il fait concevoir une moralité plus élevée
que celle des codes civils, religieux, militaires, ou des salons
bien pensants... »
Mais la perversion de la moralité relève encore de l'aboulie
et du besoin. Cette tendance au mensonge, notamment, si
couramment, si classiquement observée, est commandée
d'abord par les circonstances : découverte d'une faute pro-
fessionnelle, oubli, retard, erreur, négligence, ou nécessité de
se procurer des heures de loisir pour fumer ou cuver son
opium, de l'argent pour en [acheter... Puis elle dégénère en
une perversion instinctive, en une sorte d'habitude ou d'ob-
session mythomaniaque que J.-B. Clair, très judicieusement,
stigmatise en ces termes : « Le maniaque d'opium ment
d'abord par urgence, ensuite par goût, enfin par tic ^ »
L'aboulie du ihébaïsé qui, dans bien des cas, tient à la fois
de l'hypogénésie des facultés volitives du déséquilibré toxi-
comane et de la torpeur cérébrale subcontinue effet direct
du poison, nous paraît devoir jouer un rôle important dans la
genèse de l'amoralité. Celle-ci, en effet, quand elle n'est pas
constitutionnelle, ne s'acquiert pas du premier coup ; elle
doit, avant de dominer l'esprit, vaincre certaines résistances.
1. J. B. Clair. Causerie sur l'opium. Ann.de la Soc. des Missions étran-
gères. Paris. 1909.
PERIODE D ETAT 161
J'ai pu recevoir les confidences détaillées d'un fumeur qui
avait à se reprocher plusieurs « peccadilles » (amoralité
sexuelle, tentatives de chantage...). Et il semble bien qu'au
début la compréhension du caractère délictueux ou immoral
de l'acte apparaisse entière mais ne soit pas capable d'éveiller
l'énergie suffisante pour repousser la tentation — d'autant
que les premières fois il s'agit souvent de simple complicité — .
L'acte est timidement accepté, après des hésitations et des
velléités de refus, mais la lutte à soutenir est trop pénible
pour cet abouhque. Enfin l'impunité reconnue pour des faits
analogues dont il a été témoin ou confident, l'optimisme et
l'insouciance morbides font le reste et assurent le développe-
ment de son amoralité dont la conscience s'efface et qui
désormais adhère à la nouvelle personnalité créée par l'opium.
L'opium coûte cher et le fumeur peu fortuné, dont les
dépenses augmentent du fait de la drogue et dont souvent les
recettes diminuent considérablement en raison de son incapa-
cité professionnelle croissante, en est vite réduit aux dettes,
à la misère et par suite aux expédients. Ses combinaisons
les plus ingénieuses mais aussi déshonnêles pour se procurer
de l'argent s'ébauchent alors dans la demi-conscience de la
rêverie et la certitude morbide de leur succès aboutit à la
réalisation effective du projet ainsi enfanté, si étrange ou
audacieux soit-il. Les escroqueries et les vols du fumeur
d'opium ne peuvent se comparer, pour leur fréquence et pour
leur ingéniosité, qu'à ceux du morphinomane. Même appétit
pour le poison, même inconsciente et inclairvoyante immora-
lité, mêmes tendances mythomaniaques * ! Petit de la Yilléon
s'étend avec raison sur l'idée fixe qui travaille le cerveau du
fumeur : surmonter à tout prix l'obstacle — la pénurie d'ar-
gent le plus souvent — qui s'oppose à la satisfaction de sa
1. Le morphinomane se livre rarement à des actes de violence, mais
il peut voler, tromper, dissiper, escroquer, faire des faux, et en général
accomplir tous actes répréhensibles dénotant un manque absolu de sens
jnoral. C. K. Mills. Morpliiiiomania, cocamania and gênerai narcomania,
and some of their légal conséquences. Philadelphia, 1904.
DtPouY. — Les opiomanes. 11
162 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
passion. « A ce moment, dit-il, sa volonté s'exalte dans un
sens pathologique, son jugement se vicie, son sens moral
s'obscurcit, rien ne peut l'arracher à sa ration nécessaire de
poison. Et à ce sujet, je pourrais longuement vous rapporter
de lamentables anecdotes : tel chef de poste, affamé d'opium,
rendant son poste pour un peu de poison ; tel fumeur
assassin, tel autre voleur... Et combien d'autres exemples
montrent à quel degré cette funeste passion a pu vicier l'or-
ganisation intellectuelle et morale, la volonté, le jugement
des individus les plus hautement et généreusement doués. »
Le rôle criminologique de l'opium n'est cependant pas à
comparer avec celui de l'alcool '■ ou du hachich, ces deux
poisons étant, de tous, ceux qui poussent le plus aux actes de
violence, aux agressions et au meurtre. L'opium n'est pas
meurtrier, mais seulement amoral. M. Dupré, à l'occasion de
l'affaire Ullmo, esquisse l'histoire médico-légale de l'opium.
La première phase de l'intoxication est, dit-il, absolument sté-
rile en réactions criminelles et délictueuses, car elle engendre
un état psychologique (exaltation voluptueuse de l'intelli-
gence et des sens, euphorie organique et morale de tout l'être,
oubli des réalités et détachement de toutes choses , effacement
des soucis et des inquiétudes...) en lui-même défavorable à
l'initiative et contraire à l'action. La période d'opiumisme
chronique — en dehors des moments d'abstinence — serait
également très pauvre en faits criminels et délictueux, en
i. Dans une conférence faite en 1893, M. G. White a comparé les effets
moraux dus à la consommation de l'opium et de l'alcool dans l'armée de
rinde-Anglaise. 73.000 Européens consomment de l'alcool; 15.000 cipayes,
de l'opium. Une enquête a montré que presque tous les crimes commis
par les soldats européens doivent être attribués à l'abus des boissons alcoo-
liques, tandis que l'opium ne peut être incriminé dans aucun de ceux com-
mis par les cipayes. Les statistiques criminalistes prouvent que l'alcool est
la cause des4;o des crimes en Angleterre: les juristes indiens ne trouvent
pas de crimes causés par l'opium (Le Bullelin /«érf/ca^, 10 décembre 1893).
Cependant, d'après Brunet, les statistiques des prisons de Hong-Kong et
de Singapour imputeraient 60 p. 100 des vols et des crimes commis aux
fumeurs {fumeurs de dross). Cf. Pellereau. La médecine légale à l'île Mau-
rice. Ann. d'hyg. publ. et de méd. lég., mars 1883; Aug. Ley et René
Charpentier. Alcoolisme et criminaUté. Rapport présenté au Congrès des
médecins aliénistes et neurologistes de Bruxelles, août 1910.
PERIODE D ÉTAT 163
raison surtout de l'anéantissement de la volonté qui la carac-
térise. « L'opium en général et surtout son principal alca-
loïde, la morphine, exercent, dit Dupré ', au cours des intoxi-
cations chroniques une influence néfaste particulièrement
élective sur la volonté d'abord et sur le sens moral ensuite,
qu'ils diminuent bien avant de compromettre l'intelligence.
L'opium est, avant tout, un poison de la volonté sous tous ses
modes : il diminue l'énergie, abat le courage, dégoûte de
l'action et condamne ses victimes à une perpétuelle inertie ;
il atteint ensuite les facultés éthiques et morales, considérées
non pas comme concepts, mais comme mobiles d'action, en
diminuant et en supprimant leur influence déterminante, leur
vertu directrice de la conduite. Ce n'est qu'à une période
beaucoup plus avancée de l'intoxication que l'opium diminue
l'intelligence, et celle-ci persiste encore longtemps au milieu
des ruines des autres domaines de l'activité psychique.
« C'est précisément en vertu de cet anéantissement de
la volonté et de cette apathie morale que l'histoire médico-
légale de l'opiomanie chronique est pauvre en faits crimi-
nels et délictueux, surtout si, à cet égard, on compare
l'opium à l'alcool, à la cocaïne, au hachich, etc. Ces derniers
poisons provoquent, en effet, des hallucinations, de l'anxiété
et des impulsions motrices qui poussent aux réactions crimi-
nelles des malades déjà mentalement affaiblis. L'opiomane,
au contraire, indifférent au monde extérieur, reste tranquille,
tant que sa passion demeure satisfaite et ne devient dange-
reux, surtout pour lui-même, que par les conséquences de
son inactivité. Nous laissons de côté ici l'histoire médico-
légale des périodes d'abstinence au cours desquelles l'opio-
mane pour satisfaire son besoin de poison, devient capable de
toutes les infractions pénales. »
Les faits, croyons-nous, ne sont peut-être pas tout à fait
conformes à cette estimation si minime du rôle criminolo-
1. E. Dupré. L'affaire Ullmo. Arch. d"anthrop. crim., de mûd. lég., de
psychol. norm. et palhol., aoùlliiOS.
J64 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
gique de ropium ; malheureusement pour l'éducation de ceux
qui seraient tentés d'user de la drogue, ils restent, il est vrai,
ignorés, d'autant, je le répète, que les délits et les crimes des
opiomanes consistent le plus souvent en vols, dilapidation de
deniers publics, tentatives d'escroquerie ou de chantage, fautes
professionnelles... que Ton peut facilement étouffer en raison
de la situation sociale du coupable.
L'opinion du professeur Dupré n'en demeure cependant
pas moins fort juste en ce qui concerne l'explication psycho-
logique des réactions médico-légales du fumeur d'opium.
C'est pour satisfaire son besoin du poison, c'est pour se pro-
curer sa nécessaire drogue qu'il s'ingénie à trouver de l'ar-
gent : d'oîi s'ensuit que c'est la privation et l'abstinence qui
le poussent à commettre les crimes d'exaction et de concus-
sion ou le délit d'escroquerie dont il a été maintes fois inculpé.
Il n'est toutefois pas nécessaire que l'abstinence soit prolongée
ni même réelle pour que s'exerce son influence. Il suffit que
le fumeur prévoie l'épuisement de sa réserve, la difficulté ou
l'impossibilité de se procurer de nouvelle drogue pour qu'aus-
sitôt il imagine, avec l'amoralité que nous lui connaissons,
les moyens de remédier à son insuffisance pécuniaire ou à la
rigueur des règlements prohibitifs. C'est toujours en fin de
compte le besoin du toxique servi par une absence plus ou
moins complète de scrupules et une hypotonie de la volonté,
souvent d'origine mixte, toxique et constitutionnelle, qui se
retrouve à la base des méfaits imputables à l'opium.
Une certaine catégorie de délits ou de crimes ne peuvent
néanmoins recevoir cette explication : les fautes, impru-
dences professionnelles, dont les conséquences peuvent être
incalculables si, de par sa situation militaire, politique, éco-
nomique ou industrielle, le fumeur tient en son pouvoir la vie
et les intérêts d'une collectivité ou d'un pays. Le faussement
du jugement, l'amnésie et surtout la faiblesse de l'attention
volontaire, joints à un sentiment pathologique de supériorité
intellectuelle, d'infaillibilité, de confiance exagérée en soi et
PÉRIODE D ÉTAT 165
en la marche optimiste des événements entrent en commun
dans l'appréciation de chaque cause.
Reste enfin à traiter tout le côté sexuel de la question.
Nous avons eu occasion, en étudiant les opiophages, de
parler de l'excitation génésique provoquée par l'opium. Les
fumeurs, et surtout les fumeurs européens, abusent du
toxique plus facilement que les mangeurs et versent en con-
séquence plus rapidement vers son aboutissant fatal, Tana-
phrodisie et l'impuissance. De Fexcitation génitale s'observe
cependant aux débuts de l'intoxication par le fumage et en
période de besoin, capable de conduire l'individu à l'outrage
public à la pudeur ou l'attentat aux mœurs, à l'exhibition et
la masturbation publiques ou au viol. L'assurance de l'exalta-
tion de la puissance virile qui suit les séances intermittentes
de fumage fournie par quelques initiés a même déterminé à
notre su l'éclosion de nouveaux adeptes, désireux d'apprécier
personnellement le pouv^oir aphrodisiaque de la drogue. Les
crimes sexuels que nous venons de citer sont plutôt rares ;
ce que l'on reproche surtout à l'opium est la dépravation du
sens génésique, la pédérastie et le saphisme principalement; en
émoussant l'appétit et la volupté des plaisirs naturels, il favori-
serait la recherche de sensations plus neuves ou plus raffinées.
La plupart de nos fumeurs, hommes ou femmes, étaient
homosexuels ; mais doit-on attribuer exclusivement à l'opiu-
misme leurs pratiques contre nature? Assurément non. Deux
facteurs essentiels se disputent l'origine de leur perversion :
une déséquilibration psychique constitutionnelle et l'influence
du milieu. Point n'est besoin d'exciper de l'intoxication thé-
baïque pour vouloir expliquer de telles mœurs : un grand
nombre de dégénérés amoraux — nullement thébaïsés — se
livrent à l'homosexualité et vont jusqu'à en tirer vanité.
Nous avons étudié au point de vue psychologique des homo-
sexuels des deux sexes' et nous pouvons sur beaucoup de
1. Dupouy et Delmas. Deux cas d'ijwersion sexuelle féminine. Un cas
166 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
points les comparer aux toxicomanes : les uns et les autres
sont des anormaux intellectuels ; l'opiomanie s'allie, sur le
terrain de la dégénérescence mentale, avec l'homosexualité,
mais celle-ci n'est pas le produit de celle-là.
Nous n'insisterons pas sur la pédérastie qui de tout temps a
régné dans les régiments coloniaux et dans la marine : la
privation de la femme est invoquée comme excuse... Quant
aux civils qui ont séjourné en Chine et au Tonkin, ils se
trouvent là-bas soumis à deux influences tendant au même
but : l'instinctive répulsion pour la femme indigène et la con-
sidération excessive que Ton affiche pour la pédérastie. « La
femme annamite, écrit Michaut' pour qui la syphilis, l'opio-
manie et la pédérastie sont les trois éléments d'une sorte de
trépied nosographique qu'on retrouve chez différents peuples
d'Extrême-Orient, la femme annamite comme la femme
coréenne, est généralement d'une laideur repoussante et, de
plus, certaines habitudes incorrigibles la rendent hideuse (le
laquage des dents en noir qui transforme la bouche en une
horrible cavité qui semble édentée, l'habitude générale de
chiquer du bétel qui salit la langue et les lèvres d'un jus
rouge que la femme rejette à chaque instant). »
Les races orientales, d'autre part, tiennent en honneur
l'inversion sexuelle qui leur semble parfaitement légitime et
naturelle^. Et ce ne seraient même point les classes inté-
rieures de la société qui, par dégradation morale, préconise-
raient cette coutume, mais l'élite sociale, intellectuelle et raf-
finée. « Il y a tout lieu de supposer, déclare en effet Matignon %
d'inversion sexuelle masculine. Journ. de psychol. norm. et pathol.. sep-
tembre et novembre 1908.
1. Michaut. Syphilis et pédérastie, fumeurs d'opium et climat. Bull,
gén. de thér. méd. et chir., 1893, p. 274.
2. Voir : Westermack. The origine and development of Ihe moral ideas
London. 1908. xliii» chap. trad. par Epaulard [homosexualité et pédé-
rastie) in Arch. d'anthrop. crim., mai 1910: et Havelock EUis. L'inversion
sexuelle. Trad. par A. Van Gennep. Paris, l'J09.
3. J.-J. Matignon. Deux mots sur la pédérastie en Chine. Arch. d'an-
throp. crim., janvier 1899.
PÉRIODE d'état 167
que certains Chinois raffinés au point de vue intellectuel
recherchent dans la pédérastie la satisfaction des sens et de
Tesprit. La femme chinoise est peu cultivée, ignorante même,
quelle que soit sa condition, honnête femme ou prostituée. »
La femme ne compte pas pour FOriental. L'Annamite fortuné
ne se promène pas avec une femme, mais avec son boy. Ce
sont encore des boys qui assurent le service des fumeries, des
bovs au visage insexué et aux allures efféminées induisant
parfois le nouveau venu en erreur, et qui, au surplus, se
prêtent complaisamment à tout ce qu'on leur demande.
Sans donc vouloir de parti pris rejeter l'opinion d'observa-
teurs avisés et consciencieux pour qui « l'un des premiers
effets de Topium est la perversion de l'instinct génésique, la
perte du sens moral et l'affaiblissement de la volonté », nous'
aurions tendance à incriminer au point de vue des aberrations
sexuelles bien plutôt le terrain et l'influence favorisante du
milieu que le toxique surajouté.
[v) Troubles phijsiques.
Les troubles physiques du thébaïsé chronique * vont de pair
avec les troubles intellectuels et, de même que ceux-ci attei-
gnaient toutes les facultés, de même ils frappent tous les
organes, avec une prédilection marquée pour les fonctions
sécrétoires.
L'aspect et la physionomie du fumeur nous sont connus.
Il est classique cependant de décrire deux types bien diffé-
rents : le petit fumeur, ne dépassant pas 10 pipes par jour,
bien portant, gros et gras (l'opium, modérateur de la nutri-
tion, favoriserait l'obésité...) et le grand fumeur allant parfois
jusqu'à \ oO pipes, cachectique à la mine terreuse, aux yeux
1. Nous regrettons vivement pour la rédaction de ce chapitre d'avoir
eu trop tard connaissance de l'excellent article de Gaide sur l'opiomanie
dans le Traité pratique de patholoçjie exotique de Grall et Clarac.
168 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
creux et ternes. Cette distinction n'existe guère que chez les
indigènes d'Extrême-Orient. Les fumeurs européens, non an-
cestralement préparés comme ces derniers aux effets de l'o-
pium et plus portés à l'abus par Tardeur de leur tempéra-
ment et la curiosité native de leur caractère, maigrissent
tous considérablement mais leur maigreur est parfois mas-
quée par une bouffissure œdémateuse du \isage.
Motilité. — La force musculaire est très diminuée ; au
moindre effort, le sujet est pris d'essouflement, d'oppression,
de palpitations, de sueurs, et éprouve un sentiment de
fatigue accablante. Les mouvements sont lents et incertains.
La démarche, chez les vieux fumeurs, est pénible, hésitante,
chancelante, titubante, ataxique comme dans la maladie de
Duchenne. Un tremblement menu s'installe aux extrémités,
surtout perceptible aux mains et à la langue, la trémulation
de ce dernier organe déterminant des troubles de la parole,
bégaiement, achoppement et élision syllabiques, très compa-
rables à la dysarthrie de la paralysie générale. Des parésies
ou paralysies diverses s'observent, faisant faucher la jambe
du fumeur ou tomber sa main ou son pied (paralysie des
extenseurs des doigts ou des orteils déterminant une para-
lysie analogue à la paralysie saturnine ou alcoolique). Cer-
tains troubles que nous signalerons ultérieurement sont dus,
d'autre part, à des accidents parétiques : vomissements
incoercibles et diarrhée chronique par paralysie des muscles
lisses de l'estomac et de l'intestin, dyspnée par paralysie des
muscles de Reissessen, incontinence d'urine et spermatorrhée
par paralysie vésicale et prostato-vésiculaire, amblyopie,
diplopie, larmoiement par paralysie de la musculature
externe ou interne de Tcfil.
Tous ces accidents moteurs s'accompagnent de troubles
sensitifs, paresthésies, anesthésies, névralgies, etc., dépen-
dant d'une polynévrite thébaïque et de troubles intellec-
tuels d'origine confusionnelle (amnésie rétro-antérograde,
difficulté de l'attention, obnubilation mentale avec parfois
I
PÉRIODE D ÉTAT 169
oiiirisme délirant et syndrome de Korsakofl"). Il nous faut
noter cependant qu'ils s'observent avec une prédilection
marquée chez les fumeurs qui sont en môme temps alcoo-
liques. A la période terminale l'atrophie musculaire est con-
sidérable et Fémacialion squelettique.
Sensibilité. — Nous n'avons pas à revenir sur les troubles
transitoires de la sensibilité pendant ou immédiatement après
le fumage : l'hyperesthésie sensorielle, à ce point accusée
que le tic-tac d'une montre devient intolérable et qui est une
des raisons pour lesquelles le fumeur réclame expressément
une atmosphère de calme et de recueillement; l'acénesthésie,
à laquelle nous avons fait jouer un rôle important dans l'in-
terprétation psychologique de l'état de rêverie thébaïque et
que recherchent les thérapeutes préconisant l'action de
l'opium dans certaines affections douloureuses aiguës
(crampes d'estomac, coliques néphrétiques, etc,), et les
sybarites ayant reconnu la disparition sous son influence de
la sensation de fatigue musculaire et désireux de jouir d'un
idéal repos ou de faire naître en eux une nouvelle et toute
factice activité intellectuelle.
Au cours du thébaïsme chronique, la sensibilité périphé-
rique est diversement atteinte. C'est, au début, une hyperes-
Ihésie diffuse avec paresthésies, fourmillements, picotements,
douleurs vagues dans les membres, démangeaisons tenaces
comparables à celles des cocaïnomanes, moins vives en
général et ne soUicitant pas aussi énergiquement le grattage,
siégeant à la face \ aux ailes du nez, aux lèvres, au front,
aux parties génitales, au devant de la poitrine et à la partie
postérieure du tronc, quelquefois à la paume des mains et à
la plante des pieds. Ces démangeaisons peuvent cependant
aller jusqu'au prurit et les douleurs affecter le type des
névralgies les plus rebelles. La peau se marbre en outre, au
1. Ces démangeaisons dont le siège particulier est la face provoquent
chez le fumeur d'opium un geste familier auquel on le reconnaît facile-
ment, celui de passer constamment la main sur son visage comme pour
en chasser une invisible mouche.
170 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
niveau de la figure, du cou, du cuir chevelu, de placards
érjihémateux ou orties avec sensation de cuisson pénible ;
elle s'écaille et desquame.
Puis, à cette h3^peresthésie succède une hypoesthésie
générale au tact mais surtout à la douleur (par piqûre, pin-
cement, brûlure...) et cette analgésie coïncidant avec une
conservation encore entière des fonctions musculaires (le
système musculaire est le dernier à s'affecter) est tout à fait
remarquable : Libermann aurait observé des fumeurs parfai-
tement éveillés garder sur leur corps pendant quelques mi-
nutes un charbon ardent sans s'en apercevoir. La sensibilité
viscérale participe à cette abolition fonctionnelle.
Malgré cette analgésie superficielle et profonde, il est de
règle que les thébaïsés se plaignent de douleurs névralgiques
ou plutôt névritiques, parfois d'une extrême violence, fron-
tales, costales, mais principalement osseuses et articulaires,
de crampes musculaires ; la peau enfin est souvent le siège
de sensations thermiques douloureuses, de feu dévorant ou
de froid glacial.
Sécrétions. — La caractéristique de l'opium est de tarir
les sécrétions. La fonction sudoripare est d'abord exaltée et
nous avons noté les sueurs abondantes qui inondaient le
fumeur au moindre mouvement, mais celles-ci se font de plus
en plus rares et finissent par devenir presque nulles. L'opium
s'éliminant en grande partie par la peau et par ses glandes,
c'est à l'irritation produite par ce travail d'expulsion que
paraissent dues les démangeaisons, les sueurs et les derma-
toses sèches précédemment signalées. Une heure environ
après l'apparition des picotements et du prurit, des sueurs
sourdent spontanément ; elles cessent en même temps que la
sensibilité cutanée s'émousse.
La salive s'épaissit et se raréfie, ce qui entraîne une séche-
resse désagréable de la bouche et du pharynx que le fumeur
combat généralement par de petites gorgées de thé. Toutes
les autres sécrétions, gastro-intestinales, hépatiques, génito-
PÉRIODE D ÉTAT 171
urinaires, etc., sont pareillement diminuées; nous les passe-
rons en revue avec leurs appareils réciproques.
Sommeil. — De ce trouble des fonctions sécrétoires nous
pouvons, avec Salmon *, rapprocher les troubles du som-
meil. Le sommeil est troublé de plusieurs façons : par Tin-
--omnie, par la torpeur narcosique et par les rêves. Nous
avons déjà signalé Finsomnie des fumeurs pendant et après
leur état de rêverie ; ils somnolent, lucides ou vaguement
obnubilés, attendant un sommeil qui ne vient pas ou n'appa-
raît que tardivement. L'insomnie peut se montrer rebelle et
s'accompagner de crises terribles de palpitations chez les
fumeurs chroniques qui arrivent à ne plus dormir que deux
ou trois heures par nuit ; cette privation du sommeil a certai-
nement une influence favorisante considérable sur l'émacia-
tion du thébaïsé et sur sa cachexie terminale.
Nous n'insisterons pas davantage sur les différents états
de torpeur narcosique, de somnolence stupide et de coma qui
suivent les excès : nous en avons parlé à propos des ivresses.
Nous signalerons seulement des crises d'hypersomnie, qui
succèdent heureusement chez certains fumeurs à une série
de nuits insomniques ou à une « cuite » d'opium, crises répa-
ratrices durant de douze à vingt heures et plus. De temps en
temps, nous explique un fumeur, j'ai des « nuits d'écrase-
ment » pendant lesquelles je dors d'un sommeil lourd et pro-
fond, extrêmement prolongé et sans rêves, ou bien j'éprouve
un besoin de repos complet, avec possibilité de rester deux
jours entiers sans bouger du lit ou de la natte, sans manger
ni boire, ni fumer, sans aller à la selle et presque sans uri-
ner.
Quant aux rêves, ils sont de deux ordres : agréables ou
pénibles. Le rêve agréable est le véritable rêve d'opium ; ses
caractères sont exactement ceux de la rêverie, du moins de
la rêverie passive que nous avons décrite dans le chapitre
1. A. Salmon. La fonction du sommeil. Physiologie. Psychologie. Patho-
logie. Paris, 1910.
172 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
précédent ; il est seulement plus automatique, plus décousu,
plus incohérent que la rêverie; comme elle, il est imprégné
d'optimisme béat, paré de riantes couleurs, rempli d'immen-
site et d'éternité. Ce qui domine essentiellement le rêve du
fumeur d'opium, c'est une sensation subjective de bien-être
physique et moral, de béatitude suprême. Quant à son con-
tenu, il est extrêmement variable, sous l'immédiate dépen-
dance du caractère et de l'intelligence du sujet : rêve lascif]
quelquefois, rêve de voyage ou d'avenir le plus souvent,
mais toujours rêve euphorique et riant. Les images du rêve
d'opium ont encore cette note particulière d'être plus colo-
rées, plus nettes, surtout plus rapides que celles du rêve
habituel et normal. Son thème enfin est plus continu et pluS'
personnel ; le rôle qu'y joue le fumeur plus actif.
En règle générale, le travail subconscient du rêve conti-
nue la poursuite de l'idée ou du projet que le fumeur évo-
quait avant de s'endormir, ou le ressassement de la préoccu-
pation qui assiégeait sa pensée. Cette continuité du rêve et de
la rêverie permet ainsi au fumeur d'orienter son rêve, mais
seulement dans une certaine mesure ; car, l'embrayage une
fois amorcé, la direction du rêve échappe complètement à la
volonté et n'obéit plus qu'aux incitations automatiques du
subconscient.
Ainsi qu'il arrive chez la plupart des intoxiqués, affligés
d'une évanescente mémoire, les thébaïsés ne se souviennent
que difficilement et fugitivement de leurs rêves, malgré la
précision et l'harmonieuse liaison des images ; il leur est
généralement impossible, sauf immédiatement au réveil, d'en
donner une description tant soit peu détaillée ; ils ne se sou-
viennent guère que de l'impression de béatitude alanguie et
d'euphorie subhme dans laquelle ils se sentaient plongés, au
milieu d'un élargissement ilUmité de l'Espace et d'un allon-
gement infini du Temps.
Cependant des cauchemars surviennent, des rêves aff'reux
où l'horrible s'allie au démesuré et au surhumain, d'où le
PÉRIODE D KTAT 173
lumeur s'cveille en sursaut, terrorisé, palpitant et anxieux,
ainsi qu'un délirant alcoolique. Ces cauchemars ne se mon-
dent guère que chez les sujets alcoolisés, aiFectés de tares
iiévro ou psychopathiques particulièrement lourdes, atteints
d'altérations organiques concomitantes (insuffisance hépa-
tique surtout), ou parvenus à la période ultime, cachectique,
de l'intoxication thébaïque. Après un excès inaccoutumé,
des rêves pénibles peuvent passagèrement surgir, mais ils
ne s'installent pas à demeure comme dans les cas précé-
dents. Hue et Armand ont insisté avec raison sur le rôle de
l'appoint alcoolique et Anglade ^ a rapporté l'observation tout
à fait démonstrative d'un couple de fumeurs d'opium : le
mari, sobre, était demeuré parfaitement calme, alors que la
iemme, buveuse de vin en même temps que fumeuse d'opium,
fille au surplus d'un mère délirante, avait été prise d'un
délire terrifiant. Ces fumeurs alcoolisés ou hépatisés, souf-
frant de l'action combinée de plusieurs intoxications exo ou
endogènes, sont à rapprocher des buveurs de laudanum dont
Th. de Quincey et Poe nous ont décrit avec une horreur tra-
gique les épouvantables cauchemars.
Avant de clore ce paragraphe, rappelons que Laurent a
signalé l'impossibilité de l'hypnose dans l'intoxication aiguë,
même légère, par la fumée d'opium (Bail avait fait la même
remarque chez les morphiniques).
Appareil digestif. — La gorge est constamment sèche,
la soif ardente, la langue chargée, la constipation opiniâtre
(par diminution des sécrétions des glandes intestinales et
sécheresse de la muqueuse auxquelles viennent encore
s'ajouter la paralysie des libres lisses de la tunique muscu-
leuse et la perte de la sensation du besoin de défécation) et
ne permettant qu'une selle maigre et marronnée tous les huit
ou dix jours. L'inappétence est complète ; le fumeur ne
mange pour ainsi dire pas et l'on reste surpris à le voir sub-
1. Anglade. Un couple de fumeurs d'opium. Communication à la Sociétô
de médecine de Bordeaux. Le Caducée, o septembre 11)08.
174 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
sister avec une alimentation aussi restreinte. Une véritable]
inflammation de tout le tube digestif est enfin la consé-|
quence des abus prolongés : la langue est sèche, saburrale,
rouge sur les bords ; les dents noires se déchaussent et tom-|
bent ; les gencives sont fuligineuses et saignantes ; une dou-
leur spontanée se montre à l'épigastre, irradiée à Tabdomen J
exaspérée par la pression ; des crises diarrhéiques alternent
avec la constipation. Le foie surtout est touché et l'opium
sur lui une action élective ; les selles se décolorent par suite
de Tacholie, ou bien de la congestion hépatique s'installe,
passant à la chronicité (hépatite toxique des thébaïsés)
favorisant l'éclosion secondaire d'une hépatite infectieuse ef
suppurée.
Toutes les muqueuses, en résumé, paraissent se crisper
sous l'influence de la fumée d'opium et leurs sécrétions se
tarissent. A Tétat de besoin, au contraire, ou à la période
terminale, c'est le phénomène inverse qui se produit, et Ton
voit s'établir une diarrhée colliquative et des vomissements
très abondants. « La constipation des fumeurs, constate
Laurent, n'est maintenue que par Fabsorption répétée du
toxique, rapidement remplacée par de la diarrhée colliqua-
tive si l'on dépasse de quelques heures le moment habituel
de fumer. C'est même là, comme dans la morphinomanie,j
un des écueils du traitement, cette diarrhée étant probable-'
ment due, comme l'a dit M. Séglas, à l'élimination intesti-
nale des alcaloïdes. »
Ajjpareil gcnito-urinahe. — Le rein et la vessie mani-
festent leur souffrance par différents symptômes. Les urines,
d'abord abondantes (polyurie initiale ou intermittente par
excitation du centre sécrétoire : l'opium en petite quantité
est diurétique), chargées de mucus tout au début de l'impré-
gnation ou lorsque le fumeur se trouve en état de besoin
(par irritation de la muqueuse vésicale, de la prostate et des
glandes uréthrales), se font rares chez l'intoxiqué chronique,
foncées, fortement odorantes, hypoazoturiques et albumi-
PÉRIODE D ÉTAT 11^
neuses (par congestion rénale passagère, puis par néphrite
toxémiqiie avec sclérose de l'organe ^).
L'étude des modifications urinaires au cours de l'opiu-
misme chronique et surtout de ses accès de psychose aiguë
ou subaiguë est du plus haut intérêt. Nous n'avons malheu-
reusement pu dans les cas qui nous ont été soumis nous
livrer à des examens sufTisammcnt précis et complets. Nous
le regrettons d'autant plus vivement que le professeur Régis
vient à nouveau d'attirer l'attention des aliénistes sur les
relations de la crise urinaire avec la })hase de réveil du
délire onirique ^ et que nous lui devons la relation d'un cas
de psychose thébaïque subaiguëe chez un fumeur dans les
urines duquel Fexamen chimique décela encore la présence
de morphine trois mois après la cessation complète de
l'opium.
La miction fréquente au début (poUakiurie accompagnant
la polyurie, mais dépendant aussi de l'irritation du col),
devient par la suite douloureuse et difficile — douloureuse
par suite de la concentration des urines et de la diminution
de la sécrétion muqueuse de l'urèthre, — difficile en raison
de la paralysie vésicale. Des efforts puissants des muscles
abdominaux sont nécessaires pour expulser l'urine de son
réservoir. Le jet s'élance faiblement, s'arrêtant dès que
s'amoindrit l'effort d'expulsion. La vessie, inerte, ne se vide
pas et demeure en rétention partielle. La sensation pénible
de cuisson — manifeste surtout après un excès inaccoutumé
— disparaît avec l'habitude et avec l'émoussement de la sen-
sibilité ; mais la dysurie parétique demeure : la sensibilité
du col s'eff'ace, le besoin d'uriner se perd comme tout à
Iheure celui de la défécation, l'urine s'accumule dans la
vessie dont la contraclilité faiblit, et la distend peu à peu.
Nous avons déjà signalé, en parlant des mangeurs comme
des fumeurs d'opium, l'action de la drogue sur la fonction
1. Cf. Les albuminuries morphiniques étudiées par Levinslein.
2. L'Encéphale, mai 1911.
176 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
sexuelle. Nous avons montré que ses premiers effets pouvaient
consister en de l'excitation génitale — surtout d'ordre psy-
chique — variable suivant les circonstances et suivant l'apti-
tude individuelle. Mais rapidement l'opium se révèle sédatif
puissant de l'énergie virile, d'abord en affaiblissant le pou-
voir réflexe de la moelle, ensuite en tarissant la sécrétion
spermatique. Nicolas a nettement établi l'existence de ce
double mécanisme de la frigidité et de l'impuissance. Quand
l'on fume jusqu'aux confins de l'ivresse, l'érection se produit
facilement si le sujet se comptait en des idées lascives, les
sensations voluptueuses naissent aussi vives qu'à l'état
normal mais l'éjaculation est retardée (certains de nos fumeurs
restaient en érection une heure, une heure et demie avant de
pouvoir éjaculer). « C'est là, dit-il, évidemment une action
nerveuse (l'éjaculation étant le dernier degré d'un acte réflexe
dont le point de départ est aux extrémités du nerf honteux
interne et la terminaison dans la contraction des canaux sper-
matiques). Si cet acte est retardé, c'est que le pouvoir
réflexe de la moelle est amoindri. »
Avec les progrès du thébaïsme, la sensibilité spéciale
s'émousse comme les autres, la volupté décroît et l'éjacula-
tion devient très difficile, puis impossible. Enfin toute érection
cesse d'être réalisée, la glande ne secrète plus et déchoit; le
testicule se ratatine au fond des bourses et se sclérose.
La femme serait, dit-on, beaucoup moins influencée que
l'homme au point de vue sexuel. Cette remarque a surtout
été faite chez les fumeuses d'Extrême-Orient et l'action du
climat suffirait à expUquer cette différence. « Les climats des
tropiques, affirme Claude Farrère S amollissent et dépriment
les mâles, mais les femelles, au contraire, en reçoivent un
coup de fouet qui cingle leur ardeur aux plaisirs, — à tous
les plaisirs — . » Nous avons reçu, sur ce point, des confi-
dences féminines parfaitement conformes à cette opinion.
1. Claude Farrère. Les Civilisés, p. 216.
PERIODE D ÉTAT 177
Les fumeuses, par contre, que nous avons connues en
France sont aussi frigides que les fumeurs sont impuissants;
seulement leur métier, un peu spécial, les oblige parfois à
résister à leur anaphrodisie et à surmonter leur répugnance.
On note chez elles l'irrégularité puis la suppression des règles.
Nicolas ne signale pas d'avortements chez les indigènes
d'Extrême-Orient et a constaté chez celles qui n'ont pas
commis d'abus excessifs ou trop prolongés la possibilité de la
fécondité et de l'allaitement. Et il ajoute ce détail curieux :
quand son enfant est malade, la mère lui insuffle sur le visage
une bouffée de fumée d'opium ; elle le force ainsi à absorber
par la voie pulmonaire une certaine quantité de toxique, La
susceptibiHté de l'enfant pour l'opium est nettement émoussée,
preuve que le poison passe dans le lait.
Toutefois les enfants procréés par de grands intoxiqués ne
sont que des produits dégénérés, scrofuleux et rachitiques,
arriérés et idiots, voués le plus souvent à une mort précoce.
Appareil respiratoire. — La respiration perd de son
ampleur, de sa fréquence et de sa régularité. Le thébaïsé
chronique, d'autre part, éprouve dans les bronches et dans
les fosses nasales une sécheresse pareille à celle de la bouche.
Vers la fin,. au contraire, ou dans les états de besoin, la rhi-
norrhée et la bronchorrhée accompagnent la diarrhée et les
vomissements. On observe assez fréquemment des congestions
aiguës du poumon et presque fatalement de la bronchite chro-
nique, de l'emphysème avec toux suffocante, pseudo-asthma-
tique, et une sorte de pneumokoniose spécifique, thébaïque.
La fumée d'opium finit, en effet, comme certaines poussières,
siliceuses, calcaires, métaUiques, etc., par déterminer une
véritable pneumonie chronique de la base, siégeant de préfé-
rence du côté où le fumeur a l'habitude de se coucher. Les
fumeurs d'opium enfin meurent souvent d'une tuberculose
pulmonaire, au développement de laquelle contribuent pour
une part importante la dénutrition générale de l'organisme
et l'irritation locale du poumon incessamment répétée.
DupouY. — Les opiomanes. *"
178 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
Appareil circulatoire. — L'oppression et les palpitations
dont souvent se plaignent les fumeurs d'opium tiennent autant
aux troubles de l'appareil respiratoire qu'à ceux de l'appareil
circulatoire. La dilatation du cœur droit avec toutes ses con-
séquences (insuffisance tricuspidienne, asystolie) peut suc-
céder aux congestions pulmonaires aiguës ou chroniques des
thébaïsés et à la stase sanguine qui en résulte. Le cœur et
les artères, d'autre part, souffrent manifestement d'une parésie
de leurs fibres contractiles et c'est à cette lésion que Matteï
attribue les convulsions que présentent certains opiomanes. Le
pouls des fumeurs d'opium est habituellement lent, faible,
arythmique.
C . — Les psychoses thébaïques
[Délire narcotique. Accès subaigus et accidents aigus
du thébaïsme chronique. Psychoses chroniques).
Un certain nombre d'accidents aigus ou subaigus, à forme
délirante ou convulsive, ont été mis sur le compte du thé-
baïsme chronique ; il convient toutefois de ne pas les accep-
ter sans critique, car pour quelques-uns d'entre eux leur
origine est très contestable. Il faut se rappeler tout d'abord
que tous les opiums n'ont pas le même coefficient toxique,
tous les organismes la même susceptibilité pathologique,
tous les cerveaux la même formule réactionnelle. « Le grand
fumeur, dit Gaide ^ , est sous le coup d'une intoxication
chronique dont les effets dépendent des conditions suivantes :
de la provenance de la substance, de son mode de prépara- ,
tion, de la dose journellement employée, du tempérament et'
de la condition sociale du fumeur. » L'on n'oubliera, non
plus, en second lieu, que l'opium est souvent de mauvaise
qualité (dross) , saupoudré de morphine ou mélangé de
hachich, ni que le fumeur est fréquemment doublé d'un
1. Rapport Gaide. In Santarel. Quelques notes médicales sur Ssé-Mao.
Ann. dhyg. et de méd. colon., 1902, p. 179.
PERIODF. D ÉTAT 179
alcoolique. Ambiel insiste pour expliquer la gravité de cer-
tains cas sur le rôle de la vacuité de l'estomac chez les Chi-
nois pauvres, Hue et Armand sur les excès d'alcool (eau-de-
vie de sorgho, de millet ou de riz), Nicolas sur la nocuité du
dross lequel, contrairement au chandoo, aurait provoqué chez
lui des troubles très accusés. « Quoi qu'il en soit, jamais avec
ie dross pur je n'ai ressenti ce bien-être général que donne
l'opium. Même en ne fumant qu'une dose excessivement
faible, j'ai eu de la céphalalgie et des crampes d'estomac.
L'action sur la sensibilité est plus accusée que celle du
chandoo ; après trois pipes j'ai eu un commencement d'anes-
thésie de la plante des pieds avec démarche ataxique, un
malaise général qui a duré toute la nuit, puis des vomisse-
ments. Le cerveau n'est pas excité ou l'est mal, les idées
sont incohérentes, difficiles à associer. On dirait que les prin-
cipes les plus nauséeux et les plus toxiques persistent seuls.
Rien d'étonnant alors que celui qui ne fume que cette subs-
tance ait le sommeil troublé par des cauchemars, comme dans
les exemples cités par le D"" Armand, qu'il n'obtienne que
des résultats désastreux pour la santé » .
L'influence de la race, son impressionnabilité particulière
à l'opium, est certainement très importante dans le détermi-
nisme variable des accidents aigus ; mais peut-on lui attri-
buer un rôle prépondérant comme le veulent Lewin et Pou-
chet, pour qui « les doses élevées d'opium provoqueraient
des convulsions et du délire chez les nègres et les Malais,
tandis que chez les Caucasiens elles sont suivies d'une nar-
cose profonde » ^
Nous nous sommes déjà expliqué sur ce point au chapitre
des opiophages et émis l'opinion, d'accord en cela avec la
plupart des auteurs modernes, que certains déhres hilarants
ou furieux sont dus non à l'opium mais au chanvre. L'ivresse
joyeuse et loquace dont parle lord Jocelyn -, que suffit à faire
i. Lewin et Pouchet. Traité de ioxicologie. Paris, 1903, p. 20.
â. ... « A 9 heures du soir, on peut voir ces tristes victimes dans tous
180 ëtudl: cijniqce et psyi-hologioue
éclater — chez de vieux habitués — la première pipe et qui
se termine par un coma complet, est une ivresse hachichique.
De même Tamok des Javanais *, état terrible de confusion
mentale hallucinatoire finissant assez souvent par la mort
avec ou sans phénomènes convulsifs et dans lequel on trouve
à l-autopsie une congestion cérébrale et pulmonaire allant
jusqu'à l'hémorragie méningée et l'apoplexie, doit figurer au
bilan du hachich (Xicolas).
Malgré tout, il semble que chez le Ihébaïsé exclusivement
intoxiqué par l'opium mais épuisé et cachectique (devenu
fatalement victime de nombreuses intoxications endogènes par
insuffisance viscérale et glandulaire), un délire narcotique,
analogue au délire alcoolique, puisse se déclarer. Des hallu-
cinations pénibles, dégoûtantes ou terrifiantes, à prédomi-
nance visuelle, viendraient assaillir le fumeur parvenu à ce
stade ultime de l'intoxication. « Les images les plus dégoû-
tantes, les scènes les plus atroces se déroulent devant lui.
C'est ordinairement pendant la nuit, où il cherche en vain
le sommeil, que ces images le poursuivent et l'obsèdent ;
les états qui résultent de l'ivresse de ropium. Les uns entrent à moitié
fous, poussés par le terrible appétit qu'ils ont dû vaincre à si grand'peine
pendant le jour: les autres, encore sous l'effet d'une première pipe, rient
et parlent sans raison, tandis que sur les canapés voisins gisent d'autres
malheureux, immobiles et languissants, avec un sourire idiot sur la face,
trop accablés par l'effet du poison et trop absorbés par leur cruelle jouis-
sance pour faire attention à ce qui se passe autour d'eux. La dernière
scène de cette tragédie s'accomplit ordinairement dans une pièce écartée
de la maison, une véritable chambre des morts, où sont étendus, raides
comme des cadavres, ceux qui sont arrivés à cet état d'extase que le
fumeur d'opium recherche follement, image du long sommeil où son
aveugle folie le précipitera bientôt ». Lord Jocelyn, cité par Delasiauve.
Des diverses formes mentales. Folies ou délires par intoxication. Journ.
de méd. ment., 1863, p. 213.
1. ... « A Bornéo, à Sumatra, à Batavia, dans la race malaise, la fumée
de l'opium, bien loin de donner lieu à un assoupissement tranquille,
détermine, au contraire, une excessive exaltation... Après avoir fumé ses-
pipes, le Malais devient furieux, il dégaine son redoutable cric, dont la
pointe acérée est toujours trempée dans le suc des strychnos qui abon-
dent dans le pays, court dans les rues en poussant des cris sauvages, et
malheur à ceux qui se rencontrent sur son passage... » Barailiier. médeciit
en chef de la marine, professeur à l'Ecole de médecine de la marine à
Toulon, in Réveil, thèse citée, p. 79. Voir également : Van Brero. Sur
lamok. Ann. méd. Psychol., décembre 1896, p. 364.
PÉRIODE D KTAT .V^ 181
tantôt il se voit entouré de crapauds et des animaux les plus
immondes, tantôt un dragon de feu tourne autour de lui et
l'entraîne dans un gouffre béant; il est soumis à toutes les
tortures de l'enfer boudhique ; d'autres fois encore il em-
brasse sa femme et c'est un spectre hideux qu'il serre dans
ses bras et dont les débris informes viennent joncher la
couche nuptiale » ^
Des observations publiées par Libermann, nous détache-
rons celle-ci qui nous paraît typique :
« X... 30 ans, fils de fumeur, fumeur lui-même depuis neuf ans,
consomme depuis un an 40 grammes par jour)... « Au mois de
février 1860, son intelligence qui était assez nette jusqu'à ce
moment se troubla ; il avait souvent des absences ; sa mémoire
était devenue dune faiblesse extrême ; il ne se sentait plus
capable d'aucune espèce de travail. Son appétit, qui était demeuré
exceptionnellement robuste, malgré ses excès d'opium, diminua
en même temps. Il était pris tous les matins de vomissements et
ne digérait presque plus. Sa nourriture consistait, presque exclu-
sivement, en bouillie de farine de riz.
« Au mois d'août il fut pris d'hallucinations fréquentes; il lui
semblait souvent que sa table était couverte de crapauds ou
d'araignées ; quand il embrassait sa femme ou ses deux enfants,
il voyait un squelette horrible, et il fuyait avec dégoût. C'était
surtout pendant la nuit que ses idées délirantes atteignaient leur
maximum d'intensité ; il poussait alors des cris, ses yeux étaient
hagards et tout son corps se couvrait de sueurs. Dans le même
mois, il fut pris également d'une faiblesse musculaire, qui fut
bientôt suivie dun tremblement presque continu des extrémités
supérieures et surtout des deux mains. Il ne retrouvait un peu
d'intelligence qu'en fumant l'opium. Tous ces symptômes allèrent
! en s'aggravant jusqu'en décembre 1860.
»< État à cette époque. — Émacialion extrême; figure jaune,
osseuse; les yeux sont ternes, le regard inquiet et hagard ; les
I avant-bras et les mains sont affectés d'un tremblement continu,
I les extrémités inférieures dune faiblesse extrême. Quand il
! marche, il fauche du pied ; du reste, il peut à peine faire quelques
I pas.
; « 11 s'exprime avec peine, sans aucune suite; la langue est
I sujette à un tremblotement intermittent, qui le force à bégayer.
Il est en proie aux hallucinations les plus étranges; souvent,
1. Libermann. Op. cit., p. 357-358.
182 KTUDE CLINIOUK ET PSYCHOLOGIQUE
quand il mange, il s'arrête tout à coup parce que sa tasse de thé
lui semble remplie de sang humain; les personnes qui l'entourent
se transforment en démons; la nuit, il est hanté par les images
les plus terribles. Il est emporté par un dragon rouge et livré
tout vivant aux tortures de l'enfer ; il crie et se démène alors
dans ses nuits sans sommeil, jusqu'au matin. Il s'endort générale-
ment aux premières lueurs du jour. Dans la journée, après une
vingtaine de pipes, la lucidité intellectuelle revient en partie ;
il cause alors un peu ; le reste du temps il est morne et silen-
cieux.
« L'état du malade ne fit qu'empirer. Tous les signes de la
paralysie progressive se déclarèrent au mois de février 1861 et il
mourut quelque temps après. »
Déjà nous avons signalé les ivresses Ihébaïques hallucina-
toires et dit leur entière analogie clinique avec les accès
aigus et subEiigus de l'opiumisme chronique. L'ivresse thé-
baïque, comme toutes les ivresses d'ailleurs, s'observe aussi
bien chez l'intoxiqué chronique que chez l'accidentel. Le pro-
nostic des accès de psychose doit seulement être plus
réservé chez le premier en raison de l'atteinte plus profonde
de l'organisme par le poison. Le délire narcotique, en effets
se terminerait fréquemment dans ce cas par la mort, soit au
milieu d'attaques convulsives (Morache), soit après passage à
la chronicité (Libermann). Michaut, d'autre part, rapporte
des cas de delirium tremens survenu chez des blessés, hospi- j
talisés après un traumatisme quelconque et sevrés brusque- 1
ment d'opium. Ce délire athéba'ique est à rapprocher du deli-
rium tremens amorphinique de Pichon.
Existe-t-il enfin des psychoses thébaïques chroniques, ana-
logues à celles de l'alcoolisme ? Les opinions sur ce point
manquent de détails et de précision et sont parfois contradic-
toires.
Les anciens psychiatres, Pinel ', Georget", parlent bien
d'aliénations déterminées par l'abus de l'opium, mais sans
1. Pinel. Traité médico-p/iilosophique de l'aliénation mentale. Paris,
an IX, p. 23 6138.
2. Georget. De la folie. Paris. 1820. p. 228.
PERIODE D ÉTAT 183
fournir aucun renseignement. Esquirol ^ soutient, sans plus,
que l'abus de Topium cause souvent la lypémanie et conduit
les mélancoliques au suicide. Morel ^ étudie longuement la
dégénérescence tiiébaïque, mais il ne reconnaît pas à l'opium
de psychose spéciale.
Libermann qui a longtemps vécu au milieu des fumeurs
d'opium décrit chez eux :
Un délire de persécution hallucinatoire (les thébaïsés se
croient poursuivis et menacés par des ennemis imaginaires) ;
De la manie aiguë ;
De la dépression mélancolique avec idées de suicide ;
Une forme de délire narcotique, très fréquent puisqu'il l'a
observé 92 fois chez 865 fumeurs, tantôt aigu et passager
(21/92), tantôt permanent et chronique. En ce cas, « il s'ac-
compagne d'une grande faiblesse intellectuelle ; le malade
est complètement incapable de s'occuper de ses affaires ou
de se livrer à une suite d'idées. La mémoire est abolie, en
partie ou en totalité ».
L'idiotie ;
La paralysie générale (Cf. Michaut, op. cit.).
Pour Jeanselme, au contraire, « le fumeur invétéré n'est
pas sujet, comme l'alcoolique, à de violentes crises d'excita-
tion et jamais il n'est nécessaire de l'interner. D'après les
observations concordantes des médecins aliénistes des Indes
anglaises et néerlandaises, l'opium est rarement l'origine de
maladies mentales ».
Ces deux opinions paraissent bien difïicilemeni conciliables,
et cependant chacune renferme une part de vérité qu'il s'agit
de découvrir parmi l'inexpliqué ou le sous-entendu qui la
masque. Tout en reconnaissant la parfaite exactitude des
assertions de Jeanselme, il faut ajouter que, si le fumeur est
quelques rares fois un confus halluciné et délirant et excep-
1. Esquirol. Des maladies mentales. Paris, 1838. p. iI3.
2. Morel. Traite' des dégénérescences physiques, intellectuelles el morales
de l'espèce humaine, l'aris. KSiJT.
184 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
tionnellement un agité — c'est-à-dire un malade dont l'état
d'aliénation est pour tous évident — , il est toujours un dé-
primé et un affaibli intellectuel, souvent un mélancolique à
idées de suicide, et que s'il n'est jamais nécessaire de l'in-
terner, il serait fréquemment utile de le faire. Quand des
asiles d'aliénés fonctionneront en Indo-Chine et que les indi-
gènes consentiront à y faire traiter leurs malades, nous y
rencontrerons, nous en sommes persuadé, un grand nombre
de fumeurs. Déjà à Paris nous en connaissons plusieurs qui
ont échoué à l'asile ou à la maison de santé en raison de
leurs troubles mentaux. Notons enfin que certaines statisti-
ques établies en Chine ou en Indo-Chine indiquent un pourcen-
tage de 7 à 10 p. 1000 de fumeurs manifestement aliénés.
Les malades de Libermann, d'autre part, étaient incontes-
tablement des fumeurs d'opium et des déhrants hallucinés,
mais c'étaient aussi — pour beaucoup d'entre eux — des
alcoolisés et des fumeurs de chanvre. L'action de l'alcool
est trop connue pour que nous en parlions. Celle du chanvre '
ou des plantes analogues (stramoine, dogga - ...) est peut-
être encore plus nocive.
De l'analyse des travaux parus sur la question et des
observations publiées il n'en reste pas moins acquis que
l'usage de fumer l'opium occasionne des troubles mentaux
indéniables, dont la caractéristique est la dépression , la con-
fusion et la déchéance intellectuelle.
La dépression mélancolique, avec lassitude générale,
1. Sur 827 aliénés placés dans les asiles du Bengale en 1872, 276 (c'est-à-
dire 1/3) devaient leur insanité au hachich (chang ou ganjà des Indiens).
Sur 4i8 aliénés non criminels admis pendant l'année, 172 (ou plus d'un
tiers) avaient perdu la raison pour la même cause. Ann. Méd. Psych.,
1873, p. 520. Voirégalement : John Davidson, Bruno Battaglia, Thomas Ire-
land, Meilhon, Glouston, J. Warnock, op. cit.
2. Parmi les causes de folie relevées chez les naturels de l'Afrique,
D. Greenlees mentionne au premier rang l'alcoolisme et une intoxication
spéciale par la dogga, plante presque identique au chanvre indien, dont
la fumée détermine des accès d'excitation maniaque. Duncan Greenlees.
La folie chez les naturels de l'Afrique méridionale. The Journ. of ment.
Se, 1, p. 95.
PÉRIODE D ÉTAT 185
dégoût de la vie et idées de suicide, s'observe fréquemment,
oomme d'ailleurs dans toutes les intoxications chroniques
(xo ou endogènes. G. Shearer, frappé du nombre considé-
rable des suicidés par Topium, qualifiait l'opiomanie « la plus
sûre destruction de la santé, de la propriété et de la vie » '.
K. M'Leod " fait les mômes constatations. E. Martin, ana-
lysant le Si-yuen-lu, remarque que le suicide et l'aliénation
mentale ne s'observent que chez les alcooliques et les fumeurs
d'opium,
La confusion mentale se présente sous différents aspects.
Nous n'avons plus à nous occuper de l'onirisme si particu-
lier de la rêverie Ihébaïque ni des états hallucinatoires pro'
voqués par une ivresse anormale ou un accès de narcotisme
aigu ou subaigu. Mais la confusion mentale tend parfois à
passer à la chronicité et prend alors le masque de l'hébétude
€t de la torpeur (idiotisme des anciens auteurs) avec incons-
cience complète de la situation, désorientation dans le temps,
le milieu et l'espace, phénomènes hallucinatoires effrayants.
L'intoxiqué de longue date arrive presque fatalement à ce
stade de confusion, en même temps que l'épuisé la cachexie
terminale. On ne saurait évidemment attribuer ces accidents
confusionnels à la seule intoxication thébaïque ; le délabrement
de l'organisme entier, et en particulier les lésions du foie et
des reins, doivent pour une grande part contribuer à leur
genèse ; mais il en est de môme pour l'alcoolisme et depuis
longtemps Klippel, Régis et Chevalier-Lavaure, M. Faure,
Vigouroux, ont montré toute l'importance du rôle que l'insuf-
fisance hépatique ou hépato-rénale jouait dans la production
des syndromes confusionnels chez les alcooliques et tous les
intoxiqués de cause exogène.
Un véritable délire peut venir se greffer sur le fonds de
i. Georges Shearer. Notes lelativen à la folie et autres maladies ner-
veuses en Chine. The Journ. of Ment. Se, 1875.
2. Kenneth M'Leod. Statistique et causes du suicide chez les Indiens. Ben-
gale Social Assoc. 4879
186 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
confusion mentale chronique : les opiomanes se croient espion-
nés, poursuivis, persécutés par une bande d'ennemis lancés
à leurs trousses ; ce délire toxique de persécution, à base
confusionnelle et hallucinatoire, est en tous points comparable
à celui des alcooliques. (11 faut ajouter, d'ailleurs, qu'il sur-
vient de préférence chez ceux qui joignent l'alcool à l'opium.)
Cet état de confusion mentale chronique, dans lequel trop
souvent se terminent les jours des fumeurs d'opium, s'accom-
pagne ordinairement d'accidents de polynévrite, moteurs,
sensilifs et trophiques, et le tableau qu'à leur dernière
période offrent les thébaïsés chroniques répond, volontiers,
à ce que certains décrivent sous l'appellation de démence
polynévritique : affaiblissement intellectuel prononcé et dé-
crépitude ph3^sique ; amnésie étendue, désorientation énorme,
délire incohérent et fabulant, hallucinations visuelles et audi-
tives diverses, émaciation considérable avec fonte muscu-
laire, douleurs névritiques extrêmement pénibles, troubles
parétiques variés... Seul l'état des réflexes ne se trouve pour
ainsi dire jamais noté dans les observations des auteurs ; et
cependant, j'ai pu personnellement constater une diminution
très nette des réflexes dans un cas d'opiumisme chronique
avec sensations de fourmillement et de picotement générali-
sées aux extrémités, douleurs à la palpation des masses mus-
culaires, hypoesthésie, tremblement, amyotrophie, etc.
Avec le professeur Régis nous ne croyons pas cependant
qu'il faille isoler cette variété de confusion mentale pour cette
seule raison qu'elle possède un concomitant névritique,
inconstant au surplus, et créer avec elle une entité nosolo-
gique particulière, une psf/chose de Korsakoff^. Un point à
nos yeux beaucoup plus important que cette réunion fortuite
chez le même sujet de deux manifestations, l'une cérébrale et
l'autre périphérique, dues au même toxique, est le caractère
pseudo-démentiel de cette confusion chronique. La plupart
1. Voir Régis. Précis de Psychiatrie. Article Polynévrite, p. 719.
PERIODE D ETAT 187
des ailleurs admettent, en effet, que l'opiumisme chronique
verse dans la démence. Or, il nous parait difficile d'accepter
lexistence des démences vésanique et paralytique d'origine
thébaïque bien que la paralysie générale tliébaïque soit men-
tionnée par presque tous, à la suite de Libermann. Les
malades que cet observateur remarquable décrit, ceux éga-
lement de Michaut, présentent bien un affaiblissement global
des fîicultés intellectuelles avec parfois délire absurde de
grandeur comme celui des paralytiques généraux, un trem-
blement généralisé avec prédominance aux extrémités, des
mouvements de trombone de la langue et un embarras consi-
dérable do la parole, mais les symptômes oculaires caracté-
ristiques, l'inégalité pupillaire et le myosis avec signe d'Ar-
gyll Robertson, ne sont signalés nulle part, non plus que la
lymphocytose céphalo-rachidienne ni les ictus. Les multiples
accidents parétiques ou paralytiques (paraplégie surtout) qui,
avec la cachexie, dominent la situation physique de ces
malades, ne se voient, d'autre [)art, que très rarement dans
la P. G. classique et se rencontrent, au contraire, avec une
fréquence marquée dans la polynévrite. Aussi pensons-nous
que tous les cas de paralysie générale progressive mis au
compte du thébaïsme chronique n'appartiennent pas à la
maladie de Bayle, mais à celle de Korsakoff.
Quant à la démence simple, banale, de cause toxique, assi-
milable à la démence alcoolique, classiquement admise, nous
ne la nions pas, mais nous n'osons non plus l'affirmer. Les
cas de démence thébaïque qui nous ont été rapportés nous ont
paru beaucoup plus justiciables de la confusion mentale chro-
nique avec terminaison ou appoint démentiel (|ue d'une
démence toxique autonome et non confusionnelle. Xous rap-
pellerons à ce sujet les travaux de Dupré '■ sur les psychopo-
1. Dupré. Psychopolipiévrites. In Traité de pathologie mentale de Gilbert
Ballet, 1903. — Dupré et René Charpentier. Les psyckopohjnévriles chro-
niques. L'Encéphale, avril 1908. — Dupré et René Charpentier, l'syclio-
pohjnévrite chronique et (Umence. L"Encéphale, février 1909.
188 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
lynévrites chroniques, non pour reconnaître avec son école
Texistence de psychopolynévrite sans polynévrite clinique-
ment appréciable, mais pour souligner une fois de plus les
liens qui unissent la confusion mentale chronique aux états
démentiels de source toxique.
Citons, pour terminer, l'opinion de Tarenetzki ^ pour qui
l'opiomanie pourrait faire éclater l'épilepsie ^ Cette affection
est cependant peu répandue chez l'Annamite dont le système
nerveux, moins sensible que celui des Européens, réagit
aussi moins violemment.
1. Tarenetzki. L'emploi du saké au Japon et les fumeurs d'opium en
Chine. Wratch, 1894, n''4o.
2. Cf. L'épilepsie tabagique. Gilbert Ballet et Maurice Faure. Attaques
épilepiiformes produites par l'intoxicalio7i tabagique. C. R. de la Soc. de
biol., 17 février 1899 et Méd. Mod., 15 février 1899, p. 97; Gy. Le taba-
gisme. Thèse Paris, 1909.
CHAPITRE III
PÉRIODE DE DÉCHÉAN'CE OU DE TERMINAISON.
LA MORT DES FUMEURS D'OPIUM.
La terminaison naturelle du fumeur d'opium est donc,
ainsi que nous le laissions comprendre tout à l'heure, la
cachexie et la mort au milieu d'un effondrement total de
l'organisme physique et de la personnalité morale que Brunet
décrit ainsi ^ :
« La troisième période, que j'appelle de déchéance, arrive
rapidement, si le fumeur d'opium continue les doses crois-
santes. A l'abandon moral et intellectuel, qui s'est installé peu
à peu et s'accentue, succède la déchéance organique où le
corps, après l'intelligence, va sombrer peu à peu. Par suite
de l'affaiblissement graduel de la volonté, le malheureux
intoxiqué devient comme un enfant qui se laisse aller à ses
impulsions, fantasque, déconcertant, irrésolu, et surtout inca-
pable de résister au moindre désir, fùt-il absolument opposé
aux lois de la moralité et de l'honneur. Il devient capable de
tout : mensonge, absence de dignité, acte frauduleux ou
indélicat, sans qu'il ait le sentiment exact de la gravité de
ces faits. A ce point, le corps tout entier ne tarde pas à se
ressentir et du poison et de la faiblesse cérébrale. Tous les
organes, plus ou moins saturés, commencent à ne plus fonc-
tionner : le foie, qui emmagasine les produits toxiques, est le
premier à dérailler ; les organes digestifs en subissent le
1. Brunet. Désintoxication du fumeur d'opium par La suppression brusque
et l'emploi momentané du chanvre indien.. Le Progrès médical. 22 juin 1901,
p. 402.
190 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
contre-coup, rappélit diminue, les digestions sont difficiles,
la maigreur et la teinte jaune des téguments s'installent peu
à peu. Les reins sécrètent de moins en moins, l'urine est rare,
haute en couleur ; l'intestin devient de plus en plus pares-
seux, la constipation augmente à un degré incroyable. Les
fonctions sexuelles jusqu'au désir sont complètement éteintes;
enfin le cœur, subissant à son tour la dégénérescence, com-
mence à faiblir et avoir des faux pas.
« Le malade, incapable de tout effort physique comme il
l'élait de tout effort intellectuel, s'achemine vers une cachexie
qui se rapproche beaucoup comme apparence extérieure de
la cachexie cancéreuse. C'est une dénutrition générale avec
teinte jaune des téguments, maigreur excessive, sécheresse
de la peau, inappétence et dégoût de tout. Parvenu à ce
degré, le fumeur est presque toute la journée sous l'action du
poison, complètement abruti et ne sort du rêve que pour
rester dans une morne torpeur. Végétant sans se rendre
compte de sa situation, il est à la merci du moindre accident
qui brise le mince fil de son existence. »
Hue emploie pour stigmatiser cette fin les expressions les
plus dures et malheureusement tout à fait méritées ^ : « A
part quelques rares fumeurs qui, grâce à une organisation
exceptionnelle, peuvent se contenir dans les bornes d'une
prudente modération, tous les autres vont rapidement à la
mort, après avoir passé successivement par la paresse, la
débauche, la misère, la ruine de leurs forces physiques et la
dépravation complète de leurs facultés intellectuelles et
morales. Rien ne peut distraire de sa passion un fumeur déjà
avancé dans sa mauvaise habitude. Incapable de la plus petite
affaire, insensible à tous les événements, la misère la plus
hideuse et l'aspect d'une famille plongée dans le désespoir ne
sauraient le toucher. C'est une atonie dégoûtante, une pros-
tration absolue de toutes les facultés et de toutes les énergies. »
1. Hue. L'empire chinois. 3« édit, Paris, 1857, t. I, p. 34, 3o.
PÉRIODE DE DÉCHÉANCE OU DE TERMINAISON, ETC. 191
Le fumeur d'opium ressemble à un spectre, tant saillante est
sa maigreur et terreuse sa peau. C'est, suivant l'énergique
expression de Sirr, un squelette idiot. Les yeux, aux pupilles
dilatées, sont ternes, flétris, profondément enfoncés dans l'or-
bite, la figure décharnée, livide, avec les lèvres et les pau-
pières d'un violet sale, la voix faible, presque éteinte, la
démarche embarrassée, chancelante, puis impossible môme
en dehors de toute complication. La soif est ardente mais tout
appétit absent et les digestions nulles ; les aliments traversent
l'intestin comme un tube inerte et une diarrhée s'établit que
rien ne peut tarir. C'est le signal de l'agonie ; la constipation
cesse dès que l'organisme est à bout de résistance. Des pro-
duits muqueux sécrétés en abondance s'écoulent en même
temps par l'urèthre et le nez ou sont expulsés par expecto-
ration ; des sueurs visqueuses suintent le long du corps.
Marastique et grabataire, secoué d'un tremblement convulsif,
hypothermique et impotent, l'intelligence sombrée dans l'am-
nésie et la démence, le thébaïsé s'endort lentement de son
dernier sommeil après des souffrances sans nombre, passant
insensiblement du coma à la mort, ou bien il meurt subite-
ment, emporté par une syncope.
La mort survient ainsi fatalement par l'évolution toute
naturelle de l'intoxication chronique dont elle constitue l'ul-
time phénomène. Elle peut cependant se produire précoce et
accidentelle, spontanée ou provoquée.
L'opium étant un poison cardiaque, une s} ncope peut bru-
talement enlever le fumeur après un excès d'opium, après une
fatigue, un surmenage du cœur, quelle qu'en soit la cause
(intoxication, exercice pénible, émotion vive, maladie inter-
currente, état de besoin, etc.). Le fumeur d'opium peut encore
mourir foudroyé par une congestion ou une hémorragie céré-
brale au cours d'un accident aigu ou subaigu (ivresse coma-
teuse ou convulsive, délire thébaïque...) ou d'un état de
besoin prolongé. L'état de besoin dont nous décrirons les
souffrances au chapitre suivant est un moment extrêmement
192 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
critique pour le fumeur. Martyrisé par d'intolérables dou-
leurs, épuisé par un flux intestinal et par des vomissements
incessants, en proie à la céphalée et à l'insomnie, tenaillé
par un irrésistible besoin de fumer, tout palpitant et angoissé,
il est à la merci d'une syncope, d'une hémorragie cérébrale^
d'un état d'exaltation pseudo-maniaque d'origine confusion-
nelle, peut-être même d'un véritable accès de delirium tre-
mens athébaïque ; parfois encore, las de lutter, désespéré ou
anxieux, il se suicidera.
Le suicide est si fréquent chez le fumeur d'opium euro-
péen qu'il en constitue pour ainsi dire la fin naturelle. Les
circonstances les plus diverses le conditionnent, tantôt physi-
ques et tantôt morales. Le fumeur se suicide, en effet, dans
un raptus anxieux comme l'alcoolique poursuivi par ses hallu-
cinations, ou bien dans une crise de douleurs névralgiques,
dans un accès de dépression mélancolique, ou encore, à froid
en quelque sorte, par honte d'une vie gâchée, par déses-
poir de ne pouvoir se libérer d'un vice dégradant, par un
dernier sentiment d'honneur enfin et pour échapper aux
humiliantes et tristes conséquences d'un acte déshonnête
ou criminel consenti en une minute d'aberration. « Pertes
de réputation, d'honneur, d'argent, de santé, de situation
sociale, de famille, de carrière, d'avenir, mariages man-
ques, unions malheureuses, responsabilités engagées, com-
promissions, abandons, malheurs irréparables, indélicatesses,
fautes de toute espèce..., dirons-nous avec Brunet '. Qu'elle
est lono-ue et tristement chargée la liste des détresses et
o O
des infortunes qu'a semées par le monde une drogue si
exigeante, qu'après lui avoir tout sacrifié il faille encore la
payer de sa vie ! »
Ce suicide s'accomplit généralement par le revolver et quel-
quefois par l'opium lui-même, le désespéré fumant pendant
vingt-quatre ou trente heures de suite, « jusqu'à la mort »,
1. F. Brunet. La mort des fumeurs d'opium. Le Bulletin médical,
14 octobre 190-3. p. 839.
1
PERIODE DE DECHEANCE OU DE TERMINAISON, ETC. 193
tout comme certains alcooliques, se tuent par Tabsinthe,
buvant jusqu'au coma foudroyant.
La mort du fumeur d'opium peut enfin être amenée par une
des nombreuses complications greffées à la faveur du poison
sur cet organisme débilité, notamment par une congestion
pulmonaire aiguë ou chronique, une insuffisance tricuspi-
dienne et son aboutissant, Fasystolie, par une tuberculose
pulmonaire, par une hépatite, par une maladie intercurrente,
immédiatement et mortellement aggravée. En règle générale,
déclare Libermann, 1/10 des maladies de la classe pauvre
de Shangaï proviennent de Tabus de l'opium. Gorre * insiste
sur la dysenterie chronique des fumeurs d'opium et Santarel ^
sur la rapidité avec laquelle évolue chez eux le paludisme :
« Il n'y a pas même lutte dans l'organisme ; l'envahissement
est si rapide qu'en quelques jours l'homme est emporté, là
où l'Européen résistera pendant plusieurs mois. » L'expérience
a démontré que, parmi les courriers postaux qui font le ser-
vice entre Ssé-Mao et Montzé et entre Ssé-Mao etMuong-Hou,
ne sont malades que ceux qui fument l'opium. Après quelques
voyages, ils meurent ou bien sont hors d'état de continuer
leur service. Ceux qui ne fument pas vont plus vite et ne sont
jamais malades.
1. Corre. Traité clinique des maladies des pays chauds. Paris, 1887.
2. Santarel. Op. cit.
DcpODY. — Les opiomanes. 13
CHAPITRE IV
L'ABSTINENCE. L'ÉTAT DE BESOIN. LA DÉTHÉBAISATION.
Le fumeur d'opium, au bout d'un temps plus ou moins
long suivant qu'astreint à une discipline rigoureuse il se con-
damne à ne prendre sa pipe que le soir et après son dîner,
c'est-à-dire toujours au même moment, ou que, irréglé dans
ses habitudes, il se laisse aller à « tirer sur le bambou » à
toute heure disponible de la journée, éprouve le besoin d'as-
pirer à nouveau les vapeurs de la drogue : il s'est créé par
l'usage continu de l'opium une seconde nature qui témoigne
elle aussi d'impérieuses exigences. Aux heures accoutumée^
de la pipe, si ce besoin reste insatisfait, un malaise général
surgit, une sorte de tiraillemenl, de crispation intérieure avec
angoisse, palpitations, tremblement, frissons, sueurs...
Prolongé, ce malaise général s'accentue : c'est Véêat de
besoin. Les souffrances qu'il occasionne sont atroces et les
troubles qu'il détermine peuvent conduire à la mort ; le très
grand fumeur, consommant de 100 à 150 grammes par jour,
qui cesse brusquement de fumer meurt presque fatalement
dans le coma le deuxième ou troisième jour.
L'abstinence peut être volontaire — pratiquée dans le but
de se guérir d'une pernicieuse habitude — ou accidentelle et
plus terrible encore, car il manque alors cet encouragement
que l'on se donne à soi-même et qui vous aide à supporter la
douloureuse épreuve en faisant luire derrière elle le but pour-
suivi, la libération de la drogue malfaisante et avilissante.
Déjà avec ce soutien moral qu'est le désir, la volonté de
vaincre, la lutte est extrêmement pénible, d'autant que le
l'abstinence, l état de besoin, la DÉTHÉBAISAïION 195
fumeur manque précisément de cette énergie psychique qui
lui serait tant nécessaire. « Cherche-t-il à suspendre ses
séances de fumerie, alors des troubles graves éclatent aus-
sitôt : hébétude, tendance à la syncope, spasmes et inquié-
tudes dans les jambes, douleur oppressive dans la poitrine,
énervement, crises de larmes et de désespoir. On ne peut
rester ni debout, ni couché, ni assis, ni obtenir le sommeil.
Des nausées, des vomissements surviennent, on tousse, on
crache, le goût est mauvais, les extrémités se refroidissent
malgré les couvertures accumulées et les boules d'eau chaude;
la faiblesse est si profonde qu'on traîne à peine les pieds, et,
cloué sur place, les douleurs des membres inférieurs l'exas-
pèrent. Comment résister à ce supplice, sachant qu'il n'y a
qu'à se laisser aller à prendre la pipe pour dissiper, comme
par enchantement, les tortures du moment, pour les rem-
placer par un heureux apaisement, et qu'on n'a que ce seul
moyen d'échapper à la soulFrance qui vous broie ? Il faudrait
une volonté énergique ou intacte, or c'est précisément la
perte la plus rapide et la plus complète que fasse le fumeur
d'opium » (Brunet).
L'état de besoin donne naissance à différents troubles
physiques et mentaux dont l'acuité peut aller jusqu'au delirium
tremens athébaïque pour certains auteurs et jusqu'à la mort :
le génie de l'opium, disent les Chinois, est un dieu tellement
jaloux de ses serviteurs qu'il punit de mort ceux qui lui sont
infidèles.
Le fumeur, en cet état, se sent fatigué sans raison, mal à
l'aise, déprimé, abattu, courbaturé avec la sensation d'ôtre
« ligotlé ». Il bâille, crache, mouche (le nez coule comme une
fontaine), transpire, larmoie, bave, éprouve des bouffées de
chaleur et des frissons glacés, grelotte malgré une chaleur
torride de 35 ou 40" à l'ombre. Il se sent incapable de se
livrer à ses occupations accoutumées, à son travail ou à ses
plaisirs favoris ; il tomberait dans une prostration stupide s'il
ne devenait presque aussitôt la proie anxieuse d'un énerve-
196 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
ment atrocement douloureux. Des crampes brisent ses mem-
bres, puis d'intolérables névralgies, lancinantes, fulgurantes,
lérébrantes, le piquent, le brûlent ou le broient. « Rien ne
peut les calmer : ce sont des pointes d'aiguilles ou des épines
qui transpercent les membres, des fourmis qui brûlent la peau,
des contractures qui tordent, des fulgurations qui déchirent,
des crampes qui broient. L'insomnie est complète, la sensi-
bilité exaspérée au point que le moindre bruit, la plus faible
lumière, l'odeur la plus ténue s'amplifient et deviennent des
obsessions. Après quelque temps de ce supplice l'énervement
et la surexcitation sont démesurés et s'exaltent. . . »
Des vomissements répétés, une diarrhée coUiquative et
biheuse épuisent le patient dont le foie est congestionné,
lourd et douloureux, le cœur affolé, le cerveau hanté d'images
obsédantes. Le besoin de fumer le tenaille et le harcèle. A
grands cris il réclame sa pipe et son pot d'opium, pendant
qu'une angoisse formidable l'étreint et que des hallucina-
tions, surtout visuelles, le jettent dans l'épouvante et la ter-
reur : ce sont des lumières qui s'agitent, des animaux
immondes qui l'entourent, le poursuivent et s'élancent sur lui,
des vers qui le rongent, des précipices béants qui s'entr'ou-
vrent, des ennemis grimaçants et rugissants qui s'apprêtent à
le sacrifier, de l'eau qui monte, submergeante, des flammes
qui le dévorent, des cercueils qui l'engloutissent..., des
choses sans nom qui défilent, s'étendent, s'allongent, se mul-
tiplient à l'infini... Toute sa vie passée se déroule devant lui
avec ses misères, ses chagrins, ses deuils, ses fautes, ses
turpitudes..., et des pensées l'assaillent sans qu'il puisse les
chasser; il se reproche, s'accuse, se repent, a honte et peur;
maintenant c'est la mort qu'il appelle et non pas l'opium. Un
délire hallucinatoire s'empare de lui qui peut affecter la
forme et atteindre l'intensité du delirium tremens ou revêtir le
type maniaque : une véritable crise d'agitation furieuse le
dresse sur son lit ou le lance à travers la chambre.
Nombreux sont les opiomanes qui meurent ainsi par la pri-
L ABSTINENCE, L ETAT DE RESOIN, LA DÉTHÉBAISATION 107
vation brusque, spontanée ou accidentelle, de leur indispen-
sable poison. Et leur fin est parfois dramatique, telle la mort
de ce sergent de la légion étrangère, contée dans la Revue
de Paris'. Au cours d'une campagne contre les pirates
d'Indo-Chine son camarade est tué et leur fumerie commune
ainsi que le pot d'opium saisis et inventoriés. Un malaise
général l'envahit, qui croît progressivement et se mue en
énervement, en exaspération nerveuse indéfinissable avec
insomnie, préoccupations obsédantes, angoisse précordiale,
arythmie cardiaque, scènes hallucinatoires qui provoquent
chez lui une réaction anxieuse de défense : il se met à tirer
des coups de fusil dans les ténèbres menaçantes, d'où une
alerte sans raison en pleine brousse au miheu de la nuit et
la panique de tout un poste dont les hommes, réveillés en sur-
saut et subitement égarés par une terreur insensée, tiraient
comme lui, tiraient dans le noir, criblaient de balles cette
horrible forêt peuplée de fantômes. Mais écoutons le récit de
ses souffrances :
« Tout dabord, je n'ai eu qu'un mouvement d'humeur : je ne
fumerai pas pendant quelques jours, ce ne sera qu'une privation
de plus. Le malaise, cependant, persiste et s'aggrave. J'ai dans
la tête des bourdonnements singuliers; des points lumineux dan-
sent devant mes yeux...
« Je suis allé me recoucher sur mon lit de feuilles sèches et pen-
dant de longues heures je me suis tordu par terre sans trouver
le repos. Cramponné aux poteaux de l'abri, le corps raidi, j'essayais
de rester immobile les yeux clos. Tous les bruits de la forêt bour-
donnaient dans mes oreilles et toujours la même plainte sanglo-
tait. Je me suis efforcé de ne pas entendre, de misoler, et peu à
peu je me suis engourdi... Des coups de feu m'ont réveillé... Je me
suis assis sur une caisse de munitions et je suis resté là, les
coudes sur mes genoux, les reins brises jusqu'à ce qu'une nouvelle
alerte m'ait encore une fois mis debout. Cette nuit atroce ne
finira-t-elle pas ? Des spasmes nerveux contractent ma gorge, mes
poings se crispent et je guette le jour, le jour qui ne veut point
venir...
« L'approche de la nuit, cependant, réveille mes anxiétés. Je vois
1. X. L'ennemi invisible. Revue de Paris. 1" juillet 1903. p. 129.
198 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
avec terreur l'ombre s'abattre... Plus impérieux encore qu'hier
soir le désir d'opium me torture et la même agonie va recom-
mencer. Il me semble, quand j'essaie de rester immobile, que de
fines aiguilles s'enfoncent de toutes parts dans ma chair. Je sens
la piqûre s'exaspérer: j'étends la main, mes dents grincent et se
serrent et je me relève d'un bond. Je sors et je m'assieds par terre
un moment. Devant mes yeux le sol noir se creuse, des sillons
lumineux passent et disparaissent et peu à peu je vois surgir des
images monstrueuses. Je vois, je vois distinctement la citadelle
maudite et les pieux aigus des palissades et les tètes lamentables
plantées au sommet. Et j'entends des rires cruels. Derrière le
parapet, parmi tous ces bandits qui se cachent, il en est un qui
me regarde obstinément. C'est un visage borgne et lœil unique
me fascine sanglant et rouge; il me verse un effroi sans nom, des
ondes de terreur me parcourent et me glacent : des cris montent
à ma gorge ; je veux fuir et je ne puis bouger et j'entends près de
moi des détonations, le vacarme d'un assaut.
« Ces deux nuits d'insomnie m'ont brisé. Je marche péniblement,
les jambes vacillantes, et mes yeux clignotants ne peuvent sup-
porter la lumière grise du jour. Je puis à peine manger...
« Dans l'après-midi mes souffrances m'ont ressaisi. Ce sont
dans la face, des névralgies atroces, des mains dures et maigres
qui serrent mes tempes, des pointes aiguës qui pénètrent jusqu'au
cerveau et des crampes qui courent comme des traits de feu dans
mes reins et dans ma poitrine. J'ai voulu marcher un peu ; mes
jambes affaiblies tremblent et se dérobent. Le médecin ne com-
prend rien à mon mal et farouche, je n'ai rien voulu dire...
La mort en état de besoin survient de plusieurs manières,
par syncope (la mort subite dont la cause reste souvent
insoupçonnée est fréquente chez les fumeurs d'opium), par
épuisement, par congestion cérébrale avec quelquefois des
accidents épilepliformes analogues à ceux que l'on observe
chez les morphinomanes brusquement sevrés \ par sui-
cide, elc. Aussi, quoi qu'en disent certains auteurs, qui osent
1. Leidesdorf, Wiener medizin. Wochensch, 1874.
Galvet. Essai sur le morphinisme aigu et chronique. Thèse Paris. 1876.
Dalbane. Morphinomanie. Thèse Paris, 1877.
Jacques. De quelques accidents produits parla morphine. Thèse Paris.
1882.
P. Garnier. De l'état mental et de la responsahilitë pénale dans le
morphinisme chronique. Ann. Méd. Psychol,. 1886. p. 351 .
L ABSTINENCE, L ÉTAT DE BESOIN. LA DÉTHÉBAISATION 199
défendre l'usage modéré de ropium fumé qu'ils considèrent
« comme inoCfensif et parfois avantageux », soutiennent que le
sevrag<^ brusque ne provoque ni hallucinations, ni tremble-
ment comme chez les morphiniques de Levinstein, « preuve
indirecte que la fumée de chandoo ne contient pas ou très
peu de morphine », et qui eux-mêmes ne sont souvent que
de malheureux intoxiqués mourant de leur opiumisme comme
d'autres, historiens de la morphine, sont morts du môme mal
qu'ils dénonçaient, nous croyons fermement qu'il est dange-
reux de procéder à la déthébaïsation brutale d'un fumeur
d'opium, depuis longtemps adapté à son poison. Comme pour
la cure de démorphinisation, la désintoxication des opiomanes
par la méthode lente et par la méthode brusque a chacune ses
partisans. La première consiste non pas à diminuer progressi-
vement le nombre de pipes jusqu'à cessation complète — c'est
là un procédé irréalisable — mais à substituer aux pipes des
pipules de chandoo, de dross ou d'extrait thébaïque (Laurent
va jusqu'à donner l^'joO d'opium par jour, avec comme anti-
dysentérique du naphtol et de l'extrait de belladone), des
gouttes de laudanum, des granules ou des injections de chlor-
hydrate de morphine, dont on usera par doses décroissantes.
Cette méthode ofîre de gros inconvénients ; le malade ne peut
se décider de plein gré à descendre au-dessous d'une certaine
quantité d'opium en nature, solide ou liquide ; il ne se guérit
pas de son appétit pour le toxique et s'il cesse (ce qui est tout
à fait exceptionnel) de fumer, c'est pour devenir un opiophage
ou un morphinomane. Beaucoup d'auteurs la condamnent
donc, Brunet et Jeanselme entre autres,
La méthode de suppression brusque que ceux-ci préconisent
ofTre une période critique de cinq à sept jours dont l'on combat
les troubles par une médication appropriée : calmante et
analgésiante, bains chauds, bromures, chloral, morphine ^
1. Nous ferons remarquer que dans ladite cure « par suppression
brusque » les auteurs n'excluent pas l'emploi du principal alcaloïde de
l'opium, dont l'efficacité est souveraine chez les fumeurs d'opium en mal
de déthébaïsation.
200 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
sulfonal, aconitine, asa-fœlida, extrait de chanvre indien *
dont raction euphorique et exhilarante « relève l'intelligence
et la gaieté du malade, si gravement affaiblies par la priva-
tion de l'excitant ordinaire » (Brunet); tonicardiaque et diuré-
tique, caféine, théobromine, huile camphrée ; reconstituante,
glycérophosphate de chaux et de fer, jus de viande, ovoléci-
thine...
Malgré toute l'énergie de cette thérapeutique dont les heu-
reux résultats affirment Texcellence, nous estimons que lors-
qu'on en a le temps et les moyens on peut user de la méthode
lente qui a l'inappréciable avantage sur la précédente de ne
point faire, comme celle-ci, souffrir atrocement le patient et de
lui laisser courir le risque d'une mort subite par syncope
cardiaque. Mais cette méthode devra comporter une technique
particulière dérivée de celle que notre maître, le professeur
Joffroy, a instituée pour le traitement des morphiniques.
Le malade est soumis à Tisolement et à une surveillance
des plus rigoureuses, sevré même de visites (on ne saurait
trop se méfier des visiteurs d'un toxicomane), encouragé à
poursuivre avec ténacité son traitement ; mais surtout l'on doit
se garder de lui expliquer tous les détails de la méthode. On
substitue au fumage de chandoo l'ingestion d'extrait thébaïque
en pilules, soit d'emblée si le fumeur n'a pas l'habitude de
fumer continuellement et sans règle, à toute heure du jour ou
de la nuit, au gré de son désir sans cesse renaissant, soit,
dans cette dernière éventualité, après quelques jours (8 ou 15)
de fumage discipliné, c'est-à-dire que pendant ce laps de
temps on n'autorisera le fumage qu'à une certaine heure de
la journée et que le nombre de pipes, ou plutôt le poids d'opium
fumé, sera limité, en rapport avec celui fumé antérieurement.
Notre maître distinguait avec infiniment de raison chez les
morphinisés ce qu'il appelait la ration d'entretien, c'est-à-dire
la dose de morphine nécessaire au malade pour qu'il n'éprouvât
1. Fleming préconisait déjà le chanvre indien dans le traiicment des
opiophages. associé au lupulin el à l'acide phosphorique.
L ABSTINENCE, LKTAT DE BESOIN, LA DÉTHÉBAISATION 201
aucun malaise, et la ration de luxe, quantité superflue
que Ton pouvait dès le premier jour supprimer sans incon-
vénient. La ration d'entretien varie naturellement suivant
chaque sujet: le morphinomane avouant l'''",50 ou 2 gram-
mes de morphine par jour pouvait en général descendre
d'emblée à Os'^,40 et celui qui ne dépassait pas habituelle-
ment 1 gramme, à (F,20 ou 0^''",2o. Il en est de même
pour les fumeurs d'opium ; tel fumeur consommant une
moyenne de 20 grammes (80 ou 100 pipes) peut sans souf-
france et sans trouble aucun abaisser le chiffre de sa con-
sommation à o, 6 ou 7 grammes (20 à 30 pipes), une dimi-
nution analogue s'appliquant proportionnellement aux cas
moindres ou supérieurs.
Le premier temps consiste donc à discipliner le fumage ;
le deuxième à remplacer celui-ci par l'ingestion que nous
préférons à l'injection hypodermique. On emploie générale-
ment en Angleterre, lorsque l'on adopte la méthode de
déthébaïsation lente, des granules de 0,003 à 0,004 milli-
grammes de chlorhydrate de morphine. Nous estimons cepen-
dant qu'il est préférable d'utiliser l'extrait d'opium, moins
toxique que la morphine et se rapprochant davantage du
chandoo, dont nous ne parlons pas en raison de la prohibition
de son importation malgré qu'en pareilles circonstances son
usage thérapeutique soit courant dans l'Orient et son effi-
cacité reconnue. Une dose de 6 à 8 centigrammes de mor-
phine, correspondant par conséquent à 0,30 et 0,40 d'extrait
thébaïque, serait suffisante pour équilibrer approximativement
les effets de 40 pipes, équivalant à 10 grammes de chandoo.
En réalité, le tempérament particulier du sujet et sa suscep-
tibilité vis-à-vis des divers produits opiacés interviennent
dans Festimalion de la dose d'extrait donnée en remplace-
ment du chandoo et Ton pourra utilement se baser sur les
propres déclarations des malades lesquels ont presque tou-
jours été privés de leur pipe à un moment donné et pour un
temps plus ou moins long et ont dû recourir, pour n'en point
202 ÉTUDE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
trop souffrir, aux pilules palliatives (Laurent, nous le répé-
tons, donnait jusqu'à 1^'',50 d'opium).
Admettons que la dose suffisante soit de O^'^iO, on pres-
crira des pilules ainsi composées :
Extrait thébaïque 06^02
Poudre de quassia amara Os^Ol
Excipient (réglisse, extrait de gentiane, miel, ad. lib.) Q. S. pour
une pilule de Os'',lo (argentée si l'on veut) n° 20.
Ces pilules seront prises, suivant les cas, espacées réguliè-
rement à raison d'une toutes les heures, ou irrégulièrement
distribuées, leur répartition à certaines heures de la journée
étant en rapport avec les moments habituels des séances de
fumage et par suite avec la montée périodique des désirs et
les paroxysmes de l'angoisse, ou enfin laissées à la libre dis-
position du fumeur, pratique que nous ne saurions guère
recommander, convaincu de la nécessité de discipliner rigou-
reusement tout le traitement des toxicomanes.
Le deuxième temps de ce traitement est ainsi constitué par
le remplacement de la pipe par la pilule. 11 est de toute im-
portance de donner une dose d'opium suffisante pour que ses
effets puissent équilibrer approximativement ceux produits
par la fumée de chandoo; avant de trouver cette dose un
certain tâtonnement est parfois nécessaire. La substitution
étant enfin opérée sans avoir occasionné de troubles sérieux,
il n'y a plus, après quelques jours d'attente, qu'à procéder
au troisième temps de la méthode, la décroissance progres-
sive des doses à l'insu du malade. Celui-ci doit rester dans
l'ignorance complète du procédé; l'on doit, au contraire, lui
persuader que la cure de déthébaïsation ne commencera que
dans le délai d'un mois ou six semaines, lorsqu'il aura pris
suffisamment de forces pour la supporter sans danger ni
souffrances. // ne faut pas que le malade sache qu'on le
déthébaïse. Cet élément psychothérapique est capital et
l'abstinence, l'état de besoin, la DÉTHÉBAISATION 203
notre maître Joffroy en a montré l'absolue nécessité dans le
traitement des morphiniques.
L'on continuera donc à donner au malade ses 20 pilules
journalières, mais la quantité d'opium diminuera régulière-
ment d'un ou d'un demi-centigramme. Les pilules doivent
avoir toujours le même volume, la même consistance, la
même amertume due au quassia et dont la présence empêche
l'opiomane de se rendre compte, au goût, de leur moindre
teneur en opium. Au cas où l'on craindrait de voir survenir
des troubles cardio-vasculaires, on remplacerait chaque cen-
tigramme d'opium retiré par un ou un demi-centigramme de
sulfate de spartéine. Si même on le désire, on y adjoindra,
ainsi que Brunet et Jeanselme le recommandent, de faibles
doses de cannabis indica. Le régime diététique enfin et toutes
les ressources thérapeutiques préconisées dans le traitement
brusque classique seront employés si besoin est ; ils ne sont
nullement inconciliables avec le principe essentiel de notre
méthode de déthébaïsation lente qui est de laisser complète-
ment ignorer au malade sa désintoxication — les troubles
gastro-intestinaux, les crises de sueurs, les défaillances car-
diaques que malgré tout l'on peut observer ne devant pas
conserver pour lui leur véritable signification.
Après un temps variable, trois, quatre ou cinq semaines,
les pilules dont Ton continue la prescription ne contiennent
plus d'opium : elles sont uniquement composées de l'exci-
pient additionné ou non de sulfate de spartéine, de même que
chez les morphiniques les injections hypodermiques ne sont
plus constituées que par du sérum artificiel agrémenté de
quassia amara. Quelques jours encore se passeront, durant
lesquels l'état général fera d'énormes progrès et c'est lorsque
le sujet sera entièrement déthébaïsé et en pleine convales-
cence, qu'on lui proposera la suppression graduelle des
pilules, dénuées à ce moment de tout opium et ne devant plus
contenir que quelques centigrammes de spartéine.
La déthébaïsation du fumeur d'opium s'effectue de la sorte
204 ÉTL'DE CLINIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
lacilenient, automatiquement, sans accidents graves et sans
souffrances sérieuses*. Et cependant le malade n'est pas
encore guéri ; des rechutes sont à craindre. Le toxicomane
type est un amoindri de la volonté que guettent toutes les
impulsions et toutes les défaillances. Mal armé pour lutter
contre le désir qui l'envahit à nouveau, il succombera à la
moindre occasion ou parfois, pour résister à la tentation de
Fopium, cherchera son oubli dans un autre poison, l'alcool,
la morphine ou l'éther. Le toxicomane se conduit en obsédé :
il abandonne une obsession pour en acquérir une nouvelle.
Et c'est pourquoi il faut éviter de l'orienter vers la morphine
et ne pas lui tendre l'aiguille empoisonnée de la seringue de
Pravaz -,
Tout un traitement prophylactique doit succéder à la cure
de désintoxication, comprenant les mesures les plus éner-
giques dont la principale est la suppression de la vie colo-
niale, et les occupations les plus distrayantes parmi lesquelles
en première ligne nous inscrivons les voyages efîectués en
compagnie de quelque sérieux mentor. Nos anciens psy-
chiatres, Pinel, Esquirol, Morel, Leuret, Falret, etc., recom-
mandaient tous, lors de la convalescence d'un de leurs ma-
lades suffisamment aisé pour en supporter les frais, de le
faire voyager sous la direction d'un médecin compétent ;
cette prescription était des plus efficaces pour chasser les
préoccupations obsédantes, mélancoliques ou hypocon-
driaques qui subsistaient encore; les péripéties du voyage,
l'attrait de la route, l'imprévu de la vie aventureuse, ses
1. Nous signalerons sans aucunement y insister les traitements indi-
gènes par le combreium sunddicum et la mitragyna. en faisant remarquer
toutefois que certain procédé annamite se rapproche grandement de celui
que nous préconisons. Cf. Millant, op. cit.. p. III; Gide. L'opium. Paris,
1910.
Ajoutons enfin que Bérillon prône, comme toujours, la suggestion
hypnotique, agent thérapeutique tout-puissant à l'en croire.
2. Presque tous les opiomanes deviennent morphinomanes lorsqu'ils
sont privés de leur fumerie, en voyage par exemple. L'usage de la mor-
phine est très répandue en Indo-Chine et chaque année fait de nouveau.^
progrès.
L ABSTINENCE, L ÉTAT DE RESOIN, LA DÉTHÉBAISATION 205
difficultés et parfois ses dangers dérivaient à leur profil l'at-
tention et l'intelligence du convalescent, cependant que les
marches à pied ou à cheval aiguisaient son appétit paresseux,
exerçaient ses muscles rouilles et contribuaient puissamment
à son rétablissement physique. Aujourd'hui les voyages
n'exigent plus la même tension d'esprit ; Ton n'a plus guère
à se préoccuper de Tauberge et du relai ; le chemin de ier et
l'automobile ont détrôné Fantique carrosse, ont démodé le che-
val ; le temps court trop vite et les longs voyages d'antan
sont désuets : c'est, pour nos malades, chose assurément
regrettable.
Ils ont, en effet, à oublier, les malheureux, tout ce que
nous venons de leur retirer, leur opium et... leur pipe. Et je
ne sais trop lequel leur coûte le plus. Le suave parfum du
chandoo, sa saveur douceâtre, la sublime magie de son
philtre grisant appellent leur désir et de ces souvenirs tour-
mentent leur esprit. Mais combien aussi leur manquent la
salle de fumerie, leur « compartiment » si joliment paré, les
fines nattes sur lesquelles nonchalamment leur corps s'allon-
geait avant que de s'assoupir et de s'envoler dans le rêve,
les pipes, bambous ou ivoires, vieux compagnons, intimes
confidents, que leurs mains dévotes caressèrent et sur
lesquelles se collèrent leurs lèvres fiévreuses. . . Tout ce décor,
cette mise en scène, ces longues et savantes manipulations
leur font douloureusement défaut : leur bouche se souvient
et s'entr' ouvre involontairement, leurs mains s'égarent dans
le vide à la recherche d'imaginaires aiguilles, leurs doigts
inconsciemment roulent une impalpable boulette; le geste
consacré s'ébauche...
L'abstinence du poison n'est pas la seule cruelle, celle du
geste l'est pareillement et si pénible est-elle que plusieurs de
nos fumeurs étaient hantés d'accomplir le simulacre de leur
ancienne passion et de fumer à vide... Nous n'insistons pas.
Tous ceux qui ont soigné des toxicomanes, à quelque genre
qu'ils appartinssent, savent combien puissante est chez eux
206 ÉTUDE MÉDICO-LITTliRAIRE
l'obsession du gesle ' et combien, si Ton veut éviter une réci-
dive ou plus exactement une rechute, le traitement doit être
long, sévère, et j'ajouterai méthodique et distrayant.
1. Cette obsession du geste se retrouve même chez les morphinomanes,
chez les « amants de la seringue », et Morel-Lavallée a donné le nom de
kentoman'ie à cette « manie de la piqûre » aussi puissante chez eux,
sinon davantage, que l'appétit de la morphine (Morel-Lavallée. La kento-
manie ou manie de la pigûre chez les morphinomanes. Soc. méd. des Hôp.,
5 mai l'Jll et Acad. de Méd.. i8 juillet 19H).
TROISIÈME PARTIE
ÉTUDE MÉDICO-LITTÉRAIRE DE L'OPIUM
ET DE QUELQUES OPIOMANES
CHAPITRE PREMIER
THOMAS DE QUINCEY
Comment Thomas de Quincey prit t habitude de lopiian *.
— Thomas de Quincey s'élève avec indignation contre
l'accusation que lui lance Coleridge d'avoir adopté Fopium
par un penchant abominable pour la recherche aventureuse
de la volupté. C'est là, dit-il', une étourderie injuste de la
part du grand poète : « Coleridge se trompe dans toute
l'étendue possible du mot ; il se trompe dans son fait, il se
trompe dans sa théorie ; un petit fait, une grosse théorie. Ce
dont il m'accuse, je ne l'ai pas fait et, quand cela serait, il
ne s'ensuivrait pas que je suis un citoyen de Sybaris ou de
Daphné w. Quincey eut pour la première fois recours à
l'opium en 1804; il s'adressa à lui, sur les conseils d'un ami,
comme à un simple analgésique et par la seule violence de
i. Th. de Quincey. Confessions of an english opium-eater, being an
extract from the life of a sdiolar., 1821. Th. de Quincey a été plusieurs
fois traduit en français, notamment par: Alfred de Musset. L'anglais man-
geur d'opium, 1828. Mame éd. Rééd. in Moniteur du biiîliophile, Paris, 1878;
Ch. Baudelaire. Les paradis artificiels. Opium et haschiscli. Paris, 1861 ;
V. Descreux. Confessions d'un mangeur d'opium. Nouvelle édition. Paris,
I'jO'J; a. Savine. Id. "j." éd. Paris, 1890.
2. Les citations que nous ferons de Th. de Quincey sans en spécifier
l'origme sont empruntés à l'excellente traduction de V. Descreux, qui a
suivi le texte original pas à pas, avec le souci de rendre exactement,
malgré les immenses difficultés de la tâche, chacune des expressions
employées par l'auteur.
208 ÉTUDE MÉDICO-LITTÉRAIRE
la douleur la plus cruelle (rhumatisme facial combiné avec
une névralgie dentaire de même nature et d'une extrême
violence). Ce fut donc, dit-il, par accident, par fatalité, qu'il
devint un mangeur d'opium (comme Coleridge qui, lui aussi,
chercha dans l'opium un remède aux douleurs exaspérantes
du rhumatisme), et non par perversité ou snobisme. « Ainsi
donc, Coleridge et moi, nous occupons la même situation,
au point de vue de notre initiation baptismale aux effets de
cette substance énergique. Nous sommes embarqués sur le
même esquif ».
L'opium réussit à calmer ses cruelles douleurs ; mais,
celles-ci disparues, Thomas de Quincey n'en continua pas
moins l'usage du toxique : le besoin était né, enfanté avec
une foudroyante rapidité ! Quelle fut donc la cause de ce
soudain appétit pour le poison ? Nous en trouvons les raisons
dans les documents auto-biographiques ^ que nous fournit le
narrateur, car il cherche lui-même, rétrospectivement, la
cause de son opiomanie. « Cette affection qui a fini par
établir en moi Yhabitiide de l'opium, se demande-t-il, quelle
était-elle? Était-ce la douleur? Non, c'était rabattement.
Etait-ce la disparition accidentelle de la lumière du soleil?
Non, c'était la livide désolation. Etait-ce une obscurité qui
pouvait se dissiper? Non, c'étaient des ténèbres fixes, perpé-
tuelles. C'était :
« L'éclipsé totale,
« Sans espérance d'un jour nouveau ».
Et il ajoute : « Mais d'où venait cet état ? Quelles en étaient
les causes ? Il venait, je pourrais le soutenir sincèrement,
des misères de ma jeunesse à Londres. 11 est vrai que ces
misères étaient dues, en dernière analyse, à mon impardon-
nable folie, et qu'à cette folie je dois bien des ruines ».
J . Th. de Quincey a laissé d'importants renseignements sur sa vie. son
caractère, ses antécédents..., non seulement dans les Confessions, mais
aussi dans les Souvenirs autobiographiques d'un mangeur d'opium, dans
ses Lettres et son Journal.
THOMAS DE QL'INCEY 209
Ainsi, de son aveu même et sans que nous ayons besoin
de recourir à la critique de sa vie et de ses actes, à l'analyse
de ses défectuosités psychiques congénitales, au détail des
troubles mentaux qu'il a présentés (impulsions diverses et
notamment au changement de milieu, obsessions phobiques,
accès de somnambulisme et plus tard, idées délirantes
d'hypochondrie, de persécution et de possession^), à l'exposé
de ses tares héréditaires et collatérales, Thomas de Quincey
nous apparaît nettement comme un type de déséquilibré
constitutionnel, comme un hypersensitif, Imaginatif et rêveur,
comme un névrosé, amant de la solitude, de la méditation et
du mystère, assoiffé de liberté et d'indépendance', laissant
percer dans ce besoin un sentiment pathologique d'orgueil
et d'autophilie % comme un esprit inégal épris du paradoxe
et du bizarre, doué de qualités intellectuelles exceptionnelles
(mémoire et imagination plus particulièrement), mais aussi
ravagé par des lacunes énormes, — enfin et surtout comme
un perpétuel irrésolu, à l'énergie impersévérante, un déprimé
chronique à tendances mélancoliques. Dès sa jeunesse il se
reconnaît enclin à une profonde mélancolie dont il impute
l'origine à une maladie de foie gagnée au collège de Man-
chester, par la faute de M. Lawson, maître d'études féru de
discipline et de didactique, dont le fanatisme outrancier
privait ses élèves de tout exercice physique et abrégeait leurs
instants de repos jusqu'à les supprimer en quelque sorte, au
fatal détriment de leur santé. Nous aurons occasion, plus
loin, de revenir sur le fonds mélancolique de Quincey, fonds
1. Voir P. Guerrier. Elude médico-psycholor/ique sur Th. de Quincey.
Thèse Lyon, 1907-1908.
2. Rappelons, 'a ce propos, sa fuite de l'école de Manchester, qui brisa
sa carrière et l'obligea pendant quelque temps à une vie aventureuse
faite de misère et de privations.
3. Ne semble-t-il pas, en effet, se glorifier « de s"ôtre livré à l'opium
jusqu'à un degré qui n'a été atteint pa?" aucun homme, de son aveu », lui
qui s'intitule fièrement le pape de l'opium. « Telle est la doctrine, dit-il,
que professe au sujet de l'opium la véritable ICglise dont je prétends être
le Véritable Pape, infaillible, par conséquent, et le légat a lalere qui s'est
désigné lui-même pour tous les degrés de latitude et de longitude. »
DtpouY. — Les opiomanes. 1«
âl0 ÉTUDE MÉDICO-LITTÉRAIRE
que l'on retrouve si fréquemment chez les toxicomanes ^ quel
que soit l'objet de leur appétence.
D'une volonté mal tendue et n'offrant pas un ressort suffi-
sant pour supporter sans un heurt douloureux les menues
misères de l'existence, le fin lettré qu'était Th. de Quincey,
dont l'esprit subtil se voilait de mélancoliques brumes, se
^.rouvait ainsi porté d'instinct vers Tusage des excitants du
système nerveux. Trop grossière pour son âme d'artiste et
son style d'Hellène, l'ivresse du vin le rebuta, mais celle
de l'opium le souleva d'enthousiasme sitôt qu'il y goûta. Les
aspirations d'éther ou la piqûre de morphine l'eussent enfié-
vré des mêmes délices, brûlé des mêmes désirs, s'il les eût
connues. Quincey était voué aux griseries d'esthète ; il était
victime désignée d'une de ces idoles modernes, verte, blanche
ou noire, mais hélas toujours meurtrières du cerveau qui les
adore et plus puissantes que le plus puissant génie. Sous la
chaude caresse de l'opium marié aux capiteux aromates du
laudanum, il se crut évadé de cette maussade sphère ter-
restre et transporté au sein d'un paradis des rêves, tout peu-
plé d'idéal par sa riche et généreuse imagination.
Quincey prend quelques gouttes de laudanum pour calmer
des douleurs névralgiques et son sens critique, sagace, lui
permet immédiatement de reconnaître à son breuvage médi-
camenteux trois propriétés différentes qu'il classe de la sorte.
L'opium : 1° calme toutes les irritations du système nerveux;
2° stimule les dispositions gaies ; 3° répond à l'appel d'un
effort extraordinaire. Or, celte action analgésiante de l'opium
et surtout cette euphorie avec exaltation passagère du moi
qui caractérise le prélude de toute ivresse (aussi bien élhy-
lique, haschischique, sulfocarbonée..., que Ihébaïque) nous
1. Le professeur Gilbert Ballet, MM. G. Deny et René Charpentier ran-
gent la dipsomanie parmi les accidents de la psychose périodique, ma-
niaco-mélancolique et nous-mème avons pu remarquer \es rapports étroits
qui relient cette obsession impulsive aux états intermittents (E. Lallemant
el R. Dupouy. Note statistique et clinique sur la manie ; quelques sources
d'erreurs de diagnostic. Soc. de Psychiatrie, 21 octobre 1909).
THOMAS DE <jUINCEY 211
allons voir en quels termes éloquents l'enthousiasme poé-
tique de Quincey va les traduire, de quel hymne de recon-
naissance il les gratifiera et quel cri d'amour il va, en leur
honneur, lancer dans la Postérité. Une heure après avoir
absorbé de la teinture d'opium achetée chez un apothicaire
d'Oxford-Street, « inconscient dispensateur des voluptés
célestes », une révolution s'opéra dans son esprit, éveillé
jusqu'en ses ultimes profondeurs. Sous l'influence de cette
panacée, de ce '-pàpjji.axov Yr-.hHtç, non seulement ses souf-
frances avaient disparu, mais un abîme de volupté divine
s'était soudain révélé, l'apocalypse d'un monde entier s'était
déployée, le secret lui était dévoilé. — Quel est donc ce bon-
heur ? Quelle est donc cette volupté ? Ecoutons l'apôtre bien-
heureux et illuminé, le Pape de l'Opium ; nous aurons tout
à l'heure à entendre les imprécations et les cris de souffrance
du martyr.
Les plaisirs de r opium. — L'opium, dit-il, renforce cliez
l'homme son empire sur lui-même alors que le vin le lui fait
perdre. « Le vin agite le jugement, donne un éclat extraordi-
naire, une exagération bruyante dans l'expression des senti-
ments de mépris ou d'admiration, d'amour et de haine chez
le buveur ; l'opium, au contraire, produit la sérénité, l'équi-
libre entre toutes les facultés actives ou passives ». C'est,
nous semble-t-il, singulièrement ravaler ce paradis de l'opium
que de le mettre en parallèle avec l'ivresse tumultueuse,
désordonnée et dégradante du pochard, mais passons.
« L'opium donne plus d'expansion au cœur et aux senti-
ments bienveillants ; l'on prodigue les poignées de mains,
les serments d'éternelle amitié, l'on fond en larmes sans que
personne sache pourquoi, et la créature sensuelle se mani-
feste librement ». Où donc est cette maîtrise de soi, si à pre-
mière vue et sans critique aucune l'on se jure l'éternel ami
d'un étranger, d'un indifférent, qu'en d'autres circonstances
l'on eût peut-être jugé antipathique ou taxé d'indigne; si l'on
se met à sangloter devant tous sans motif avouable, comme
212 ÉTUDE MÉDICO-LITTÉRAIRE
un ivrogne ou un dément affectés de sensiblerie ; si Ton ne
peut refréner ses désirs et que leur aiguillon vous pousse à
les dévêtir publiquement au mépris de toute décence ?
« L'opium semble toujours faire succéder le calme au
désordre, la concentration à l'éparpillement... Sous son
influence l'homme sent s'exalter en lui la partie la plus
divine de sa nature, c'est-à-dire que les affections morales
jouissent en lui d'une sérénité sans nuages sur laquelle plane
la grande et majestueuse lumière de l'intelligence ». Quincey
ne peut se défendre à ce moment de rapporter l'avis d'un
chirurgien de ses amis, également opiophage mais à un bien
moindre taux que lui, qui reconnaissait les mauvais effets du
toxique : « Je maintiens, disait-il à Quince}^ qui s'entêtait à
ne le point vouloir croire, que je dis des sottises... purement
et simplement parce que je suis ivre d'opium, et cela tous
les jours ».
Poussant plus à fond l'anal^^se des effets intellectuels de
l'opium, Quincey lui attribue une exaltation tout particulière
de l'activité psychique et il en donne un exemple curieux.
Lors de ses débauches périodiques d'opium, il se rendait au
King's Théâtre (Opéra) et y éprouvait des voluptés intellec-
tuelles extraordinaires, — mais bien personnelles à son tempé-
rament spécial. — « L'opium, dit-il, en exaltant fortement et
dans son ensemble l'activité intellectuelle accroît naturelle-
ment le mode particulier de l'activité par lequel nous
sommes aptes à transformer en délicats plaisirs intellectuels
les matériaux bruts d'une sensation sonore transmise par un
organe... A un chœur, à tout autre morceau chanté avec
ensemble et harmonie, je voyais se déployer devant moi
comme une tapisserie sur laquelle était représentée ma vie
tout entière ; cette perspective n'était pas un acte de mé-
moire, car tout me semblait actuel et incorporé à la mu-
sique; je n'éprouvais plus la douloureuse sensation des
détails, car les accidents de mon existence étaient éloignés
et enveloppés dans une sorte d'abstraction obscure, tandis
THOMAS DE QUINCEY 213
que les passions y étaient exaltées, exprimées dans un appel
idéal et élevé ». Mais cette exaltation intellectuelle qui le
pousse à se mêler à Télite mondaine et à se rendre à TOpéra
goûter le charme d'une musique délicieuse, évocatrice, au
surplus, de rôves enchanteurs, cette jouissance surnaturelle,
que le lecteur ne s'abuse et n'espère en surprendre à son tour
la révélation ! Quincey est seul au monde à l'éprouver ; il
s'écarte complètement, en cela, de la règle qui plie sous le
joug de la solitude et de la claustration les fervents de
l'opium et il a la franchise de nous l'avouer.
Quel bienfait suprême le mangeur d'opium doit-il donc,
enfin, attendre de son idole ? La consolation ! clame Quincey,
au cœur de qui monte toute l'amertume de sa triste jeu-
nesse. « L'opium est comme l'abeille qui puise indifTérem-
ment ses matériaux sur les roses ou dans la suie de chemi-
née ; il peut subordonner tous les sentiments à une dominante
commune qui sert de clef musicale ». L'opium, artisan de
rêves alanguis dont la trame ténue se déroule sans fin dans
un silence recueilli et mystique, est le grand dispensateur
d'oubli ! Ses adeptes, quelles que soient leurs afflictions,
quelles que soient leurs douleurs, quelle que soit leur déses-
pérance, se laissent consoler par sa magie ; ils oublient leur
vie passée et leurs affres présentes, toutes leurs misères ou
leurs flétrissures, et les heures coulent, extasiantes... « Un
mangeur d'opium est trop heureux pour s'apercevoir que le
temps marche ».
Voilà donc ce qui fait tout le charme de l'opium, sa poé-
sie, sa suavité, sa sublimité, tout son paradis en un mot : le
rêve consolateur et verseur d'oubli.. « 0 juste, subtil et
puissant opium ! s'écrie Quincey * avec la ferveur exaltée
d'un prêtre de Baal. Toi qui, au cœur du pauvre comme du
riche, pour les blessures qui ne se cicatriseront jamais et
pour les angoisses qui induisent l'esprit en rébellion, apportes
1. Traduction Baudelaire. Les paradis artificiels.
214 ÉTUDE MÉDICO-LITTÉRAIRE
un baume adoucissant ; éloquent opium ! toi qui, par ta puis-
sante rhétiiorique, désarmes les résolutions de la rage et qui,
pour une nuit, rends à l'homme coupable les espérances de sa
jeunesse et ses anciennes mains pures de sang; qui, à
l'homme orgueilleux donnes un oubli passager
Des torts non redressés et des insultes non vengées;
qui cites les faux témoins au tribunal des rêves, pour le
triomphe de l'innocence immolée; qui confonds le parjure;
qui annules les sentences des juges iniques; tu bâtis sur le
sein des ténèbres, avec les matériaux imaginaires du cer-
veau, avec un art plus profond que celui de Phidias et de
Praxitèle, des cités et des temples qui dépassent en splendeur
Babylone et Hékatompylos ; et du chaos d'un sommeil plein
de songes tu évoques à la lumière du soleil les visages des
beautés depuis longtemps ensevelies, et les ph3^sionomies
familières et bénies, nettoyées des outrages de la tombe. Toi
seul, tu donnes à l'homme ces trésors, et tu possèdes les
clefs du paradis, ô juste, subtil et puissant opium ! »
De quelles tortures il va payer ces heures d'oubli, ces mi-
nutes d'extase !
Les tortures de l'opium^. — Cette partie des Confessions
est véritablement poignante, car elle nous fait assister à l'en-
gourdissement, à la torpeur, à la décrépitude progressive et
consciente d'une intelligence d'élite. Quincey voit son génie
sombrer ; il ne peut plus diriger son travail, les lectures le
fatiguent, la composition lui est impossible. Il somnole lour-
dement, sans pouvoir rompre son hébétude. « En décrivant
et en détaillant ma torpeur intellectuelle, dit-il, j'emploie des
mots qui s'appliquent plus ou moins à toutes les parties de
ma vie pendant lesquelles j'ai habité les profondeurs cir-
céennes de l'opium. Si l'on en excepte l'état de misère et de
souffrance, je puis dire que j'ai vécu de la vie d'un dormeur.
1. Voir aussi : Saspiria de profundis; suite aux Confessions d'un man-
geur d'opium anglais. 1845 (Traduclions par Baudelaire et par A. Savine).
THOMAS DE QUINCEY 215
Je ne pouvais que rarement parvenir à écrire une lettre ;
répondre en quelques mots à celles que je recevais, voilà le
maximum dont j'étais capable et plus d'une fois je le fis alors
que la lettre traînait depuis des semaines, et môme des mois
sur mon bureau ».
Il se sent envahir par la faiblesse et l'incapacité, avachir
par la négligence et la paresse ^ 11 a pleine conscience de
son abrutissement et des ennuis de toute sorte qui en sont
les tristes mais justes conséquences ; il en a honte, il en
éprouve de cuisants remords. C'est en vain..., il est prison-
nier; sa volonté ne lui appartient plus... « Le mangeur
d'opium conserve intactes toutes ses sensibilités morales,
toutes ses aspirations; il veut, il souhaite aussi ardemment
que jamais la réahsation de ce qu'il croit possible, de ce qu'il
sent comme une exigence du devoir, mais son intelligence
l'entraîne infiniment au delà de ce qu'il considérerait comme
son pouvoir réel, non seulement au point de vue de son exé-
cution, mais encore de la réflexion et de la décision. Il gît
sous un incube, un cauchemar lourd comme le monde, il gît
en présence de tout ce qu'il brûle d'accomplir, il est dans
l'état d'un homme que la paraWsie tient enchaîné dans
son lit, dans une langueur mortelle, et qu'elle forcerait de
voir insulter ou déshonorer les êtres qui lui sont le plus
chers. Il donnerait sa vie pour pouvoir se lever et marcher,
mais il est aussi impuissant qu'un enfant et ne parvient pas
même à faire un effort pour se mouvoir. »
Puis des rêves hantent ses nuits et jusqu'à ses veilles,
rêves m3''stérieux qui l'emplissent d'une sombre terreur, et
qu'il ne parvient à chasser malgré ses sursauts de révolte
engendrés par Ihorreur et l'épouvante. « Dès 1817, déclare-
i. « Un voile épais, écrit M-"^ A. Darine, s'é-tait étendu sur son intelli-
gence. Les matériaux de son grand ouvrage gisaient dans un tiroir, aban-
donnés, inutiles, souvenirs humiliants et amers des vastes espoirs de sa
première jeunesse. Kant et Shelling étaient relégués sur leur rayon : il ne
les comprenait plus. Tout travail était odieux à son cœur, tout effort
d'attention impossible à son cerveau. C'était presque de l'imbécilité... »
{Poètes et névrosés, p. 98-99).
216
ETUDE MEDICO-LITTERA.IRE
l-il, la nuit, pendant que j'étais couché sans dormir, de vastes
processions défilaient devant moi sans interruption, avec une
pompe funèbre, ou c'étaient des frises d'iiistoires intermi-
nables... tristes et solennelles... Un théâtre s'ouvrait tout à
coup et s'illuminait dans mon cerveau, m'offrant des spec-
tacles nocturnes d'une splendeur plus que terrestre. »
Mais la hantise et l'horreur des rêves croissent à mesure
qu'il s'enfonce plus avant dans son vice. Il ne peut plus
penser sans qu'apparaissent lumineusement découpés au mi-
lieu des ténèbres et transformés en autant de fantômes grima-
çants et horrifiants, tous les objets dont son esprit évoque
il'idée. Il choit, haletant, en des gouffres sans fond, en des
abîmes sans soleil, et l'angoisse qui l'élreint à cette sensa-
tion persiste avec cette dernière au réveil. Quincey se mor-
fond désormais dans une noire mélancolie, dans un désespoir
affreux, voisin de l'anéantissement et qui le porte au suicide.
Ses rêves sont empreints du surnaturel; il voit surgir devant
; lui des édifices monstrueux, des paysages immenses; « l'es-
; pace s'enfla pour ainsi dire à l'infini » (Baudelaire). Le
temps pareillement ne connut plus de bornes ; chaque nuit lui
'^ coûte soixante-dix ou cent ans d'angoisses. Il est écrasé par
l'éternel, noyé dans l'infini. Des événements quelconques,
des incidents ridicules se muent en obsessions qui, sans répit,
le harcèlent. Et bientôt la face humaine vient le tyranniser.
« Alors sur les eaux mouvantes de l'Océan commença à se
montrer le visage de l'homme ; la mer m'apparut parée d'in-
nombrables têtes tournées vers le ciel : des visages furieux,
suppliants, désespérés, se mirent à danser à la surface, par
milliers, par myriades, par générations, par siècles ; mon
agitation devint infinie et mon esprit bondit et roula comme
les lames de l'Océan » (Baudelaire).
L'Orient lui souffle des cauchemars qui le laissent pante-
lant et stupéfié, le cœur levé de dégoût, tandis qu'une
barbare mythologie le torture et le supplicie. « Des singes,
des perroquets, des cacatoès, me regardaient fixement, me
THOMAS DE oUINCEY 217
huaient, me faisaient des grimaces, m'adressaient leur l)abil-
lage. J'entrais en courant dans des pagodes, j'étais fixé
pendant des siècles à leur sommet ou dans quelque chambre
secrète. J'étais l'idole, le prêtre, j'étais adoré, j'étais sacrifié.
Je fuyais la colère de Brahma à travers toutes les forêts de
l'Asie ; ^'ishnou me haïssait, Siva m'attendait immobile. Je
tombais tout à coup sur Isis et Osiris ; j'avais, prétendaient-
ils, commis une action qui faisait trembler l'ibis et le croco-
dile. Pendant des milliers d'années, j'étais enseveli vivant
dans des sarcophages de pierre, avec des momies et des
sphinx dans d'étroites cavités, au cœur des pyramides éter-
nelles ; je recevais les baisers cancéreux des crocodiles, je
gisais sans mouvement dans les roseaux et la boue du Nil,
parmi des tas de créatures avortées et indescriptibles ».
Il ne vit plus que dans un monde d'oiseaux difformes, de
serpents et surtout de crocodiles. « Le maudit crocodile
devint pour moi l'objet d'une horreur plus violente que tout
le reste. J'étais obligé de vivre avec lui, et pendant des siè-
cles, ce qui se produisait toujours dans mes rêves. Parfois je
m'échappais et me retrouvais alors dans mes maisons chi-
noises. Tous les pieds des tables, des canapés, s'animaient,
devenaient vivants ; l'abominable tête du crocodile, avec ses
yeux sanglants, me regardait, répétée, multipliée par my-
riades, et je restais pétrifié, fasciné ».
Il assiste enfin à des mêlées terribles dont il lui semble pos-
séder la faculté mais non le pouvoir de décider l'issue, gisant
impuissant « à des profondeurs que n'atteindra jamais le
plomb de la sonde ». Dans une obscurité toute scintillante de
lumières il voit, il entend passer la course précipitée d'une
multitude fuyante, « une tempête semée de figures humaines ».
Dressé en sursaut sur son lit, glacé d'effroi, la respiration
haletante, le cœur battant à rompre, affolé d'angoisse, Quin-
cey ne connaît plus le repos et n'ose plus s'endormir. « Au-
jourd'hui, écrit-il en 1819, j'en suis venu à redouter l'ap-
proche du sommeil, s'il doit m'apporter des visions aussi
218 ÉTUDE MÉDICO-LITTÉRAIRE
douloureuses, pleines d'une vie aussi intense que celles qui
persécutaient mon cerveau plein de fantômes ».
Au résumé, quel tableau saisissant des méfaits du « divin
breuvage », et combien ceux-ci l'emportent par leur nombre,
leur diversité, leur intensité, sur les quelques jouissances
qui marquent le début de son usage ! Calme momentané,
sérénité passagère, gaieté factice, rêves éphémères, conso-
lation mort-née... voilà ce que chante Quincey. Qu'est-ce à
côté de ce qu'il pleure, torpeur intellectuelle, ruine psy-
chique, écrasement moral, hantises incessantes, terreurs,
angoisses, épouvantes, vie de misère et de souffrance, de tor-
ture et de désespoir, empoisonnée encore par le remords et
dont il voudrait s'évader !
A lire Quincey, il semblerait donc qu'on ne dût point se
sentir attiré vers l'opium, auteur responsable de tant de dou-
leurs et de tant de hontes, mais au contraire qu'on éprouvât
fatalement pour cette néfaste substance une répugnance invin-
cible, une insurmontable aversion. Or, certains de nous
sont ainsi faits que le spectacle qui devrait les remplir d'hor-
reur et de dégoût est précisément celui qui les captive et qui
les séduit. Kane ' a connu un certain nombre de personnes
qui commencèrent à prendre du laudanum parce qu'elles
avaient lu les Confessions. Nous-mèmc avons été profondé-
ment surpris d'entendre de nos malades imputer à cette
lecture leur attirance pour l'opium et nous déclarer que « s'ils
avaient eu l'idée de fumer l'opium, c'est parce qu'ils avaient
lu Quincey et Baudelaire ». Nous avons parlé en un autre
chapitre de l'influence de notre grand poète qui, au charme
dont se pare toujours la sensation inconnue,, joignit la
magie de son Verbe enivrant. Un autre point doit nous
retenir pour le moment, celui de la sincérité de Quincey,
i. Kane.TAe Drugs that enslave. Philadelphie, 1881 (cité par P. Guerrier).
THOMAS UE C'UINCEY 21^
sincérité fortement attaquée ces derniers temps, à tort
croyons-nous. Cette digression ne sera pas inutile car elle
nous servira à éliminer du tableau de l'opiumismc certains
traits qui ne lui appartiennent pas et qu'on tendait trop faci-
lement à lui attribuer d'après les descriptions de Quincey.
L' opiumisme de Quincey. — D'aucuns, dis-je, ont nié
l'opiomanie du grand écrivain : M. Teodor de Wyzewa ^,
notamment, s'exprime de la sorte : « Quant à l'opium, son
rôle dans la vie de Quincey fut, je le répète, fort restreint.
Les singularités de son caractère et de sa littérature ne
doivent rien, en tout cas, à cet usage de Topium. Quincey a
été, dès le début, l'homme et l'écrivain qu'il est toujours
l'esté. L'opium lui a seulement servi de prétexte pour attirer
l'attention sur ses poèmes en prose. Cet homme extraordi-
naire avait, d'ailleurs, toutes les audaces. Après la mort de
son ami Coleridge, qui avait été réellement une victime de
lopium, il s'attache à établir, en faisant, d'ailleurs, le plus
grand éloge de Coleridge, que le poète défunt n'avait jamais
été un mangeur d'opium sérieux et que lui seul, Quincey,
avait droit à ce titre. Et c'est ainsi que, ignorant l'extraordi-
naire écrivain des Césars et de la Diligence, nous connaissons
tous Quincey le mangeur d'opium, dont on a pu dire sans
trop d'invraisemblance qu'il n'avait jamais mangé d'opium
dans sa vie ».
M. Aynard " met pareillement en doute son opiophagie et
émet cette opinion que Quincey, qu'il déclare perversement
ennemi de la vérité, se serait servi, pour ses descriptions,
des documents de Coleridge, opiomane authentique et indis-
cuté. M. P. Guerrier ', à son tour, traite la question dans
une thèse encore récente. Après avoir rapporté le tableau
, 1. T. de Wyzewa. Ecrivains élraiicjers {Quelques figures de poêles
anglais), i" sôiie. Paris, d896, p. 61.
2. J. Aynard. La vie d'un poêle. Coleridge. Paris, l'JOT.
3. P. Guerrier. Thèse citée.
220 KTUDE MÉDICO-LITTÉRAIRE
classique des opiophages, il estime que ce tableau ne con-
corde pas avec celui qu'a donné Quincey et conclut que
celui-ci inventa en réalité ses Confessions, qu'il est à peu
près impossible que Quincey eût été le buveur de laudanum
qu'il déclare avoir été et que Ton croit généralement, qu'il a
presque certainement usurpé son titre de roi des mangeurs
d'opium et qu'il ne fut jamais qu'un très petit opiophage.
L'immense majorité des traducteurs et des biographes de
Quincey repousse cette idée. Le fin critique, le subtil ana-
lyste qu'est M"^ Arvède Barine*, affirme sa conviction en la
véracité et la sincérité de « l'historiographe complaisant des
effets de l'opium sur l'âme humaine ». Tout aussi robuste
est la foi de M. Albert Savine - et Baudelaire n'hésite pas à
éloigner l'hypothèse que les Confessions soient une pure con-
ception de l'esprit, « cette dernière hypothèse étant tout à
fait improbable à cause de l'atmosphère de vérité qui plane
sur tout l'ensemble et de l'accent inimitable de sincérité qui
accompagne chaque détail ».
A notre avis, le problème a été mal étudié. L'on s'est
surtout contenté de dégager de l'œuvre de Quincey, cet
« amant de la vérité » comme il se nomme lui-même, l'impres-
sion de conscience et d'absolue honnêteté qu'elle dorme effec-
tivement à l'observateur impartial au lieu de chercher à
expliquer les différences qui séparent réellement Quincey des
habituels thériakis. Eh oui ! P. Guerrier a raison de ne
point vouloir identifier le récit des Confessions à la symplo-
matologie clinique de l'opiophagie, mais il a tort de ne voir
en Quincey qu'un « inventeur». C'est qu'en effet Quincey fie
fut pas un opiophage, il fut un buveur de laudanum ; en
cette qualité, il fut une victime des deux toxiques associés,
l'opium et l'alcool. D'autre part, il faut, dans l'étude de
1. A. Barine. Poêles et nécrosés (Hoffmann, Quincey, Poe, Serval). 2» éd.,
Paris, 1908.
2. Th. de Quincey. Souvenirs autobiographiques cV un mangeur d'opium
Traduction et préface par Albert Savine. 2» éd., Paris, 1903.
THOMAS DK (JUINCEY 221
ropiumisme de Quincey, tenir le plus grand compte du mode 1
intermittent de l'intoxication à son début et du terrain par- i
ticulier sur lequel fut versé le poison.
A . — Nous ne connaissons pas la formule de la teinture
d'opium délivrée par l'apothicaire d'Oxford-Street (ou fabri-
quée par Quincey lui-même), mais il ne peut s'agir que d'une
teinture alcoolique ou, pour le moins, d'un vin opiacé forte-
ment alcoolique, tel que celui qui entre dans la composition
de notre laudanum de Sydenham '. Et lorsque Quincey en
arrive aux doses formidables de 8000, 10 000 gouttes et peut-
être encore plus, de laudanum par jour, on peut juger de
l'alcoolisation certaine qui s'associe à la thébaïsation. De
fait, un certain nombre de troubles relatés par Quincey et
que nous avons cités sans en faire aucune critique nous
paraissent beaucoup plus en rapport avec l'alcoolisme qu'avec
l'opiumisme. De ce nombre sont les cauchemars terrifiants,
« encombrés de faces menaçantes et de bras flamboyants »,
qui viennent l'assaillira partir de 1817. Ces fantômes grima-
çants, ces sensations vertigineuses de chute au fond de gouf-
fres infinis, ces lumières scintillantes dans la nuit, ces immen-
sités d'eau dans lesquelles il se débat, ces contacts immondes
qui l'effleurent, cette multitude d'animaux étranges, apoca-
lyptiques, qui le poursuivent menaçants, ces visions de ba-
tailles et de fuites éperdues, toute cette fantasmagorie mobile,
changeante, cinématographique, ces terreurs nocturnes, ces
réveils en sursaut avec persistance de limage angoissante,
celte insomnie épouvantée enfin, ne sont ils pas autant de
stigmates de l'alcoolisme chronique associé au thébaïsme !
Les opiophages purs - ne présentent pas ce tableau d'après
nos observations et nos renseignements personnels comme
1. Quincey, d'ailleurs, fait cette remarque au sujet de la teneur en
alcool de sa teinture d'opium : « la teinture d'opium connue sous le nom
de laudanum enivrerait certainement si l'on pouvait en ingérer une assez
grande quantité, mais comment? Farce qu'elle contient une forte propor-
tion d'esprit de vin. et non parce qu'il y a tant d'opium dans sa compo-
sition » (Trad. Descreux, p. 225).
2. Voir sur ce point p. 22.
222 ÉTUDE MÉDICO-LITTÉRAIRE
d'après nos lectures. ZambacoS notamment, après avoir fait
une description pittoresque des afiondjis de Stamboul,
entreprend leur analyse psychologique et ne parle ni d'hallu-
cinations, ni de cauchemars terrifiants, tandis qu'il insiste sur
l'existence de ceux-ci chez les morphinomanes. L'opiophage
se fait surtout remarquer par son hébétude et son abrutisse-
ment, sa torpeur lourde et obtuse. « Il s'engourdit de plus en
plus ; son énergie, son activité baissent progressivement ; il
passerait volontiers tout son temps, toute sa vie dans la
paresse, dans le repos le plus absolu dont il éprouve le plus
^Tand besoin... Les opiophages sont presque tous d'une gra-
vité solennelle et d'une lenteur désespérante... Ils ont toujours
la tête lourde et souvent l'intelligence confuse et comme
accablée. On dirait qu'ils sont fatigués de vivre. Ils s'intéres-
sent peu ou point à tout ce qui les entoure. Les facultés
afTectives ont presque disparu chez eux... »
Les morphinomanes, contrairement aux opiophages, ont
souvent, en dehors du morphinisme aigu ou des périodes
d'abstinence et du delirium tremens « amorphinique » -, des
rêves et cauchemars dont le caractère terrifiant les rapproche
beaucoup de ceux des alcooliques. Mais aussi la morphine
est-elle bien plus toxique que l'opium, surtout que certains
opiums (de Perse, d'Egypte ou de Chine, falsifiés au surplus),
et l'est-elle davantage absorbée par la voie hypodermique.
Encore doit-on faire remarquer avec Bail, Pichon, Chambard,
que beaucoup de morphinomanes combinent avec la mor-
phine l'usage du chloroforme, du chloral, de la cocaïne et
surtout des boissons alcoohques % que les hallucinations
diurnes, très rares « si tant est qu'elles existent » *, se rat-
1. Zambaco. De la morphéomanie. L'Encéphale, 1882, p. 413 et 603;
1884, p. 658; et Congrès médical d'Athènes, 18 avril 1882.
2. Pichon. Le inorphinisme ; habitudes, impulsions vicieuses, actes anor-
maux, morbides et délictueux des morphinomanes . Paris, 1890.
3. « Beaucoup de morphinomanes sont en même temps des ivrognes de
profession. » B. ha\\. La morphinomanie. 2» éd., Paris, 1888, p. 51.
4. Chambard. Les morphinomanes. Paris, s. d., p. 74.
THOMAS DE gUlNCEY 223
lâchent le plus souvent à cette intoxication concomitante et
que les crises nocturnes, bien que parfois autonomes, recon-
naissent souvent la même étiologie. En outre, les visions
des morphiniques ne présenteraient point cette mobilité si
particulière, si désordonnée, qui caractérise celles des alcoo-
liques et ne s'associeraient que très rarement à des troubles
de la sensibilité générale. Chez les opiophages, les cauche-
mars seraient encore moins changeants et précipités. Le
thème du rêve se déroulerait généralement tout au long,
revêtant une allure relativement cohérente et ordonnée, et
affecterait parfois un caractère obsédant (cf. le rêve obsédant
du Malais chez Quincey et l'observation de Gombault, in
thèse Demontporcelet) \
Mais, d'autre part, l'alcool incorporé au laudanum n'a pas
dû avoir seulement pour effet d'ajouter ses maléfices à ceux
de l'opium ; il a dû vraisemblablement jouer un rôle utile en
la circonstance et combattre par son action stimulante celle
torpide de son associé. Cette supposition nous expliquerait
encore pourquoi le tableau du thébaïsme s'est trouvé dès le
début sensiblement modifié chez Quincey qui lutte, d'ailleurs,
contre l'opium en buvant du thé depuis huit heures du soir jus-
qu'à quatre heures du matin. Nous trouvons dans la remarque
suivante de Zambaco une confirmation de notre hypothèse.
« J'ai observé, dit ce dernier-, des opiophages usant en même
temps et parfois largement du cognac ou du Raki, et j'ai pu
remarquer que cette association, loin d'être nuisible, produi-
sait des effets salutaires. Il n'\^ a aucun doute que, dans les
cas où l'alcool est pris avec modération, il contrebalance avec
eflicacité l'effet déprimant, hyposthénisant, de l'opium... Les
opiophages qui prennent une quantité raisonnable d'alcool
sont moins inaptes au travail et conservent une intelligence
bien plus active que les mangeurs exclusifs d'opium w.
t. C. Demontporcelet. De l'usage quotidien de l'opium. Les mangeurs
d'opium. Thèse Paris, 1874.
2. Zambaco. L'Encéphale, 1882, p. 420.
224 ÉTUDE MÉDICO-LITTÉRAIRE
Au surplus, certaines particularités que nous relevons dans
son mode d'intoxication permettent de mieux comprendre la
résistance de Quincey au poison.
B. — C'est qu'en effet Quincey n'a pas d'emblée voué à sa
noire idole un culte quotidien ; il a d'abord espacé ses ado-
rations ; avant de lui appartenir définitivement il s'est livré
progressivement à l'opium, par intermittences, et encore a-t-il
essayé maintes fois de se libérer du joug qui l'asservissait,
de renoncer au divin toxique ou, du moins, d'en diminuer
considérablement ses habituelles doses ; à quatre reprises il a
lutté, nous dit-il, avec succès contre sa domination. Durant
de nombreuses années il ne prit de l'opium qu'à de longs
intervalles, toutes les trois semaines d'abord, puis tous les
samedis ; il se livrait alors à une véritable débauche toxique
qui semble correspondre tout à fait aux accès d'ivrognerie
périodique des obsédés dipsomanes. Il a, de la sorte, le temps
d'éliminer entièrement sa dose de poison avant d'en prendre
une nouvelle. En même temps il s'accoutume à l'opium,
s'aguerrit contre son action ; il accomplit vis-à-vis de lui une
véritable mithridatisation qui lui servira plus tard à supporter
des doses énormes et à coup sûr mortelles pour un néophyte.
Jusqu'en 1812 il ne prend donc de l'opium qu'en dilettante,
en espaçant convenablement les doses et « en se gardant
attentivement de dépasser la dose de 23 onces ^ de laudanum
en une seule fois ». Il ne connaît alors ni ne soupçonne
aucune des « terreurs que l'opium tient en réserve pour ceux
qui abusent de son indulgence ».
Ainsi accoutumé par huit années d'un usage intermittent
et relativement modéré, il s'adonne régulièrement au philtre
charmeur et force la dose jusqu'à en prendre 320 grains" par
jour, soit 8000 gouttes ^ Trois ans plus tard, en 1816, d'un
1. Voir à ce sujet la note p. 224 de la traduction Descreux.
2. Le grain anglais vaut 0s'-,0648.
3. Quincey compte 2o gouttes de laudanum pour 1 grain d'opium. Voir
la note p. 248 de la traduction Descreu.x.
THOMAS DE QUINCEY 225
seul coup et sans grand effort il descend à 40 grains ; c'est,
dit-il, le jour le plus heureux de sa vie, car « aussitôt, et
comme par magie, le nuage de profonde mélancolie qui
pesait sur mon cerveau comme les noires vapeurs que j'ai
vues descendre du sommet d'une montagne se dissipa en
une semaine... Un dernier printemps était venu clore la
saison de la jeunesse. Mon cerveau remplissait ses fonctions
aussi aisément que jadis... » Cela dure un an, puis il reprend
ses doses énormes et alors... « alors, il faut dire adieu à cette
douce béatitude, adieu pour l'hiver comme pour Tété, adieu
aux sourires et aux rires, adieu à la paix de l'esprit, adieu à
l'espérance et aux rêves paisibles, adieu aux consolations
bénies du sommeil ! » (Baudelaire) . Il en a fini désormais avec
les plaisirs de l'opium, il en est arrivé maintenant aux
tortures de l'opium, à une iliade de calamités !
Après plusieurs tentatives d'abstinence et les inévitables
rechutes, il parvient dans les dernières années de sa vie ^ à
diminuer la quantité de son poison quotidien et à n'en plus
prendre que 5 ou 6 grains par jour au lieu de 300, 400 et
plus-; il constate alors un dernier réveil de son intelligence
« aussi active, aussi infatigable qu'une panthère ».
C'est à cette accoutumance progressive et intermittente
entreprise dès l'âge de dix-neuf ans, à cette mithridalisation
précoce de son organisme, et à ces trêves plus ou moins
prolongées, que nous attribuons la tolérance remarquable,
encore que relative, que témoigne Quincey vis-à-vis de
l'opium et sa longévité véritablement extraordinaire avec une
pareille intoxication. Mais si, pour toutes les raisons que nous
venons de donner, l'on conçoit que l'opiumisme de Quincey
soit quelque peu différent de celui des opiophages, il ne faut
pas croire cependant qu'il s'en écarte tellement qu'on ne
puisse lui reconnaître les principaux caractères du thébaïsmc
1. Il est mort à soi.xante-quinze ans.
2. Quincey allait jusqu'à 12000 gouttes de laudanum, correspondant
d'après ses calculs à 480 grains d'opium.
DipotY. — Les opiomanes. *'*
226 ÉTUDE MÉDICO-LlTTERAIRE
chronique classique. Quincey souffre des mêmes souffrances
physiques et morales que les autres opiomanes, mangeurs
ou fumeurs. S'il ne s'étend pas complaisamment sur les
premières, peu ragoûtantes pour le lecteur, il laisse suffisam-
ment entendre qu'elles ne lui sont point épargnées et il
signale ce symptôme si spécial que tous décrivent quand ils
en viennent aux doses limites de l'intoxication massive,
l'irritation superficielle de la peau qui ne tarde pas à devenir
insupportable et le prurit nasal. Quant aux tortures mentales
qu'il nous décrit avec la plus grande minutie et que nous
avons rapidement analysées, si elles portent d'après nous le
cachet de l'alcoolisme, leur note dominante est cependant
dévolue à l'opium avec l'apathie insurmontable, la torpeur
<léo>oûtée, la désespérante mélancolie et surtout l'éternelle,
la sempiternelle rêverie dont les motifs roulent sur sa vie
passée... et gâchée, sur l'Orient dont il se plaît à évoquer
les magiques splendeurs, sur la métaphysique allemande
qu'il médite dans les écrits de Kant, de Fichte, de Schelling,
ses philosophes préférés toujours à portée de sa main...
On a prétendu que Quincey ignorait la prostration que
procure l'opium et on a voulu soutenir, de ce fait, quil
n'était pas opiophage. Or, si réellement dans les premières
pages de ses Confessions correspondant à ses premières
années d'intoxication il se déclare indemne de la dépression
consécutive à une exaltation intellectuelle initiale, de la
torpeur et de la stagnation physique et morale engendrées
par l'opium, il a, quelques pages plus loin, la franchise de
reconnaître s'écarter en cela de la règle des opiophages et
d'en donner les raisons. « Au plus haut point de son état
divin de volupté le mangeur d'opium, déclare-t-il, cherche
naturellement la solitude et le silence comme conditions
indispensables de ces paroxysmes ou de ces rêveries d'une
profondeur infinie qui sont le couronnement et la consom-
mation de ce que l'opium peut produire dans une nature
humaine. Pour moi, qui avais la maladie de méditer trop et
à
THOMAS DE QUINGEY 227
d'observer trop peu, moi qui dans les premiers temps de
mon séjour au collège faillis tomber dans une profonde mélan-
colie, au souvenir sans cesse présent des souffrances dont
j'avais été témoin à Londres, j'étais averti assez clairement
des tendances de mes pensées pour lutter contre elles de
toutes mes forces... Le remède que j'employais consistait à
m'imposer à moi-même la fréquentation de la société, et à
tenir mon intelligence continuellement occupée sur des
sujets scientifiques. Sans ces moyens je serais certainement
tombé dans une mélancolie hypocondriaque. Dans les années
suivantes, lorsque je fus rentré en pleine possesssion de la
gaieté, je cédai à mon penchant naturel pour la vie solitaire.
A cette époque-ci, je tombai souvent dans ces sortes de rêveries
sous l'influence de l'opium ». Nous avons vu, d'autre part,
en quels termes il se dépeignait pour ne pas insister davan-
tage sur ce point.
C. — Un dernier détail doit nous retenir quelques instants
encore sur Quincey, relatif à la qualité de son inteUigence.
La nature du terrain influe grandement, comme l'on sait,
sur le développement des psychoses, même des psychoses
toxiques. L'ivresse des gens cultivés et instruits n'est pas la
même que celle des rustres et des imbéciles. Or Quincey, si
déséquilibrées que fussent ses facultés, n'en était pas moins
une intelligence supérieure, servie par une mémoire prodi-
gieuse (que les 330 sermons de son tuteur Samuel H. n'avaient
pas peu contribué à développer). Toujours attiré vers les
choses de l'esprit, n'ayant de tout temps, dès même son
séjour à l'école, que des projets et des plaisirs intellectuels,
également versé dans toutes les littératures, l'on comprend
aisément que même tombé par la faute de l'opium dans le
nonchaloir et l'indolence, même fatigué, miné, épuisé, affaibli
par les cauchemars, par l'insomnie, par les privations, par la
souffrance, même diminué considérablement, l'intelligence de
Quincey soit demeurée assez brillante pour illuminer encore
à travers les brumes qui la voilent, sa pensée et ses écrits.
228 ÉTUDE MÉDICO-LITTERAlRE
Et en voyant ce que, malade, elle a produit, on ne peut que
déplorer cette funeste passion de l'opium qui gâcha une si
remarquable intelligence. « Si jamais homme gâcha les dons
reçus en naissant, dit M""^ Arvède Barine \ ce fut celui-là.
Quincey n'avait pas vingt ans qu'il avait déjà mangé son blé
en herbe ; à l'Université il ne pouvait plus travailler qu'en
s'excitant avec de l'opium... Des bijoux de grand prix parmi
les ossements et dans la poussière d'un tombeau, voilà, en
effet, ce que Thomas de Quincey nous a laissé, voilà quelle
a été l'œuvre de l'opium ».
Nous avons tenu à analyser en détail le cas de Quincey,
bien qu'il n'ait pas été un fumeur d'opium, parce que dans
l'histoire de l'opium on cite à chaque pas son exemple. Il fut
vraiment le Chantre et l'Apôtre, il fut, suivant sa propre
expression, le Pape de l'Opium et son intluence fut immense.
Or l'étude que nous avons entreprise de son œuvre nous mène
à cette conclusion, c'est que, malgré sa superbe intelligence,
capable encore de créer alors que déchue, malgré sa lutte
opiniâtre contre le poison, malgré les intermittences et les
rémissions de son intoxication, malgré son exceptionnelle
accoutumance, Quincey fut une triste, une malheureuse
victime de l'opium, et son exemple est de ceux qui démon-
trent jusqu'à l'évidence combien pernicieux et irréparables
gOnt les maléfices de la Drogue. Nous tirerons les mêmes,
conclusions en étudiant Coleridge.
1. A. Barine. Loc. cit. p. 156.
CHAPITRE II
COLERIUGEi
(OPIUMISME ET PSYCHOSE PÉRIODIQUE)
Coleridge^ passe pour avoir été un adepte de ropium aussi
fervent que Th. de Quincey^. Or, il a laissé des œuvres im-
portantes dans les genres les plus divers (poèmes de toute
nuance, idylliques, élégiaques, lyriques, sonnets, odes et
ballades, tragédies, drames romantiques, traductions alle-
mandes, essais philosophiques, méditations religieuses, cri-
tiques littéraires, articles politiques, sermons laïques, confé-
rences multiples, dissertations théologiques, études d'art, etc.,
enfin lettres innombrables), et dont beaucoup portent la
marque d'un incontestable talent, malgré le dédain dont les
1. Cette étude a paru dans le Journal de psychologie normale et patho-
logique (mai-juin 1910j.
2. D'autres littérateurs anglais furent comme Coleridge des opiophages :
Robert Hall, John Randolph, William Wilberforce. Quant à Charles
Lamb, s'il fut interné dans une maison de santé à Hoxton, il ne semble
pas que l'opium en ait été cause. — Signalons encore parmi les opiophages
célèbres, lord Erskine, Isaac Miiner. et chez nous Richelieu.
3. Thomas de Quincey ne fut pas étranger à la renommée de Coleridge
comme opiomane. Il le cite à maintes reprises dans ses œuvres et dans
ses lettres, comme type de mangeur d'opium, et il attribue à son opiu-
misme la même origine, les souffrances aiguës causées par le rhumatisme
qu'il invoque personnellement. Nous avons vu qu'il se défendait énergi-
quement d'avoir usé de l'opium en hédoniste, mais il semble qu'il ait,
jaloux de la gloire de Coleridge, cherché à faire passer celui-ci pour tel :
il soutient, en effet, que la cause qui fit de Coleridge l'esclave de l'opium,
« un esclave qui jamais ne put rompre sa chaîne », fut uniquement le
goût de ses voluptés géniales. Il faut voir, d'autre part, en quels termes
sévères il dépeint celui que malgré tout il est contraint d'admirer (Passim
in Cotifessions et. Lettres). Voir également le portrait qu'il dessine de Cole-
ridge dans ses œuvres complètes : Samuel Taylor Coleridge par le mari'
geur d'opium anglais, 1834, et Coleridge et le mangeur d'opium, 1845).
230 ÉTUDE MÉDICO-LITTÉRAIRE
accable Taine. Il y a donc un puissant intérêt à rechercher
quelle fut Tinfluence de Topium sur cet écrivain qu'on a pu
qualifier de rêveur de génie. N'est-ce point l'opium qui lui
donna ce masque, à la fois romantique et mélancolique, et
n'est-ce pas son souffle empoisonné qui lui inspira ces poèmes
dont l'envolée laisse deviner la naissance de Byron et de
Lamartine? L'étude psychologique des œuvres et de la vie
de Goleridge que nous entreprendrons avec l'aide précieuse
de M. Aynard \ va nous permettre d'estimer à sa juste
valeur le rôle du malfaisant toxique.
A. — Ce que l'œuvre de Coleridge doit a l'opium
Dès ses premiers ans, Coleridge se révèle comme une
intelligence extraordinairement vive et alerte, mais malheu-
reusement aussi déséquilibrée que possible. Au sombre col-
lège de Londres (Christ's-Hospital) où il fut placé après la
mort de son père, il dut plier sous la sévère férule du Rév.
James Boyer qui ne lui ménagea ni les coups ni le fouet,
dans son amour morbide de la discipline et sa haine outrée
du modernisme. Coleridge ne s'amenda qu'en apparence,
mais il surprit ses maîtres, étonna ses condisciples, émer-
veilla les étrangers " par l'étendue de ses connaissances et la
souplesse de ses facultés; certaines de ses compositions
furent précieusement conservées dans les archives du Christ's-
Hospital. L'opium n'était pour rien dans l'éclosion de ce pres-
tigieux cerveau.
Ses premières poésies furent écrites au collège et font pré-
sager déjà le souffle puissant qui, plus tard, l'emportera im-
1. J. Aynard. La vie d'un poète. Goleridge. Paris, 1907.
2. « ... Samuel Taylor Coleridge, logicien, métaphysicien, barde inspiré t
J'ai vu l'étranger, de passage dans les cloîtres, s'arrêter perdu d'admira-
tion à t'entendre révéler avec tes intonations douces et profondes, les mys-
tères de Jamblique et de Plotin, récitant Homère en son langage, ou Pin-
dare, pendant que les murs des vieux Frères Gris renvoyaient l'écho des
accents de l'enfant de la charité, inspiré ! »
Charles Lamb. Recollections of Christ's-Hospital ; Ghrisfs-Hospital five
and thirty. years ago (Cité par Aynard).
COLERIDGK 234
pétueusement à travers ses rêveries métaphvsiques. Ses pre-
mières publications datent de 1794, {Chute de Robespierre y
Sonnets divers, Méditations religieuses)^ ses premières
conférences {Conciones ad popidum) , dans lesquelles il
déploie une réelle éloquence, de 1795. En 1796, il écrit des
vers exquis, notamment la Harpe Eolienne, où son talent
s'affirme pleinement, et fonde un journal de politique prédi-
cante [The Watchman) qui échoua piteusement. C'est à ce
moment que nous voyons pour la première fois apparaître
l'opium, commandé parles circonstances.
Quelle fut la raison de son emploi * ? Fût-ce, comme on a
dit, l'acuité momentanée des douleurs rhumatoïdes dont il
souffrit dès ses primes ennées ? Coleridge ressentit les pre-
mières atteintes du rhumatisme après une fugue dont nous
reparlerons plus loin. A dix-sept ans, il paraît avoir présenté
franchement un accès de fièvre rhumatismale avec ictère.
A-t-on cherché à cette époque à soulager ses douleurs à
l'aide de l'opium ; la chose est possible, néanmoins son habi-
tude du toxique ne fut pas amenée, semble-t-il, par une
souffrance physique, mais par une crise de mélancolie surve-
nue après l'échec de son journal. N'anticipons point sur la mé-
lancolie de Coleridge et poursuivons notre but, la recherche
de l'influence de l'opium sur son œuvre.
h Ode à l'année qui finit (parue le 31 décembre 1796), est
une virulente critique de la pohtique de Pitt, en concor-
dance avec les opinions que Coleridge a émises jusqu'à pré-
sent, mais elle est aussi empreinte d'un certain décourage-
ment et d'un sentiment d'humihté qui cadrent avec l'accès
mélancohque dont il relève à peine. Osorio (1797) est une
tragédie écrite sur commande et composée suivant le goût du
jour; on y pressent seulement le surnaturel et le fantastique
qui marqueront ses poèmes, le Vieux Marin, Christabel,
Kubla-Khan, les Trois Tombes. Or, n'est-ce pas à l'opium
1. Voir J. Hutchinson. Goleridge's accounl of how the opium-habit was
acquired. Arch. surg. Lond.. 189'J. X. 2".'{.
>^
232 ÉTUDE MÉDICO-LITTÉRAIRE
que Coleridge doit ce cachet d'irréel, d'impossible, de surna-
turel, ainsi que le ton ému et attristé de la Gelée de Minuit,
de la Dédicace à George^ ou du Ros.ngnol? M. Ajmard se
pose la question, à propos de Kiibla-Khan que Coleridge pré-
sente au lecteur comme une curiosité psychologique dans la
note prémonitoire suivante :
Pendant l'été de 1797, lauteur, alors en mauvaise santé, s'était
retiré dans une ferme solitaire entre Porlock et Linton, dans la
partie des comtés de Devon et Somerset qui touche à l'Exmoor.
Par suite d'une légère indisposition, un calmant lui avait été
ordonné. L'effet en fut qu'il s'endormit dans son fauteuil, en
train de lire, dans le Pèlerinage de Purchas, la phrase suivante,
dont voici du moins le sens: « Ici le Khan Khubla fit bâtir un
palais avec un jardin splendide. Et ainsi dix mille carrés de terre
fertile furent enclos d'un mur. »
L'auteur resta environ trois heures dans un profond sommeil
au moins des sens externes, et pendant ce temps il est persuadé,
autant qu'on peut l'être, qu'il n'a pas dû composer moins de deux
à trois cents vers, si en vérité on peut appeler composition un
état dans lequel toutes les images apparaissaient devant lui
comme des objets en produisant parallèlement les expressions cor-
respondantes, sans aucune sensation ni conscience d'effort.
A son réveil, il lui sembla avoir gardé un souvenir distinct du
tout, et prenant sa plume, son encre et son papier, il se mit immé-
diatement et avec passion à écrire les vers qu'on va lire. A ce
moment, malheureusement, il fut appelé hors de la chambre par
une personne venue pour affaires de Porlock et retenu plus d'une
heure par elle. A son retour dans sa chambre, il s'aperçut à sa
grande surprise et à son grand regret que, quoiqu'il eût conservé
une espèce de souvenir vague et confus du thème général de la
vision, à l'exception de huit ou dix vers ou images éparses, tout
le reste avait disparu comme les images sur la surface d'un cours
d'eau dans lequel une pierre a été lancée, mais, hélas, sans revenir
comme elles !
Et M. Aynard ajoute : « Si le récit de Coleridge est vrai,
et il n'}^ a pas de raison sérieuse d'en douter, nous avons là
un exemple unique, peut-être, de création poétique dans le
rêve et sous l'influence de l'opium. » Quant à la préoccupa-
tion du surnaturel qui domine toute l'œuvre de cette période,
elle ne saurait être imputée à l'opium, car entre autres raisons
COLERIDGE 233
« ceux qui ont fait usage de l'opium ont su tirer si peu de
parti de leurs visions qu'on peut se demander si ce stimulant
est nécessaire pour expliquer une floraison d'imagination
comme cela » '.
Nous nous rangeons à l'avis de M. Aynard, mais la solu-
tion de la question comporte en réalité plus de discussion que
n'en a soutenu le distingué critique.
L'opium n'a pas créé le surnaturel chez Coleridge, car le
goût du surnaturel a existé de tout temps chez lui et s'était
manifesté bien avant qu'il ne prît du laudanum. Nous le ver-
rons tout à 1" heure, en étudiant son caractère psychopa-
Ihique, attiré tout enfant par le surnaturel des Mille et une
Nuits, et frissonner à leur lecture au point d'en être hanté la
nuit. Plus tard, son inclination pour la mythologie grecque,
son attirance pour la théologie et la métaphysique, son
absurde projet du retour à la nature par la pantisocratie, le
caractère mystique de sa philosophie et de sa politique, tout
témoigne de son élan naturel vers un idéal insaisissable.
On peut suivre dans les rêveries des Méditations reli-
gieuses et les chimères des Conciones ad populum l'envol
de son esprit vers le supra-terrestre. Logiquement, fatale-
ment, Coleridge était incité par ses tendances innées à écrire
ses Ballades lyriques dans lesquelles « ses efforts tendraient
à représenter les personnages et les caractères surnaturels ou
du moins romantiques » -. Le fantastique allemand, alors à la
mode, devait encore l'y pousser.
Vopiuin, d'autre part, n'a pas créé l'excitation poétique
qui singularise les œuvres de Coleridge composées en 1797-
1798. Sans vouloir analyser l'action de l'opium sur la moti-
lité et sur l'idéation, étude que nous avons faite dans un cha-
pitre précédent, il nous suffira de dire que l'opium, en
dehors de certains épisodes paroxystiques, est un paralysant
de l'activité motrice et qu'une imprégnation chronique par ce
4. J. Aynard. Op. cit., p. 149 et 152.
2. Binfjraphia Literaria.
234 ' ÉTUDE MÉDICO-LITTKRAIRE
poison myasthénisant ne cadrerait en aucune façon avec
l'excitation physique continue qui semble avoir envahi Cole-
ridge en i797, lorsqu'il déclare, lui, le rêveur paresseux et
indolent qui a horreur de tout exercice musculaire, qu'il jar-
dine, bêche et laboure au point que « ses deux mains cal-
leuses peuvent porter témoignage de leur activité ». L'opium,
d'autre part, ne fertilise pas la pensée ; il la fait, au con-
traire, avorter en la disséminant dans une extériorisation
onirique ; nous avons vu la preuve de cette assertion en
détaillant la psychologie des fumeurs d'opium. Et de Quin-
cey, dans ses Confessions, nous en démontre la véracité.
Seuls, les vieux habitués de l'opium qui sont tenus par
l'obligation du métier de fournir régulièrement une certaine
somme de travail intellectuel, ou qui s'y sont astreints volon-
tairement depuis de longues années, puisent dans le toxique
accoutumé le regain de stimulation nécessaire à leur besogne
journalière ; privés de leur fiole, de leur pilule, de leur pipe
ou de leur seringue, ou que soit seulement passée la phase
d'excitation transitoire qu'elle leur a procurée, ce ne sont
plus que de pauvres créatures anéanties, plongées dans la
somnolence, l'engourdissement, l'hébétude, ou, au contraire,
secouées par l'agitation anxieuse que fait naître le besoin.
Nous n'avons pas encore ce tableau chez Goleridge en 1798.
Un autre argument nous fait également repousser l'hypo-
thèse du rôle inspirateur de l'opium ; c'est que les moments
où Goleridge a le plus fait usage de l'opium (en 1796,
notamment, après sa tentative du Watchman et, plus tard,
en 1801, en 1806, etc.), sont marqués parla stérilité poé-
tique, l'abattement et la mélancolie. Une autre explication
doit donc être donnée de ces périodes d'excitation intellec-
tuelle qui alternent chez Goleridge avec ses crises de mélan-
colie, nous la développerons dans le paragraphe suivant.
Un dernier point est à discuter au sujet du problème sou-
levé par la genèse onirique de Kubla-Klian. Il n'est pas
démontré, affirme M. Aynard, que Goleridge ait fait un usage
COLËRIDGE 235
(du moins constant), de l'opium pendant les années 1797-98.
Il est vraisemblable, croyons-nous, qu'il n'en a pris, ordonné
à litre thérapeutique, que passagèrement, et alors qu'il avait
besoin de calmant. De toute façon, son action loin de favo-
riser l'éclosion du poème, n'a abouti qu'à un rêve, à une
fugitive représentation, à une évanescente composition d'où
sont, à grand peine, sortis huit ou dix vers ou images
éparses. Or, l'attention de Goleridge se trouvait déjà fixée,
lors de la prise d'opium, sur une description féerique qui
devait frapper son imagination. A l'état normal, son subcons-
cient, suivant les lois qui président à l'inspiration', se serait
emparé de l'épisode du Khan-Kubla et, pareillement sans
aucune sensation ni conscience d'effort, aurait abouti à une
esquisse ineffaçable, à un plan dont les lignes seraient restées
fixées dans la mémoire, en un mot à une création viable.
Remarquons enfin que le poème a été secondairement élaboré
et écrit en dehors de l'influence du laudanum.
Notre conclusion est donc que si l'opium a engendré chez
Goleridge un rêve dont le thème a roulé sur une lecture
immédiatement antécédente, l'objet de ce rêve d'opium n'a
pu être choisi que par une influence subconsciente, sinon par
un effort conscient, et parce qu'il avait aupara\^ant excité
l'imagination du poète en pleine période d'activité créatrice et
vraisemblablement en proie à une exaltation anormale, ainsi
que nous le dirons. Au lieu d'être, comme la méditation
volontaire, un laborieux architecte qui amasse péniblement
ses matériaux avant de construire avec eux un solide édifice,
l'opium n'a été qu'un habile prestidigitateur qui, par un jeu
de glaces, fait apparaître aux yeux émerveillés du spectateur
l'image d'un palais enchanté, mais illusoire, qui fuit et s'éva-
nouit lorsqu'on tente de s'en approcher.
Les autres œuvres de cette période, pendant laquelle
Goleridge n'aurait pris que rarement de l'opium, ne portent
1. Voir : L'automatisme et l'inspiration ; les conditions mentales de la
création poétique. In Antiieaume et nromard. Poésie et folie. Paris. 1!)08.
236 ÉTUDE MÉDICO-LITTÉRAIRE
nullement l'empreinte du toxique. Il nous faut arriver jusqu'à
1801 pour voir Coleridge retomber dans ses abus de lauda-
num. Après un séjour en Allemagne (1798-99), il s'était
résolument lancé dans le journalisme politique, s'y montrant
fin polémiste en même temps qu'élégant styliste. « Ces arti-
cles, comme la traduction de Wallejistein^ sont, écrit
M. Aynard \ un frappant témoignage de la merveilleuse
facilité de Coleridge, avant l'opium et le désespoir, du côté
talent dans son génie. Ils donnent aussi une heureuse idée
de son activité, puisqu'on peut lui en attribuer plus de
quarante, de décembre 1799 à avril 1800, sur les sujets les
plus variés. »
Mais en février 1800 il abandonne peu à peu le journal,
puis émigré de nouveau à la campagne, termine la traduc-
tion du Wallenstein de Schiller, écrit la deuxième partie de
Christabel sans pouvoir la terminer, et finalement tombe
dans une crise de mélancolie. C'est alors qu'il reprend de
l'opium, à doses de plus en plus élevées. VOde à l'abatte-
ment, le Tableau (1802), reflètent plus le sentiment mélan-
colique que l'impression de l'opium. Celle-ci, en revanche,
apparaît nettement dans les Douleurs du So7nmeil (septem-
bre 1803). Dans ce poème, Coleridge décrit d'horribles
cauchemars qui l'angoissent et le torturent.
« Mais la nuit dernière, je priai tout haut,
Je priai dans l'angoisse et l'agonie.
Tentant d'échapper à la foule démoniaque
De formes et de pensées qui me torturaient :
Désirs étrangement mêlés de dégoût,
Fixés sur des objets horribles ou absurdes,
Sentiments de vengeance et volonté impuissante,
Toujours repoussée et toujours brûlante ;
Sentiment d'une justice intolérable :
Les hommes que je méprise sont devenus puissants !
Vaines menaces, vantardises indignes d'un homme,
Hommes méchants raillant mes vanteries et mes furies.
Rage, passion sensuelle, querelles affolantes,
\. J. Aynard. Op. cit., p. 208-209.
I
COLERIDGE 237
Honte et terreur dominant tout cela.
Je connais des actions qui devraient être cachées, qui ne l'ont pas été
Et dans cette confusion je ne puis savoir
Si je les ai commises ou supportées.
Car tout était horreur, péché et malheur,
Pour moi comme pour les autres,
Terreur qui tue la vie, honte qui tue l'âme. »
Quelle est la cause de ces rêves terrifiants, qui deviennent
« la substance de sa vie », de ces troubles qui lui rendent
« le cœur malade et la tête toute brouillée », et qui flétrissent
ses facultés? L^opium, ou la mélancolie? Plutôt les deux à
la fois..., celle-ci attisant la soif du poison, et l'intoxication
accroissant à son tour la dépression et la désolation du mélan-
colique.
En dehors de ce triste chant et de quelques lettres à ses
amis, sa production est nulle. Il réussit, grâce au dévoue-
ment de ces derniers, à quitter son milieu et à partir, en
avril 1804, chercher en Sicile le rétablissement de sa santé.
Il s'arrête à Malte, et continue malgré tout l'usage de
l'opium dont il ne peut plus se passer. Ses rêves persistent.
Il adresse à ses amis des lettres peu nombreuses, mais écrit
une foule d'intéressantes notes publiées plus lard sous le
titre iVAninm Poetœ. Il a du tremblement et ne parvient pas
à récupérer son énergie qui chancelle de plus en plus. 11 a
des hallucinations et finit par se croire persécuté par Napo-
léon. Se croyant poursuivi, il fuit l'Italie et rentre en Angle-
terre (août 1806), plus désespéré encore qu'à son départ.
L'opium a définitivement terrassé le mélancolique : l'atten-
tion est défaillante, la mémoire éteinte, l'énergie épuisée ;
la volonté n'existe plus ; le corps est usé, les mains trem-
blent au point de ne plus pouvoir écrire. Seules lui restent
la causerie et l'improvisation, originales et imagées ; mais
encore sont-elles pleines de digressions oiseuses, de répéti-
tions et d'emprunts, et surtout sont-elles inégales, irrégu-
lières, sous la dépendance de l'excitation passagère provoquée
238 ÉTUDE MEDICO-LITTERAIRE
par le laudanum. C'est à ce moment qu'il fait la connais-
sance de Th. de Quincey (1807). Il essaie cependant de se
guérir (D' Beddoes, D"" Abernethy, etc.), mais vainement: il
se laisse aller « et les quelques années qui suivirent, jus-
qu'en 1816, sont peut-être les plus tristes de sa vie, océans
de projets, symphonies de lamentations, aveux répétés
d'impuissance » (Aynard).
Or qu'a-t-il donné durant cette période ? Peu, surtout peu
de bonnes choses : quelques conférences littéraires, décou-
sues pour ne point dire incohérentes (1808), quelques articles
de journaux, politiques ou philosophiques.
Il essaie (1809-1810) de lancer une revue philosophique
et morale {The Friend) qui devait réformer le monde et dans
laquelle il entreprenait de tout expliquer; cette revue d'allures
insolites et quelque peu burlesques n'a que 27 numéros;
c'est un insuccès complet et lamentable à la suite duquel
Coleridge demeure quelque temps dans le désespoir et l'inac-
tion absolue.
Il donne encore des conférences littéraires ou philosophi-
ques (1811-18) qui sont bien plutôt des causeries, des impro-
visations plus ou moins brillantes, que de véritables études,
car le travail de préparation lui est devenu trop pénible et
son attention est si défectueuse, si mobile, qu'elle ne peut
demeurer fixée sur le sujet choisi. Sa pensée n'a souvent
d'autre guide que le hasard des associations d'idées dont
l'enchaînement est parfois logique et parfois incohérent. Il
en fut de même de Quincey, « l'homme aux efforts spasmo-
diques et irréguliers, condamné aux digressions à perpé-
Ifuité » et dont l'intelligence est une vraie passoire pleine de
trous « à travers lesquels les idées coulent sans qu'il puisse
les retenir » (A. Barine^).
Goleridge conférencie également ou écrit des articles de
critique philosophique sur les beaux-arts (1814), essais
\. Arvède Barine. Poètes et névrosés (Hoffmann, Quincey. Edgar Poe,
G. de Nerval), Paris, 1908.
COLERIDGE 239
obscurs et décevants. « Il faut toujours en revenir là, dit
M. Aynard, à propos de ses Lectures^ ce ne sont que les
ruines d'une pensée que nous trouvons dans tout ce qu'a fait
Coleridge sous l'influence de l'opium. » En 1815-16, ce sont
les Semions laïques; en 1817, c'est l'étrange et confuse
Biographia Literaria, « tentative faite par Coleridge pour
mettre dans une œuvre sans méthode toute la pensée de ses
dernières années comme critique, philosophe et théologien,
et s'imposer enfin comme un des hommes dignes de l'admi-
ration de l'Angleterre de son temps » (J. Aynard), œuvre
malheureuse, risible, où se formule un aveu d'impuissance,
où éclate son aberration. En 1817, enfin, il essaie d'écrire
une tragédie [Zapolijd), œuvre manquée qui ne put être
jouée.
L'inspiration poétique est morte chez lui de même que la
méditation philosophique, tuées toutes deux par l'opium qui
a annihilé définitivement sa volonté, son attention, ses facultés
créatrices. Coleridge est devenu le vieil habitué de l'opium '
qiue Quincey a stigmatisé et que Gottle nous décrit tristement,
«' les yeux égarés, la physionomie blême, la démarche hési-
tante, la main tremblante et le corps en déroute ». Ses che-
veux, à quarante-deux ans, sont blancs et son masque blafard
exprime la souffrance. Il est à jamais déchu, rivé dans son
esclavage, « aimant mieux mourir que de continuer à sup-
porter les souffrances que lui cause la privation de l'opium ».
Comme tous les opiomanes chroniques, morphinomanes,
opiophages ou fumeurs, il ne travaille plus, ne pense plus,
ne manifeste plus sa vie intellectuelle que lorsqu'il est sous
l'influence du malfaisant toxique devenu l'excitant nécessaire
et indispensable à son indolence. Il est vieilli avant l'âge,
miné physiquement et moralement bien qu'il se fas.se encore
illusion sur son génie et s'estime supérieur à la plupart de
1. Sa dose quotidienne de laudanum aurait été des plus variables mais
aurait atteint jusqu'à deux quarts (1/4 gallon = 1 litre, 136) par semaine
et même une pinte (1/S gallon = 0 litre 568) par jour (lettre de Southey à
Cottle).
240 ÉTUDE MÉDIGO-LITTÉI'.AIRE
ses contemporains, envieux du travail de ses rivaux et enclin
h se croire persécuté par eux. Il est mûr pour la retraite
qu'il se décide à prendre chez le D"" Gillmann à Highgate, où
il reste jusqu'à sa mort, en 1834, sans arriver à s'abstenir
totalement de la fatale drogue, mais trouvant dans sa sobriété
forcée un regain d'activité. (Notes diverses. Secours à la
Réflexion, 1825. V Église et l'État, 1830).
Au résume, qu'a donc retiré de l'opium Goleridge, sinon la
ruine de son intelligence, remarquablement douée malgré
son déséquilibre, sinon la souffrance, la honte et le désespoir?
Avant son initiation au poison il avait donné la mesure de son
multiple talent ; il avait fait admirer son éloquence persuasive,
son souffle poétique, son idéal philosophique, son tempéra-
ment politique, et ses amis étaient en droit de fonder sur lui
les plus brillantes espérances. « Envergure large, imagina-
tion puissante, grande élégance et grande richesse d'expres-
sion, c'eût été, dit M. Hector France', le premier poète de
son temps, si, ne faisant ni théologie ni politique, il eût
donné toute sa mesure. » Et l'on s'expUque difficilement
l'excessive sévérité de H. Taine- pour le « pauvre diable et
ancien dragon ». Vient l'opium et toutes ses facultés produc-
tives s'étiolent et se flétrissent peu à peu. Le rêve remplace le
travail; l'attention vague au hasard, impuissante ; la volonté
fléchit et s'affaisse. Le génie oratoire de Goleridge se perd en
un verbiage décousu et sa pensée se résoud en une poussière
de notes, s'épuisant à amasser de stériles matériaux, incapable
de s'en servir pour construire une grande œuvre.
Ge n'est certes pas l'exemple du malheureux poète à l'ima-
gination perdue en d'improductifs rêves que les chercheurs de
paradis artificiels pourront choisir comme le porte-drapeau de
leurs chimériques espoirs. Goleridge n'a goûté aucun des
plaisirs de l'opium ; il n'a connu que ses tortures. Le poison
1. Hector France. Arîicle Goleridge de la Grande Encyclopédie.
2. H. Taine. Histoire de la Littéralure anglaise, 12» éd. Paris. 1905. t. IV,
p. 288.
COLERIDGE 241
enfin a tué son génie au lieu de le grandir; il a détruit sans
rien créer... même point l'étrange attirance de ce rêveur
mystique. Coleridge, en effet, avant d'être un opiomane fut
un grand déséquilibré doublé d'un psychopathe et, à notre
avis, son funeste penchant est directement lié à sa psycho-
pathie ; l'histoire de sa passion de l'opium est inséparable de
celle de ses tares et de son affection mentale dont il nous faut
maintenant parler.
B. L.\ PSYCHOPATHIE DE COLERIDGE
Samuel Taylor Coleridge fut le treizième enfant d'un hon-
nête clergyman, très instruit, mais horriblement distrait et
complètement détaché des biens de ce monde ; passionné de
théologie, il demeurait indifférent aux vulgaires et basses
contingences de notre existence terrestre.
Ce père, pathologiquement original, éleva ses enfants avec
une excessive liberté, ne disciplinant aucunement leur intelli-
gence, les traitant prématurément en hommes et conversant
longuement avec eux sur les sujets les plus abstraits. Cette
éducation, à coup sûr vicieuse, favorisa peut-être le déve-
loppement des brillantes facultés dont était doué le futur
poète et qui s'annonçaient précoces, mais transforma trop
hâtivement sa personnalité qui ne connut aucune des habi-
tudes de l'enfant. « Je n'ai jamais pensé comme un enfant,
semble-t-il regretter dans une lettre qu'il écrit à vingt-quatre
ans, je n'ai jamais parlé comme un enfant' ».
Dès qu'il fut à même de lire, il puisa au hasard dans la
riche bibliothèque paternelle, « lisant tous les livres qui lui
tombaient sous la main sans distinction ». Son imagination
s'exalta anormalement à certaines lectures. C'est ainsi qu'à
l'âge de six ans un conte des Mille et une Nuits '^ « fit une
1. Gillmann. Life of Coleridge. Londres, 183», p. 10.
2. L'analogie des deux caractères anormaux de Coleridge et de Quincey
€St très remarquable : môme précocité de prodige, même déséquilibre
mental, môme tempérament mélancolique, môme propension à philosopher
Di-Pocv. — Les opiomanes. 16
242 ETUDE MEDICO-LITTERAIRE
telle impression sur lui qu'il était hanté par des spectres
toutes les fois qu'il se trouvait dans l'obscurité ». Il attribua
tout naturellement à l'influence de ces premiers livres le
penchant qu'il se découvrit plus tard pour la rêverie et sa
répugnance aux exercices physiques. « C'est ainsi, dit-il,
que je devins un rêveur et que j'acquis une disposition
contraire à toute activité physique, et j'étais capricieux et
passionné sans mesure, et comme je ne savais jouer à rien
et que j'étais paresseux, j'étais méprisé et délesté par tous
les garçons. » A vrai dire, si friand qu'on soit d'une pareille
thèse. Ton ne saurait considérer ces lectures, malgré leurs
déplorables effets, comme responsables des défauts qu'offri-
rent dans la suite le caractère et la pensée de Coleridge. On
doit, au contraire, les regarder comme témoignant des ten-
dances originelles de son esprit, héréditairement avide de
rêve, d'infini et d'au-delà. Avant d'être un rêveur, le germe,
le sentiment du rêve existait en lui et, d'instinct, il se sentait
attiré vers les lectures et les études en harmonie avec sa
nature.
Coleridge, « capricieux et passionné sans mesure », fut de
tout temps un grand impulsif. Les preuves de cette impul-
sivité abondent; nous citerons, entre autres, ses diverses
fugues. Un jour, raconte-t-il, après une dispute furieuse avec
un de ses frères, il s'enfuit de la maison de ses parents, passa
toute une nuit d'orage sur les bords de la rivière Otter,
« répétant dévotement ses prières et pensant en même temps
avec une amère satisfaction au désespoir dans lequel devait
être sa mère ». On le retrouva trempé, on le rapporta
malade ^ — Plus tard il s'enfuit, par désespoir d'amour
semble-t-il, de l'Université de Cambridge et s'engagea en
coup de tête dans un régiment de Dragons du Roi à Reading,
sur tout, même sensibilité désordonnée..., et même secousse intellectuelle
au même âge par la même lecture des Mille et une Nuits. Cf. Quincey.
Autobiography.
1. Cité d après Aynard, p. 7.
COLERIDGE 243
lui un fervent de la paix ayant horreur des soldats et des
chevaux, un rêveur indolent et maladroit, incapable de
fourbir ses armes et n'arrivant même pas à se tenir en selle !
« Ce fut, dit M. Aynard^ un besoin pressant et absolu de
solitude morale, une impulsion de rêveur comme celle qui
l'avait poussé, enfant, à fuir la maison de ses parents, comme
celle qui le poussera, homme fait, à quitter sa famille et ses
amis pour aller chercher à Malle des occupations aussi peu
faites pour lui que pouvaient l'être celles d'un cavalier au
régiment des Dragons du Roi. »
Cette impulsivité originelle, jointe aux exceptionnelles
facultés dont la nature l'avait doté, devait fatalement lancer
Coleridge dans les voies les plus diverses. Nous avons vu en
parcourant rapidement l'étendue de ses œuvres combien variées
furent celles-ci. Coleridge fut tout à la fois poète et philosophe,
critique d'art et journaliste politique, coniérencier littéraire
et prédicateur...
Son enthousiasme était d'une décevante mobilité : il s'éveil-
lait fougueux à la moindre incitation, mais s'évanouissait avec
la même soudaineté. Tous les sujets le captivèrent et le rebu-
tèrent tour à tour ; à peine les avait-il possédés qu'il les aban-
donnait pour passer à un autre ou pour s'échapper dans le
rêve.
Il se passionna pendant quelque temps pour la médecine en
voyant son frère Luke s'y destiner et, parce qu'il était
devenu l'ami d'un cordonnier, il voulut apprendre son métier.
Dès le collège, la théologie et la métaphysique l'attirent irré-
sistiblement ; il s'enflamme d'une noble ardeur pour la
révolution française - et le réformisme mystique de Pricstley
et de Th. Paine ; peu après il s'éprend d'un projet bur-
lesque de « retour à la nature » élaboré par un de ses
amis, Rob. Southey, celui de s'embarquer à douze couples
\. Aynard. Op. cit., p. 60.
2. VoirCh. Cestre. Les Poêles anglais et la Révolution française. Paris,
1906.
244 ÉTUDE MÉDICO-LITTÉRAIRE
pour l'Amérique clans le but de fonder une société nouvelle
et régénératrice, une République de sages basée sur l'utopie
d'un collectivisme libéral, et se voue pendant quelques mois
à cet essai de réformer le monde par la pantisocratie , se
démenant pour recruter des adhérents à son système et se
fiançant précipitamment et par principe à Miss Sarah Fricker,
sans autre raison que de constituer un des douze couples
colonisateurs. H se lance en même temps dans la politique,
combat Pitt avec un téméraire acharnement et élabore en
guise de programme politique un Evangile philosophique à
allures révolutionnaires (les Méditations Rfligieiises), obscur,
compliqué, prétentieux et emphatique, mais non dénué de
talent ni d'idéal. Il renie bientôt la démocratie et, socialiste
chrétien d'une extrême hardiesse, se jette dans une sorte de
mysticisme évangélisateur ; il est, tour à tour, poète délicat
et ardent polémiste, il fonde des journaux, songe un instant
à se donnei' à l'agriculture, devient chauvin après avoir été
révolutionnaire, puis s'enthousiasme pour la philosophie et les
dialectes allemands, veut traduire Schiller et écrire une vie de
Lessing, devenir un encyclopédiste, et sombre enfin dans une
philosophie religieuse.
Avec ses facultés si diverses et puissantes, avec cette
mémoire merveilleuse qui lui permet le soir de répéter mot
à mot des pages entières lues dans la matinée, avec cette éru-
dition encyclopédique que donnent à ce cormoran de biblio-
thèque ses innombrables lectures *, avec cette éloquence
fleurie qui fait de lui le conteur le plus spirituel de son temps,
avec cet extraordinaire don de séduction qui lui attire la sym-
pathie et le dévouement de tous ceux qui l'approchent, il appa-
raît véritablement aux yeux de ses amis comme un prodige,
un « monstre d'intellectualité » pour employer l'expression
imagée de M. Aynard, expression qui sous-entend, en même
temps que son étendue, l'anormalité de son intelligence. Car
d. « Je suis et j'ai toujours été, déclare-t-ii, un grand liseur et j'ai
presque tout lu; je suis un cormoran de bibliothèque. »
à
COLERIDGE 245
CiOleridge fut toujours un anormal, même avant l'opium, et
nombreuses sont les défectuosités, les tares que l'on relève à
l'analyse de son esprit.
Sa sensibilité est désordonnée, il l'avoue lui-même, son
imagination déréglée. 11 est fantaisiste, excentrique, extrava-
gant : c'est un fou de génie diront ses camarades qu'il essaie
d'endoctriner à son absurde utopie de la pantisocratie. C'est
un rêveur indolent, dont l'âme avide de symboles et embuée de
mysticisme s'élance à la poursuite de chimères, se heurtant
aux obstacles, aux matérialités de la vie, et pour qui « le
monde extérieur n'existe pas ou n'existe que dans les formes
que lui prête l'imagination » (A^-^nard).
Il n'a, comme son père', aucun sens de la réalité : c'est
« une âme errante toujours abusée et toujours désabusée,
qui cherchait toujours, trouvait toujours, et rejetait toujours
comme faux l'or imaginaire de ses rêves » ; c'est toujours
un instable, « incapable de tenir la ligne droite » comme le
remarque son ami Hazlitt, facilement enthousiaste mais inca-
pable d'un sentiment durable ; tout travail régulier^t disci-
pliné est pour lui un supplice ; il voit tout superficiellement,
est érudit sans méthode, son attention est prompte à s'évader
et son âme « légère à s'enfuir des tristesses les plus pro-
fondes ». Sa volonté congénitalement faible et fragile engendre
la négligence, le désordre, l'inégalité, l'indécision, l'indolence,
la mollesse, « allant presque jusqu'à l'imbécillité » écrit-il à
Thelwall.
Son affectivité est très médiocre. 11 n'a plus pour ses
frères, déclare-t-il en 1799, ni goûts, ni sentiments communs
et il cherchera plus tard à se séparer de sa femme. Son orgueil
est grand et précoce, « naïf et incurable », dès le collège, le
portant à jalouser le succès des autres, le poussant à recher-
1. Les distractions de celui-ci étaient légendaires. On raconte que, parti
un jour pour un petit voyage, il était revenu portant sur le corps une
demi-douzaine de chemises, parce que sa femme lui avait recommandé
d'en mettre une chaque jour mais avait oublié de lui dire d'en ôter une
en même temps (Aynard, p. 3).
246 ÉTUDE MÉDICO-LITTÉRAIRE
cher immodestement les marques de sympathie et d'admira-
tion et à accepter avec trop de complaisance les secours pécu-
niaires que lui tendent ses amis, l'aigaillant souvent enfin vers
un sentiment hypertrophique de sa personnalité et vers de
véritables idées délirantes de persécution et de grandeur.
L'opium devait ainsi trouver chez Coleridge une dyshar-
monie et un déséquilibre qu'il ne pouvait qu'exalter, « Avant
l'opium, constate pareillement M. Aynard \ Coleridge était
déjà un nerveux, d'une sensibilité physique et morale extrê-
mement délicate, et un indécis présentant de remarquables
symptômes d'instabilité mentale. Chez lui l'opium n'a rien
créé, pas même une maladie mentale caractérisée. »
Coleridge fut donc, les preuves en sont irréfutables, un
grand déséquilibré': mais nous croyons que sur ce terrain
de la dysharmonie psychique évolua, en outre, une affection
mentale caractérisée, une psychose périodique, maniaque-
dépressive. A plusieurs reprises déjà, nous avons parlé de ses
moments de mélancolie ou d'exaltation; nous voulons main-
tenant fixer leurs traits et en montrer la périodicité fréquem-
ment alternante; c'est d'ailleurs à leur histoire que se rattache
celle de l'opiumisme du poète.
Le premier accès mélancolique de Coleridge fut provoqué
par l'insuccès du journal politico-philosophique (The Watch-
mari) qu'il avait lancé le 1" mars 1796 et sur la réussite
duquel il fondait grand espoir; son abattement, sa désolation,
sa douleur morale sont si accusés qu'il a recours au laudanum
pour les apaiser. « Depuis que je vous ai écrit, peut-on lire
dans une lettre adressée en mars 1796 à un clergyman de ses
amis, j'ai été comme suspendu sur le bord de la fohe... Ma
situation a été telle pendant la dernière quinzaine que j'ai été
obligé de prendre du laudanum presque toutes les nuits. »
Et M. Aynard ajoute : « nous avons là, jetée comme négli-
gemment , la première apparition de la terrible drogue
1. Aynard, p. 3.
2. Chambard. Les morphinomanes. Paris, s. d., p. 33-37.
COLERIDGE 247
venant soulager ses douleurs morales, accident auquel il
n'attachait pas d'importance à cette date, mais faiblesse qui
va revenir de plus en plus fréquemment et devenir l'esclavage
de toute une vie '. »
De petits accès frustes paraissent, d'ailleurs, avoir précédé
cette dernière grande crise et sa désertion de l'Université
suivie d'un engagement militaire si peu conforme à ses goûts,
communément attribuée à un vulgaire désespoir d'amour,
revêtassez les allures d'un i'aptiis mélancolique <\\i\\nQ\.eniii-
tive de suicide ne vint heureusement point terminer encore
que de pareilles idées eussent déjà pris naissance dans son
esprit. La prise d'opium en de telles circonstances est com-
parable à une tentative de suicide ; c'en est, pour ainsi dire,
une miniature. Toutes deux ne visent qu'à échapper à la tris-
tesse, à l'amertume du moment. Combien de toxicomanes
doivent leur funeste habitude à une pareille crise de décou-
ragement ou de souffrance morale : nous en voyons la
preuve chez les fumeurs d'opium.
Ce premier accès est de courte durée ; il est vite enrayé
par les témoignages de sympathie qu'il reçoit et par de
généreuses interventions pécuniaires qui le sauvent de la
faillite et de la prison. Coleridge retrouve sa sérénité mais
pour peu de temps, car une rechute se produit la même
année, déterminée cette fois encore par un choc moral.
Une première édition de ses poèmes avait paru, bien
accueillie du public ; un riche banquier lui avait confié l'édu-
cation de son fils Charles Lloyd, étudiant amateur. « Cole-
ridge se voyait à la fin de toutes ses peines. Ce pensionnaire
béni devait assurer son existence matérielle et satisfaire par
une intimité de tous les instants la passion d'amitié et de con-
fidences qui le possédait. » Ce rêve brutalement s'effondrait :
Charles Lloyd n'était qu'un épileptique doublé d'un mélan-
cohque, que Coleridge ne pouvait garder chez lui. Laissons
1. Aynard. p. 112.
248 KTUDE MEDICO-LITTKRAIRE
la parole à son érudit biographe. « Les accès du malheureux
terrifiaient toute la maisonnée et Tébranlement nerveux pro-
duit contribua sans doute à jeter Coleridge dans la tristesse
profonde où nous le voyons dans les lettres à Poole de cette
fin d'année 1796. Il était malade lui-même, souffrait de
névralgies, avait recours à l'opium... 11 n'y a pas de doute
que dès ce temps, si Coleridge prenait de l'opium, c'était
surtout pour apaiser des souffrances morales, plutôt que
plu'siques, cette anxiété indescriptible qui s'épanchait en
interminables lettres à ses amis, tissus de projets, de plaintes
et de récriminations qui échappent à toute analyse ^ »
Cet accès de mélancolie, coupé probablement d'épisodes
h\^pomaniaques durant lesquels « il court tout nu dans sa
maison, presque frénétique » s'accompagne, comme il arrive
réquemment chez les déséquilibrés, de quelques idées con-
fuses de persécution. A son déclin, mû par l'instinctive répu-
gnance des mélancoliques pour le bruit, le mouvement et le
monde, et aussi par des idées d'humiUté dont l'existence nous
est révélée par ses lettres dolentes à Poole, il fuit Bristol et
se réfugie auprès de son ami Poole à la campagne. Là il fait
la connaissance de ^^'ords^vorth et présente « une courte
période d'excitation intellectuelle » (Aynard) pendant laquelle
il donne des œuvres maîtresses, ses fameux poèmes le Vieux
Marin, Christabel, Kiibla-Khan, les Trois Tombes. Cette
« magnifique période d'excitation poétique » est-elle due à
Wordsworth, comme le suppose M. Aynard, malgré que ce
savant critique reconnaisse que les poèmes que nous
venons de citer « ne doivent rien directement à la poésie de
Wordsworth ? »
11 nous paraît difficile d'admettre que l'ambiance d'un poète
soit assez puissante pour enfanter les chefs-d'œuvre d'un autre
poète, comme par une sorte de contagion de l'inspiration,
et nous croyons plus simplement que cette excitation (que
1. Aynard. p. 121.
COLERIDGE 249
nous avons vue n'clrc due en aucune façon à l'opium) est de
nature psychosique, hypomaniaque. D'autres que Goleridge,
poètes, peintres ou philosophes, dont il serait facile d'évo-
quer les noms, ont produit des œuvres de valeur sous le coup
de fouet d'une excitation périodique. Loin de nous, certes,
la pensée que la seule exaltation morbide puisse engendrer le
génie, ni même l'inspiration poétique; nous devons seulement
admettre qu'un tempérament doué de qualités créatrices
comme celui de Coleridge est capable de produire sous
l'influence d'une excitation quelconque, volontaire ou acciden-
telle. Nous renvoyons, au surplus, le lecteur que cette ques-
tion des rapports de la folie et de l'inspiration poétique inté-
resserait au remarquable ouvrage d'Antheaume et Dromard ^
En 1797, Coleridge a donc traversé une phase d'excitation
intellectuelle marquée d'une teinte spéciale qui a donné nais-
sance à des poèmes d'un incontestable lyrisme ; mais cette
« veine de surnaturel psychologique » s'est trouvée rapide-
ment épuisée, car trois sur quatre de ses poèmes sont restés
inachevés comme si l'excitation qui en avait permis l'ébauche
n'avait pu se prolonger suffisamment pour les terminer. En
revanche, cette période d'une « vitalité extraordinaire » vit
paraître des œuvres d'une autre tonalité, pleines d'harmonie,
d'émotion grave ou de « triste sagesse ». En même temps, il
lance en faveur de la Suisse un hymne à la Liberté, VOde à
la France (Palinodie, avril 1798) et, brûlant ce qu'il avait
autrefois adoré, pousse dans les Craintes de la Solitude, un
long cri de haine contre les Français, ennemis irréconci-
liables de l'Angleterre. Coleridge semble revenu à un niveau
mental à peu près normal ; il se ralliera aux idées courantes
de son pays et de son époque mais, si amendé qu'il soit, il
reste mal équilibré, bizarre, perdu dans le rêve; ses opinions
sont outrées et parfois contradictoires [Feu, Famine et Car-
nage, poème politique contre Pitt).
1. Anlheaume cl Dromard. Op. ciî.
250 ÉTUDE MÉDICO-LITTÉRAIRE
A la fin de 1798, il part pour Hambourg, attiré par la phi-
losophie et la science allemandes, et, vraisemblablement,
abandonne momentanément l'opium ; durant tout son séjour
en Allemagne, cependant, son esprit demeure plongé dans
le désordre et Tindécision. « Comme en Angleterre il con-
tinuait de vivre au hasard, toujours inquiet el incapable
de se tenir à un plan déterminé » (Aynard). En 1800, nous
assistons à une grande crise de mélancolie. Celle-ci ne sur-
vient pas brutalement mais, au contraire, s'installe et pro-
gresse lentement. Après une période d'activité littéraire, il
éprouve le désir de se retirer à la campagne, termine à grand
peine la traduction de Wallenstein, travail pour lequel il
manifeste un « dégoût profond et indicible » et qui lui « exté-
nue Fâme », n'arrive pas à achever son Christabel et se sent
frappé de stérilité intellectuelle (malgré le voisinage de
Wordsworth, ferons-nous remarquer). 11 est envahi parce que
M. Aynard appelle la neurasthénie (1801-02) et que nous
préférons nommer la dépression mélancolique.
Il souffre moralement de son impuissance poétique, cons-
ciente, et recourt pour la vaincre à un excitant artificiel, à l'al-
cool puis au laudanum. Ses douleurs rhumatoïdes acquièrent
en même temps une nouvelle acuité '. Ses espérances se flé-
trissent ; il s'humilie, se désespère, a Tappétition de la mort
et ne recherche plus que l'oubli de toutes choses, oubli qu'il
demande à l'opium dont il augmente les doses et à la philo-
sophie, ou plutôt à une certaine philosophie, faite de mysti-
cisme et imprégnée de fatalisme. Il décrit lui-même admira-
blement la dépression dans laquelle il sombre consciemment
et la douleur morale qui l'étreint : « un chagrin sans déchi-
rement, vide, sombre et désolé, une douleur étouffée, lan-
guissante et sans passion, qui ne trouve pas d'issue naturelle,
1. Il esta noter à ce sujet que les opiomanes, comme les morphino-
manes, supportent moins facilement la douleur physique qu'avant leur
imprégnation chronique par le stupéfiant. Les tabétiques, entre autres
malades, souffrent davantage de leurs crises lorsqu'ils sont devenus mor-
phinomanes.
COLERIDGE 251
qui ne trouve pas de soulagement dans les mots, les soupirs
ou le^ larmes ». Il éprouve cette aneslhésie morale si spéciale
du mélancolique : « Je contemple toujours, mais mon œil
perçoit et ne sent pas. » Il se rend compte de son inliibition
psychique momentanée et périodique, et de la contrainte où
il est de subir des impressions tristes^ contraires à ses senti-
ments normaux : « Mais chaque crise, oh, chacune d'elles
suspend Teffet du don que la nature me fit à ma naissance,
mon esprit, mon imagination créatrice. Ne pas penser à ce
(]ue je suis contraint de sentir, rester tranquille et patient,
c'est tout ce que je puis faire. »
Cependant des moments d'exaltation coupent la monotonie
de sa dépression et changent sa tristesse en une fugitive
gaieté. i< Il a vécu pendant ces années 1800-1803 une exis-
tence qu'on pourrait ix^^elev phéîioménale, entendant par là
que, le sentiment de la personnalité passant au second plan
de la conscience, sous l'obsession des rêves du jour et de la
nuit, il était tout à l'impression du moment, sans la sensation
de continuité de la vie mentale, ne se souvenant pas, ou î\
peine, de ses douleurs dans ses moments d'exaltation ni de
ses moments de joie dans la dépression toujours plus habi-
tuelle... Ses dispositions variaient tellement suivant les
moments qu'on aurait souvent risqué de tomber à faux en lui
offrant des consolations quand il était plein d'espoir, ou des
encouragements quand il était amoureux de sa propre tris-
tesse '. »
La Société l'excite au plus haut point, comme tous les
exaltés maniaques. Sir Humphrey Davy le dépeint de la sorte :
« Dans les grandes réunions il est la puissance et l'activité
mêmes. Son éloquence n'est diminuée en rien, peut-être
même devenue plus séduisante et plus forte. Sa volonté est
probablement plus disproportionnée que jamais avec ses
fecultés. De brillantes images de grandeur flottent sur son
1 . Aynard, p. 225-226.
2d2 ETUDE MEDICO-LITTERAIRE
esprit agité par toutes les brises et modifié par tous les arcs-
en-ciel. En une heure il parla de commencer trois ouvrages
et récita le poème de Christabel, inachevé, tel que je l'avais
déjà entendu ». Lui-même sait s'analyser et prend conscience
de son esprit, emporté à la dérive et tourbillonnant comme
une feuille en automne. « Une folle activité de pensées,
d'imaginations, de sentiments et d'impulsions au mouvement
se lève en moi, une sorte de tempête de fond, qui ne soufïlo
vers aucun point de la boussole, vient je ne sais d'où, mais
m'agite tout entier. Mon être entier est rempli de vagues qui
roulent et s'écroulent, l'une ici, l'autre là, comme les choses
qui n'ont pas de maître commun. Je crois que mon âme doit
avoir préexisté dans le corps d'un chasseur de chamois.
L'image de l'ancien but de mes efforts a été oblitérée mais
les sentiments, les habitudes impulsives et les commencements
d'action sont en moi, et le paysage vu autrefois les fait
revivre '. »
M. Aynard a bien vu, sans pouvoir la qualifier, l'hypo-
manie de Coleridge. « Il est presque impossible, dit-il, de
raconter sa vie extérieure à cette époque. Ce ne sont que
projets, déplacements, nouveaux projets et nouveaux plans
de vie, qui ne font qu'apparaître et disparaître. La vie de
famille était devenue naturellement impossible et il avait même
songé à se séparer de sa femme. » Son esprit est inquiet et
s'épuise en projets. Il pense à partir pour les Açores, puis
pour le pays de Galles, veut apprendre le gallois et l'irlan-
dais, pour écrire une « histoire complète de tous les livres
gallois, saxons et irlandais, qui ne sont pas des traductions,
mais la production naturelle de la Grande-Bretagne », et aller
en Biscaye étudier le basque. « Il n'est plus question de
métaphysique théorique, mais deux autres volumes encore
pourraient fort bien contenir l'histoire de la métaphysique
de la théologie, de la médecine, du droit canon et de l'alchi-
1. Lettre a Wedgwood, 14 janvier 18ûj.
COLERIDGE 2o3
mie, depuis Alfred jusqu'à Henri VII, et Thisloire de la phi-
losophie et de la morale depuis celte époque jusqu'à nos
jours \ ))
L'hypomanie de Coleridge ne fait aucun doute pour nous :
cette excitation intellectuelle mobile et désordonnée, s'accro-
chant en quelque sorte à tous les incidents qui surgissent fata-
lement dans sa vie, mais n'éveillant qu'une attention déses-
pérément vagabonde, cette fuite d'idées aboutissant seulement
à de grandioses projets dont la réalisation n'est même point
ébauchée, cet esprit caustique, cette humeur changeante et ce
goût de l'excentrique qui le rendent insupportable à ses amis
(lesquels pourtant lui sont extraordinairement fidèles et
dévoués) et le poussent à se séparer de sa femme, douce et
aimante, — jusqu'à cette excitation physique, si caractéris-
tique de la manie, qui l'oblige, lui, d'habitude si paresseux, à
faire des centaines de kilomètres à pied ^ soi-disant pour
forcer sa maladie, ce rhumatisme peut-être imaginaire, dit
M. Aynard, à se porter aux extrémités,.., tout ce syndrome
est celui de l'exaltation hypomaniaque. Jamais l'opium ne
produit pareil tableau chnique, surtout pareille fluctuation
psychologique, pareille alternance d'états prolongés de mélan-
colie et d'exaltation ; l'opiumisme de Coleridge n'est qu'un
accident surajouté à sa psychose périodique, maniaque-dépres-
sive.
Si même Ton en croit le malheureux poète, il aurait, en
1803, abandonné opium et laudanum pour se livrer à d'autres
excitants, éther et peut-être hachich, véritables impulsions
de toxicomane faisant encore partie du cortège de la folie
périodique.
1. J. Aynard, d'après lettre à Southey, juillet 1803.
2. Je ne crois pas que l'on puisse comparer Coleridge et Quincey à ce
point de vue et mettre leurs randonnées pédestres au compte de l'opium;
car, à rencontre de Coleridge, Quincey fut toujours un marcheur intré-
pide et ses habitudes de marche sont antérieures à son thébaïsme ; son
noctambulisme a été favorisé par l'insomnie provoquée par l'opium, mais
n'a pas été créé de toutes pièces par lui.
254
ÉTUDE MÉDICO-LITTÉRAIRE
A Malte où il essaie de se guérir (1804-06), d'autres crises
mélancoliques se déclarent pendant lesquelles il revient « à
ce sentiment maladif qui le porte à s'abaisser, à s'humilier,
devant ceux qu'il aime » et pense au suicide. Et, désormais,
toute sa vie n'est plus qu'une série d'accès dépressifs pendant
lesquels le découragement devient partie essentielle de lui-
même, et de petites crises d'excitation dont sa pensée profite
pour s'enfuir en désordre, semant les idées au hasard des
rencontres et des associations.
La prodigieuse irrégularité qui domine toute la vie de
Goleridge, la fièvre de projets qui l'envahit à certains mo-
ments, tandis qu'à d'autres il se fige en une abêtissante apa-
thie — allant jusqu'à ne pas lire, pendant des mois, les
lettres qu'il reçoit, — celte « anarchie mentale consciente et
angoissante » nous semblent ainsi devoir être rapportées bien
plus à la psychose qui Fa poursuivi son existence entière
qu'à l'opium, dont la venue est secondaire à l'apparition des
premiers accès périodiques et de leurs fluctuations mentales.
Nous n'entendons cependant point dénier à celui-ci le rôle
néfaste qu'il a joué sur la santé physique et mentale de Cole-
ridge, tant par ses propres moyens que par l'exacerbation
des troubles psychosiques, maniaques-dépressifs.
CHAPITRE III
L'OPIUMISME D'EDGAR POE i
Il est difficile d'écrire une histoire de ropiumisme de Poe
qui n'a laissé ni Lettres comme Coleridge, ni Confessions
comme Quincey, où il aurait à loisir analysé les effets des
différents toxiques auxquels il se serait livré, avec chiffres et
dates à Tappui '. Ses habitudes d'opiophagie ont même été
mises en doute par plusieurs de ses biographes. « Nous ne
sommes pas en mesure, dit M""" Arvède Barine '\ de nier ou
d'affirmer que Poe ait aggravé son cas en prenant lui aussi
de l'opium ; les témoignages sont aussi contradictoires qu'ils
sont formels ». Nous cro3'ons, cependant, fermement avec
Baudelaire '*, Woodberry ^ qui cite le témoignage irrécusable
d'une cousine, Miss Herring, avec Lauvrière ^.. que Poe fut
un adepte du laudanum comme Coleridge, son maître admiré
et, malheureusement aussi, son modèle en psycho-pathologie.
1. Cet article avait paru dans les Annales Médico-Psychologiques (jan-
vier 1911) lorsque M. le professeur Lacassagne, que nous remercions
vivement de son obligeance, nous signala la thèse de son élève G. Petit
(Etude médico-psychologique sur l'oe. Thèse Lyon, l'JOo). Nous avons
trouvé dans ce travail des plus intéressants une étude détaillée et métho-
dique du sentiment, du caractère et de l'intelligence de Poe, ainsi qu'une
analyse fort bien conduite de tout ce que contenait de pathologique,
d'hallucinatoire et d'obsédant l'œuvre de ce grand déséquilibré.
2. Voir : La vie el les lettres d'Edgar-Allan Poe, par John H. Ingram.
Cf. Henry van Dyke. Edgar-Allan Poe. La revue de Paris, mars 1909,
p. 349; Gabriel Mourey. Poésies complètes d'Edgar Poe. Paris, 1910, etc.
3. A. Barine. Loc. cit.
4. Ch. Baudelaire. Œuvres complètes.
5. G. Woodberry. Edgar-Allan Poe. Boston, 1894.
6. Em. Lauvrière. Edgar Poe; sa vie et son œuvre; étude de psycho-
logie pathologique. Paris, F. Alcan, 1904.
256 ÉTUDE MÉDICO-LITTÉRAIRE
A maintes reprises dans ses œuvres, il parle, en homme qui
y goûta, de l'opium et des rêveries qu'il provoque ; et l'avor-
tement de sa tentative de suicide ^ à Faide du laudanum
(novembre 1848) laisse supposer qu'il était familiarisé depuis
longtemps avec ce poison (encore qu'il n'avoue n'en avoir
absorbé qu'une once).
Puis Poe est, avant tout, un grand alcoolique, mort en
octobre 1849 dans une crise de delirium tremens ainsi que
l'a définitivement établi M. Woodberry. Et l'influence de l'al-
cool se fait puissamment sentir dans toutes ses œuvres au point
de les dominer complètement. Enfin il ne faut pas oublier
le triste terrain qui vit fleurir son talent. Poe est un hérédo-
alcoolique affecté d'une appétence particulière et congénitale
pour les boissons alcooliques à laquelle il devait succomber
dès la première occasion, lors de son passage à l'Université
de Virginie à l'âge de dix-sept ans. C'est, toujours comme
Coleridge et Quince}^ un déséquilibré d'une essence supé-
rieure. Dans un de ses contes William Wilsoii il se décrit
lui-même, enfant de génie, impulsif-né, dont les impulsions
deviennent avec les années plus violentes et plus perverses,
obsédé offrant un type remarquable de dédoublement de la
personnalité. Aussi chez lui l'alcoolisme revêt-il les allures de
la dipsomanie comme l'ont bien montré M"* Arvède Barineet
1. Cette tentative de suicide fut accomplie au cours dun accès de mé-
lancolie ayant succédé à une phase maniaque des plus caractérisées.
2. Pour M. Lauvrière. et nous pensons volontiers comme lui, Poe serait
également un intermittent à double forme, un circulaire tantôt déprimé
mélancolique, tantôt excité maniaque; et son exemple serait un nouveau
témoignage de l'étroite parenté qui relie à la folie maniaque-dépressive
la dipsomanie elles autres obsessions impulsives, ladromomanie notam-
ment (V. Lauvrière, p. 89, 156 et suiv., 244 et suiv.). « Il faut, bon gré mal
gré, déclare-t-il, accepter, sans exagération du moins, dans ce même être
dédoublé la réelle opposition de deux personnalités contraires qui, au lieu
de se juxtaposer, se succèdent ou plutôt alternent sans cesse. »
Poe, d'ailleurs, sait parfaitement s'analyser et il a. de bonne heure,
remarqué ses alternatives d'excitation intellectuelle (d'autres fois motrice)
pendant lesquelles il écrit inlassablement, et de dépression mélancolique
qui l'obligent à laisser « son esprit en jachère » et provoquent chez lui
l'apparition de fugues obsédantes, dromomaniaques. « Mes sentiments
sont, en ce moment, vraiment lamentables. Je souffre d'une dépression de
l'oPIUMISME d'eDGAR POE j^^Ty}
M. Lauvrière-, après P. Moreau (de Tours)'. Ajoutons qu'il
fut aussi un dromomane- et que, sa vie entière, il fut assailli
par diverses obsessions phobiques ou impulsives.
Mais il est aussi épris de musique et de poésie ; il a le goût
de l'imprécis et le sentiment de l'infini ; son esprit, dédai-
gneux des réalités, se complaît dans les fictions de son ima-
gination et se réfugie au milieu des paysages fantastiques que
son « œil de visionnaire » lui permet d'entrevoir, « paysages
de rêve, construits par son imagination avec les formes indé-
cises et mouvantes que lui suggérait dans ses longues pro-
menades son cerveau de névrosé \ »
Il est malaisé, pour toutes ces raisons, de discerner dans
l'œuvre de Poe la marque de l'opium, fortement estompée
sinon effacée par celle de l'alcool. Toutefois nous avons cru
la reconnaître dans ces visions d'immense et d'infini *, hors ^^
l'Espace et le Temps, qu'il décrit dans Pays de songe, l\ ti'tf'
visions que nous avons rencontrées déjà chez Quincey et chez
Coleridge et que nous retrouverons chez les fumeurs d'opium,
Y esprit comme je n'en ai jamais ressenti. J'ai lutté en vain corilre l'influence
de cette mélancolie ; et vous me croirez quand je vous dis que je suis
toujours malheureux en dépit de l'heureux changement de mes affaires... :>
^Lettre à Kennedy, H septembre 183b). « Je suis extrêmement nonchalant
et prodigieusement actif, par accès. Il y a des périodes où toute sorte d'exer-
cice mental m'est une torture, et où rien ne me fait plaisir, si ce n'est de
communier dans la solitude des montagnes et des bois, ces autels de
Byron. Je me suis ainsi perdu en rêves et en courses vagabondes pen-
dant des mois entiers pour m'éveiller enfin en proie à une sorte de manie
d'écrire. Alors, je griffonne toute la journée, je lis toute la nuit, tant que
dure cette maladie... » (Lettre à Lowell, 2 juillet 1844).
1. Paul Moreau (de Tours). Edgar Poe. Élude de psychologie morbide.
Ann. Méd. Psych., janvier 1894.
2. « ... Quand je suis pris d'un de ces accès de vagabondage (et c'est
là chez moi rien moins qu'une de mes passions habituelles que d'errer à
travers les bois pendant une semaine ou un mois de suite), je ne voudrais,
ni en réalité ne pourrais échapper à cette humeur, eussé-je à répondre
au Grand-Mogol m'informant qu'il m'a institué héritier de ses biens... »
(Lettre à Cooke, 9 août 1846).
3. A. Barine. Loc. cit.. p. 186.
4. Nous avons trouvé la même impression chez M. Lauvrière qui fai
suivre sa traduction de cette remarque : « comme en ces visions les sen-
sations d'espace, de temps et de mouvement se trouvent amplifiées : tout
est immense, éternel, mouvant : c'est là un triple effet habituel de
l'opium » (p. 375, note 1).
Dlpoly. — Les opiomanes. i'
258 ÉTUDE MEDICO-LITTERAIRE
Vallées sans fond et fleuves sans fin,
Gouffres béants, cavernes et forêts de géants.
Dont nul œil humain n'effleure les formes
Sous la brume qui pleure,
Monts éternellement croulants
En des mers sans rivages.
Mers qui sans trêve se soulèvent,
Gémissantes, vers des cieux qui flambent,
Lacs éployant vers linfini
Leurs eaux solitaires, solitaires et mortes,
Leurs mornes eaux, mornes et glacées
Sous la neige des lys languides,
Sur les monts, le long des fleuves murmurants,
Tout bas et toujours murmurants,
Sous les bois gris, dans les marécages
Où gîtent le crapaud et la salamandre.
Près des mares et des étangs sinistres
Où les goules font leur demeure,
En tous lieux les plus maudits, J j
En tous recoins les plus lugubres, ' 1
Le voyageur rencontre épouvanté
Les Ombres voilées du passé,
Fantômes qui sous leurs linceuls blafards tressaillent et soupirent
En passant auprès de l'homme errant,
Fantômes drapés et blêmes d'amis que l'agonie
A depuis longtemps rendus à la Terre et au Ciel...
Déjà Quincey avait dit que l'espace « s'enflait à Tinfîni »
sous le mirao-e de Topium. Poe emploie la même image et
Baudelaire, préfaçant son œuvre, s'exprime ainsi ' : « L'es-
pace est approfondi par Topium ; l'opium y donne un sens
magique à toutes les teintes et fait vibrer tous les bruits avec
une plus significative sonorité. Quelquefois des échappées
magnifiques, gorgées de couleur et de lumière, s'ouvrent
soudainement dans ses paysages, et l'on voit apparaître au
1. Gh. Baudelaire. Edgar Poe; sa vie et ses œuvres. Paris, 1885, p. 31.
l'oPIUMISME d'eDGAR POE 259
fond de leurs horizons des villes orientales et des architectures
vaporisées par la distance, où le soleil jette des pluies d'or ».
Dans ses contes et dans ses poésies, Poe décrit souvent ses
propres hallucinations en les prêtant à ses héros créés à son
image et commedessinés devant une glace ; citons parmiles plus
connues l'apparition fantomatique de Bérénice et de Ligeia
et le never more du Corbeau, malgré que Poe ait cherché
dans la Genèse (ï unpoème à exphquer — après coup, pensons-
nous avec Baudelaire — sa fantastique composition. 11 a honte
de son vice, disons plutôt de sa maladie, et il veut par
instants nier son alcoolisme, prétendant « ne boire que de
Teau », alors qu'on le ramasse ivre-mort dans les rues de
Richmond, de New-York ou de Washington. A plus forte
raison rougirait-il de laisser supposer qu'il doit aux visions,
aux cauchemars qui hantent ses nuits, une partie de son
originalité et qu'il veut dans ses poèmes élever un monument
à la glorification du poison qui l'enivre. Nous trouvons
cependant dans les Souvenirs de M. Auguste Bedloe la
peinture d'une scène hallucinatoire qu'il attribue à l'opium.
« Le tempérament de Bedloe, dit Poe ', était au plus haut
degré sensitif, excitable, enthousiaste. Son imagination, sin-
gulièrement vigoureuse et créatrice, lirait sans doute une
force additionnelle de l'usage de l'opium, qu'il consommait
en grande quantité et sans lequel l'existence lui eût été im-
possible. C'était son habitude d'en prendre une bonne dose,
immédiatement après son déjeuner chaque matin ». Or nous
savons — tous ses biographes, J. Ingram, G. Woodberry,
Ch. Baudelaire, A. Barine, E. Lauvrière, etc., ont très jus-
tement insisté sur ce point — que les personnages de Poe,
« ou plutôt le personnage de Poe, l'homme aux facultés
suraiguës, l'homme aux nerfs relâchés... », c'est Poe lui-
même". C'est donc un aveu d'opiomanie que le conteur nous
fait.
1. Traduction Ch. Baudelaire.
2. « is'e cherchez pas dans toute l'œuvre un autre élre vivant, dit Lau-
260 ÉTUDE MÉDICO-LITTÉRAIRE
De l'hallucination panoramique dont il nous donne ensuite
la description, nous détachons le passage suivant : « Je me
trouvai au pied d'une haute montagne dominant une vaste
plaine, à travers laquelle coulait une majestueuse rivière. Au
bord de cette rivière s'élevait une ville d'un aspect oriental,
telle que nous en voyons dans les Mille et une Nuits, mais
d'un caractère encore plus singulier qu'aucune de celles qui
y sont décrites. De ma position qui était bien au-dessus du
niveau de la ville, je pouvais apercevoir tous ses recoins et
tous ses angles, comme s'ils eussent été dessinés sur une
carte. Les rues paraissaient innombrables et se croisaient
irrégulièrement dans toutes les directions, mais ressemblaient
moins à des rues qu'à de longues allées contournées, et
fourmillaient littéralement d'habitants. Les maisons étaient
étrangement pittoresques. De chaque côté, c'était une véri-
table débauche de balcons, de vérandas, de minarets, de
niches et de tourelles fantastiquement découpés. Les bazars
abondaient ; les plus riches marchandises s'y déployaient
avec une variété et une profusion infinies : soies, mousse-
lines, la plus éblouissante coutellerie, diamants et bijoux des
plus magnifiques. A côté de ces choses, on voyait de tous
côtés des pavillons, des palanquins, des litières où se trou-
vaient de magnifiques dames sévèrement voilées, des élé-
phants fastueusement caparaçonnés, des idoles grolesque-
ment taillées, des tambours, des bannières, et des gongs, des
lances, des casse-têtes dorés et argentés. Et parmi la foule, la
clameur, la mêlée et la confusion générales, parmi un milhon
d'hommes noirs et jaunes, en turban et en robe, avec la
barbe flottante, circulait une multitude innombrable de bœufs
saintement enrubannés, pendant que des légions de singes
malpropres et sacrés grimpaient, jacassant et piaillant, après
vrière ; vous n'en trouveriez pas; il n'y a sous tous ces déguisements
scéniques..., qu'un seul acteur, et cet unique acteur qui se pavane, se
démène ou s'apostrophe dans tous les rôles et sur tous les tons, c'est
Poe, toujours Poe ». [Op. cit., p. 511.)
L OPIUMISME D EDGAR POE 261
les corniches des mosquées ou se suspendaient aux minarets
et aux tourelles. Des rues fourmillantes aux quais de la
rivière descendaient d'innombrables escaliers qui condui-
saient à des bains, pendant que la rivière elle-même semblait
avec peine se frayer un passage à travers les vastes flottes
de bâtiments surchargés qui tourmentaient sa surface en tout
sens. Au delà des murs de la ville s'élevaient fréquemment,
en groupes majestueux, le palmier et le cocotier, avec
d'autres arbres d'un grand âge, gigantesques et solennels ; et
çà et là on pouvait apercevoir un champ de riz, la hutte de
chaume d'un paysan, une citerne, un temple isolé, un camp
de gypsies, ou une gracieuse fille solitaire prenant sa route,
avec une cruche sur sa tête, vers les bords de la magnifique
rivière ».
Suit une scène d'insurrection à laquelle il se voit prendre
part (phénomène probable (^utoscopie) et où il croit se sen-
tir frappé à la tempe d'un coup de flèche et mourir. Dans
cette même nouvelle, Poe signale cet attribut de l'opium de
donner à toute chose, même à la plus triviale, un intérêt
exagéré. « Cependant, l'opium avait produit son effet accou-
tumé, qui est de revêtir tout le monde extérieur d'une inten-
sité d'intérêt. Dans le tremblement d'une feuille, — dans la
couleur d'un brin d'herbe, — dans la forme d'un trèfle, — >
dans le bourdonnement d'une abeille, — dans l'éclat d'une
goutte de rosée, — dans le soupir du vent, — dans les vagues
odeurs échappées de la forêt, — se produisait tout un monde
d'inspirations, une procession magnifique et bigarrée de
pensées désordonnées et rapsodiques ».
Déjà il disait pareillement dans Bérénice^ que l'opium
conduisait son héros Egœus (proche parent de Poe lait
remarquer A. Barine), à donner une valeur anormale, mons-
trueuse, aux phénomènes les plus simples, à s'absorber toute
une journée devant une ombre, à s'oublier une pleine nuit
1. Écrit en 18:>3, peut-être même déjà en 1831.
262
ÉTUDE MÉDICO-LITTÉRAIRE
auprès de sa lampe ou de son feu, à rêver des jours entiers
sur le parfum d'une fleur, à « réfléchir infatigablement de
longues heures, l'attention rivée à quelque citation puérile
sur la marge ou dans le texte d'un livre... »
Ailleurs (voir Y Assignation, la Maison Usher, le Conte
des Montagnes dénudées, les Marginalia...), il dit encore :
« Je souffre d'une extrême dépression de l'âme que je ne
puis comparer à aucune sensation terrestre mieux qu'aux
réveils du mangeur d'opium ; chute douloureuse dans le
monde banal, affreuse disparition du voile ; sensation gla-
ciale, engloutissement, dégoûts du cœur ; irrémédiable dis-
solution de la pensée qu'aucune excitation de l'imagination
ne saurait ramener vers le sublime ; car je suis un esclave
lié au joug de l'opium, un prisonnier qui en porte les entraves
et mes œuvres ont, comme mes volontés, pris les fantastiques
couleurs de mes rêves parfois follement excités par une dose
immodérée d'opium... »
Peut-on malgré tout accepter, comme d'aucuns le veulent,
l'hypothèse que Poe se soit contenté d'une documentation
théorique sur les effets de l'opium, des récits de Quincey et
de Coleridge, des confessions de l'un et des lamentations de
l'autre ? En plus des témoignages nettement atTirmatifs ses
impressions sont trop vraies et trop précises pour n'avoir pas
été vécues. Et pour qui sait les tendances de Poe à s'étudier
et à se faire « le peintre toujours complaisant de son âme
morbide », de telle façon que chacun de ses personnages est
une partie de lui-même et que l'ensemble de ses œuvres ren-
ferme le cryptogramme d'ane autobiographie complète, la
chose ne fait aucun doute. Poe a réellement connu l'engour-
dissante et torpide rêverie de l'opium et l'on peut considérer
comme l'aveu de son propre servage ces paroles de l'époux
de Ligeia : a J'étais devenu un esclave de l'opium ; il me
tenait dans ses liens, — et tous mes travaux et mes plans
avaient pris la couleur de mes rêves. »
Doit-on maintenant admettre que l'opium lui ail procuré
L OPIUMISME D EDGAR POE 263
ces divines extases qu'il vante en de nombreux articles,
extases « dont la volupté est bien supérieure à toutes celles
du monde des rêves ou de la veille... » et que viennent peu-
pler des visions surnaturelles « comme si les cinq sens étaient
remplacés par cinq mille sens étrangers à notre nature mor-
telle » ? M. Lauvrière adopte celle idée, fort légitime au
demeurant, et nous ne le contredirons point. Mais peut-on
dire également que l'opium ait servi son inspiration, aiguisé
son imagination, exalté ses facultés créatrices? Nous ne le
pensons pas, car les œuvres de Poe ont été, pour la plupart,
écrites dans ses périodes d'abstinence *, heureusement assez
nombreuses et relativement longues : et lorsque l'accès dipso
ou plus exactement toxico-maniaque surgissait, Poe ne s'ap-
partenait plus; il abandonnait tout..., la direction du jour-
nal qui lui avait été confiée, la conférence à laquelle il se
préparait, l'œuvre qu'il était en train de composer, et ce,
quelque besoin qu'il eût de réaliser immédiatement une recette
pécuniaire pour faire vivre les siens. Il le sait et l'avoue avec
honte et tristesse. Il ne put jamais, dit M. Lauvrière en par-
lant de sa production poétique -, écrire un seul poème sous
la seule contrainte de la nécessité, si pressante qu'elle fût :
de là son piteux échec à Boston % de là la rareté de ses pro-
ductions poétiques durant sa maturité affairée. « Aux phases
extatiques d'un contemplatif, ne faut-il pas, comme il le dit
lui-même, la sérénité de l'âme, et partant, le calme de l'exis-
tence? »
1. C'est ainsi que l'accès dipsonianiaque qui éclate en mai ou juin 1845
avait été précédé dune période d'activité littéraire intense, longue d'en-
viron dix-huit mois, et fut, au contraire, marqué par une stérilité com-
plète.
2. Lauvrière. Op. cit., p. 365.
3. Poe s'était engagé à déclamer le 10 octobre 1845 devant le Boston
Lyceum un poème inédit. Et malgré le secours de ses toxiques favoris, en
dépit de tous ses efforts pour tenir sa parole, il ne put rien comi)Oser ;
conscient de son impuissance il alla mendier à M"" Fr. Osgood un poème
« à la hauteur de sa réputation » et, celle-ci n'ayant pu réussir ce qu'il
désirait, il en fut réduit, « la tète vide de tout souffle poétique », h lire à
la place du chef-d'œuvre inédit qu'on attendait, un de ses poèmes de jeune
homme, Al Aaraaf.
264 ÉTUDE iMÉDICO-LITTÉRAIRE
Dans ses contes il s'est évidemment servi des sensations
anormales, étranges et fantastiques, que lui apportaient l'al-
cool et l'opium. « Songez aux hallucinations de Bérénice et
de More lia, songez à l'opium de Ligeia et de Bedloe, songez
à l'alcool de Wilson et du Chat Noir, et dites si ces
hagardes visions et ces extravagantes conceptions ne sont
point le produit artistement ouvré d'intimes sensations spon-
tanées, plus ou moins voisines de l'hallucination, presque
irrésistiblement sorties d'une somnolente inconscience, dont
les éveils tristes ou joyeux n'étaient peut-être point sans
cause factice » *. Poe s'est attaché à faire revivre pour ses
lecteurs ses propres hallucinations, il a voulu les faire fris-
sonner des mêmes angoisses et dans ce but il a imaginé une
intrigue fictive et a cherché pour ses « effets » les mots sen-
sationnels, il a travaillé sa pensée et ciselé son style ; il a
d'abord construit un plan général rigoureux et méthodique
puis, minutieusement et à loisir, a façonné chaque détail de
son œuvre. « Il n'y a pas, dit-il, de plus grande erreur que
de croire la vraie originalité pure matière dïmpulsion ou
d'inspiration : créer, c'est combiner avec soin, avec patience,
avec inteUigence... On devrait méditer et combiner d'une
manière définitive, avant d'écrire un seul mot, le dénouement
de toute fiction ou V effet préféré en tout autre genre de com-
position; et on ne devrait pas écrire un seul mot qui ne
tende par lui-même ou par son rôle dans la phrase à amener
ce dénouement ou à renforcer cet effet. »
Or, ces qualités de style qui font le grand écrivain, assuré-
ment Poe ne les doit ni à l'alcool ni à l'opium. Tous les
alcooliques ont des visions féroces ou fabuleuses, des rêves
flamboyants et terribles^ d'épouvantables cauchemars ; seul
le génie d'un Poe, d'un Hoffmann, d'un Quincey, saura uti-
liser ces matériaux que leur dispense le poison ! « Si Poe a
donc su transformer en chefs-d'œuvre artistiques des pro-
1. Lauvrière, p. 611.
L OPIUMISME D EDGAR POE 265
duils franchement vésaniques, constate M. Lauvrière, c est
que sa vigueur émotionnelle, si extravagante qu'elle soit, le
cède à sa vigueur intellectuelle ; sa raison lucide triomphe
de sa sensibiUté exaspérée; son art dompte sa folie. » L'ar-
tiste existait bien avant l'intoxication ; celle-ci n'a pu seule-
ment qu'orienter l'imagination du conteur ; et cette proposi-
tion même est encore excessive, Poe aurait pu être, croyons-
nous, le conteur fantastique qu'il fut sans le secours d'aucun
cauchemar.
Qu'on scrute sa jeunesse, on y décèlera le germe de toutes
les qualités et de tous les défauts qui s'épanouiront si magni-
fiquement à l'avenir, sa sensibilité attristée, sa fougue im-
pulsive et indisciplinée, ses tendances à l'érotomanio, ses
obsessions nécrophiliques, son imagination ardente, passion-
née, fantasque, son humeur susceptible à l'excès, sombre et
ombrageuse, sa supériorité intellectuelle et sa facilité de
travail qui le rendent capable, « pour peu que le sujet l'inté-
resse ou que son amour-propre soit en jeu, d'une intensité
d'attention qui lui permet de vaincre les difficultés comme en
se jouant et d'accomplir de rapides progrès avec une aisance
surprenante ». A peine entré à l'Université de Virginie, il
compose et ses productions étonnent ses camarades ; ce sont
des histoires qui visent à produire le maximum à' effet; on y
devine le Poe futur; ce sont déjà des histoires extraordi-
naires, extravagantes, sensationnelles... En même temps il
se révèle poète et, plus tard, quand il trouvera éditeur, il
reprendra ses œuvres de jeunesse, les retouchera, les perfec-
tionnera quelque peu et les offrira au public faute de ne pou-
voir composer de nouveaux poèmes. « Jusqu'à sa maturité,
Poe en était ainsi réduit à ruminer sans fin les plus mé-
diocres fruits de sa trop hâtive jeunesse ». Avant l'alcool et
avant l'opium on voit donc « se dessiner de plus en plus net-
tement le caractère, comme l'esprit, du jeune homme : l'élève
réservé, susceptible, volontiers irritable de Richmond, deve-
nait l'étudiant sombre, taciturne, excentrique de Charlottes-
266 ÉTUDE MÉDICO-LITTÉRAIRE
ville, et son âpre désir de primer s'aggravait graduellement
de la funeste manie de se singulariser » (Lauvrière).
La double intoxication ne créa donc rien chez Poe et ses
visions surnaturelles ne lui sont apparues que parce qu'il y
était préparé, depuis longtemps, depuis toujours. L'imagina-
tion du fantastique conteur eût suffi à les concevoir ; elle
n'avait pas besoin de sensations morbides. Et, à supposer
que Poe doive à son ivrognerie dipsomaniaque cet indéfinis-
sable frisson d'horreur qu'il fait passer dans certains de ses
contes, il a fallu, pour qu'à notre tour nous frissonnions en le
lisant, qu'une telle horreur fût auparavant ressentie par un
tel génie, seul capable de la traduire et de la communiquer.
Pour goûter avec l'opium les extatiques rêveries de Poe,
pour contempler d'un œil avide les féeriques panoramas d'un
Pmjs de songe ^ pour tressaillir d'un poétique effroi devant
l'apparition d'une Ligeia, pour entendre le « never more »
d'un Corbeau, il faut d'abord avoir le génie d'un Poe et cela
seul doit donner à réfléchir aux présomptueux qui s'en vont
mendier à la sournoise et maléficieuse drogue une inspiration
qu'ils savent ne point trouver en eux.
Mais Poe, le génial et malheureux Poe, si les artificielles
excitations de l'alcool et de l'opium lui assurèrent le gain
d'horrifiants et d'obsédants cauchemars dont son talent sut
tirer un remarquable parti, il y laissa, comme Coleridge, ses
facultés poétiques ; le poison tua le poète. Précocement
alcoolique et opiomane S Poe ne retira de son triste penchant
que misère et douleur. Nous ne voulons pas nous attarder
davantage à l'étude de sa psycho-pathologie, si magistrale-
ment entreprise par M. Lauvrière, mais nous avons le droit
1. Poe aurait goûté à l'opium de très bonne heure, peut-être même dès
Tàge de vingt ans comme Quincey. Dans Al Aaraaf\[ parle déjà du délire
de l'opium (Al Aaraaf, Tamerlane. and minor poems. Baltimore. 1829).
M. Lauvrière dit, à la page 1C9 de sa remarquable étude, que Poe fut un
fumeur d'opium. Nous ne voyons là qu'un lapsus et nous croyons, bien
que nous ne possédions aucun document particulièrement précis sur ce
j)oint, qu'il n'usa de l'opium qu'en ingestion et sous forme, soif de lau-
danum, soit de morphine prise dans le café.
L OPIUMISME D EDGAR POE 267
de conclure que Tœuvre du poison sur le génie de Poe fut
dévastatrice et dégradante au triple point de vue physique,
intellectuel et moral ; et Poe lui-même avoue confidentielle-
ment que loin de les favoriser le toxique empochait la médita-
tion et faisait fuir l'inspiration.
CHAPITRE IV
NOS OPIOMAiNES. — CHARLES BAUDELAIRE.
GÉRARD DE NERVAL. — BARBEY D'AUREVILLY.
Nous n'avons pas trouvé dans la littérature française, Bau-
delaire mis à part, d'exemples pareils à ceux de Quincey, de
Coleridge ou de Poe. Nous ne comptons pas parmi nos
grands écrivains d'aussi impénitents mangeurs d'opium ou
buveurs de laudanum ; nous n'avons guère relevé chez eux
que de timides et inconsistants essais de haschich (le club des
haschischins de l'hôtel de Pimodan ; Th. Gautier...). En
revanche, la morphine fit et fait encore des ravages terribles
dans le clan des intellectuels et nous possédons depuis quel-
ques années toute une littérature sur la fumée d'opium, ce
dernier cri de l'intoxication paradisiaque, qui doit seule nous
occuper désormais. Citons, en dehors d'articles isolés, contes
ou nouvelles, tels ceux de Pierre Mille ou de Robert Schefîer'
ou de brèves descriptions incorporées dans un roman pareil
à ceux de Pierre Loti ' ou de Claude Farrère ^ : L'opium de
Paul Bonnetain, Fumée d'opium de Claude Farrère, Midship
de Pierre Custot, Le royaume de l'Oubli de Daniel Borys,
Fumeurs d'Opium de Jules Boissière *. Xous les analyserons
rapidement après une courte étude de Baudelaire et quelques
mots sur Barbey d'Aurevilly et Gérard de Nerval.
1. Contes du Journal.
2. Voir notamment les Derniers jours de Pékinr/ de cet auteur.
3. Voir Les civilisés, La bataille. Les petites alliées.
4. ^"ous n'avons nullement la prétention de fournir la liste complète des
romans à opium: nous avons seulement voulu donner une analyse de
quelques-uns d'entre eux.
CHARLES BAUDELAIRE, GÉRARD DE NERVAL, ETC. 209
On ne peut, en effet, dans un travail sur les opiomanes se
dispenser d'étudier Ciiarles Baudelaire que le fin toxicomane
vénère à l'égal d'un Dieu et que le bourgeois sentencieux
réprouve comme un odieux libertin, — l'un et l'autre i\ tort,
ainsi qu'il arrive souvent.
CHARLES BAUDELAIRE
TOXICOMANE ET OPIOMANE*
Baudelaire est-il suffisamment mort, l'évolution des ans
a-i-elle suffisamment lassé les indignations pudibondes et
solennelles du bourgeois prudhommesque, le temps enfin a-
t-il suffisamment jugé l'œuvre, pour qu'on puisse dire aujour-
d'hui que Gh. Baudelaire fut un grand poète sans immédiate-
ment s'attirer les virulentes diatribes des Brunetièrc, fa-
rouches gardiens de la décence littéraire? L'éminent mais
trop partial critique s'est montré, en effet, outrageusement
sévère pour Baudelaire, « pauvre diable n'ayant rien ou
presque rien du poète que la rage de le devenir m -; il a
essayé, sans parvenir heureusement à l'entamer, de déchirer
sa renommée en y enfonçant ses crocs acérés et il a tenté,
chose plus grave, d'écarter les souscriptions de ses admira-
teurs se cotisant pour élever un monument au poète défunt^;
comme s'il était permis à l'un quelconque d'entre nous, fût-il
critique littéraire à la Revue des Deux Mondes, de se poser
en oracle infaillible, de prétendre juger souverainement des
hommes et des choses comme un pape de l'Eglise des lettres,
de vouloir, au seul gré de son bon plaisir, distribuer la
gloire ou décréter le mépris, décider des honneurs à rendre
ou les refuser sous prétexte d'indignité !
1. Ann. Méd. Psych., mai-juin, 1910.
2. F. Brunelière. Ch. Baudelaire. Revue des Deux Mondes, !•' juin 1887.
p. 695.
3. F. BruneiièTe. La statue de Ch. Baudelaire. Revue des Deux Mondes,
i" septembre 1892, p. 212.
270 ÉTUDE MÉDICO-LITTÉRAIRE
Mais M. Brunelière ne s'est pas contenté de décerner à
Baudelaire l'épithète de mauvais poète ; il Ta accusé de
n'être qu'un mystificateur. Et ce procès nous intéresse direc-
tement ; car si l'œuvre du poète n'est que mensonge, com-
ment y chercher la trace des poisons dont il usa ?
Analysant l'ouvrage que venait de faire paraître M. Eug.
Crépet*, Brunetière ajoute : « Pessimisme, sadisme et sata-
nisme, tout cela, chez lui, pour user une fois du seul mot qui
convienne, n'est que des poses, il n'y a de sincère en lui que
le désir et le besoin d'étonner... Jamais personne au monde
n'a menti comme Ch. Baudelaire ; il était né menteur, et de
ces menteurs vaniteux dont le mensonge a toujours soin
d'avoir quelque air de vraisemblance ou de probabilité.
C'était plus qu'un plaisir, c'était une volupté pour lui que de
se calomnier ; mais en se calomniant, il composait son per-
sonnage ; et ce personnage avait fini par devenir conforme,
non pas du tout à son vrai caractère, mais à celui qu'il vou-
lait qu'on lui crût. »
Après une telle censure, qui est bien plutôt le dénigrement
d'un esprit sectaire que le blâme d'un critique impartial, il
convient d'inscrire aussitôt l'opinion diamétralement opposée
d'un grand nombre d'écrivains dont la réputation et la con-
science littéraires sont pour le moins égales à celles de
M. Brunetière. Poète de génie, s'écrient Th. de Banville et
M. Ch. Asselineau - ; poète sincère, afïirment MM. A. de la
Fizelière et G. Decaux^ qui « a toujours mis son for inté-
rieur à découvert ; il n'a jamais plus déguisé les secrets de
son inspiration qu'il n'a caché les intimités de sa pensée, et
il semble avoir pris, avec préméditation, le soin de se dévoi-
ler à toute occasion devant ses futurs historiens... Baudelaire
est tout entier dans ses écrits. 11 n'a pas tracé une ligne, il
1. Charles Baudelaire. Œuvres posthumes et correspondances inédiles,
précédées d'une étude biographique par Eugène Crépet, Paris, 1887.
2. Ch. Asselineau. Charles Baudelaire. Sa vie et son œuvre. Paris, 186'J.
3. A. de la Fizelière et G. Decaux. Charles Baudelaire. Paris, 1868.
CHAULES «AUDELAIRE, GERARD DE NERVAL, ETC. 27t
lia pas ciselé un vers qui ne fussent le miroir limpide où se
reflétait l'état présent de son âme ».
Et non seulement d'aussi éclatants témoignages se multi-
plient, aflirment la sincérité du poète *, mais encore l'explica-
tion de son génie morbide est tentée et peu à peu se lait jour.
« C'est Lamennais, déclare M. Paul Bourget^ qui s'écria un
jour : mon àme est née avec une plaie. Baudelaire aurait pu
s'appliquer cette phrase. Il était d'une race condamnée au
malheur. » Th. Gautier % surtout, l'intime du poète, son com-
mensal de l'hôtel de Pimodan, affilié comme lui au Club des'
Haschischins, analyse en fin connaisseur ce goût particulier
de Baudelaire pour l'artificiel, « goût excessif, baroque, anti-
naturel, presque toujours contraire au beau classique », qui
se révélait dans sa mise recherchée, dans ses poses étudiées,
dans ses gestes précieux, dans son langage apprêté, dans ses
locutions subtilement choisies, dans ses vers modelés avec
une méticuleuse patience, et qui faisait de lui, nouveau
Pétrone, « l'amateur des élégances exquises, des manié-
rismes raffinés et des coquetteries savantes ». Et il assimile
iieureusement le ton morbide et décadent de sa poésie à
l'esprit tourmenté et flétri des civilisations déchues. « 11
se plaisait dans cette espèce de beau composite et parfois
un peu factice qu'élaborent les civilisations très avancées
ou très corrompues. » Celte idée, M. Pierre Caume * la
reprend en établissant à son tour la véracité de Baudelaire.
« Fils d'un siècle au sang appauvri, dit-il, il appréciait le
charme des choses maladives. Son âme, instinctivement
1. Voir encore sur ce point: Gilbert Maire. Un essai de clcussificalion
des « Fleurs du mal » et son ulililé pour la critique, Mercure de France,
lô janvier 1907. — La -persomialité de Baudelaire et la critique biologique
des « Fleurs du mal ». Mercure de France, lo janvier et \<" février 1910.
A. Séché et J. Bertant. La vie anecdutique et pittoresque des f/rands e'cri-
cains. Charles Baudelaire. Paris, 1911.
2. Paul Bourget. Essais de psychologie contemporaine, l. I. Paris, 1883.
3. Th. Gautier. Notice sur Charles Baudelaire.
4. Pierre Caume. Causeries sur Baudelaire. Décadence et modernité
Nouvelle Revue, 15 août 1899, p. 059.
272 ÉTUDE MÉDICO-LITTÉRAIRE
triste, s'abîmait délicieusement dans les mélancolies de
notre civilisation décrépite. Il délestait la nature fraîche et
saine, et ne la comprenait que fanée et décolorée. Sans aucun
doute, il y avait parfait accord entre son cœur et l'objet de sa
passion. »
Sachant donc, malgré ce qu'a pu écrire M. Brunetière,
que l'on peut ajouter foi aux aveux du poète, il nous est dès
lors facile de répondre à cette question : Baudelaire fut-il
opiomane ? Th. (jautier n'a pas, par pudeur, osé prononcer
un oui définitif; il laisse bien entendre que Baudelaire s'est
livré à quelques expériences du genre de celles qu'il a lui-
même racontées \ mais il nie « les excès de haschisch ou
d'opium auxquels le poète se serait livré, pour certains,
d'abord par singularité, ensuite par l'entraînement fatal
qu'exercent ces drogues funestes ». Antheaume et Dro-
mard^, tout en reconnaissant dans Ch. Baudelaire un névro-
pathe ayant le goût inné des jouissances rares et éprouvant
une attirance toute particulière pour l'anormal, acceptent
cette opinion qu'il a pu se laisser aller à d'inconsistants essais
de haschisch et d'opium, comme d'alcools et de vins capi-
teux, mais qu'il n'en a jamais fait un usage continu. « Le
Baudelaire opiophage et toxicomane n'est guère mieux
affirmé, disent-ils, malgré les présomptions qu'on a cru pou-
voir tirer des œuvres mêmes du poète. » Cependant, Caba-
nes % dans son étude sur les étranges fantaisies sexuelles que
certaines poésies dévoilent, en harmonie, d'ailleurs, avec de
singulières attitudes surprises par ses amis et avec de véhé-
mentes paroles adressées par lui à quelques femmes, avait
affirmé la toxicomanie de Baudelaire et notamment son goût
et son habitude de l'opium.
1. Th. Gautier. Description des effets du haschisch par un feuilleton-
niste de la Presse.
2. Antheaume et Dromard. Poésie et folie. Paris. 1908.
3. Le sadisme chez Baudelaire. Chronique médicale, 15 novembre 1902,
p . 728.
CHARLES BAUDELAIRE, C.ÉRARD DE NERVAL, ETC. 273
Baudelaire a mis son âme à nu dans les Fleurs du mal, son
âme tourmentée, triste et désabusée,
Insatiablement avide
De l'obscur et de rincertain ^
Il nous crie, douloureux, son dégoût de la vie, son ennui,
son spleen, et nous laisse deviner ses efforts désespérés en
quête de sensations inéprouvées dont la volupté soit assez
puissante pour parer son existence de nouveaux attraits et
fouetter son sang de nouveaux désirs. Morne, désabusé, il
devint le morbide chercheur d'inconnu que l'on sait.
De vastes voluptés, changeantes, inconnues,
Et dont l'esprit humain n'a jamais su le nom -,
pour fuir les tentations de l'apaisante Mort, le suicide conso-
lateur de toute souffrance. Xous l'entendons, dans Le Voyage,
clamer son désolant Ennui ; nous le voyons résister à la Mort
grâce à la Curiosité qui, môme dans ses sommeils, le tour-
mente et le roule,
Comme un ange cruel qui fouette des soleils,
et qui jette ses proies dans la Luxure, le Sadisme et l'Ivresse.
Il nous montre :
... les moins sots, hardis amants de la Démence
Fuyant le grand troupeau parqué par le Destin
Et se réfugiant dans l'Opium immense !
et termine par cette invocation à la Mort :
0 Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l'ancre
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre. Enfer ou Ciel, qu'importe?
Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau!
^. Horreur sympathique.
2. Le Voyage.
DcpouY. — Les opiomanes. 18
274 ÉTUDE MÉDICO-LITTÉRAIRE
Il semble, en effet, que l'opium n'ait procuré à l'ennui
immense qui l'accable, qu'un fugitif et illusoire répit.
Une oasis d'horreur dans un désert d'ennui.
Baudelaire connaît la béatitude de l'opium, ses rêves infi-
nis, sa torpeur alanguie et son éphémère éternité, mais cette
volupté n'est encore faite que de plaisirs noirs et jnornes :
L'opium agrandit ce qui n'a pas de bornes,
Allonge rillimité,
Approfondit le temps, creuse la volupté
Et de plaisirs noirs et mornes
( Remplit l'àme au delà de sa capacité ^.
Et malgré tout ses nuits sont pleines d'horreur, à moins
que l'insomnie ne le visite avec son cortège d'idées obsé-
dantes et la hantise de l'ultime repos.
J'ai peur du sommeil comme on a peur dun grand trou,
Tout plein de vague horreur, menant on ne sait où ;
) Je ne vois qu'infini par toutes les fenêtres,
j Et mon esprit, toujours du vertige hanté,
Jalouse du néant l'insensibilité -.
Cette « sensation du gouffre », Baudelaire déclare l'avoir
toujours éprouvée, au moral comme au physique % et l'on ne
doit nullement en faire un stigmate d'imprégnation toxique,
alcoolique ou thébaïque, mais bien plutôt l'imputer à sa psy-
chasthénie constitutionnelle qui Ta poussé à goûter aux poisons
les plus divers, à chercher en eux le remède efficace à ses
malaises physiques et moraux, lourdeur de tète, sensation de
vertige, asthénie générale allant jusqu'à la dépression mélan-
colique avec idées de suicide. C'est en de tels moments de
dépression, en proie à ses idées noires, qu'il s'abandonne à
l'opium, comme il le laisse entendre dans une de ses lettres
à Poulet-Malassis : « Je suis bien noir, mon cher, et je n'ai
~-- 1. Le Poison.
- 2. Le Gouffre. {
3. Mon cœur mis à 7iu (In Œuvres posthumes réunies par Eug. Crépet).
CHARLES BAUDELAIRE, GÉRARD DE NERVAL, ETC. 275
pas apporté d'opium, et je n'ai pas d'argent pour paver mon
pharmacien à Paris '. »
L'opium n'a pas été son seul toxique en dehors même du
vin et... de ses amours morbides; il semble qu'il ait voulu,
par coquetterie de poète éperdu d'idéal -, ou par ténacité
morbide d'obsédé, épuiser la liste des poisons voluptueux ou
supposés tels. C'est ainsi qu'il s'est adonné au haschischU
(voir les Paradis artificiels) et à la ciguë irlandaise (plante \
dont l'extrait donnerait une ivresse analogue à celle du has- \
chisch et sur laquelle il préparait une nouvelle) ; mais l'opium \
demeura son poison favori et l'accoutumance ne tarda pas à
se produire, l'obligeant encore, après une longue abstinence,
à augmenter considérablement les doses thérapeutiques
comme en fait foi la lettre suivante : « J'ai eu un peu de
vague dans la tète, du brouillard et de la distraction. Cela
tient à cette longue série de crises, et aussi à l'usage de
l'opium, de la digitale, de la belladone et de la quinine. Un
médecin, que j'ai fait venir, ignorait que j'avais fait autrefois
un long usage de l'opium. C'est pourquoi il m'a ménagé, et
c'est pourquoi j'ai été obligé de doubler et de quadrupler les
doses \ ))
Baudelaire fut donc authentiquement un toxicomane et
plus particulièrement un opiomane. Il le fut même de bonne
heure ; son initiation semble remonter au Club des Haschis- ^
chins à l'hôtel de Pimodan, en 1849; il connaissait person-
nellement l'opium bien avant de traduire Th. de Quincey,
ainsi qu'il le déclare expressément dans une lettre datée du
46 février 1860 et adressée à Poulet-Malassis, son éditeur et
ami, dont il demande le sentiment sur V Opium des Paradis
artificiels parus, comme l'on sait, à la fin de mai 1860. « De
Quincey, explique-t-il, est un auteur affreusement conversa-
1. Lettre à Poulet-Malassis, 16 février 1859 (citée par Eug. Crépet).
2. « Pourquoi le poète ne serait-il pas un broyeur de poisons aussi bien
qu'un confiseur....' » Lettre à Jules Janin. Correspondance inédile, p. 64.
3. Lettre à M. Ancelle, 26 décembre 1865.
276 ÉTUDE MÉDICO-LITÏKRAIRE
tionniste et digressionniste, et ce n'était pas une petite affaire
que de donner à ce résumé une forme dramatique et d'y
introduire l'ordre. De plus, il s'agissait de fondre mes sen-
sations personne/les avec les opinions de l'auteur original
et d'en faire un amalgame dont les parties fussent indiscer-
nables. »
Pourquoi devint-il opiomane ? Quincey prit de l'opium
pour calmer, dit-il, d'intolérables douleurs névralgiques et
eût été, à l'en croire, un intoxiqué accidentel (nous avons
vu ce qu'il faut en penser) ; nous avons, au contraire, fait
de Coleridge un intoxiqué périodique, victime d'obsessions
impulsives liées à une psychose maniaque-dépressive;
Poë fut un type de parfait dipsomane. Ch. Baudelaire se
contente d'être simplement un grand déséquilibré, aux
goûts bizarres, aux caprices originaux, aux désirs excen-
triques, à la volonté molle et défaillante, qui devait se laisser
facilement entraîner par un appât délicat et glisser dans une
servitude de plaisirs élégants et raffinés, impuissante à
remonter ensuite le courant de l'habitude prise. C'est, disent
Antheaume et Dromard \ « par excellence le représentant
de cette sensibilité spéciale, faite d'exceptions, nourrie d'étran-
getés ». M. Eug. Crépet- insiste avec juste raison sur sa
ressemblance morale avec Poe : « C'est la même imagination
sombre et tragique, constamment obsédée par la vision du
surnaturel et le rêve de l'invisible. » Tous deux se lancent
à la poursuite obstinée de l'étrange et de l'extraordinaire et
l'on comprend toute l'attirance que Baudelaire, ce v frère
puîné de Poe », comme le nomme Barbey d'Aurevilh% devait
avoir pour le poète américain et que Th. Gautier a si fine-
ment analvsée. Les deux génies de Quincey et de Poe sont
très assimilables à celui de Baudelaire et la conformité de*
leurs goûts littéraires et artistiques, la parité de leurs ten-
1. Antheaume et Dromard. op. cit.
2. Eug. Crépet. op. cit.
CHARLES BAUDELAIRE, GERARD DE NERVAL, ETC. 277
dances naturelles et de leurs appétits morbides donnent la
raison de la merveilleuse communion du traducteur ou du
commentateur avec ses deux modèles. Le tempérament
« poesque » de Baudelaire, embrumé de spleen romantique
et aiguillonné d'une pointe d'hédonisme, était voué aux expé-
rimentations dangereuses dans ses périodes de maîtrise, aux
duels téméraires avec les « sensations inconnues », de même
que, dans ses moments de dépression dégoûtée et de lassi-
tude générale, à la recherche de l'Oubli, voisin de la Mort.
Décevant paradoxe ! Alors qu'il stigmatise en phrases lapi-
daires Topiumisme de Quincey et l'alcoolisme de Poe*, il
succombera lui-môme à la tentation et à l'habitude des
toxiques excitants et souffrira ensuite de leur abstinence...
Mais qu'il ne soit pas dit, du moins, que Baudelaire a cherché
dans ses Paradis artificiels à glorifier l'ivresse, à recruter
jàes disciples, amateurs de sensations fortes, et à fonder une
école empoisonnée. Il indique, au contraire, les dangers du
haschisch et de l'opium qu'il ne connaît déjà que trop et avec
lesquels il a joué imprudemment. « Il est défendu à l'homme,
dit-il, sous peine de déchéance et de mort intellectuelle, de
déranger les conditions primordiales de son existence et de
rompre l'équilibre de ses facultés avec les milieux où elles
sont destinées à se mouvoir, en un mot, de déranger son
destin pour y substituer une fatalité d'un nouveau genre ^ »
Loin d'attribuer à la funeste drogue un pouvoir surnaturel
1. « Ce seigneur visible de la nature visible (je parle de l'homme) a
donc voulu créer le paradis par la pharmacie, par les boissons fermentées,
■semblable à un maniaque qui remplacerait des meubles solides et des
jardins véritables par des décors peints sur toiles et montés sur châssis.
Xî'est dans cette dépravation du sens de l'infini que glt. selon moi, la
raison de tous les excès coupables, depuis l'ivresse solitaire et concentrée
du littérateur, qui, obligé de chercher dans l'opium un soulagement à une
douleur physique, et. ayant ainsi découvert une source de jouissances
morbides, en fait peu à peu son unique hygiène et comme le soleil de sa
vie spirituelle, jusqu'à l'ivrognerie la plus répugnante des faubourgs qui,
le cerveau plein de flamme et de gloire, se roule ridiculement dans les
.ordures de la route. » Ch. Baudelaire. Les paradis artificiels. Opium et
Haschisch. Paris, 1801, p. 8.
2. Idem, p. 9S.
278 ÉTUDE MÉDICO-LITTÉRAIRE
et la parer de vertus magiques, il supplie le lecteur de ne pas
croire aux révélations de ses prétendus paradis, il veut le
convaincre que « le haschisch ne révèle à l'individu rien que
l'individu lui-même », il le met en garde contre l'accoutu-
mance et lui cite l'exemple de Balzac qui, malgré Téveil de
sa curiosité, repousse le dawamesk, sa fierté ne pouvant con-
sentir à l'abdication de sa volonté : « Celui qui aura recours à
un poison jjoiir penser, ne pourra bientôt plus penser sans
poison. Se figure-t-on le sort affreux d'un homme dont l'ima-
gination paralysée ne saurait plus fonctionner sans le secours
du haschisch ou de l'opium ^ ? »
Baudelaire n'est pas l'apôtre du vice et de l'orgie que
d'aucuns, aveugles, ont cru voir portant le masque du poète.
Il a fait dans ses Paradis artificiels œuvre de physiologie
expérimentale et a tenu le langage d'un hygiéniste et d'un
moraliste. Quant aux Fleurs du mal^ ce sont les doulou-
reuses lamentations d'un malade qui s'est déchiré le cœur
pour montrer sa souffrance que rien n'a pu calmer. On l'a
décrété le « chantre des voluptés folles du vin et de l'opium »,
ainsi qu'il le constate avec une amère dérision dans son
projet de préface pour la seconde édition des Fleurs. Mais
ceux qui l'ont ainsi nommé ont dû le lire sans le comprendre;
ils ne connaissent point l'auteur de Mon cœur mis à ?iu.
Avant sa mort, Baudelaire le toxicomane, le rêveur des
paradis artificiels, a poussé pour tous les travailleurs un cri
d'alarme : « Travail immédiat, même mauvais, vaut mieux
que la rêverie » ; et le dernier conseil de Mon cœur mis à nu
est le suivant : « Obéir aux principes de la plus stricte
sobriété, dont le premier est la suppression de tous les exci-
tants quels qu'ils soient. »
Ceux donc, et ils sont malheureusement trop nombreux,
qui ont cru voir en Baudelaire un impie messie capable de
1. Ch..'^A\idié\.A\vQ. Les paradis artificiels. Opium et Hascfdsch, Paris, 1861,
p. 104.
i
CHARLES BAUDELAIRE, GÉRARD DE NERVAL, ETC. 27«
leur ouvrir sur terre les portes d'artificiels édens, se sont
grossièrement trompés. Les opiomanes de toute catégorie, les
fumeurs d'opium surtout, se sont laissé séduire par la magie
des mots, par l'éloquence émue du conteur, par Timagination
artiste du poète ; ils ont pris pour de l'enthousiasme ce qui
était dolence, pour de l'allégresse ce qui était soufTrance,
pour un encouragement ce qui était dissuasion et pour un cri
de victoire ce qui n'était que le soupir plaintif d'un meurtri.
L'opiumisme de Gérard de Nerval et de Barbey d'Aure-
villy se rattache aux essais de poisons intellectuels pratiqués
par certains romantiques.
Pour Gérard de Nerval qui paraît avoir usé et peut-être
abusé de l'opium, sous forme soit de pilules, soit de lauda-
num, % il nous a été impossible de dépister les effets du
toxique à travers le délire mystique qui le travailla dès sa
jeunesse "^ emportant son ardente imagination au milieu d'in-
terprétations fantaisistes (voir nolàmmenl Aurélia) et d'hallu-
cinations multiples (voir Le Rêve et la Vie, sorte d'auto-
ûbservation psychopathique), s'adjoignit parfois des idées de
persécution, provoqua des périodes de sombre décourage-
ment et finalement le conduisit au suicide après plusieurs
internements. Sur un pareil cerveau « nourri de rêves et
d'hallucinations, ni plus ni moins qu'un fumeur d'opium du
Caire ou qu'un mangeur d'opium d'Alger ^ », le poison,
1. Maigre les nombreuses études sur Gérard de Nerval (Th. Gautier,
Champfleury. Alfred Delvau, Georges Bell, Paul de Saint-Victor, Maurice
Tourneu.x, .\rvède Barine, Antheaumc et Dromard, etc.), nous n'avons
pu recueillir de renseignements bien précis sur son opiumismc, sur son
mode d'intoxication ni sur les quantités de poison absorbées.
2. Gérard de Nerval, dont le cerveau fut toujours travaillé d'idées mys-
tiques, et qui rêvait une synthèse religieuse réduisant en un seul les cultes
de fous les temps qui, selon lui. se trouvaient les mêmes... Th. Gautier,
Etude sur G. de Nerval servant de préface à ses œuvres. Voir aussi Vliis-
toire du lioniantisme.
3. Alexandre Dumas. Article sur Gérard de Nerval.
tso
ETUDE MEDICO-LITTERAIRE
alcool, opium ou haschisch, ne pouvait rien créer ; son action
se bornait seulement à exagérer encore ce qu'il y avait en
lui d'anormal et de pathologique, à exalter ses facultés ima-
^inatives, si puissantes déjà et si mal équiUbrées, et à faire
naître comme chez les thériakis de l'Orient « des essaims de
pensées nouvelles, inouïes, inconcevables, traversant son
âme en tourbillons de feu ^ ».
Quant à J. Barb§^jdrAurevilly, il semble que lui aussi ait
été, passagèrement tout au moins, un toxicomane et même un
toxicomane classique, ses impulsions dipso et toxicoma-
niaques ayant été précédées et jusqu'à un certain point con-
ditionnées par des accès de dépression mélancolique et d'in-
surmontable ennui. « Je m'ennuie, je m'ennuie. Je suis écrasé
d'ennui. J'ai une montagne de plomb sur le cœur. » Tel est
le refrain. D'où spleen, migraines, alcools, insomnie,
opium, etc.-... F. Laurenlie^ rappelle, ainsi que G. Aubray,
les aveux de Barbey. « A l'en croire, Barbey * aurait bu de i
Téther, de l'eau de Cologne, etc.. ; il aurait été un Verlaine
anticipé et, sans l'heureuse rencontre de VAnge blanc
(M"^ de B.), il serait mort comme Edgar Poe. »
Pourquoi Barbey se serait-il ainsi jeté dans les dange-
reuses ivresses : par dandi/s?ne, par maladie ou par besoin
d'oubli ? Il est certain qu'à partir de 1850 environ Barbey est
invinciblement attiré vers l'extraordinaire. « 11 ne veut plus,
dit M. F. Laurentie, de ce que l'on voit, de ce que Ton côtoie
sans cesse. Il se prolonge dans l'exceptionnel et dans
l'unique. Désormais..., c'est toujours l'attrait du rare, sinon
de l'invraisemblable, quoique du possible, qui le séduit ».
Mais ce fanatisme de l'extraordinaire n'est-il pas lui-même
1. Le Voyage en Orient, t. II, p. 60.
2. Gabriel Aubray. Hur Barbey d'Aurevilly. Le Correspondant. 25 no-
vembre 190:t. p. 677.
3. François Laurentie. Barbey d'Aurevilly. La Revue de Paris. 15 dé-
cembre 1909. p. 787.
4. Voir Memoranda. Lellres à Trébutien.
I
CHARLES BAUDELAIRE, f.ERARD DE NERVAL, ETC. 281
une sorte de réaction à la douleur et au spleen de cet esprit
exceptionnel qui ne prisait chez l'homme que les quahtés do
force et d'énergie, dont l'idéal moral était une volonté indomp-
table et qui ne pouvait concevoir les héros de ses romans
que comme des êtres supérieurs et des surhommes ? Barbey
d'Aurevilly avait cruellement souffert d'un amour malheu-
reux et « la douleur a été son maître », dit M. F. Laurentie.
Son orgueil lui défendait de laisser voir sa souffrance et les
excitants dont il a usé devaient lui servir à la masquer en
même temps qu'à l'endormir. L'ennui, d'autre part, le ron-
geait et sa désespérance prête au suicide s'exhale dès i83G
dans son premier Mémorandum'. « Je m'en vais, dit-il,
recommencer un Journal. Gela durera le temps qu'il plaira à
Dieu, c'est-à-dire à l'ennui, qui est bien le dieu de ma vie.
Quand je serai las de me regarder, je fermerai ce livre et
tout sera dit. Pourquoi ne se débarrasse-t-on pas aussi faci-
lement de soi-même, cet inexorable quelque chose qui est
malgré lui-même, car le suicide nous en débarrasse-t-il
entièrement ? Qui le sait ? »
A cette époque donc de sa vie, Barbe}' se trouvait accablé
d'ennui, las de la vie, n'ayant plus goût à rien. « Désen-
chantement, doute radical, incrédulité foncière, rien ne
manque à ce tableau d'une existence qui ne prend plus d'in-
térêt à quoi que ce soit » (Grêlé)-. Nul moment n'était plus
propice à l'éclosion de désirs malsains, à la recherche de
jouissances empoisonnées, ou plutôt d'anéantissements artifi-
ciels. Si les faiblesses toxicomaniaques de Barbey paraissent
avérées, nous n'osons toutefois pas attribuer aux excitants
dont il a usé les traits dominants de son œuvre, ni son atti-
rance pour le surhumain et l'extraordinaire qui paraît être
chez lui une marque constitutionnelle, ni cette « espèce de
somnambulisme très lucide » dont parle Barrés, ni cette
i. Premier Mémorandum, 1836-1838, p. 1.
2. Eugène Grêlé. Jules Barbey d'Aurevilly. Sa vie el so)i œuvre. Caen,
1902.
282 ETUDE MEDICO-LITTERAIRE
hypermnésie à allures d'hallucinations rétrospectives que l'on
constate dans certains de ses produits, « ce réveil des infini-
ment petits du souvenir dans notre mémoire involontaire
dont s'accompagnent certaines excitations intellectuelles très
intenses, le plus souvent morbides » (P. Bourget) \ Cette opi-
nion a été soutenue par M. G. Aubray : « S'il y a dans sa
vie, dit-il, trop d'emportements, dans ses romans trop d'hor-
reurs inutiles, cadavres déterrés, corps d'enfants enfouis dans
des jardinières de réséda, cœurs sanglants conservés dans
des urnes de cristal, j'en fais la maîtresse rousse responsable
pour une bonne part; par l'alcool ou l'opium n'a-t-elle pas
été la muse de tous les écrivains macabres, Hoffmann, Edgar
Poe, Baudelaire ? » Les nombreuses études - qui ont paru
sur Barbey d'Aurevilly nous permettent néanmoins de com-
prendre la puissante originalité de ce génie autrement qu'en-
gendré par le toxique.
\. Paul Bourget. Revue hebdomadaire, 10 avril 19Û9. Voir également sa
préface aux Memoranda, 2° éd., Paris, 1887.
2. Voir notamment : .\lcide Dusolier. Barbey d'Aurevilly. Paris, 1862 ;
Fernand Glerget. Barbey d'Aurevilly. Paris, 1909: Noyon. Lettres de
J. Barbey d'Aurevilly à Trébulien, 2 vol. Paris, 1909, ainsi que les études
critiques de Sainte-Beuve, Brunetière, .\natole France, Jules Lemaîtrc,
Pontmartin, J.-J. \Yeiss, Zola, etc..
CHAPITRE V
NOTRE LITTÉRATURE MODERNE DE L'OPIUM
y
Le roman de M. P. Bonnelain, L'opium \ est certainement
l'un des plus véridiques parmi ceux qui ont été écrits sur ce
sujet. L'auteur s'est, d'ailleurs, documenté avec soin durant
ses voyages en Indo-Chine et les scènes qu'il décrit, les im-
pressions qu'il détaille, ont été, pour beaucoup, prises sur le
vif. Son héros est bien campé ; il réalise un type psychopa-
thique trop fréquemment répandu, hélas ! dans les milieux colo-
niaux. C'est un déséquilibré, fds d'une mère qui mourra
aliénée, poète doué d'une sensibilité excessive et maladive,
un sensitif capricieux, volontaire, impatient, ne sachant pas
vouloir, prompt à s'exalter et facile à abattre, et que sa
maîtresse dépeint [)arfaitement en ces quelques pp.roles qu'elle
lui adresse : « Vois-tu, Marcel, tu n'es pas organisé pour
lutter avec la vie ; tu es artiste dans toute l'acception du
mot. Le rêve te donne envie de jouir de l'existence et les
difficultés t'abattent. Tu es trop songe-creux... Tu ne sais
pas vouloir. »
Et c'est précisément cet infirme de la volonté, inapte à la
lutte, que les circonstances administratives envoient en Indo-
Chine. Marcel Deschamps était, comme beaucoup de ses frères
partis aux colonies avec les mômes dispositions mentales,
une proie toute désignée pour l'opium ; et, de fait, il se livre
spontanément à lui, il veut, lui aussi, goûter à son ivresse
1. Paul Bonnetain. L'opium. Paris, ISSG. Voir également Au lonkin.
Paris, 18S8.
284 ÉTUDE MÉDICO-LITTÉRAIRE
mystérieuse dont le cachet exotique provoque et séduit sa
rêveuse et jouisseuse imagination. Il fume donc et, avec la
fumée bleue, il aspire le rêve et l'oubli, il sent son corps qui
s'allège et sa pensée qui se dissout. Dès le lendemain de son
initiation il éprouve le désir d'une nouvelle expérience : une
sensation de malaise général jointe à une envie naissante le
pousse à refumer ; déjà l'habitude s'annonce, dominatrice. Il
pourrait encore résister, se reprendre, s'arracher au péril
qu'il pressent, mais l'Ennui est là qui le guette dans cet Orient
lointain, l'Ennui nostalgique qui s'installe rongeur au cœur de
tous ceux que les loisirs de leur profession livrent aux rêves
épuisants, aux regrets douloureux, aux interrogations
anxieuses..., et il s'abandonne désormais, afin d'oublier ses
obsédantes préoccupations, d'endormir ses souffrances mo-
rales, afin « de ne plus sentir, du moins, le spleen dans sa
tête... ». Il fume dès lors régulièrement, assidûment ; la curio-
sité a engendré le désir et celui-ci, par l'habitude de son
assouvissement, s'est mué en un irrésistible, en un inexorable
besoin.
Les effets de l'opium, au début de l'imprégnation, sont
plutôt agréables, surtout pour l'intellectuel. « L'opium réveille
la sensibilité, exalte l'intellect, superactive tous les sens...
Votre corps est allégé, vous êtes tout cerveau, et vos organes
que vous ne sentez plus acquièrent d'étranges finesses de per-
ception ». Une torpeur délicieuse vous envahit, béatitude
ouatée, hébétude consciente ; « il ne sentait plus son corps,
son être s'éthérait, et cependant ses sensations subsistaient,
plus raffinées au contraire, décuplées parfois, et nouvelles ».
La sensibilité est exaltée extraordinairement ; « son oreille
percevait l'imperceptible bruit des pattes de flamant sur les
briques; ses yeux découvraient, entre les poutres, les yeux
d'une araignée rencoignée dans sa toile ; ses narines aspi-
raient à travers le store le vague parfum des corolles fermées
parla chaleur; et, sur le plateau, ses mains distinguaient au
seul loucher les aiguilles neuves d'avec les anciennes ».
NOTRE LITTERATURE MODERNE DE L OPIUM 285
Toute volonté fuit et meurt. L'attention Hotte au hasard,
attirée par un détailquelconque, une excitation sensorielle ou un
souvenir échappé du subconscient et provoquant des associa-
tions d'idées multiples et décousues, constituant un rêve lucide,
bigarré, touffu, béat et conscient. Le milieu se déforme sui-
vant l'humeur et ses idées du moment. Les couleurs, les sons
s'associent et se défigurent, s'assemblent en cortège, défilent
encadrés des souvenirs tronqués de récits entendus ou d'his-
toires vécues. « Avec une intensité d'attention extraordinaire
il suivait la silhouette du store... Tout lui soufflait un monde
d'inspirations vagues et majestueuses, profondes et fugitives,
qui bientôt défilaient en théories bigarrées, sur un rvthme
barbare d'une musique puissante et douce. Et ce n'était pas
un rêve, mais l'effet maladif d'une suggestion. Ses pensées
restaient logiques, il le savait bien. Seulement, de par l'aboli-
tion de sa volonté, elles se suivaient décousues, ainsi que
des perles s'éparpillent, et, au commencement, il les regar-
dait couler, comme il eût regardé couler une eau. »
Et le rêve s'alimente à une mémoire devenue merveilleuse.
« celle-ci, superactivée comme toutes ses facultés intellec-
tuelles, s'éveillait tout d'un coup, sur le heurt inattendu d'une
réflexion suggérée par une banale sensation et lui ouvrait des
horizons sans bornes, des abîmes d'impressions emmagasinées
jadis, mais oubliées depuis, et mortes. Par exemple, le cuivre
d'une trompette chinoise éclairant une panoplie le transpor-
tait aux concerts Colonne à Paris, lui remplissait la tête de
musique... ». Cette mémoire acquiert une telle acuité qu'elle
exhume du passé de très vieilles choses vues ou entendues
une seule fois, bien longtemps auparavant, « des pages musi-
cales rares ou bien inédiles, des extraits d'œuvres étrangères
ou très vieilles, exécutées à Paris une seule fois » ; et c'est
même une des particularités du rêve d'opium de se bercer
d'idées anciennement emmagasinées et non des souvenirs de
la veille.
Mais ces sensations agréables, cet engourdissement béat.
28G ÉTUDE MÉDICO-LITTÉRAIRE
ces rêves purement intellectuels durent bien peu. « Il nV a
de tels effets qu'aux débuts du fumeur. Ça passe vite. » Fumer
n'est déjà plus un plaisir, mais seulement une habitude, un
besoin. Bientôt le malaise survient, les tortures de l'opium
commencent. La céphalalgie apparaît lancinante avec l'inap-
pétence, l'anorexie, la frigidité, l'oppression, la déchéance de
toutes forces. Un alanguissement physique vous pénètre ; l'on
devient apathique et veule ; la résistance au climat faibht ; on
souffre davantage du soleil et de la chaleur. En même temps
les idées s'assombrissent, le dégoût de vivre, le spleen vous
envahissent chaque jour davantage. Puis les rêves prennent
un caractère pénible ; la mémoire ne réveille plus que des
souvenirs douloureux ; toutes les perceptions, toutes les
pensées se font moroses. « De tous ses rappels du passé,
l'opium les exhumait des heures amères ; de tous ses songes,
l'opium les conduisait au cauchemar. Superactivés, ses sens
ne trahissaient plus que des impressions pénibles... Son
aberration cérébrale déformait encore les idées perçues ;
mais cette déformation servait son spleen... ». Les cauche-
mars reviennent, toujours identiques, emplissant Marcel Des-
champs de frayeur, le réveillant en sursaut, étreint d'angoisse
et baigné de sueur. Et alors, « il comprit que l'opium ne
pouvait ni consoler, ni guérir. Miroir, il reflétait, en grossis-
sant, mais il reflétait, et la réfraction seule de ses images
était anormale... La pipe ne modifiait ni son état d'âme, ni
les choses ».
Et le fumeur s'enlise de plus en plus dans sa passion malgré
ses angoissantes souffrances. « L'opium, la nuit, épouvantait
de visions sa morne tristesse du jour, et c'était un cercle
vicieux, la piste qu'il suivait, machinal : fumer pour rêver,
[amer encore afin d'oublier l'épouvante du rêve, recommencer
toujours ». 11 se sent devenir fou. « Et l'opium exaspère, exa-
gère, rend fou. L'homme qu'il embue, il le décuple, bon : le
rend faible ; triste : désespéré ; cruel : féroce ; pervers :
sadique, et désespéré : moribond ». Il sombre dans l'avachis-
NOTRE LITTERATURE MODERNE DE L OPIUM 287
sèment, la dégradation morale, rindifft-rence physique et
sentimentale, l'obnubilation du caractère. Il devient négligent
de sa tenue et de son service, insouciant de son devoir, bru-
tal, sombre, débauché, paresseux, las de tout travail physique
OU intellectuel ; le moindre exercice lui coûte, la lecture lui
devient impossible ; c'est Tengourdissement et Thébétude
complète avec morosité constante de l'humeur et déchéance
du sens moral : « Yopium annihile le sens moral. »
A ce moment, le fumeur est un homme perdu, capable de
toutes les fautes professionnelles, de tous les crimes contre
l'honneur. M. P. Bonnetain conte le suicide d'un officier
prévaricateur convaincu d'avoir commis un détournement de
quelques mille francs (exemple très vraisemblable, peut-être
même authentique), et fait suivre son récit de cette réflexion
typique : « Cependant, il y a deux ans, il gérait une caisse
de 60.000 francs; il avait vingt occasions pour une. — Sans
doute ! Mais il y a deux ans il ne fumait pas. »
Toute l'histoire de l'opium est contenue dans le livre de
M. Bonnetain qui avec clairvoyance et non sans talent expose
successivement le rôle de la prédisposition morbide, du désé-
quilibre mental, puis celui de l'ennui et de la contagion dans
cette forme de toxicomanie dont sont atteints les fumeurs
d'opium. Le tableau clinique enfin, la déchéance physique,
l'obnubilation et l'abêtissement psychiques, la dégradation
morale, sont parfaitements exacts.
M. P. Gustot^ décrit surtout la sensation de légèreté que
la pipe d'opium procure à son héros. « Son corps s'était fait
léger, léger, immatériel, comme volatilisé. Ses membres étaient
en plume, et il avait la très vague sensation que son Ame,
devenue d'une lucidité effrayante, désertait sa chair et flottait
devant lui, tandis que ses yeux, se fermant à tout spectacle )
matériel, perçaient les choses les plus impénétrables. Sa
!
1. Pierre Cuslot. MuUhip. Paris, 1901.
288 KTUDE MÉDICO-LITTÉRAIRE
pensée lui semblait être entrée dans Tinfini, son esprit com-
prendre l'éternité... w
Il faut savoir gré à l'auteur d'avoir démasqué depuis déjà
dix ans le péril que les fumeries de Toulon font courir au
jeune aspirant, au midship. Celui-ci se laisse facilement
contaminer, surtout lorsque c'est une femme auréolée par
l'opium d'un charme mystérieux, qui, avec son baiser, lui
offre l'enivrant poison et lorsqu'il est lui-même un être faible
et trop sensible comme Albert Dauvesme qui finit par un
suicide nettement pathologique. Ces fumeries qui infestent
nos ports de guerre sont les sources dangereuses par les-
quelles le poison oriental s'infiltre chez ceux-là mêmes qui
n'ont point encore eu l'occasion de connaître l'Orient.
M. D. Borys ' met lui aussi des officiers de marine aux
prises avec le redoutable opium dont l'ivresse procure l'uni-
versel oubli. L'opium, c'est le royaume de l'oubli, de l'im-
précis, de la pénombre et du silence, « la porte des cent mille
peines » (Rudyard Kipling-). L'opium donne de la légèreté
au corps et à la pensée, fait naître un sentiment d'optimisme
général, d'apaisement éternel et d'indulgence infinie, mais
surtout, il contient roiihli. « Il contient des trésors d'indul-
gence et d'optimisme capables de parer la vie la plus déshé-
ritéCj 11 contient l'indifférence de l'âme et l'indolence du corps,
il contient l'espace et le temps que nous explorons en lui jus-
qu'aux limites de l'éternité, il contient bien d'autres choses
encore... Mais, surtout, il contient l'oubli ! » L'amour s'affine
sous son influence et perd son caractère charnel, il se trans-
forme en « amour subtil, délicat, sentimental, élargissant ses
limites jusqu'à l'extrême spiritualité ». L'indifférence enfin,
le laisser-aller coupable s'emparent des fumeurs d'opium.
1. Daniel Borys. Le royaume de l'oubli. Pathologie et psychologie de
fumeurs d'opium.
2. Rudyard Kipling. La porte des Cent mille peines. Trad. par Louis
Fabulet et Robert d'Humi^res. Paris. 1901.
NOTRE LITTÉRATURE MODERNE DE LOPIUM 289
L'honneur, le devoir, la responsabilité de l'oHicier..., la fumée
de lopium, opaque et lourde, les masque de plus en plus
à la conscience obnubilée. « Que leur importait tout cela ?
Qu'était-ce que la vie des autres et leur vie propre, à côté de
cette douceur, précieuse jusque dans la dernière de ses
molécules ? » Et cette oublieuse quiétude de Tétat d'opium
aboutit à une catastrophe terrible, l'échouement d'un sous-
marin au fond de la mer et la mort de son équipage par la
faute de son commandant abruti d'opium.
Ce dont nous voulons surtout louer M. D. Borys, c'est
d'avoir compris que le fumeur d'opium est, avant toute impré-
gnation, un être mou et faible, aux appétits dominateurs que
sait mal refréner une énergie débile, ou bien un vaincu de la
vie dont la volonté s'est épuisée et qui n'aspire plus qu'après
l'Oubli et le Repos. Et c'est ce qui permet à Jacques de Martin-
ville de s'écrier en parlant de l'opium : « Il a la force qu'il
tient de notre propre faiblesse et c'est la plus redoutable. »
M. J. Boissière' est fervemment imbu de Poë et de Bau-
delaire. Ses descriptions sont cependant originales et pitto-
resques, un peu trop empreintes peut-être de la recherche de
Yeff'et. 11 analyse avec intérêt le sentiment de mystère et de
terreur qui se glissé en le fumeur du jour où il use de
l'opium. « Depuis que j'ai fumé l'opium dans la forêt, je doute
et j'ai peur de mourir, pour ce qui peut advenir ensuite. Je
devine tant de volontés et tant d'intelligences éparses dans la
matière brute et dans le vent de la nuit !... L'opium m'a
rendu si clairvoyant ! et parfois je m'enorgueillis, parce que
je suis plus savant qu'autrefois ; et plus souvent j'en souffre,
parce que j'ai perdu la quiétude de l'âme. » Le fumeur sent
son inteUigence s'affiner et ses sens se subtihser au point de
voir et d'entendre tout, même les êtres invisibles et silen-
cieux ; son âme s'assombrit, des fantômes le poursuivent ; son
1. Jules Boissière. Fumeurs d'opium. Paris, s. d.
DupoiY. — Les opiomanes.
19
290 ÉTUDE MÉDICO-LIÏTÉRAIRE
caractère se transforme ; il devient « passionné fou » et
« taciturne songeur » ; et, malgré tout, il ne peut abandonner
le funeste poison. « Maintenant la noire drogue était néces-
saire à ma vie comme l'air du ciel, et les plus épouvantables
terreurs ne pouvaient me déterminer à me priver d'elle. Et les
spectres grouillaient et fourmillaient en mes sommeils » [Dans
la forêt) .
Nous lisons, en outre, à?ir\s> Fioneurs d'opium, une série de
scènes des plus instructives qui disent la dégradation morale
à laquelle aboutissent ces malheureux. C'est un sergent,
commandant un détachement, qui, « possédé de malfaisants
o'énies qui hantent les mornes fumées de l'opium », commet
les pires fautes militaires, laisse surprendre son poste et mas-
sacrer ses hommes [Le blockhaus incendié), et qui s'enivre
de la drogue au point qu'il ne pourrait, en cas d'attaque,
que tendre le cou à son assassin en lui offrant un bienveil-
lant sourire. « Je fume encore, encore. Ma vaste bienveil-
lance s'élargit toujours ; mais avec elle voici que monte et
grandit l'indifférence et le dégoût d'agir. Un besoin me vient
d'absolue inertie, de rester en place, de ne pas parler, et de
laisser rouler les mondes, sans y toucher, satisfait de les
voir et de les comprendre du haut de mon intelligent et
lucide anéantissement » [La prise de Lang-Xi). C'est le garde
d'un poste avancé, un gas normand jadis robuste, rouge, san-
guin, ardent, courageux et bon enfant, mué par l'opium en un
être maigre, pâle, faible, nerveux, capricieux, las, puéril,
peureux, irascible et méchant, — et qui, lui aussi, obscurci
par la drogue, se laisse surprendre par les bandes annamites
[Les génies du Mont Tan-Vien). C'est, encore, un soldat
français, un Breton, fils d'officier, dont l'opium fait un déser-
teur et un traître, et qui arme son fusil contre ceux de sa
race, contre ses anciens officiers, contre ses anciens cama-
rades [Une âme. Journal d^ un fusillé).
Voici, d'autre part, un hvre sur l'opium écrit par un offi-'
NOTRE LITTÉRATURE MODERNK DE l/oPlUM 291
cier (le marine, Fumée d'opiiun, de M. Cl. Farrère'. Ah!
que M. Farrère connaît bien la drogue, et comme arliste-
ment il excelle à en conter les effets dans ce stvle alerte et
prenant qui a su éveiller de si jolie façon l'entiiousiasme de
M. P. Louys ! Mais aussi, quel livre dangereux, d'autant
plus dangereux que son mérite littéraire est plus grand et sa
lecture plus attachante ! C'est qu'en effet M. Farrère nous
décrit un opium enchanteur, donnant à Faust une jeunesse
immortelle [La fin de Faust), transformant un poltron en un
héros incomparable [La peur de M. de Fierce), qui « lui
verse l'ivresse, lui ouvre la porte éblouissante des voluptés
lucides, l'emporte triomphalement hors de la vie vers les
sphères subtiles des fumeurs d'opium » [Les pipes), et dont
le parfum captive même les animaux : « mystérieusement
attirées, les bêtes innombrables sortent de chaque fente et de
chaque trou, et s'avancent peu à peu vers la lampe. Car la
bonne drogue étend sa royauté sur tous les êtres. Rien de
vivant n'échappe à son sceptre, et devant les' atomes puissants
dont elle sature les fumeries, l'instinct du cloporte plie comme
la raison de l'homme » [Les bêtes).
La béatitude du rêve d'opium est le véritable Nirvanha. Le
fumeur abdique toute préoccupation : « il ne se soucie plus
d'aucune chose ; il n'a plus de métier, il n'a plus d'amis ; — il
fume... » ; et il goûte d'incomparables jouissances. «Certes
aucun spasme du cœur ou de la moelle n'est comparable au
viol radieux des poumons par la fumée noire. Et mieux que
jamais je sais panteler aujourd'hui sous le baiser traître et
doux de la drogue ; — je sais me griser de l'odeur chaude,
je sais jouir habilement de la démangeaison multiple
qui crible de piqûres subtiles mes bras et mon ventre, je
sais guetter avec trouble la torpeur mortelle qui chaque
jour étreint plus étroitement ma nuque et dissout peu à peu
les muscles de mes membres. — Et cependant cette indicible
1. Claude Farrère. Fumée d'opium. Paris, s. d.
292 ÉTUDE MÉDICO-LITTÉRAIRE
félicité de ma chair n'est rien auprès de la joie extasiée de
ma pensée.
« Oh ! se sentir de seconde en seconde moins charnel,
moins humain, moins terrestre; — guetter le libre envol de
l'esprit qui s'échappe de la matière, de l'âme désentravée
des lobes du cerveau ; — admirer la multiplication mysté-
rieuse des facultés nobles, intelHgence, mémoire, sens du
beau; — devenir en quelques pipées l'égal véritable des
héros, des apôtres, des dieux; — comprendre sans effort la
pensée d'un Newton, dominer le génie d'un Napoléon, cor-
riger les fautes de o-oût d'un Praxitèle; — unir enfin en un
cœur devenu trop vaste toutes les vertus, toutes les bontés,
toutes les tendresses ; — aimer démesurément tout le ciel et
toute la terre, confondre en une môme douceur ennemis et
amis, bons et méchants, heureux et misérables ; certes,
l'Olympe des Helléniques et le Paradis des Chrétiens réser-
vent à leurs élus des béatitudes moins pleines. Et pourtant, ce
sont là mes béatitudes à moi ! » [Les tigres).
Combien délirant est ce rêveur euphorique et mégalomane
qui se juge supérieur aux plus grands génies, mais aussi
combien dangereusement séduisant peut paraître un tel rêve,
consciemment béat ! M. Farrère ne s'est peut-être pas rendu
compte du charme pervers qui se dégage d'une pareille des-
cription, de quel désir malsain d'opium doivent, à le lire, se
sentir étreints ceux qui, loin de leur pays, se laissent envahir
d'un nostalgique spleen, ceux qu'ont abattus de cruelles souf-
frances, physiques ou morales, et qui désespèrent de l'avenir,
tous ceux enfin qu'une avide curiosité d'idéal pousse à cher-
cher d'inconnues et subtiles jouissances. Apologiste con-
vaincu, pour qui « l'opium réellement est une patrie, une
religion, un lien fort et jaloux qui resserre les hommes »,
qui, dans l'ivresse malheureusement trop brève, « se sent
mieux frère des Asiatiques qui fument dans Fou-Tchéou-
Road que des Français inférieurs qui végètent à Paris où il
est né..., et le matin, quand, douloureusement, il regagne sa
NOTRE I.ITTKRATURE MODERNE DE L OPIUM 293
maison et son lit, abdique sa supériorité, rendosse la guenille
humaine... », il s'érige en démoniaque Tentateur.
Or l'opium est un magicien moins mervoilleu.x que le conteur
et je doute qu'un lecteur prévenu puisse trouver « belle comme
un fragment de la Grèce antique » une fumerie toute polluée de
scènes lubriques où l'on voit, saoule d'opium et enragée d'a-
mour, une femme, dont son amant impuissant ne peut assouvir
la fureur, apaiser son rut douloureux dans un dévergondage
d'éther [L'intermède). Que le lecteur trop confiant ne souhaite
pas connaître les rêves « ailés d'or » et les « multiples volup-
tés » de l'opium « niveleur » ; qu'il se rappelle le corps d'Haf-
ner, creusé et fané bien avant l'âge : « Moins de force, moins
de souplesse. Le teint très blême, piqueté de rouge, — comme
le sable du ring. Les yeux fixes et fiévreux. La bouche blanche
et sèche. Avec cela, plus de poitrine, seulement des côtes
saillantes sous la peau. Il toussait d'une toux brève qui son-
nait le creux des poumons. Et puis il s'amincissait comme
une planche rabotée. 11 en vint à peser un poids comique,
un poids d'enfant. » [Les deux chnes de Rodolphe Hafner.)
L'homme sera, par l'opium, dépouillé de sa viriUté, ce
« sixième sens qui s'oppose grossièrement aux spéculations
cérébrales », et sa dignité, son sens moral seront à ce point
obnubilés que, désexué, il jettera sa femme, nue et ardente,
à ses compagnons de débauche, à ses voisins d'écurie,
pardon ! de fumerie, en lui criant : « Délie, délie ton corps
douloureux, jette tes doigts, ta gorge, ton ventre à l'homme le
plus proche, et oubUe l'inutile pudeur... Allons, ris et pleure,
serre ton amant de ce soir entre tes bras avides, entre tes
jambes lascives, donne-lui follement ta lèvre, tes dents, ta
langue vibrante, écrase sur sa poitrine tes seins frissonnants.
Moi, j'ai le mélange mille fois plus intime de nos âmes confon-
dues qui se prodiguent indéfiniment d'ineffables caresses,
d'indicibles ardeurs. Et, — pas une minute, — je ne songe
que, sans l'opium, ce seraient mes bras, ma langue et ma poi-
trine qui jouiraient maintenant de toi... » [Le sixième sens.)
294 ÉTUDE MÉDICO-LITTÉRAIRE
Qu'il sache qu'il ne dormira désormais plus : « l'opium
affranchit les siens du joug du sommeil » ; qu'il sache les
hallucinants cauchemars qu'engendrera, toute conscience
éveillée, la monstrueuse h^^pertrophie de ses sens, de son
ouïe surtout [Hoj's du silence. Le palais rouge. Le eau-
chemar) et les tortures qui l'attendent, soit qu'il essaie de ne
plus fumer [Fai-Tsi-Loung] , soit qu'il continue à fumer. « Je
ne vois plus et je n'entends plus. Ainsi de tout. Il n'est pas
une sensation humaine qui me soit restée, et pas un acte
d homme que je puisse faire. Pas une, pas un. Rien. Ah ! si,
une chose, un verbe : souffrir.
« Oh ! la souffrance que je souffre ! Oh ! le feu qui déchire
et dévaste et rougit à blanc mes entrailles ! Dans moi, une
plaie flambe, une plaie qui commence à ma gorge et finit plus
bas que mes chevilles; une plaie qui n'épargne rien, ni
veine, ni boyau, une plaie d'où, perpétuellement, jaillissent
des flammes. Les fleuves, les lacs, la mer et tous les océans
couleraient sur ces flammes-là sans les éteindre. Et c'est pour
toujours, toujours, sans arrêt, sans répit, sans sommeil. Jus-
qu'au néant, au néant plus effroyable. . .
« Sous ma peau, la démangeaison de l'opium m'a mordu
si fort que je n'ai plus dépiderme : je lai arraché à coups
d'ongles, entièrement.
« Et si c'était là tout ! S'il n'y avait rien de plus !
<( Il y a la soif et la faim d'opium. Des jours et des jours
passés sans manger et sans boire, ce n'est rien, moins que
rien; — une volupté. Mais une heure sans opium, voilà,
voilà l'horrible, l'indicible chose, le mal dont on ne guérit
pas. On n'en guérit pas, parce que cette soif-là, la satiété
même ne l'éteint pas. Avant de fumer, je meurs du besoin
d'opium, et j'en meurs encore après, et pendant et toujours.
Ma chair agonise dès que j'abandonne ma pipe. Mais, dès que
je l'ai reprise, une autre agonie s'ajjat sur ma chair. Et je suis
le damné qui, pour se délasser de la braise ardente, trouve
seulement le plomb fondu. » [Le cauchemar.)
CONCLUSIONS
Les méfaits de l'opium datent de loin, de plusieurs siècles ;
mais, d'abord cantonnée à l'Orient, la drogue ne s'est que
depuis peu rapprociiée de nous. Aujourd'hui son invasion
menace directement l'Europe et nous frôlons un incontestable
péril. Déjà en parlant de l'opiophagie qui tendait à s'accli-
mater, principalement en Angleterre, Fonssagrives dévoilait le
danger : « On frémit, disait-il, en songeant que notre société
européenne peut, d'un jour à l'autre, surtout maintenant que
les habitudes de cosmopolitisme mélangent les mœurs des
nations, être envahie par cette ivrognerie qui y prendrait
comme une traînée de poudre. »
Plus tard, la mode de fumer l'opium a cherché à s'im-
planter sur le sol de France et tous nos grands ports, de
guerre ou de commerce, Toulon, Marseille, Bordeaux, Roche-
fort, Lorient, Brest, Cherbourg, Le Havre, Dunkerque, etc.,
ont, ainsi que Paris, vu éclore des fumeries. Doit-on se
contenter de sourire sceptiquement ou y a-t-il véritablement
lieu de s'alarmer ; en d'autres termes, faut-il considérer le
fumage de l'opium comme un inoffensif et délicat passe-temps,
ou comme une pernicieuse coutume ? La réponse de Brunet est
formelle : l'opium est une plaie sociale : « plaie sociale dont
on parle peu, dont on sourit volontiers parce qu'on la croit
inoffensive et rare, que quelques-uns prennent pour un plaisir
élégant parfumé d'exotisme, que d'autres même admirent
comme un raffinement parce que des littérateurs talentueux,
296 LES OPIOMANES
des artistes et des poètes délicats, dans une recherche éperdue
de sensations nouvelles, Tout recouverte du voile fleuri de
leurs descriptions enchanteresses et parfois délicieusement
perverses. »
Les ravages causés par l'opium en Extrême-Orient sont ter-
ribles. Les documents sur ce point abondent, tristement
convaincants, et récemment encore le Rév. A. G. Gregg,
membre de la Commission du Congrès de la lutte contre
l'abus de Fopium, affirmait qu'un demi-million d'hommes
succombaient annuellement, victimes de cet abus.
L'opium est nuisible à l'individu, à la race et à la société.
Tous unanimement le proclament. « Abrutissement et séni-
lité précoce pour l'individu, déclare Jeanselme, misère et
déshonneur pour la famille, diminution de la natalité et abâtar-
dissement pour la race, élévation du taux des crimes et
délits pour la société, appauvrissement de la fortune publique
et famines pour l'Etat, telles sont les conséquences de l'opium,
péril social qui ne le cède guère à l'alcool. »
Négligeant le côté économique de la question, sans ignorer
toutefois combien la satisfaction de ce besoin factice est dis-
pendieux et élève le prix de la main-d'œuvre indigène en
raison de la cherté de l'opium, ni quelles famines la supplanta-
tion de la culture des céréales par celle de l'opium infiniment
plus rémunératrice fait éclater périodiquement dans la Perse,
les Indes ou la Chine, nous nous arrêterons seulement sur les
dangers que fait courir à la Société le fonctionnaire, civil ou
militaire, fumeur chronique démoralisé et débilité, amoindri
physiquement et intellectuellement, capable de toutes les
imprudences et de toutes les défaillances, de toutes les légè-
retés, de toutes les compromissions, de toutes les lâchetés.
L'Angleterre l'a si bien compris que son Gouvernement de
l'Inde rejette, comme indignes de servir, les Européens con-
vaincus de fumer habituellement l'opium ; et aujourd'hui tous
les pays, la Chine en tête, édictent les peines les plus sévères
contre les fumeurs d'opium et luttent à outrance contre le
CONCLUSIONS 297
destructeur poison. Qu'on jette plutôt les yeux sur le tableau
saisissant que Brunet a brossé magistralement des fumeurs
soudainement envaiiis par leur désir obsédant. « Ils sont
envahis par une angoisse d'attente, un désir si violent qu'ils
ne peuvent supporter de retard, et quelle que soit la gravité
des circonstances, les nécessités du service ou de la fonction,
il faut qu'ils se précipitent sur leur pipe ; ils la préparent avec
de telles tréf)idations de joie impatiente, que leurs mains en
tremblent, puis ils la hument goulûment comme quelqu'un
qui allait étouffer et qui aspire enfin la bouffée d'air sauveur
qui ramène à la vie. Dans ces moments-là ne parlez j)as au
tumeur de son devoir, des obligations les plus sacrées, il perd
le sentiment exact de sa responsabilité, néglige promesses,
situation, tenue, accepte toutes les compromissions, tout
s'efface, tout a disparu, il ne subsiste plus, dans son affole-
ment éperdu, que l'urgence d'aspirer à tout prix un peu
d'opium. 11 donnerait ce qu'il a sur lui, signerait ou sacri-
fierait n'importe quoi pour satisfaire sa passion qui le tour-
mente invinciblement.
« Est-il prudent de compter sur des gens dont tout le res-
sort est si fragilement suspendu à une pipe d'opium ? Quelle
responsabilité n'assume-t-on pas quand on confie la sécurité
d'un poste, la vie d'un malade, l'administration d'une région,
la conservation d'un navire, la réussite d'une mission, l'éta-
blissement d'un travail, les soins d'une direction à quelqu'un
sujet à de telles défaillances, et cela tous les jours? Que
d'existences, de peines et d'argent ont été perdus et sont
encore à la merci d'une boulette d'opium ?
« Jusque dans les actes les plus minimes la préoccupation
de fumer se fait sentir, dérangeant la vie du fumeur ; j'en ai
connu qui devaient s'interrompre de déjeuner ou couper un
trajet en chemin de fer de quelques heures !
« 11 y a encore un autre moment critique dont les consé-
quences sont aussi redoutables que celles de la tyrannie du
besoin, c'est la période qui suit l'absorption des pipes. Le
29b LES OPIOMANES
fumeur se trouve alors si béatement satisfait, si loin des réa-
lités de Iheure présente, si coniîant en lui-même et dans
l'avenir envisagé avec une sérénité imperturbable qu'il met
de côté précautions et préoccupations. Toute personne qui se
présente, toute parole fâcheuse, tout rappel au devoir exigeant
un effort, survient très mal à propos et obtient difficilement,
au milieu des rêves de jouissance tranquille , l'attention
nécessaire. Arrière les soucis, et à demain les affaires
sérieuses ! Le fumeur veut cuver à son aise son ivresse sans
rien faire, et souvent les soins les plus indispensables, les
besognes les plus utiles, les dispositions les plus élémentaires
sont remises, hâtivement ou mal prises, ou simplement
abandonnées. Surtout qu'on ne le dérange pas pendant qu'il
savoure son poison ! Accidents, affaires, ont si peu d'impor-
tance alors ! On a bien le temps d'y songer ou de s'en occu-
per plus tard. Puis le sommeil survient, et ce qui devait être
exécuté est laissé en place pendant un tiers ou une moitié de
la journée. Personne ne saura jamais les malheurs et les
pertes irréparables qui auraient été évités sans la funeste
insouciance des intoxiqués de l'opium, et combien d'inno-
centes victimes (famille, entourage, subordonnés ou représen-
tants des plus graves intérêts) en ont cruellement souf-
fert )) ' !
Or ces fonctionnaires fumeurs sont malheureusement nom-
breux dans certaines colonies.
Laurent affirmait que de son temps plus de la moitié des
fonctionnaires ou commerçants européens en Indo-Chine
fumaient l'opium. Martin a été pareillement témoin au Tonkin
des ravages que l'opium exerçait dans les rangs de notre
armée. Nous ne voulons produire aucune statistique, nous
sommes même heureux d'enregistrer les déclarations qui
nous sont parvenues de la décroissance marquée de l'opio-
manie parmi nos officiers, nos fonctionnaires et nos colons. Il
1. F. Brunet. Une avarie d'Extrême-Orient : la fumerie d'opium. Le Bul-
letin Médical, 4 avril 1903, p. 3J5.
CONCLUSIONS 299
est néanmoins une constatation malheureuse que nous sommes
en droit de faire, celle de l'extrême facilité avec laquelle les
fumeries qui fonctionnent clandestinement en France recru-
tent ciiaque jour de nouveaux adhérents. C'est qu'en effet le
fumeur se trouve porté à inoculer son vice à tous ceux qu'il
juge capables d'en comprendre le charme ou de se laisser
convaincre d'y goûter. Et ainsi l'on voit, comme s'étend une
tache d'huile, le mal se propager et rayonner tout autour d'un
même centre. C'est la femme et ce sont les amis qui les
premiers sont victimes de ces adorateurs fervents de la noire
idole, puis le cercle s'étend de plus en plus et les étrangers
eux-mêmes finissent par y être admis. La fumerie conjugale,
d'abord strictement j)rivée et close à chacun, ne tarde pas à
s'entrouvrir pour les familiers. Venus les premières fois en
simples spectateurs, curieusement intéressés, ceux-ci cèdent
bientôt aux soUicitations, directes ou non, dont ils sont l'objet ;
ils veulent, à leur tour, connaître ces félicités tant vantées, et
timidement ils approchent de leurs lèvres le fatidique bambou
qu'elles ne pourront plus quitter. De véritables cénacles se
forment ainsi en plein Paris, dont les membres, illusoires
esthètes, se recrutent principalement dans le milieu artiste
ou soi-disant tel, dans le monde du théâtre, des concerts ou
de l'atelier.
Comment maintenant engager la lutte contre l'opium ? La
Chine, depuis longtemps, cherche à se guérir de sa funeste
passion nationale. Ses empereurs ont successivement pro-
mulgué contre les fumeurs les édils prohibitifs les plus
sévères, allant jusqu'à menacer de mort ceux qui se risqueraient
à en enfreindre la rigueur. Voici certainement l'une des plus
curieuses ordonnances rendues à cet effet par le chef du
Céleste Empire et parue en 18o4 : « ... Je déclare (jue je
vais faire construire près de la porte d'éternelle pureté (lieu
où sont exécutés les criminels), une prison spéciale pour les
fumeurs d'opium. Là seront tous, riches ou pauvres, enfermés
chacun dans une cellule étroite, éclairée par une fenêtre, avec
30© LES OPIOMANES
deux planches servant de lit et de siège pour s'asseoir ; on
leur donnera chaque jour une ration de riz, de l'huile, des
légumes. Ceux des prisonniers qui seront malades recevront
des pilules médicales ; s'ils les refusent, nous les laisserons
mourir de la maladie que le funeste usage de l'opium aura
engendrée. Au bout d'un mois de détention, nous examinerons
les prisonniers ; s'ils renoncent à leurs funestes habitudes,
ils seront rendus à leurs parents ; en cas de récidive, ils
subiront la mort suivant la rigueur des lois \ »
Toutes ces mesures restrictives sont demeurées lettre
morte tant que la culture du pavot et la vente du chandoo
restèrent licites. Aussi le Gouvernement chinois s'est-il décidé,
non plus seulement à défendre l'usage de l'opium dans l'armée,
dans les écoles, à décréter la révocation des officiers ou des
fonctionnaires fumeurs, mais, dans le but de parvenir à la
disparition de l'usage de l'opium, à réglementer les planta-
tions de pavot et ordonner l'inscription des fumeurs, l'enre-
gistrement des débits, la fermeture progressive des fumeries.
Voici, au surplus, les termes du règlement, daté du 21 no-
vembre 1906, interdisant l'usage de l'opium et la culture du
pavot :
I. Un terme de dix années est fixé pour la cessation, non seule-
ment de l'usage de l'opium mais de la culture du pavot, avec
réduction proportionnelle de J/10 chaque année pour les surfaces
cultivées. Si la règle n'est pas observée, le terrain sera confisqué.
Si l'abolition de la culture est réalisée avant l'expiration des
délais prescrits, les autorités locales recevront des récom-
penses.
II. Des cartes spéciales seront distribuées aux fumeurs, dont le
nombre atteint 30 à 40 p. 100 de la population. Les fonctionnaires
et les notables devront se corriger les premiers de ce vice. Les
fumeurs seront divisés en deux catégories : ceux de plus de
soixante ans et ceux de moins de soixante ans. A ceux faisant
partie de la première catégorie une carte A sera remise ; à ceux
de la seconde, une carte B. Mais le titulaire d'une carte B ne
pourra pas, lorsqu'il atteindra soixante ans, recevoir une carte A
1. Annales médico psychologiques, 1863, 1, p. 151.
CONCLUSIONS 301
en échange de la sienne. Nul ne pourra acheter de l'opium s'il
n'a été immatriculé. Nul ne sera autorisé à en commencer l'usage
après la publication de ces règlements.
III. A l'exception des gens ayant passé la soixantaine, envers
lesquels on se montrera indulgent, qu'ils soient corrigés ou non,
tout fumeur ayant un permis de la classe B devra diminuer
d'année en année sa consommation de 2 ou 3 10. Des peines
sévères seront infligées aux délinquants : les magistrats seront
privés de leurs charges, les étudiants se verront refuser leurs
diplômes. Les noms de ceux qui continueront, au bout de dix ans,
à se livrer à l'emploi de cette drogue seront affichés dans les
endroits publics et ils seront déchus de leurs droits politi-
ques.
IV. Un délai de six mois est fixé pour la fermeture des fumeries
« à lampe ouverte » ; interdiction est faite de présenter dans les
maisons de thé, les restaurants, les cabarets, de l'opium aux
clients. Les marchands d'articles pour fumerie devront, dans le
délai d'une année, abandonner leur commerce. Les impôts ne
devront plus être perçus dans les lits de fumerie dans un délai de
trois mois.
V. Les débits d'opium seront fermés progressivement, dans un
laps de temps de dix années, et il ne sera plus ouvert de nouveaux
débits. Les patrons de ces établissements ne devront délivrer la
drogue au.x acheteurs que sur la présentation de leur permis, et
ils seront tenus de présenter chaque année un tableau justifiant
de la diminution des ventes, sous peine de confiscation.
VI. Les médecins chercheront les remèdes les plus propres à
guérir de la passion de l'opium, mais ne contenant ni dross ni
morphine: ces médicaments seront distribués par les soins des
institutions de bienfaisance.
VU. Les maréchaux, vice-rois et gouverneurs ordonneront aux
fonctionnaires locaux de s'entendre avec les notables pour créer
des sociétés pour la suppression de l'opium et encourager officiel-
lement les sociétés déjà existantes.
Vllî. Les fonctionnaires locaux et les notables sei'ont cîiargés
de l'exécution du présent règlement.
IX. Les fonctionnaires seront traités d'une façon particulièrement
rigoureuse, car ils doivent donner l'exemple au peuple. Cepen-
dant, ceux âgés de plus de soixante ans seront l'objet dune cer-
taine tolérance. Pour les autres, il faut faire une distinction. Les
hauts mandarins, fonctionnaires, vice-rois, généraux, ne devront
pas chercher à dissimuler leur habitude, mais ils demanderont un
congé au gouvernement durant lequel ils se corrigeront de leur
vice; ils seront remplacés durant leur absence par un intérimaire
et, une fois guéris, ils pourront reprendre leurs fonctions. Les man-
302 LES OPIOMANES
darins subalternes auront un délai de six mois pour se déshabituer
de la drogue; s'ils ne peuvent rompre avec elle, ils conserveront
leur rang, mais devront se désister de leur emploi. Ceux qui con-
tinueront à fumer secrètement perdront à la fois leur rang et leur
emploi.
Tous les professeurs, étudiants, officiers de terre et de mer.
seront licenciés s'ils n'ont pas, dans un délai de trois mois.
renoncé à Topium.
X. Le Waï-ou-pou (ministère des Affaires étrangères) se référera
auprès du représentant de l'Angleterre en Chine, au sujet de la
réduction annuelle d'opium indien, de façon que cette importa-
tion cesse dans un délai de dix années. Il en sera de même à
l'égard des autres puissances importatrices d'opium : Perse, colo-
nies hollandaises, etc. ; mais au cas où ces pays se refuseraient à
un arrangement dans ce sens, la Chine se réserve d'agir par
elle-même en interdisant formellement l'importation. De sévères
mesures seront mises en vigueur pour empêcher la contre-
bande.
La morphine étant plus nuisible que l'opium lui-même, l'article
II du traité Mackay 1902, et l'article XVI du traité américain de 1903
devront être observés. En conséquence, l'importation, la fabrica-
tion et la vente de la morphine et des seringues qui servent à
l'injecter, est interdite, à dater de ce jour, en Chine, tant par les
Chinois que par les étrangers.
XI, Les vice-i'ois et hauts fonctionnaires seront chargés de la pro-
clamation de ce décret par tout l'Empire.
Les différents pays victimes de la drogue se sont concertés
en vue de communes mesures à élaborer et une Commission
internationale a été nommée qui déjà a tenu séance '.
Le l*^'' février 1909 s'est réunie à Shanghaï la première Commis-
sion internationale de l'opium, due à l'initiative du révérend
évèque Brent, des Philippines. L'objet de cette Commission a été
d'étudier les mesures à prendre pour combattre la morphinomanie
qui cause des ravages considérables parmi les peuples d'Extrême-
Orient.
Résolutions votées par la Commission internationale de l'opium.
1° La Commission internationale de l'opium reconnaît l'indis-
cutable sincérité du Gouvernement de la Chine dans ses efforts
pour extirper la production du pavot et la consommation de
1. h'informaleur des aliénistes et des neurologistes, f!5 septembre 1909.
Voir également le Mémorandum sur l'opium présenté à la Commission
internationale de Shanghaï, in Revue indo-chinoise, 1909.
I
CONCLUSIONS 303
l'opium dans l'Empire, et la croissante eiïicacitc de l'opinion
publique parmi ses propres sujets qui supportent les effets de ces
efforts;
2" La Commission internationale de l'opium émet l'avis que
l'opium, dans tout emploi autre que le but médical, devrait tou-
jours être tenu par chaque gouvernement parlicipanl à la Com-
mission pour un produit à interdire ou à frapper de règlements
stricts ;
3'^ La Commission internationale de l'opium estime que, déjà, la
fabrication sans restriction, la vente et la diffusion de la morphine
constituent un danger grave, et que la morphinomanie montre
des signes d'extension parmi les populations. Cette Commission
désire, en conséquence, attirer l'attention de tous les gouverne-
ments sur l'importance énorme des mesures coercitives à prendre
par chaque gouvernement sur son territoire et dans ses posses-
sions, pour arriver à contrôler la fabrication, la vente et la diffu-
sion de cette morphine, car il résulte des recherches scientifiques
que ces drogues sont susceptibles d'entraîner les mêmes pernicieux
effets ;
4° La manière dont a été constituée la Commission internatio-
nale de l'opium ne lui permet pas de rechercher, au point de vue
scientifique, les remèdes contre l'opium, pas plus que les effets et
les propriétés de l'opium et de ses composés, mais elle déclare
que de telles recherches seraient de la plus haute importance.
Aussi désire-t-elle que chaque délégation puisse recommander
cette face de la question à son gouvernement pour faire ce qu'il
jugera nécessaire ;
0° La Commission internationale de l'opium pousse vivement
tous les gouvernements qui possèdent en Chine des concessions
ou des établissements dans lesquels n'auraient pas été encore
prises des mesures effectives relativement à la fermeture des
fumeries d'opium, à faire quelques pas dans cette voie;
6° La Commission internationale de l'opium recommande à
chaque délégué de pousser son gouvernement à appliquer ses
lois sur la pharmacie à ses nationaux dans leurs districts consu-
laires, dans leurs établissements en Chine.
Le Gouvernement français n'est pas resté inactif dans cette
lutte contre le poison meurtrier qui décime nos plus belles
colonies. Le 7 février 1899, M. P. Doumcr, alors gouverneur
général de Tlndo-Chine, faisait paraître un arrêté concernant
la réglementation du commerce de l'opium en Indo-Chine.
Malgré toute son importance nous avons hésité à reproduire
J04 LES OPIOMANES
ce document en raison de sa longueur (il ne comporte pas
moins de 95 articles) ; les lecteurs que ce sujet intéresse le
ivouvcroni in-ex le nso dans le livre de Richard Millan t.
La lutte se,poursuit pareillement à Madagascar. Sur la pro-
position de M. Augagneur, gouverneur général de Madagas-
car, M. Milliès-Lacroix, ministre des Colonies en 1909, rendait
un décret ayant pour objet de réglementer strictement l'im-
portation, la vente et la détention de l'opium dans cette
colonie où les fumeries étaient déjà interdites depuis un
décret antérieur du 31 août 1908.
En France, enfin, la police surveille étroitement l'éclosion
des fumeries et certaines fermetures retentissantes, à Paris,
Brest, Toulon, etc., témoignent de son zèle. Un décret prési-
dentiel, d'autre part, a été promulgué le 1" décembre 1908
portant réglementation d'administration publique pour la
vente, l'achat et l'emploi de l'opium et de ses extraits.
Malgré tous ces efforts, assurément sincères, l'opium
obscurcit encore en France et dans nos colonies un grand
nombre d'intelligences dont le rendement est ainsi perdu pour
le pays lorsque leur dégradation, leur insuffisance ou leur
démorahsation ne lui causent point de torts directs. La faute
en est en F'rance à l'importation frauduleuse du chandoo, et
aux colonies à sa vente autorisée. Une surveillance assidue
peut arrêter dans les ports et dans les gares, aux douanes et
aux octrois, l'introduction de l'opium à fumer. Et dès main-
tenant « la confiture » se fait de plus en plus rare sur le
marché : nous avons pu nous en rendre compte par nous-
même. Une des conséquences de cette j)énurie et de la cherté
croissante de la bonne drogue a été pour quelques pharma-
ciens des quartiers oîi se cantonnent avec une prédilection
marquée les opiomanes (Etoile, Montmartre, Montparnasse)
d'être en butte aux sollicitations les plus pressantes de la
part de chents en général inconnus à l'effet de leur vendre
des quantités parfois considérables d'opium. L'opium employé
en thérapeutique, l'extrait thébaïque, n'est guère fumable;
CONCLUSIONS 305
cependant, à Taide de macérations et de fermentations plus
ou moins habiles, ces obsédés de Topium arrivent à le cuisiner
suffisamment pour l'utiliser'.
Le seul procédé, néanmoins, capable de tarir les sources
les plus abondantes d'approvisionnement aux colonies et de
contrebande en France serait la suppression des bouilleries
de chandoo indo-chinoises. Ce procédé — il ne faut pas se
le dissimuler — est difficile à appliquer, impossible même
disent quelques-uns. « La taxe prélevée sur Topium, défalcation
des frais de la bouillerie de Saigon, atteint 13.700.000 francs,
déclare Jeanselme -, ce qui représente le cinquième du bud-
get de rindo-Chine. Comment faire face au déficit que creu-
serait l'abandon de celte ressource budgétaire ? Et, d'ailleurs,
quel serait l'effet réel de la prohibition ? Assurément, l'im-
portation indienne, empruntant la voie maritime, pourrait
être assez facilement enrayée. Mais une armée de douaniers
serait impuissante à arrêter l'importation chinoise qui s'infiltre
par la voie de terre. La fermeture de la bouillerie de Saigon
n'aurait pas d'autre effet que de détourner au profit de la
contrebande des sommes qui sont actuellement versées dans
la caisse de la colonie ^ »
Notre gouvernement, préoccupé de restreindre l'usage de
l'opium, a étudié les moyens de prohibition, a envisagé la
possibilité d'une interdiction absolue et finalement y a renoncé.
M. Beau, gouverneur général de l'Indo-Chine, a fait savoir,
1. « Le Yunnan de contrebande est celui qu'on se procure le plus faci-
lement à Paris. A défaut, lopium de Smyrne préparé même selon le Codex
(extrait aqueux) et battu dans une fois et demie son poids d'alcool à 70»
puis réduit jusqu'à consistance sirupeuse et filtré est très fum.able » (Voir
également la recette de Malgio'i, p. 52).
2. E. Jeanselme. Fumeurs d'opium. Bull, de la Soc. de l'Internat., fé-
vrier 1909, p. 40.
3. Les chiffres varient un peu suivant les années. Petit de la Villéon
estime la recette de la manufacture de baïgon à 18.000.000 de francs, soit
au quart des recettes totales de foute l'Indo-Chine. H. Alillant obtient en
faisant la moyenne des revenus de l'opium en Indo-Chine durant la
période 1904-1908 la somme de 16.810.172 francs et note en même temps
un ralentissement sensible de la vente tombée de 120.000 kilogrammes
en 1904, à 93.000 en 1908. — Voir le Bulletin économique de l'Indo-Chine.
SA
Dlpocy. — Les opiomanes. *"
300 LES OPIOMANES
en effet, au ministre des Colonies, que l'interdiction pure et
simple et sans restriction présenterait, selon lui, de très
sérieux inconvénients, en raison du mécontentement qu'on
provoquerait chez les indigènes si on leur supprimait brutale-
ment la possibilité de satisfaire leur passion. Il a ajouté que
pratiquement cette prohibition était irréalisable tant que la
Chine n'aurait pas supprimé complètement la culture du
pavot. Enfin, il a fait observer que même si l'interdiction
absolue et immédiate était possible, on devrait y surseoir
jusqu'au moment oîi l'on aurait créé des ressources destinées
à compenser la disparition des recettes que le monopole de
cette drogue procure actuellement au budget général, recettes
qui atteignent 7 millions de piastres, soit le quart environ
des ressources totales. 11 proposait, en conséquence, les
mesures suivantes, plus palliatives hélas ! que résolutives :
Restriction progressive de l'usage de l'opium ;
Augmentation du prix ;
Interdiction d'ouvrir toute fumerie d'opium en Indo-Chine.
L'on voit mal, cependant, un pays dénonçant les dangers
d'un poison social et débitant en même temps ce poison à qui
veut bien lui en acheter, fouaillant d'une main ses nationaux
ou ses fonctionnaires coupables de fumer l'opium, et, de
l'autre, leur offrant la drogue avec l'estampille de la Régie,
criant aux fumeurs qu'ils courent à leur ruine et à leur déshon-
neur, et trouvant honorable de s'enrichir à leurs dépens.
Les nations décimées par l'opium accompliraient une
œuvre humanitaire en s'entendant par les soins d'une Confé-
rence internationale pour proscrire définitivement la fabrica-
tion et la vente du chandoo, mais, comme pour le désarmement
général auquel aspirent tous les peuples, nulle ne veut prendre
l'initiative de peur d'en être la première victime. Et de même
que chaque Etat augmente d'année en année ses armements
tout en proclamant son désir toujours grandissant de la paix,
de même certains gouvernements, malgré la lutte qu'ils pré-
tendent soutenir contre les intoxications dégradantes de la
CONCLUSIONS 307
race, ne rougissent pas d'asseoir leur budget sur les recettes
encaissées par la vente du tabac, de l'opium et bientôt de
l'alcool, déclarés monopoles d'État.
11 est pénible d'entendre le trafiquant avouer que sa mar-
chandise empoisonne ceux qui en usent ; il est triste de voir
le moralisateur édifier ses ressources sur le vice qu'il proscrit
et condamne.
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1868, p. 43.
1. Il ne nous a guère paru possible de donner ici toute la bibliographie
de l'opium, ni môme toute celle ayant trait aux fumeurs d'opium : la litté-
rature étrangère, et principalement la littérature anglaise, est sur ce sujet
beaucoup trop considérable. Nous nous sommes donc contenté d'mdiquer
les ouvrageb cités dans le texte ou que nous avons consultes à 1 occasion
de notre travail.
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INDEX lilBLIOGHAl'HKtUli 319
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X. — L'opium en C/ti?if. Journ. de méd. ment., 1864, p. 158.
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X, — L'ennemi invisible, Revue de Paris, l" juillet 1003, p. 129.
X. — Les ravages causés par l'opium en Extrême-Orient, L'informa-
teur des alién. et des neurol., 25 mars 1910.
X — La Commission internationale de l'opium, L'informateur des
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X. — Les fumeurs d'opium en Chine, Ann. méd. psychoL, 1863, I,
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X. — Le mangeur de sublimé, Chron. méd., 15 mai 1911, p. 333.
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Zambaco. — De la morphéomanie, L'Encéphale, 1882, p. 413 et 603,
1884, p. 658.
TABLE DES MATIÈRES
Préface de M. le professeur E, Régis i
PREMIÈRE PARTIE
TOXICOMANIE ET OPIUMISME
CHAPITRE PREMIER
Les toxicomanes 1
CHAPITRE II
Historique de l'opium 12
CHAPITRE III
Brèves généralités sur l'opium 19
CHAPITRE IV
Les opiophages (mangeurs et buveurs d'opium) 22
CHAPITRE V
Les fumeurs d'opium ^^
CHAPITRE VI
Quelques mots d'étiologie sur l'opiomanie '0
^ . . 21
DcpooY. — Les opiomanes.
322
TABLE DES MATIERES
DEUXIEME PARTIE
ÉTUDE CLINIQUE ET PS Y C H 0 L O G I ttU E DES FUMEURS D'OPIUM
Introduction 79
CHAPITRE PREMIER
Période de début, d'initiation ou d'accoutumance 82
CHAPITRE II
Période d'état 85
A. La pointe d'opium. — La griserie et la rêverie. — L'intoxication
massive et l'ivresse comateuse 85
B. Le thébaïsme chronique 151
C. Les psychoses thébaiques. (Délire narcotique. Accès subaigus
et accidents aigus du thébaïsme chronique. Psychoses chroniques) . 178
CHAPITRE III
Période de déchéance ou de terminaison. — La mort des fumeurs
d'opium 189
CHAPITRE IV
L'abstinence. — L'état de besoin. — La déthébaïsation 194
TROISIEME PARTIE
ÉTUDE MÉDICO-LITTÉRAIRE DE L'OPIUM
ET DE QUELQUES OPIOMANES
CHAPITRE PREMIER
Thomas de Quincey 207
CHAPITRE II
Coleridge (opiumisme et psychose périodique) 229
TABLE DES MATIÈRES 323
CHAPITRE m
L'opiumisme d'Edgar Poe 255
CHAPITRE IV
Nos opiomanes. — Charles Baudelaire. — Gérard de Nerval. —
Barbey d'Aurevilly 268
CHAPITRE V
Notre littérature moderne de l'opium 283
CONCLUSIONS :295
INDEX BIBLIOGRAPHIQUE 309
KVREDX, IMPRIMERIE CHARLES HÉRISSEY, PAUL HÉRISSEY, SUCC»
BIBLIOTHECA
714 4
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Echéance
The Library
University of Ottawa
Date due
^01^2 3/970
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FEV. 1998
MARS 1998
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