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Full text of "Les opiomanes : mangeurs, buveurs et fumeurs d'opium : étude clinique et médico-littéraire"

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39003000005156 


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Universityof  Ottawa 


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» 


LES  OPIOMANES 


A  LA  MÊME  LIBRAIRIE 


DU  MEME   AUTEUR 

En  collaboration  avec  le  Professevu  A.  JOFFROY 

Fugues  et  Vagabondage,  étude  clinique  et  psychologique.  Préface  de 
M.  le  D'  G.  Deny,  médecin  de  la  Salpêtrière,  1  vol.  in-S".     7  l'r.     » 


I 


LES 


OPIOMANES 

MANGEURS,   BUVEURS  ET  FUMEURS 
D'OPIUM 

ÉTUDE  CLINIQUE  ET  MÉDICO-LITTÉRAIRE 

P  A  H    LE 

D     ROGER  DUPOUY 

Ancien  chef  de  clinique  à  la  Faculté  de  Médecine. 
Médecin  de    la   Maison  nationale  de  santé  de   Charenton. 


PRÉFACE  DE  M.  LE  PROFESSEUR  REGIS 


Ouvrage  couronné  par  la  Société  Médico-Psychologique 
[Pria-  Esquirol  1911). 


PARIS 

LIBRAIRIE  FÉLIX   ALCAN 

ANCIENNE   LIBRAIRIE  GERMER  BAILLIÈUE  ET  O' 

108,     BOULEVARD     S A  I N T - GERM A  I N  ,     108 

1912     . 

Tous  droits  de  traduction  et  de  re|)roductioii  réservés. 


■J)U 


I 


A   la  mémoire  de  mon  vénéré  Maître 
Le  Professeur  Alix  JOFFHOY 


PREFACE 


Le  goût  de  Thomme  pour  les  toxiques  enivrants, 
qu'il  soit  voulu  ou  instinctif  est,  en  tout  cas,  aussi 
vieux  que  le  monde. 

Jamais  cependant  cette  appétence  ne  fut  aussi  mar- 
quée et  aussi  grave  quïi  l'heure  présente.  Il  est  banal 
de  dire,  mais  on  ne  saurait  trop  le  répéter,  que  cer- 
tains pays,  comme  la  France,  sont  aujourd'hui  mis  en 
danger  de  mort  par  Talcool. 

A  cette  funeste  action,  individuelle  et  sociale,  du 
poison-roi,  vient  s'ajouter  hélas  !  celle  de  substances 
diverses,  dont  le  nombre  semble  s'accroître  chaque 
jour.  Telles  Féther,  la  morphine,  l'héroïne,  la  cocaïne, 
le  chloral,  le  hachisch,  et  bien  d'autres  encore  plus  ou 
moins  nocives,  comme  le  tabac. 

Quant  h  l'intoxication  par  l'opium,  elle  était  restée 
chez  nous  jusqu'à  ces  derniers  temps  une  exception  et 
en  quelque  sorte  le  privilège  à  peu  près  exclusif  de 
certains  littérateurs  plus  ou  moins  névrosés,  buveurs 
de  laudanum  d'ailleurs  bien  plutôt  que  fumeurs  de 
chandoo. 

Mais,  depuis  surtout  notre  conquête  de  l'Indo-Chine, 
l'habitude  de  fumer  l'opium,  contractée  là-bas  par 
quelques-uns  de  nos  fonctionnaires,  civils,  marins  et 

DvjpouT.  —  Les  opiomanes.  û» 


II  PREFACB 

militaires,  a  été  par  eux  importée  en  France  où, 
s'acclimatant  et  se  propageant  peu  à  peu,  sans  bruit, 
elle  est  arrivée  à  constituer,  en  nos  ports  et  nos 
grandes  villes,  un  certain  nombre  de  foyers  plus  ou 
moins  actifs. 

Et  c'est  ainsi  que  le  vaincu  s'est  vengé  de  son  vain- 
queur en  lui  inoculant  sa  dangereuse  passion  atavique, 
ce  que  Brunet  a  pu  justement  appeler  «  une  avarie 
L'Extrême-Orient  ». 

Reconnaissons  toutefois,  pour  être  sincères,  que 
nous  nous  sommes  volontiers  prêtés  à  la  contagion  et 
que,  non  contents  daller  spontanément  au-devant 
d'elle,  nous  lui  avons  fourni,  par  surcroît,  un  terrain 
des  mieux  préparés. 

Les  peuples,  comme  les  individus,  se  comportent 
difleremment  vis-à-vis  des  toxiques  et  il  y  a  à  cet  égard 
des  affinités  vraiment  remarquables.  La  fumée  d'opium 
semble  avoir  plus  d'attrait  pour  certaines  de  nos  ner- 
vosités aiguës  et  délicates  de  Français  que  pour  celles, 
moins  subtiles  peut-être,  de  nos  bons  amis  les  Anglais. 
Je  n'ai  aucune  donnée  positive  à  cet  égard;  mais  il  est 
frappant  de  constater  que  ce  mode  d'absorption  du 
poison  ne  paraît  avoir  jamais  provoqué  d'épidémies 
sérieuses  chez  nos  voisins,  ni  dans  la  Métropole,  ni 
aux  Indes,  bien  qu'ils  soient  depuis  des  siècles  les  tra- 
fiquants par  excellence  de  l'opium. 

Chez  nous,  au  contraire,  l'intoxication,  née  d'hier, 
s'est  rapidement  étendue.  En  maints  endroits,  comme 
Toulon,  Brest,  Lorient,  Paris,  se  sont  installées,  à  côté 
de  fumeries  privées,  des  fumeries  clandestines,  tenues 
le  plus  souvent  par  des  hétaïres  et  fréquentées  par  des 
clients  de  toute  sorte.  La  femme  elle-même,  canton- 


PREFACE  III 

née  presque  exclusivement,  en  Orient,  dans  Tambiance 
servile  du  fumeur,  se  hausse  en  France  jusqu'à  lui  et 
dispute  à  l'homme  le  bambou,  comme  elle  lui  dispute 
la  seringue  de  morphine  et  plus  encore  le  flacon 
d'éther. 

Il  est  difficile  de  savoir  exactement,  tellement  il  se 
dissimule  et  tellement  il  s'alimente  par  la  fraude,  à 
quel  degré  ce  nouveau  fléau  sévit  en  France,  s'il  est 
toujours  en  voie  d'accroissement  et  dans  quelle 
mesure  ou  si,  comme  d'aucuns  le  soutiennent,  il  tend 
plutôt  à  rétrocéder.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  qu'il 
existe,  ainsi  que  le  démontrent,  en  dehors  de  descrip- 
tions littéraires  et  d'observations  médicales  qui  vont 
toujouis  se  multipliant,  nombre  de  faits  quotidiens, 
dont  quelques-uns  s'inscrivent  au  bilan  des  condam- 
nations judiciaires  et  même  hélas!  au  martyrologe  de 
l'aviation  \  Il  existe  en  France,  dans  certains  milieux, 
une  impulsion  passionnelle  à  fumer  l'opium  ou  opio- 
manie  conduisant  à  une  intoxication  générale  grave  à 
laquelle  on  peut,  par  analogie  avec  les  intoxications 
similaires,  donner,  je  crois,  le  nom  d'opiumisme. 

Cette  nouvelle  cause  d'empoisonnement  national, 
ajoutée  à  tant  d'autres,  doit  donc  être  rigoureusement 
dénoncée  et  combattue  avant  que  ses  ravages  soient 
devenus  trop  profonds,  avant  qu'il  soit  trop  tard  pour 
l'enrayer. 

C'est  le  but  que  se  propose  aujourd'hui  le  D""  Dupouy 
dont  le  livre  vient,  on  peut  le  dire,  à  son  heure. 

D'autres  déjà  et  en  très  grand  nombre  —  car  la  lit- 
tératuie  de  l'opium  est  des  plus  abondantes  —  ont 

1.  Voy.  Excelsior  du  2  août  1911,  à  propos  de  la  mort,  par  l'opium,  du 
jeune  a\ialeur  Maurice  Orus. 


I 


IV  PREFACK 


parlé  de  cette  intoxication,  Font  décrite  en  termes 
justes,  saisissants,  notamment  les  médecins  de  la 
marine  et  les  médecins  coloniaux,  bien  placés  pour 
l'observer,  pour  en  constater,  parfois  sur  eux-mêmes, 
les  dangereux  effets.  Mais  aucun  psychiatre,  fort  de  sa 
compétence  spéciale,  de  son  érudition,  de  ses  observa- 
tions personnelles,  n'avait  eu  l'idée  de  réunir  en  un 
livre  l'ensemble  précieux  de  ces  documents.  Il  faut 
savoir  gré  au  D""  Dupouy  d'avoir  tenté  cette  tâche, 
pour  laquelle  le  désignaient  ses  remarquables  tra- 
vaux antérieurs,  et  de  l'avoir  fait  avec  le  souci  de 
rendre  service  à  tous  ceux  qu'intéresse  Fhygiène 
sociale,  c'est-à-dire  le  grand  problème  de  la  santé 
publique. 

C'est  pour  ce  motif  que  j'ai  accepté  avec  un  vif  plai- 
sir son  offre  flatteuse  de  présenter  l'ouvrage  aux  lec- 
teurs. 

Cet  ouvrage,  après  les  généralités  indispensables  et 
une  brève  mais  substantielle  étude  sur  lesopiophages, 
expose  en  tous  ses  points  l'histoire  pathologique  des 
fumeurs  d'opium,  depuis  la  phase  d'initiation  et 
d'accoutumance  qui  en  marque  l'attirant  début,  jus- 
qu'à celle  de  déchéance  organique  qui,  après  les  mille 
péripéties  d'une  longue  route  diversement  accidentée, 
vient  la  clore  sinistrement. 

La  description  très  complète,  très  détaillée,  des 
diverses  étapes  de  l'intoxication  s'appuie  sur  la  cita- 
tion de  cas  cliniques  à  la  fois  nets  et  précis. 

M.  Dupouy  a  fait  plus.  Il  a  consacré  un  important 
chapitre  de  son  volume  à  l'analyse  de  notre  littérature 
extra-médicale  de  l'opium  et  à  l'étude  médico-pyscho- 
logique  de  quelques  opiomanes  célèbres  :  Thomas  de 


PREFACE  V 

Quincey,  Coleridge,  Edgard  Poë,  Charles  Baudelaire, 
Gérard  de  Nerval,  Barbey  d'Aurevilly. 

Ce  chapitre,  d'une  documenlation  parfaite  et  d'une 
critique  très  pénétrante  est,  à  mon  sens,  des  plus  heu- 
reux. Il  fournit  les  observations  de  fumeurs  d'opium 
les  plus  curieuses,  les  plus  exactes,  les  plus  intensé- 
ment vécues  qui  soient;  il  constitue  en  outre  une  fort 
intéressante  application  de  cette  méthode  médico-his- 
torique contemporaine,  si  intelligemment  ouverte  par 
Cabanes,  qui  préconise  l'étude  biologique  de  l'écrivain 
pour  arriver  à  mieux  connaître  son  œuvre. 

11  me  serait  impossible  d'énumérer  ici  tout  ce  que 
contient  d'idées,  de  faits  et  d'enseignements  le  livre 
du  D""  Dupouy.  Qu'il  me  soit  permis  seulement  de 
signaler  et  de  commenter  en  peu  de  mots  quelques-uns 
des  points  qui  y  sont  traités. 

Avec  la  plupart  des  écrivains  médicaux,  M.  Dupouy 
insiste  sur  ce  fait  que  les  opiomanes  se  recrutent  sur- 
tout chez  nous  parmi  les  déséquilibrés,  les  nerveux, 
les  intellectuels  sensitifs,  impressionnables,  affinés. 
Cela  est  hors  de  doute  et  mérite  d'être  souligné.  Les 
individus,  nous  le  répétons,  pas  plus  que  les  peuples, 
ne  sont  égaux  vis-à-vis  des  toxiques.  Certains  passent 
indifférents,  méprisants  même,  devant  les  attirances 
de  l'opium,  comme  devant  celles  de  l'éther,  de  la 
morphine  ou  de  l'alcool.  Ils  n'ont  aucun  mérite  à  ne 
point  céder  à  une  tentation  qu'ils  n'éprouvent  point. 
D'autres  succombent  infailliblement,  moins  du  fait  de 
l'opium  lui-même  que  du  fait  de  leur  appétence  mor- 
bide pour  les  toxiques.  Ce  sont,  suivant  un  mot  très 
juste,  bien  moins  des  opiomanes  que  des  toxicomanes^ 
maladivement  entraînés  vers  tous  les  poisons  à  leur 


VI  PREFACE 

portée  et  allant  successivement  de  l'un  à  l'autre  quand 
ils  ne  s'adonnent  pas,  à  la  fois,  à  plusieurs  d'entre 
eux. 

La  conclusion  pratique  de  ce  fait  c'est  qu'une  sélec- 
tion sévère,  psychique  plus  encore  que  physique,  doit 
présider  au  recrutement  de  nos  fonctionnaires  colo- 
niaux, civils  et  militaires.  Fournissons  une  proie 
moins  facile  à  l'opium,  ainsi  d'ailleurs  qu'à  tous  les 
agents  névrosants  des  climats  exotiques  et  nous  en 
restreindrons,  par  cela  même,  les  effets  désastreux, 
pour  les  individus  et  pour  le  pays. 

Et  qu'on  ne  s'étonne  point  d'une  telle  proposition. 
Un  jour  viendra  où  le  contrôle  de  la  validité  mentale 
apparaîtra,  pour  beaucoup  de  fonctions  sociales, 
comme  plus  nécessaire  encore  que  le  contrôle  de  la 
validité  corporelle  et  déjà  nos  efforts  dans  ce  sens 
tendent  à  se  réaliser,  pour  le  bien  de  tous,  à  la  fois 
dans  l'Ecole  et  dans  l'Armée. 

En  ce  qui  concerne  l'opium,  le  danger,  pour  les 
prédisposés,  est  d'autant  plus  grand  que  tout  concourt 
à  produire  et  à  accentuer  ici  la  fascination.  C'est 
d'abord,  comme  un  appel  d'attirantes  sirènes,  les  des- 
criptions magiques  du  livre  et  les  félicités  divines  que 
promet  le  mirage  de  leur  prisme  enchanteur.  Car, 
chose  curieuse,  tout  lettré  qui  aspira  les  vapeurs  de  la 
drogue  se  croit  tenu,  sincère  ou  non,  d'en  vanter  publi- 
quement les  charmes  ;  tout  fumeur  devient  tentateur  ; 
plus  encore  que  le  morphinomane,  l'opiomane  cherche 
à  faire  des  adeptes  ;  par  un  raffinement  de  volupté 
perverse,  ce  pécheur  a  besoin  d'en  entraîner  d'autres 
dans  son  péché.  Joignez  à  cela  la  nature  de  la  subs- 
tance  elle-même,  son   parfum  d'exotisme,  son  mode 


PREFACE  VII 

d'absorption ,  ses  effets  immédiats ,  par-dessus  tout 
peut-être  le  milieu  où  s'accomplit  grave,  mystérieuse 
et  douce,  la  cérémonie  quasi-rituelle  de  l'inhalation 
thébaïque  avec  son  cadre  oriental,  ses  décors,  ses 
ustensiles  liturgiques  et  les  comparses  falots  qui  se 
meuvent  sans  bruit  aux  yeux  du  fumeur  vaguement 
endormi  :  voilà  ce  qui  rend  l'ivresse  de  l'opium  si 
éminemment  séductrice  pour  les  névrosés  en  quête  de 
la  sensation  délicate  et  rare. 

Est-ce  à  dire  que  cette  ivresse  surhumanise  vraiment 
l'individu  ;  que,  libérant  son  psychisme  de  sa  lourde 
gangue,  elle  l'allège  et  le  sublime  au  point  de  lui  per- 
mettre de  s'envoler,  de  planer,  heureux,  dans  un  ciel 
idéalement  lucide,  pour  y  former  des  rêves  créateurs 
d'œuvres  supérieures? 

Non,  hélas  !  et  c'est  à  détruire  cette  légende  trop 
répandue  que  M.  Dupouy  s'est,  en  grande  partie,  atta- 
ché dans  son  livre. 

11  ne  nie  pas  certes  les  sensations  de  bien-être, 
d'exaltation,  d'immatérialité  sereine  éprouvées  parles 
fumeurs  d'opium.  Il  ne  nie  pas  non  plus  que  certains 
d'entre  eux,  esprits  supérieurs,  aient  exceptionnelle- 
ment puisé  dans  leur  onirisme  toxique  l'idée  plus  ou 
moins  claire  de  quelqu'une  de  leurs  œuvres.  Ce  serait 
contester  ce  fait,  aujourd'hui  acquis,  que  «  l'état  par- 
ticulier de  subconscient,  tenant  du  somnambulisme 
ou  de  l'extase,  dans  lequel  la  cérébration  automatique 
s'exerce  en  pleine  liberté,  puisse  engendrer,  à  côté 
de  rêvasseries  vagues  et  confuses,  des  conceptions 
suivies,  des  scènes  vivantes  et  coordonnées,  parfois 
même  des  productions  achevées  de  l'esprit  apparais- 
sant  le    plus  souvent   à   l'individu    comme  nées  en 


VIII  PRÉFACE 

dehors  de  sa  volonté  ou  même  en  dehors  de  lui  »... 
contester  aussi  que  les  hommes  de  talent  et  de  génie, 
à  l'heure  créatrice,  soient  «des  dormeurs  éveillés  per- 
dus dans  leur  abstraction  subconsciente,  des  êtres  à 
part  marchant  vivants  dans  leur  rêve  étoile*  ». 

Non,  le  D''  Dupouy  ne  nie  point  cela.  Il  montre  seu- 
lement, avec  beaucoup  de  justesse,  que  les  sensations 
euphoriques  des  opiomanes  ne  sont  que  factices;  que 
la  valeur  des  œuvres  nées  au  cours  de  leur  ivresse, 
comme  celle  des  amorphes  productions  qui  nous 
enchantent  tant,  en  nos  rêves,  n'est  le  plus  souvent 
qu'illusion  pure;  et  qu'enfin,  si  dans  la  première  phase 
de  Topiomanie,  l'esprit  peut  encore  subir,  parfois, 
l'éphémère  stimulation  du  poison,  c'est,  hélas!  pour 
le  payer  bien  cher  par  la  suite. 

Il  suffit,  pour  s'en  convaincre,  de  lire  dans  l'ouvrage 
de  M.  Dupouy,  le  chapitre  qui  a  pour  litre  :  «  Période 
de  déchéance  ou  de  terminaison.  La  mort  des  fumeurs 
d'opium  ».  Triste  fin,  terminant  une  triste  vie,  bien 
faites  l'une  et  l'autre  pour  arrêter  sur  la  pente  fatale 
ceux  que  pourraient  tenter  les  fallacieuses  descriptions 
des  propagandistes  du  poison.  L'auteur  commente  en 
détail,  d'ailleurs,  l'exemple  des  opiomanes  célèbres, 
pour  montrer  qu'ils  n'ont  rien  dû  de  leur  talent  à 
l'opium,  sauf  peut-être  quelques-unes  des  étrangetés 
de  leur  œuvre,  tandis  qu'en  revanche,  l'opium  a  tué 
ce  talent  avant  Theure,  ainsi  que  la  plupart  d'entre  eux 
l'ont,  eux-mêmes,  lamentablement  confessé. 

Finie  donc  la  légende  de  l'opium  créateur  d'intelli- 


1.  E.  Régis.  Préface  à  l'ouvrage  du  docteur  Chabaneix  :  Essai  svr  le 
Subconscient  da7ïs  les  œuvres  de  l'esprit  et  chez  leurs  auteurs  (Thèse  de 
Bordeaux,  1897,  J.-B.  Baillière). 


PREFACE  IX 

gence  et  de  volupté,  dispensateur  de  joies  surhumaines, 
producteur  de  merveilles  d'esprit  et  d'art.  L'opium 
n'est  qu'un  poison,  plus  subtil  et  plus  attirant  peut- 
être  que  les  autres,  mais  aussi  plus  trompeur  et  con- 
duisant ses  victimes  à  la  décadence  physique  et  mo- 
rale, à  travers  les  pires  souiïrances  de  «  l'état  de 
besoin  ». 

Je  n'insisterai  pas  ici  sur  les  différences  qu'établit 
le  D""  Dupouy  entre  l'opium  et  les  autres  toxiques,  au 
point  de  vue  des  effets  psychiques.  Pour  lui,  l'opium 
détermine  avant  tout  de  la  ?'êoerîe,  une  rêverie  lucide, 
non  hallucinatoire  ;  à  ce  point  que  lorsque  des  halluci- 
nations s'y  joignent,  elles  sont  dues,  croit-il,  à  l'action 
d'une  substance  surajoutée,  telle  que  la  belladone,  le 
hachisch  ou  l'alcool. 

Celte  distinction  est  peut-être  trop  absolue.  Tous  les 
poisons  connus  ont  tendance  à  exalter  le  psychisme 
inférieur  ou  automatique  au  détriment  du  psychisme 
supérieur  ou  conscient,  sous  forme  d'onirisme,  c'est- 
à-dire  de  rêveries  et  de  rêves  somnambuliques  plus  ou 
moins  hallucinatoires.  Et  c'est  cette  tendance  com- 
mune qui  identifie,  cliniquement,  les  poisons  internes 
aux  poisons  externes,  les  auto-intoxications  aux  exo- 
intoxications.  il  faut  donc  admettre  que  l'opium  peut, 
lui  aussi,  être  hallucinogène,  sinon  toujours,  au  moins 
dans  bien  des  cas. 

En  ces  matières,  d'ailleurs,  il  est  un  facteur  qui, 
plus  que  la  nature  du  poison  peut-être,  influe  sur  le 
tableau  symplomatique  :  c'est  le  facteur  individuel. 
Qu'il  s'agisse  d'alcool,  d'éther,  de  morphine,  d'opium, 
d'urémie  ou  d'une  toxi-infection  quelconque,  chacun 
fait  son  rêve  morbide  à  sa  façon,  terne  ou  brillant, 


PREFACE 


triste  ou  gai,  calme  ou  agité,  délirant,  hallucinatoire, 
impulsif,  etc.,  suivant  ce  qu'est  son  idiosyncrasie, 
c'est-à-dire  suivant  son  tempérament,  son  intelligence, 
son  savoir,  son  imagination,  son  rang  social  et  profes- 
sionnel. Et  c'est  ce  qui  explique,  mieux  que  tout,  qu'à 
chaque  nouvelle  saturation  toxique,  le  même  malade 
revive  souvent  la  même  scène  onirique,  momentané- 
ment disparue,  présentant  ainsi  ce  queLegrain  a  décrit 
et  appelé  «  le  délire  à  éclipses  ». 

Cela  ne  m'empêche  pas  de  penser  qu'il  existe  des 
particularités  morbides  spéciales,  mais  surtout  plus 
spéciales  àchaque  poison.  Je  ne  crois  pas,  par  exemple, 
comme  le  dit  M.  Dupouy,  que  la  sensation  de  légèreté, 
d'impondérabilité  soit  tout  à  fait  caractéristique  de  la 
rêverie  d'opium.  Elle  se  retrouve  non  seulement  dans 
l'ivresse  hachischique,  mais  encore  dans  celle  de  l'ina- 
nition, où  nous  lavons  signalée,  avec  mon  élève  Las- 
signardie.  Mais  je  crois  avec  lui  et  avec  tous  les  auteurs 
que  la  veulerie,  la  moralité,  les  perversions  de  tout 
ordre  sont  plus  fréquentes  et  plus  marquées  qu'ailleurs 
dans  l'opiumisme  chronique  ;  je  crois  que  le  fumeur 
d'opium,  si  intelligent,  si  honnête,  si  viril  qu'il  ait  été, 
n'est  plus,  quand  sa  passion  le  domine  et  surtout  dans 
l'état  de  besoin,  qu'une  loque  humaine  capable,  en  sa 
déchéance  morale,  de  se  laisser  aller  à  toutes  les  trahi- 
sons, à  tous  les  crimes. 

Contre  un  mal  aussi  grave,  aussi  dangereux,  la  lutte 
doit  être  ferme,  énergique,  impitoyable.  C'est  l'énoncé 
des  moyens  propres  à  entreprendre  cette  lutte  qui 
forme  les  conclusions  du  livre  de  M.  Dupouy.  Après 
avoir  montré  de  quelle  façon  la  Chine,  si  profondé- 
ment atteinte,  cherche  à  se  guérir  de  sa  funeste  pas- 


PRÉFACE  XI 


sion  nationale  par  la  défense  de  l'usage  de  l'opium 
dans  l'armée,  dans  les  écoles,  par  la  révocation  des 
officiers  ou  des  fonctionnaires  fumeurs,  la  réglemen- 
tation des  plantations  de  pavot,  l'inscription  des  fu- 
meurs, l'enregistrement  des  débits,  la  fermeture  pro- 
gressive des  fumeries,  etc.,  il  indique  l'effort  récent 
tenté  soit  en  commun,  soit  isolément,  par  les  divers 
pays  d'Europe. 

Cet  effort,  comme  tous  ceux  que  nous  faisons  contre 
les  intoxications  collectives,  même  les  plus  mena- 
çantes, est  encore,  il  faut  bien  le  dire,  beaucoup  trop 
timide.  En  pareille  matière,  les  demi-mesures  ne  valent 
rien.  Une  seule  compte  :  c'est  la  suppression  absolue, 
radicale  de  la  fabrication  et  de  la  circulation  de  l'opium, 
comme  seule  compte,  en  alcoolisme,  la  suppression 
absolue,  radicale  de  la  fabrication  et  de  la  circulation 
de  l'absinthe  et  des  apéritifs.  Malheureusement,  on 
n'ose  pas  et  l'on  invoque  des  obstacles  de  tout  ordre, 
parmi  lesquels  tiennent  une  large  place  les  raisons  éco- 
nomiques et  financières. 

Comme  si  une  intelligence,  comme  si  une  vie  hu- 
maine ne  valaient  pas  plus  que  l'opium  ou  l'absinthe 
qui  les  détruisent,  comme  si  les  poisons  nationaux  ne 
coûtaient  pas  plus  au  pays,  même  en  argent,  qu'ils  ne 
lui  rapportent  ! 

Aussi  suis-je  heureux  que  M.  Dupouy  soit  sur  ce 
point  resté  intransigeant  et  qu'il  ait  terminé  son  livre 
en  dénonçant  comme  moi  le  rôle  de  l'État  français, 
qui  prétend  sévir  contre  les  fumeurs  d'opium  après 
leur  avoir  lui-même  vendu  le  poison  et  qui  cherche  à 
équilibrer  le  budget  de  l'Indo-Chine  à  l'aide  des  15  mil- 
lions rapportés  par  la  manufacture  de  Saigon,  comme 


XII  PRÉFACE 

il  cherche  à  équilibrer  notre  budget  de  la  métropole  à 
l'aide  des  millions  produits  par  l'alcool,  sauf  à  en 
dépenser  le  double  pour  payer  les  méfaits  de  ce  même 
alcool. 

Et  je  termine  cette  trop  longue  préface  d'un  beau  et 
bon  livre,  œuvre  tout  à  la  fois  de  saine  science  et  de 
haut  patriotisme,  en  souhaitant  de  tout  cœur  qu'il  ait 
un  plein  succès  et  qu'il  porte  ses  fruits. 

E.  Régis. 


LES  OPIOMANES 


PREMIERE  PARTIE 

TOXICOMANIE    ET   OPIUMISME 


CHAPITRE  PREMIER 

LES  TOXICOMANES 

Actuellement,  dans  la  plujDart  des  pays  du  monde,  l'homme, 
à  quelque  rang  de  la  société  qu'il  appartienne,  fait  usage 
pour  sa  satisfaction  personnelle  de  certaines  substances  toxi- 
ques, particulièrement  excitantes  pour  son  système  nerveux. 
Cet  usage  remonte  aux  époques  les  plus  reculées,  se  per- 
pétue de  génération  en  génération  en  se  transformant  parfois 
suivant  les  caprices  de  la  mode,  et  va  souvent  jusqu'à  Fabus, 
occasionnant  alors  les  troubles  les  plus  variés  comme  forme 
et  comme  intensité.  Ces  substances  changent  avec  les  con- 
trées. Sans  parler  des  boissons  alcooliques  aujourd'hui  répan- 
dues sur  tout  le  globe  ni  des  infusions  excitantes  comme  le 
café,  le  thé,  le  maté,  nous  citerons  l'arsenic  que  mangent  les 
paysans  du  Tyrol  et  de  la  Styrie,  le  hachich  et  l'opium  que 
mangent,  boivent  ou  fument  certains  peuples  d'Orient,  la 
coca  que  mâchent  les  naturels  de  l'Amérique  du  Sud,  le  kawa 
dont  s'enivrent  les  Polynésiens,  etc..  En  France,  après  Fal- 
cool  et  le  tabac,  Féther,  la  morphine,  la  cocaïne  et  l'héroïne 
sont  les  poisons  les  plus  goûtés  ;  nous  devons  encore  y 
joindre  l'opium  en  nature,  mangé  sous  forme  d'extrait  gom- 
meux,  bu  en  tant  que  laudanum  ou,  enfin,  fumé  dans  des 
pipes  d'une  forme  particulière. 

Dupouï.  —  Les  opiomanes.  1 


2  TOXICOMANIE    ET    OPIUMISME 

A  quoi  allribuer  de  telles  habitudes  si  contraires  à  la  santé 
physique  et  mentale  de  l'individu  et  de  l'espèce?  Doit-on 
aveuglément  accepter  les  explications  qui  en  ont  été  fournies  — 
la  recherche  délibérée  d'une  action  nervo-tonique  combattant 
la  sensation  de  fatigue  musculaire  ou  ps\'chique,  luttant 
contre  la  faim  et  le  sommeil,  faisant  produire  un  rendement 
plus  grand  à  la  machine  humaine,  dans  un  but  aphrodisiaque 
ou  intellectuel,  —  ou  bien,  aux  heures  moroses  de  l'existence, 
la  poursuite  d'une  ivresse  verseuse  d'oubli,  d'une  volupté 
procureuse  d'exceptionnelles  béatitudes?  P.-E.  Botta',  dans 
une  thèse  intéressante  sur  l'usage  de  fumer  l'opium,  suppose 
le  volontaire  envol  du  rêveur  dans  un  monde  imaginaire, 
vers  un  idéal  bonheur.  «  Soumis  par  sa  nature,  non  seule- 
mentaux  peines  physiques  communes  à  tous  les  êtres  animés, 
mais  encore  à  des  peines  morales  résultant  du  don  d'intelli- 
gence qui  lui  a  été  accordé,  l'homme,  dit-il,  s'est  efforcé, 
dans  tous  les  temps,  de  trouver  les  moyens  d'échapper  à  son 
existence  réelle,  et  d'aller  dans  un  monde  imaginaire  chercher 
un  bonheur  factice  et  la  satisfaction  de  ses  insatiables  désirs  ». 
Baudelaire"^,  trente  ans  plus  tard,  développait  ce  même 
thème  dans  ses  Paradis  artificiels.  «  Cette  acuité  de  la  pensée, 
déclare-t-il,  cet  enthousiasme  des  sens  et  de  l'esprit,  ont  dû, 
en  tout  temps,  apparaître  à  l'homme  comme  le  premier  des 
biens  ;  c'est  pourquoi  ne  considérant  que  la  volupté  immé- 
diate, il  a,  sans  s'inquiéter  de  violer  les  lois  de  sa  constitution, 
cherché  dans  la  science  physique,  dans  la  pharmaceutique, 
dans  les  plus  grossières  liqueurs,  dans  les  parfums  les  plus 
subtils,  sous  tous  les  climats  et  dans  tous  les  temps,  les 
moyens  de  fuir,  ne  fût-ce  que  pour  quelques  heures,  son  habi- 
tude de  fange  et,  comme  dit  l'auteur  de  Lazare,  d'emporter 
le  paradis  d'un  seul  coup  ».  Le  physiologiste  Fonssagrives'^ 
raisonne  comme  le  poète  :  «  L'appétit  de  l'opium  se  partage, 

1.  P.-E.  Botta.  De  V usage  de  fumer  l'opium.  Thèse  Paris,  18:29. 

2.  Voir  plus  loin  (p.  269)  Baudelaire  opiomane. 

3.  Article  Opium  du  Dictionnaire  Dechambre. 


LES    TOXICOMANES  3 

avec  celui  de  rolcool,  du  hachich,  du  kawa,  etc.,  le  domaine 
de  la  sensualité,  et  il  est  fondé,  comme  celui  de  ces  subs- 
tances, sur  le  besoin  impérieux,  que  l'homme  épi'ouve,  de  se 
créer  une  vie  cérébrale  factice,  qui  lui  voile  pour  un  temps  les 
sévères  et  froides  réalités  de  Fexistence  ordinaire.  Ce  que 
l'alcool  fait  dans  l'Occident,  l'opium  le  fait  chez  les  Orientaux  ». 
Pour  Richet',  c'est,  pareillement,  dans  un  but  intellectuel 
que  rhumanité  entière  s'adonne  à  ces  poisons  :  «  il  semble, 
croit-il,  que  l'homme  soit  mécontent  de  l'état  de  son  intelli- 
gence, et  qu'il  cherche  à  l'exciter  par  des  substances  toxiques  » . 
Legrain"  partage  cette  opinion  dans  son  étude  sur  les  poisons 
de  l'intelligence  ;  J.  Moreau  %  R.  Meunier  ^  expriment  le  même 
sentiment  à  propos  du  hachich. 

Or,  est-ce  bien  vraiment  pour  exciter,  de  propos  délibéré, 
sa  cérébralité  —  quel  qu'en  soit  d'ailleurs  le  but  —  que  l'in- 
dividu se  soumet  à  une  intoxication  régulière,  continue,  par 
l'alcool,  le  tabac  ou  l'opium  ?  La  genèse  de  ces  habitudes 
toxiques  me  paraît  bien  plutôt  dévolue  à  l'esprit  d'imitation  et 
à  la  contagion  mentale  ^ 

Pourquoi  |)renons-nous  l'habitude  de  boire  du  vin  à  nos 
repas,  du  café  après,  voire  des  liqueurs,  pourquoi  surtout 
fumons-nous,  sinon  pour  faire  comme  tout  le  monde,  pour 
obéir  aux  coutumes  de  notre  pays  et  de  notre  époque.  Après 
la  tentative  avortée  de  André  Thivet,  moine  cordeher  et  cos- 
mographe du  roi  François  II,  qui,  sous  le  nom  de  «  Cosoba  », 
le   présenta  sans  succès  à  la  cour  en   1356,  lorsque  Jean 

1.  Ch.  Richet.  Les  poisons  de  l'inteUigence,  Paris,  i884. 

2.  Legrain.  Étude  sur  les  poisons  de  l'intelligence  [Ann.  Méd.  Psyc/iol., 
juillet  lS9i). 

3.  J.  Moreau  (de  Tours).  Recherckes  sur  les  aliénés  en  Orient  [Ann.  Méd. 
Psychol.,  1843,  I,  p.  103).  Du  hachich  et  de  Vaiiénation  )nentale  {Éludes 
psychologiques,  Paris,  184IJ). 

4.  R.  Meunier.  Le  hachich,  Paris,  lâOO. 

0.  Nous  ne  voulons  élever  ici  aucune  discussion  sur  la  «  contagion 
mentale  »  et  les  caractères  qui  la  différencient  de  la  simple  imitation. 
Mais  nous  renvoyons  le  lecteur  que  ce  sujet  intéresserait  au  tout  prochain 
ouvrage  de  notre  ami,  le  D''  G.  Dumas.  Voir  déjà  son  article  :  Épidémies 
mentales  el  folies  collectives.  Revue  philosoph.,  avril  1911. 


4  TOXICOMANIE    ET    OPIUMISME 

Nicot  vulgarisa  en  France  le  tabac^  découvert  en  1518  par 
Fray  Romano  Pane  dans  le  Yucatan  et  importé  en  Europe 
par  les  Espagnols  vers  1560,  son  usage,  d'abord  réservé  aux 
gens  de  la  haute  société,  fut  surtout  de  le  priser,  en  laissant 
négligemment  et  élégamment  tomber  les  grains  de  «  petun  »  - 
sur  le  jabot  dentelle  de  la  chemise.  Aujourd'hui,  si  l'usage 
s'en  est  généralisé  dans  tous  les  milieux,  la  «  prise  »,  par 
contre,  n'est  guère  plus  de  bon  ton  dans  les  salons.  Le  code 
de  la  bienséance  mondaine  se  refusait  hier  encore  à  accepter 
que  la  femme  pût  fumer;  demain  ce  sera  parfaitement  admis; 
en  Espagne,  en  Russie,  en  Turquie,  c'est  chose  faite  depuis 
longtemps.  Tout  cela  est  une  question  de  mode,  uniquement. 
Et  quand,  gamins,  nous  tirons  en  cachette  nos  premières 

1.  Consulter  pour  l'histoire  du  tabac  :  A.  Grenet.  Influence  du  tabac  sur 
l'homme,  Paris,  1S41  ;  F.  Tiedemann.  Geschichte  des  Tabaks  iind  anderer 
ahnliciie  Genussjnitel,  Francfort.  1854;  Depierris.  Le  tabac,  Paris,  1876; 
Em.  Laurent.  Le  nicotinisme.  Étude  de  psychologie  pathologique,  Paris, 
1893;  H.  Jaucent.  Le  Tabac.  Élude  historique  et  pathologique.  Thèse  Paris, 
1900. 

2.  Nom  que  les  Caraïbes  donnaient  au  tabac,  divinisé  et  adoré  par  eux. 
Ces  sauvages  de  TAmérique  brûlaient  le  petun  comme  dans  nos  temples 
nous  brûlons  l'encens.  Les  ministres  de  leur  culte  (le  culte  du  dieu  Petun, 
c'est-à-dire  de  la  plante  dont  la  puissance  concentrée  dans  une  goutte  de 
matière  —  la  nicotine  dont  ils  empoisonnaient  leurs  flèches  —  donnait  la 
mort  à  leurs  ennemis),  au  milieu  des  vapeurs  qu  ils  absorbaient,  se  met- 
taient dans  un  état  d'ivresse  narcotique  qui  n'était,  à  leur  conscience  et 
aux  yeux  de  ces  foules  crédules  et  abusées,  que  la  pénétration  du  génie 
protecteur,  apparu  pour  les  inspirer  et  les  conduire,  lis  croyaient,  en 
absorbant  par  la  bouche  et  les  narines  la  fumée  du  petun,  s'approprier 
ainsi  la  puissance  de  leur  dieu.  Voilà  pourquoi  fumaient  les  Indiens  que 
nous  imitons  si  bien  aujourd'hui,  sans  pourtant  partager  en  rien  leurs 
croyances  religieuses  (V.  Depierris,  op.  cil  ). 

Il  est  à  remarquer,  à  ce  sujet,  que  Catherine  de  Médicis,  fanatique  et 
superstitieuse,  s'appropria  la  plante  de  Nicot,  qui  devint  la  catherinaire, 
l'herbe  à  la  reine,  la  «  médicée  »,  etc.,  et  la  fit  servir  au  culte  maladif  et 
outrancier  qu'elle  pratiquait.  Imitant  les  prêtres  indiens,  Catherine  s'en- 
fermait dans  les  couches  épaisses  de  sa  fumée  et  là,  sous  l'influence  des 
vapeurs  narcotiques  qui  bouleversaient  son  cerveau  par  des  sensations 
étranges,  jusqu'alors  inconnues,  elle  se  croyait  inspirée  et  prenait  pour 
des  conseils  de  son  bon  génie  toutes  les  bizarres  et  folles  impressions  que 
lui  causait  cette  ivresse  extatique.  Grâce  à  son  influence  occulte,  le  tabac 
ne  tarda  pas  à  jouir  d'une  réputation  extraordinaire  ;  il  devint  une  panacée 
à  tous  les  maux  et  son  usage  fut  introduit  en  médecine  (Voir  Jean 
Leander.  Traité  du  Tabac  ou  Panacée  universelle,  trad.  par  Barthélémy 
Vincent,  Lyon,  1626,  et  Baillard.  Discours  sur  le  tabac  et  ses  usages  en 
médecine,  Paris,  1693).  La  tabatière  précéda  la  pipe.  Les  premiers  fumeurs 
de  tabac  se  montrèrent  sous  Louis  XIII. 


LES    TOXICOMANES  5 

bouffées  des  cigarettes  ou  de  la  pipe  paternelle,  ce  n'est  assu- 
rément point  pour  chercher  une  excitation  intellectuelle  ou 
pour  conquérir  un  paradis,  nous  voulons  seulement  «  faire 
comme  les  grands  »,  Plus  tard,  après  avoir  refoulé  les 
dégoûts,  les  nausées  et  les  vertiges  du  début,  nous  prendrons 
goût  à  cette  fumée  qui  chatouille  notre  gorge,  fait  vibrer  nos 
narines  et  nous  laisse  à  la  bouche  une  saveur  acre  et  persis- 
tante. Après  quelques  années  de  pratique,  l'habitude  est 
devenue  un  besoin  à  la  satisfaction  duquel  nous  éprouvons 
un  certain  charme  et  dont  nous  savons  difficilement  nous 
passer  désormais.  Alors,  si  l'on  nous  interroge,  nous  dirons 
goûter  de  véritables  jouissances  à  fumer  et  de  bonne  foi  nous 
affirmerons  que  l'odeur  du  tabac  excite  notre  puissance  intel- 
lectuelle ou,  pour  le  moins,  notre  verve  inspiratrice,  et  que 
notre  imagination  se  complaît  à  suivre  les  volutes  bleues  qui 
montent  légères  vers  les  nues  :  esclaves  du  poison,  nous 
chanterons  ses  bienfaits,  son  charme,  son  ivresse^  comme 
Baudelaire,  grand  fumeur  au  surplus,  a  chanté  le  vin,  le 
hachich  et  l'opium... 

Sans  doute  il  est  des  habitudes  toxiques  qui  reconnaissent 
une  autre  origine  que  l'imitation  et  qui  sont  nées  de  l'accou- 
tumance au  poison  prescrit  à  titre  médicamenteux.  Le  tabé- 


l.  Em.  Laurent  a  très  justement  insisté  sur  le  rôle  de  Fimitation  d'abord, 
et  de  la  suggestion  ensuite,  dans  le  plaisir  que  le  fumeur  finit  par  trouver 
dans  le  tabac.  «  L"apprenti  fumeur  entend  répéter  sans  cesse  autour  de 
lui  que  la  fumée  de  tabac  a  un  parfum  délicieux,  quelle  porte  à  la  rêverie, 
que  dans  ses  ronds  bleuâtres  se  cachent  les  plus  séduisantes  visions.  Il 
reste  pendant  quelque  temps  incrédule  peut-être  :  il  s'étonne  de  ne  point 
obtenir  du  tabac  les  sensations  tant  vantées.  Néanmoins,  peu  à  peu,  la 
suggestion,  sans  cesse  renouvelée,  prend  pied  dans  son  cerveau  et  s'y 
installe.  Il  finit  par  se  dire  que  le  tabac  doit  avoir  du  bon,  puisque  tous 
les  fumeurs  le  disent.  Sans  cela,  pourquoi  fumeraient-ils  ?  Celte  fois  il  est 
près  d'être  convaincu.  Encore  quelques  pipes  et  il  se  persuadera  que  le 
tabac  est  une  chose  délicieuse,  une  herbe  divine,  un  présent  des  dieux. 
Il  achève  de  lui-même  de  se  persuader.  Cette  fois,  c'est  de  l'auto-suggcs- 
tion.  Le  fumeur  est  comjjlet  et  il  fumera  jusqu'à  la  fin  de  ses  jours.  Il 
trouve  dans  le  tabac  les  sensations  qu'on  lui  avait  annoncées  et  qu'il  y 
cherchait.  La  suggestion  a  merveilleusement  opéré.  C'est  maintenant  un 
nicotinique.  II  fumait  d'abord  pour  faire  comme  tout  le  monde:  mainte- 
nant il  fume  par  plaisir:  bien  plus,  par  besoin;  il  fumait  par  imitation,  il 
fume  par  suggestion  ».  (Op.  cit.,  p.  ai). 


6  TOXICOMANIE    ET    OPIUMISME 

tique,  le  cancéreux,  le  névralgique,  devenus  morphinomanes 
ne  sont  pas  des  victimes  de  la  contagion  mentale  mais  de  leur 
défaut  de  résistance  à  la  douleur.  D'autres  encore,  déséqui- 
librés aux  goûts  pervertis  ou  dépravés,  chercheurs  solitaires 
de  sensations  étranges,  peuvent,  sans  esprit  d'imitation, 
fouiller  l'arsenal  des  poisons  avec  l'espoir  obsédant  de  trouver 
l'ivresse  anormale,  extraordinaire,  unique...  Mais  à  ces 
exceptions  près  l'imitation  et  la  contagion  se  retrouvent  à  la 
base  de  toute  intoxication  chronique,  de  même  qu'elles  ser- 
vent de  fondement  à  la  plupart  de  nos  conventions  mon- 
daines et,  au  détriment  de  la  logique  et  du  progrès,  à  trop 
de  nos  conventions  sociales.  Vigouroux  et  Juquelier^  ont 
parfaitement  montré  le  rôle  de  la  contagion  dans  le  déve- 
loppement de  nos  besoins  acquis  et  dans  les  perversions  de 
nos  appétits  et  de  nos  goûts,  Guyau^,  Tarde  %  Le  Bon\ 
celui  de  l'imitation  dans  la  formation  des  coutumes,  usages, 
mœurs,  sentiments,  des  sociétés  et  des  peuples.  «  Le 
gouvernement  le  plus  despotique  et  le  plus  minutieux,  dit 
Tarde',  la  législation  la  plus  obéie  et  la  plus  rigoureuse, 
c'est  l'usage.  J'entends  par  là  ces  mille  et  une  habitudes 
reçues,  soit  traditionnelles,  soit  nouvelles,  qui  règlent  la 
conduite  privée,  non  pas  de  haut  et  abstraitement  comme  la 
loi,  mais  de  très  près  et  dans  le  moindre  détail,  et  qui 
comprennent  tous  les  besoins  artificiels,  traduction  libre  des 
besoins  naturels,  tous  les  goûts  et  les  dégoûts,  toutes  les 
particularités  de  mœurs  et  de  manières,  propres  à  un  pays 
et  à  un  temps  ». 

L'ivresse  que  procurent  certaines  substances  toxiques  peut 
n'être  connue  et  goûtée  que  d'un  petit  clan  d'initiés,  n'être 

1.  Vigouroux  et  Juquelier.  La  contaf)ion  mentale.  Paris,  1905. 

2.  Guyau.  Education  et  hérédité,  4«  éd.,  F.  Alcan,  1895. 

3.  G.  Tarde.  Les  lois  de  l'imitation,  2' éd  ,  F.  Alcan,  1895. 

4.  G.  Le  Bon.  Psychologie  des  foules,  2' éd.,  F.  Alcan.  I8d6;  L'homme  et  le 
sociétés.  Leurs  origines  et  leur  histoire  :  Les  lois  psychologiques  et  l'évolu- 
tioti  des  peuples,  F.  Alcan. 

5.  Op.  cit.,  p.  348. 


LES    TOXICUMANKS  7 

provo(|iice  que  dans  un  but  particulier  et  n'avoir  clé  recher- 
chée qu'à  une  époque  donnée.  Peu,  en  effet,  savent,  en  dehors 
de  quel(|ues  artilleurs  et  artificiers,  que  mâcher  de  la  cordite 
(sorte  de  poudre  pyroxylée)  détermine  une  excitation  assez 
vive,  comparable  à  celle  que  produit  Talcool  et  qui  a  pu 
séduire  de  malheureux  soldats.  L'ivresse  de  la  belladone  et  de 
la  jusquiame  n'est  pareillement  appréciée  que  de  très  rares 
adeptes  ;  la  mandragore  que  les  sorciers  de  l'antiquité  et  du 
moyen  âge  ont  employé  mN'sliquement,  n'est  plus  utilisée 
aujourd'hui.  A  côté  de  ces  poisons  à  clientèle  restreinte  ou 
disparue,  il  en  est  de  nationaux  et  d'ethniques  dont  l'usage 
est  généralisé  à  tout  un  peuple,  comme  l'arsenic  des  Sty- 
riens,  le  kawa  des  Polynésiens,  l'acacia  niopo  desOtomaques  ', 
l'amanite  des  Samoïèdes",  le  datura  des  Indiens,  la  coca  des 
Mexicains,  etc.,  à  toute  une  race  comme  le  hachich  ou  l'opium 
des  Orientaux. 

Quant  à  l'alcool  et  au  tabac,  on  peut  presque  dire  qu'ils 
ont  envahi  la  Terre  entière.  Un  savant  anglais,  Johnston  \  a 
essayé  de  faire  la  part  de  chaque  pays  dans  la  distribution  des 
substances  affectées  à  l'usage  de  fumer.  Il  a  trouvé  que 
800  millions  d'individus  fumaient  le  tabac,  4-00  l'opium, 
300  le  chanvre,  100  le  bétel,  40  la  coca,  sans  compter  ceux 
qui  fument  le  fongus,  le  iioublon,  le  thé,  l'anis,  le  balisier, 
la  laitue,  la  sauge,  l'eucalyptus,  la  lavande,  etc.  L'habitude 
de  fumer,  quelle  que  soit  la  substance  que  l'on  brûle  au 
contact  de  la  bouche,  est  née  aux  âges  de  barbarie  de 
l'humanité.  On  fumait  de  toute  antiquité,  même  en  Occident. 


1.  De  Humbold.  Cité  par  Morel.  Traité  des  déQénérescencex  physiques;, 
in  telle  ctuelles  el  morales  de  l'espèce  kumaine,  l'aris,  18a7,  p.  143. 

2.  Plusieurs  peuplades  d'Asie  orientale  (Samoïèdes,  Kanilchadalcs, 
Tchouktchi,  etc.,  préparent  avec  la  fausse  oronge  [amanila  muscaria) 
une  boisson  fermentéc  qui  produit  l'ivresse  et  la  gaieté  et  feraient  même 
usage  dans  ce  but  de  Tamanite  à  l'état  sec.  Nous  devons,  d'autre  part,  à 
notre  matlre,  le  D"'  E.  Lallemant,  la  relation  d'un  cas  d'empoisonnement 
par  la  fausse  oronge  où  furent  très  accusés  les  effets  exhilarants  dus  vrai- 
semblablement à  la  mycéto-atropine. 

3.  Cité  par  Depierris. 


8  TOXICOMANIE    ET    OPIUMISME 

Une  peinture  ancienne,  affirme  M.  Daniel  Caldine  ',  repré- 
sente des  légionnaires  romains  se  reposant  le  soir  d'une 
bataille  et  laissant  envoler  au-dessus  de  leurs  têtes  des  spi- 
rales d'une  fumée  qui  s'échappe  de  roseaux  enflammés.  Les 
Romains  fumaient,  en  effet,  dans  des  sortes  de  roseaux  ou  de 
pipes,  des  feuilles  de  laitue  préalablement  desséchées. 
M.  René  Moreau',  d'autre  part,  cite  plusieurs  documents  sur 
l'usage  des  pipes  à  l'époque  gallo-romaine  tirés  des  JS^otes 
archéologiques  de  M.  Henry  Corot  ^  Ces  pipes  devaient, 
croit-on,  servir  à  fumer  certaines  plantes  calmantes  telles  que 
jusquiame,  pavot,  belladone,  prescrites  dans  un  but  thérapeu- 
tique. A  l'époque  la  plus  reculée  enfm,  si  nous  en  croyons 
certains  auteurs,  les  anciens  Gaulois  et  Germains  faisaient, 
dans  un  but  sacré,  brûler  des  plantes  —  du  chanvre  très 
probablement  —  sur  des  pierres  rougies  au  feu,  en  recevaient 
la  fumée  et  s'enivraient  de  leurs  vapeurs,  ainsi  que  les  Druides, 
devant  leurs  idoles.  Les  divagations  des  prêtres  intoxiqués 
passaient  pour  être  des  inspirations  de  leurs  dieux. 

L'opium,  poison  national  delà  Chine,  poison  ethnique  des 
Jaunes,  après  avoir  envahi  tout  l'Orient,  a  fini  par  en  dépasser 
les  limites  et  par  sinfdtrer  en  Occident  où,  d'année  en  année, 
il  tend  à  gagner  de  nouveaux  territoires.  Les  morphinomanes 
abondent  malheureusement  dans  l'Europe  enlière  ;  les  man- 
geurs d'opium,  les  buveurs  de  laudanum,  hier  encore  foison- 
naient en  Amérique  et  en  Angleterre.  Les  fumeurs  d'opium 
enfin  ont  fait  depuis  quelque  trente  ans  leur  apparition  en 
France,  cherchant  à  y  acclimater  ce  mode  élégant  d'intoxica- 
tion, si  parfumé  d'exotisme.  Bien  que,  grâce  à  la  lutte  énergique 
entreprise  contre  «  l'avarie  d'Extrême-Orient  »,  en  raison  aussi 
delà  difTicullé  de  se  procurer  l'opium  à  fumer  — lechandoo  — 
le  nombre  des  fumeurs  paraisse  tant  soit  peu  diminuer,  les 


1.  Le  tabac  remède  dangereux.  Chronique  médicale,  lo  novembre  1908, 
p.  740. 

2.  Id.  Glironique  médicale,  1°''  février  19Ù9,  p.  90. 
.  3.  Henry  Corol.  Notes  arcltéolorjiques,  Dijon,  1907. 


LES    TOXICOMANES 


retentissants  scandales  qui  récemment  défrayèrent  la  presse, 
politique  et  scientifique,  ont  révélé  avec  quelle  facilité  la 
drogue  asiatique  réussissait  à  s'implanter  dans  nos  milieux 
coloniaux  ou  dans  certains  clans  d'épicuriens  décadents.  A 
plusieurs  reprises,  il  nous  a  été  donné  d'observer  ou  de  traiter 
des  fumeurs  d'opium  et,  une  fois  notre  attention  éveillée  sur 
eux,  il  nous  fut  relativement  facile  de  recue'ûiir  à  Paris  }né}7ie, 
des  observations  et  des  documents.  Et  c'est  pourquoi  la 
pensée  nous  est  venue  de  faire  une  étude  d'ensemble  des 
opiomanes,  nous  basant  essentiellement  dans  notre  travail  sur 
ce  que  nous  avions  personnellement  vu  et  entendu,  mais 
aussi  puissamment  aidé,  —  il  nous  est  agréable  d'en  faire 
l'aveu,  —  par  notre  cousin  M.  G.  Dupouy,  chef  du  labora- 
toire des  Travaux  publics  à  Haïphong,  puis  à  Hanoï.  C'est 
aussi  pour  nous  une  très  douce  joie  d'adresser  nos  remercie- 
ments les  plus  dévoués  au  professeur  Régis  dont  la  compé- 
tence et  l'amabilité  ont  bien  voulu  donner  à  notre  œuvre  de 
précieux  conseils,  redresser  certaines  de  ses  défaillances  et  la 
présenter  enfin  à  ses  lecteurs. 

\otre  travail  veu!  être  sans  prétention.  L'histoire  de 
l'opiumisme  est,  en  eiïet,  des  plus  malaisées  et,  pour  faire 
une  œuvre  de  quelque  valeur,  le  chimiste  et  le  physiologiste 
doivent  étroitement  collaborer  avec  le  neuropathologiste  et  le 
psychiatre.  L'on  est  déjà  parvenu  à  isoler  de  l'opium  un 
grand  nombre  d'alcaloïdes  aux  vertus  très  différentes,  narco- 
tisantes,  stupéfiantes  convulsivantes,  mais  la  liste  n'en  est 
certainement  pas  épuisée  etTaclion  propre  de  chacun  d'entre 
eux  sur  le  système  nerveux  de  l'homme  demeure  mal  connue. 
Puis,  cliniquement,  les  observations  d'opiomanes  que  nous 
avons  trouvées  éparses  dans  la  littérature  médicale  ou  que 
nous  avons  nous-mèmo  recueillies  sont  loin  d'être  complète- 
ment super posables.  Les  uns  s'intoxiquent  avec  de  l'extrait  thé- 
baïque  en  pilules  ou  en  solution ,  d'autres  avec  des  gouttes  noires 
anglaises  ou  du  laudanum  :  le  poison  n'est  déjà  plus  le  môme. 
Que  dire  alors  des  morphiniques  et  des  fumeurs  et  comment 


10  TOXICOMANIE    ET    OPIUMISME 

les  assimiler  aux  opiophages  ?  Et  non  seulement  le  mode  de 
thébaïsation  (ingestion,  fumage,  injection  hypodermique,  etc.), 
intervient  dans  le  tableau  clinique  avec  la  variété  du  produit 
absorbé,  mais  encore  la  qualité  même  de  ce  produit,  plus  ou 
moins  riciie  de  tel  ou  tel  alcaloïde  particulier,  plus  ou  moins 
épuré,  fermenté,  sophistiqué  :  lorsque  nous  nous  occuperons 
plus  spécialement  des  fumeurs,  nous  établirons  des  différences 
cliniques  très  tranchées  suivant  que  l'opium  sera  du  chandoo 
ou  du  dross,  de  l'opium  hypermorphiné  ou  hachiché.  Il  faut 
enfin  tenir  compte,  dans  l'appréciation  des  effets  toxiques,  du 
terrain  physique  et  surtout  mental  de  Fopiomane,  de  son  état 
psychopathique  et  de  ses  insuffisances  organiques  antérieures, 
de  ses  tares  physiologiques  et  de  ses  prédispositions  indivi- 
duelles, notamment  de  ses  tendances  personnelles  et  congé- 
nitales à  rêver  ou  à  délirer.  L'influence  de  la  race  ne  doit 
pas  être  négligée,  et  non  plus  celle  de  l'hérédité,  psycholo- 
gique ou  toxique  :  c'est  ainsi  que  des  imprégnations  succes- 
sives ayant  atténué  chez  certains  peuples  fumeurs  de  l'Orient 
la  puissance  toxique  de  l'opium,  la  comparaison  des  effets 
produits  par  le  môme  poison  sur  eux  et  sur  nos  nationaux  se 
trouve  fatalement  faussée. 

Le  problème  de  l'opium  est  donc  d'une  décevante  com- 
plexité et  nous  n'avons  pas  la  témérité  de  le  vouloir  résoudre. 
Le  seul  but  que  nous  nous  soyons  proposé  est,  après  avoir 
essayé  de  fixer  certains  traits  cliniques,  do  préci.ser  le  danger 
auquel  s'exposent  de  gaieté  de  cœur  les  dilettantes  de  l'opium. 
Nous  en  avons  connu  qui  ne  voyaient  dans  l'opium  chanté 
par  Quincey,  Poe  et  Baudelaire  qu'un  passe-temps  agréable 
d'ultra-civilisés,  évocateur  de  rêves  paradisiaques,  un  baume 
consolateur,  divin  dispensateur  d'oubli,  ou  un  ferment  intel- 
lectuel, exaltant  l'imagination  et  la  création  poétique.  Quelle 
funeste  erreur!  L'exemple  de  ces  écrivains*  en  est  une  preuve 
convaincante.  L'opium  est  une  drogue  essentiellement  mal- 

1.  Voir  plus  loin  notre  étude  de  Quincey  (p.  207),  de  Coleridge  (p.  229), 
de  Poe  (p.  2o5),  de  Baudelaire  (p.  269). 


LES   TOXICOMANES  11 

faisante,  sournoise  et  meurtrière,  semeuse  de  douleurs  et  de 
ruines.  Et  si,  à  ses  débuts,  elle  prend  souvent  le  masque  et 
les  allures  d'une  courtisane  prometteuse,  dans  un  équivoque 
sourire,  de  plaisirs  illicites,  raffinés  et  suraigus,  il  faut  savoir 
qu'ensuite  elle  fait  souffrir,  cruellement,,  et  qu'enfin  elle  tue... 
«  L'opium  tue,  tue  de  diverses  manières  ;  et  fréquemment 
après  avoir  versé  l'ivresse  et  l'oubli,  il  fait  savourer  bien  des 
amertumes  et  des  souffrances  avant  le  coup  mortel  »  *. 

1.  F.  Brunet.  Une  avarie  cVExtrême-Orient  :  la  fumerie  d'opium.  Néces- 
sité de  l'éviter  et  possibilité  de  la  guérir.  Le  Bulletin  Médical,  4  avril  1903. 


CHAPITRE  II 
HISTORIQUE  DE  LOPIUM 

On  lit  dans  Moracho^,  et  cette  opinion  est  acceptée  par 
beaucoup  d'auteurs,  que  l'usage  de  fumer  l'opium  remonte 
en  Chine  à  moins  de  deux  siècles  et  s'attache  au  nom  de 
Wheeler,  vice -président  des  Indes,  qui  le  premier  tenta  l'im- 
portation vers  1740  et  fit  ainsi  prendre  aux  Chinois  une 
habitude  existant  déjà  dans  l'Inde  et  la  Perse.  Cette  date  est 
beaucoup  trop  récente  ;  les  fumeurs  d'opium  chinois  existaient 
dès  le  xv^  siècle;  par  contre  l'introduction  en  Chine  de  l'opium, 
du  moins  de  l'opium  véritable,  paraît  postérieure  à  l'époque 
du  règne  de  Taïlsu  (fin  du  xuf  siècle)  donnée  par  Jeanselme  ^ 
L'historique  de  l'opium  est  en  réalité  assez  compliqué.  ÏVous 
l'exposerons  rapidement  en  nous  servant  plus  particulière- 
ment des  indications  consignées  dans  la  thèse  de  Pluchon^ 

Les  premières  traces  de  l'existence  du  pavot  dans  la  phar- 
macopée chinoise  se  retrouvent  dans  un  ouvrage  médical 
datant  du  commencement  du  viu^  siècle  et  dû  à  Chên-Tsang- 
Shi  qui,  dans  son  Botaniste  supplémentaire  rappoi-te  une 
description  antérieure  de  la  plante  faite  par  Sung-Jang-Tzù. 
Or,  au  vif  siècle,  les  Chinois  avaient  envahi  l'Inde  après  avoir 
traversé  le  Thibet  et  le  Xépaul  et  des  flottes  chinoises  assuraient 
un  trafic  régulier  avec  Cevlan  et  l'Inde.  La  connaissance  du 


1.  Morache.  Pékin  et  ses  habilants,  Paris,  1S69. 

2.  Jeanselme.  Fumeurs  et  mangeurs  cl  opium .  Revue  générale  des  sciences 
pures  et  appliquées,  la  janvier  1907. 

3.  Pluchon.  De  l'opium  des  fumeurs.  Sijnlhèi;e  de  pharmacie,  Montpellier, 
1887. 


HISTORIQUE   DE    L  OPIUM  13 

pavot  semble  donc  avoir  été  impoiiée  par  les  Indiens,  avant 
même  l'invasion  et  le  pillage  de  Canton  parles  pirates  arabes 
(758)  \  Le  pavot  (Yung-Su)  était  employé  au  seul  titre  médi- 
camenteux et  Ton  utilisait  la  graine,  non  la  capsule.  Toutefois, 
dès  celte  époque,  les  Chinois  auraient  remarqué  qu'une 
infusion  de  la  graine  leur  procurait  une  douce  somnolence  et 
une  incomparable  quiétude  physique  ^ 

Jusqu'au  xi*  siècle  donc,  la  graine  de  pavot  seule  est 
employée  dans  le  traitement  de  diverses  maladies.  Liu-Hung 
(xii^  siècle)  parle  le  premier  de  l'usage  médical  des  capsules 
et  du  xii^  au  xv®  siècle  les  médecins  chinois  étudient  minu- 
tieusement les  différentes  parties  de  la  plante,  arrivant  ainsi 
à  une  connaissance  très  approfondie  des  propriétés  médicales 
dues  non  plus  seulement  à  la  graine  et  à  son  infusion,  mais  à 
la  capsule  en  décoction  et  enfin  à  la  décoction  évaporée  de  la 
plante  entière.  Ils  ne  connaissent  pas  encore  cependant  le 
véritable  opium,  c'est-a-dire  le  suc  obtenu  par  incisions  pra- 
tiquées au  pourtour  de  la  capsule  encore  verte.  Celui-ci 
(Afu-Yung,  Ya-Pien)  aurait  été  importé  par  les  Mahométans^ 

—  qui  eux-mêmes  le  tenaient  des  Egyptiens  '  —  au  début  du 

1.  Les  Arabes,  par  contre,  avaient  pénétré  dans  l'Inde  depuis  plus  d'un 
siècle.  La  descente  des  premières  flottes  arabes  eut  lieu  en  637  dans  l'île 
de  Tanah  près  Bombay.  En  643,  les  Arabes  vont  jusqu'aux  frontières  du 
royaume  de  Caboul  et  du  Sinde,  puis  s'approchent  de  plus  en  plus  de  la 
vallée  de  l'Indus  dans  leurs  incursions  de  664,  683  et  707.  Voir  :  Barrau. 
Histoire  des  Arabes.  Paris,  1842  :  Caussin  de  Perceval.  Essai  sur  l'histoire 
des  Aral/es.  Paris,  1847-1848:  Sédillot.  Histoire  des  Arabes,  Varis,  1854. 

Des  relations  étroites  et  constantes,  d'autre  part,  existaient  depuis  des 
siècles  entre  l'Inde  et  l'Arabie  mais  c'étaient  les  Indiens  qui  venaient  com- 
mercer dans  le  Yémen  plutôt  que  les  Sabéens  dans  l'Inde  et  ce  commerce 
remonte  si  haut  dans  les  temps  —  constatent  Lenormand  et  Babelon 
(Histoire  ancienne  de  l'Orient  jusqu'aux  guerres  médiques,  10»  éd.,  t.  VI) 

—  qu'il  serait  impossible  d'essayer  même  d'en  déterminer  l'origine. 
Parmi  les  produits  du  sol  même  de  l'Arabie  méridionale  figurait  l'opium. 

2.  La  graine  de  notre  pavot  est  dénuée  de  toute  action  somnifère  (V.  Pou- 
cliet). 

3  Les  Arabes  auraient  envahi  d'abord  la  Perse,  puis  l'Inde,  et  la  con- 
naissance des  vertus  de  l'opium  se  serait  propagée  par  l'intermédiaire  de 
Ceylan.  de  Java  et  des  lies  de  la  Sonde  d'une  part,  des  flottes  chinoises 
d'autre  part,  dans  l'Indo-Ghine,  la  Chine  et  le  Japon. 

4.  Les  Égyptiens  eux-mêmes  auraient  connu  le  pavot  par  les  Grecs. 
Malgré  que  cette  plante  ait  vraisemblablement  une  origine  asiatique,  Homère 


44  TOXICOMANIE    ET    OPIUMISME 

xv''  OU  à  la  fin  du  xiv'^  siècle  \  Raymond  de  Villeneuve,  se 
basant  sur  le  traité  de  Médecine  de  Li-Ting  (milieu  du  xvi"  siècle) , 
indique  seulement  la  fin  du  xv''  siècle  dans  sa  traduction  du 
Memorandian  sur  ropùim  présenté  à  la  Commission  inter- 
nationale de  Shang-haï  (Revue  indo-chinoise  1909).  A  partir 
de  celte  époque  où  les  Chinois  goûtèrent  l'ivresse  merveilleuse 
procurée  par  l'opium,  absorbé  en  boisson  ou  en  pilules,  à 
l'état  pur  ou  mélangé  au  chanvre  ou  à  d'autres  substances, 
l'usage  de  ce  toxique  se  développa  très  rapidement  chez  eux. 
Bientôt  le  fumage  "  de  l'opium  remplaça  l'opiophagie,  cette 


déjà  en  parle  dans  l'Iliade  et  llippocrate  en  conseille  l'emploi  dans  cer- 
tains cas. 

1.  Fonssagrives  [Art.  Opium  du  D'  Dechambre]  donne  des  dates  diffé- 
rentes, non  seidement  pour  liniportation  de  l'opium  en  Chine,  mais  sur- 
tout pour  le  début  de  la  coutume  du  fumage.  Voici,  en  effet,  son  exposé 
historique  :  «  Les  Chinois  ont,  paraît-il,  reçu  l'opium  des  Arabes  par  l'in- 
termédiaire des  Persans  d'abord,  puis  des  habitants  de  l'Inde,  et  comme 
il  est  extrêmement  probable  que  les  Arabes  ont  tenu  l'habitude  de  con- 
sommer l'opium  de  leurs  relations  avec  l'Egypte,  il  faut  considérer  la 
vallée  du  ISil  comme  le  foyer  primitif  d'où  cette  habitude  pernicieuse  est 
partie  pour  marcher  à  l'envahissement  de  l'Asie  tout  entière.  L'opium  a 
donc  procédé  comme  le  café  ;  les  Musulmans  en  ont  été  les  véhicules 
mais  la  fève  de  l'Yémen  s'est  étendue  fort  heureusement  vers  l'Occident, 
tandis  que  la  consommation  de  l'opium  est  restée  jusqu'ici  presque  exclu- 
sivement asiatique.  L'invasion  mahoraétane  de  l'Inde  valut  aux  popula- 
tions de  ce  pays  la  double  servitude  de  la  conquête  et  de  l'opium,  et  la 
prohibition  formulée  par  le  Coran  contre  l'usage  des  boissons  fermentées 
n'a  pas  peu  contribué  à  répandre  l'usage  de  cette  substance.  Des  docu- 
ments certains  établissent  qu'au  commencement  du  xvi»  siècle  l'habitude 
de  consommer  l'opium  était  très  répandue  dans  l'Inde.  La  Chine  la  reçut 
un  peu  i)lus  tard  de  ses  relations  avec  ce  pays  ;  mais  l'opium  ne  fut  guère 
pour  elle  qu'un  médicament  jusqu'au  milieu  du  xvni»  siècle  et  les  jonques 
chinoises  qui  allaient  chercher  cette  substance,  à  ce  titre,  n'en  faisaient 
flu'un  commerce  très  restreint.  Peu  à  peu,  et  sans  doute  par  suile  des 
communications  commerciales  de  la  Chine  avec  l'Inde,  l'habitude  de 
fumer  l'opium  s'établit  dans  le  premier  de  ces  deux  pays  et  elle  prit 
bientôt  une  extension  suffisante  pour  stimuler  l'esprit  mercantile  de  l'Inde 
anglaise  qui  y  vit  un  débouché  productif,  et  pour  éveiller  la  sollicitude 
du  Gouvernement  chinois. 

2.  Cette  coutume  aurait  suivi  les  mêmes  étapes,  persane  et  indienne, 
avant  de  venir  contaminer  la  Chine.  Les  empereurs  du  Mongol,  d'après 
Ferishta,  se  seraient  adonnés  au  fumage  de  l'opium  (Ferishta.  History  of 
Ihe  mahomedaman  power  in  India.  Cité  par  Morel.  Traité  des  dégénéres- 
cences). Pour  Raymond  de  Villeneuve,  au  contraire,  ce  seraient  les  Espa- 
gnols qui  auraient  importé  l'habitude  de  fumer  le  tabac  au  commence- 
ment du  xvip  siècle  seulement,  et  les  Hollandais,  vers  le  milieu  du  même 
siècle,  celle  de  fumer  un  mélange  de  tabac  et  d'opium.  L'opium  enfin 
n'aurait  été  fumé  pur  que  vers  la  fin  du  xviii'=  siècle. 


HISTORIQUK    DK    L  Ol'IUM  15 

nouvelle  mode  coïncidunt  avec  i'iiilroducUori  du  tabacs  Les 
l'iimeurs  commencèrent  par  mélanger  de  l'opium  au  tabac, 
puis  peu  à  peu  supprimèrent  complètement  le  tabac,  en  même 
temps  qu'ils  perfectionnèrent  la  préparation  spéciale  de  l'opium 
à  fumer.  Dès  le  xv^  siècle,  le  fumage  de  l'opium  aurait  cons- 
titué un  danger  social  contre  lequel  on  ne  devait  pas  tarder 
à  chercher  les  moyens  de  réagir  et  dans  un  livre  de  matière 
médicale  pubhé  en  1578  par  Li-Shi-Chang,  l'on  peut  lire  un 
article  très  documenté  sur  le  pavot  et  sur  l'opium,  «  la  drogue 
qui  guérit  mais  tue  comme  un  sabre.  » 

L'Europe-,  à  son  tour,  va  introduire  son  opium.  En  1367, 
en  effet,  les  ports  du  sud  de  la  Chine  sont,  pour  leur  com- 
merce, ouverts  aux  Portugais;  en  1624,  des  comptoirs  hol- 
landais s'établissent  dans  l'ile  de  Formose.  En  1729,  des  édits 
impériaux  essaient  d'arrêter  le  développement  d'un  vice  déjà 
profondément  enraciné  et  vouent  au  bannissement,  à  l'exil  et 
à  la  mort  aussi  bien  les  fumeurs  que  les  détenteurs  d'opium. 
Les  arguments  économiques  abondent  pour  expliquer  la  pro- 
hibition de  la  drogue  ^  L'opium  étranger,  en  effet,  fait  prime 
et  son  importation,  de  plus  en  plus  importante,  va  appauvrir 

1.  Pour  certains  cependant  (Armand)  les  Chinois  fumaient  le  tabac 
depuis  deux  siècles  pour  le  moins.  Il  est  à  remarquer,  d'ailleurs,  que  la 
coutume  de  brûler  certaines  plantes  pour  en  aspirer  la  fumée  (datura, 
hachich...)  existait  depuis  un  temps  immémorial  chez  les  peuples  orien- 
taux. 

2.  Les  propriétés  thérapeutiques  de  l'opium  auraient  été  connues  en 
Europe  et  utilisées  dès  la  plus  haute  antiquité.  Virgile  en  parle  déjà  dans 
ses  Gëorgiques  et,  au  i"  siècle  de  notre  ère,  Dioscoride  et  Pline  l'Ancien 
en  distinguaient  deux  variétés  :  Vopium  proprement  dit,  celui  que  nous 
désignons  aujourd'hui  encore  sous  ce  nom,  et  le  méconium,  qui  prove- 
nait de  la  décoction  de  pavots  dans  l'eau,  et  dont  la  valeur  thérapeutique 
était  beaucoup  moindre  (Voir  sur  l'historique  du  pavot  et  de  l'opium  Réveil. 
Thèse  ci^e'e).  Mais  si  les  Romains,  et  bien  avant  eux  encore,  les  Grecs,  con- 
naissaient 'oi)ium,  ce  seraient  les  Arabes  qui  les  premiers  s'en  seraient 
servis  comme  d'excitant.  C'est  du  moins  l'opinion  à  laquelle  se  rallie 
.Marlin.  «  Selon  toute  vraisemblance,  ce  sont  les  Arabes  qui,  initiés  de 
bonne  heure  à  la  science  des  Grecs,  peuvent  être  considérés  comme  les 
propagateurs  du  pavot  et  de  ses  propriétés  dans  toutes  les  contrées  qu'ils 
visitèrent  ;  on  peut  même  conjecturer  qu'ils  furent  les  premiers  à  s'en 
servir  comme  excitant  »  (E.  Marlin.  L'opiinn;  ses  abus;  mangeurs  et 
fumeurs  d'opium  ;  morphinomanes,  Paris,  lS9o,  p.  13). 

3.  On  lira  avec  intérêt,  sur  ce  point,  l'ouvrage  de  E.  Martin  et  celui  de 
Saurin  :  La  Chine,  l'opium  et  les  Anglais,  Paris,  1840. 


16  TOXlCOMANlt;   ET    OPIUMISME 

la  Chine  et  provoquer  une  crise  agricole  et  monétaire.   Ce 
succès  de  Topium  excite  la  cupidité  des  Anglais  et  la  Com- 
pagnie des  Indes  Orientales,  formée  à  Londres  en  1499,  qui 
durant  tout  le  xvif  siècle   fait  de  multiples  tentatives  pour 
s'installer  en  Chine,   finit  par  y  réussir  et  voit  la  prospérité 
de  ses  comptoirs  progresser  magnifiquement  à  Canton,  obtient 
en  17G7  le  privilège  de  l'importation  de  l'opium.  Or,  cette 
importation  prend  une  extension  rapidement  croissante    et 
même  économ'iquement  menaçante  :   200  caisses  en  1773, 
1  000  en  1776,  4  054  en  1790.  Aussi  le  gouvernement  chi- 
nois s'alarme-t-il.   Les  édits  de  défense  se  multiplient  sous 
Kien-Loung    et   Kia-King,    menaçant   des  peines   les   plus 
sévères  (bastonnade,  exposition  publique,    exil,   mort),    les 
fumeurs  et  les  trafiquants  d'opium,  le  premier  édit  prohibitif 
remontant  à  Yung-Cheng  (1729).  Les  différents  empereurs 
de  Chine  essaient  d'interdire  l'entrée  de  l'opium   dans    les 
ports  chinois,   mais  la    contrebande    favorise    l'importation 
anglaise,  et  le  nombre  de  caisses  monte  de  plus  en  plus.  En 
1837,  le  privilège  consenti  par  patente  impériale  à  la  Com- 
pagnie des  Indes  vient  à  cesser.  Le  gouvernement  chinois  en 
profite    pour    édicter    la    défense    absolue    d'introduire    de 
l'opium  étranger.  Le  commerce  cependant  continue  clandes- 
tin. Après  l'édit  du  18  mars  1839  ordonnant  la  remise,  pour 
être   détruit,    de   tout    l'opium   étranger    et  demeuré    lettre 
morte,  le  s^ouvernement  chinois  arrête  le  24  mai  le  surinten- 
dant  Elliot,  s'empare  par  la  force  de  tout  l'opium  trouvé  à 
bord  des  navires  anglais  et  jette  à  la  mer  les  20.291  caisses 
saisies,  représentant  une  valeur  de  plus  de  2.o00.000  S  soit 
62.500.000  francs.  Ce  coup  de  force  servit  de  prétexte  aux 
Anglais   pour  déclarer  la  guerre  aux  Chinois  :  guerre  de 
ropium.    Les   Chinois,   vaincus,    se  virent  par  le  traité  de 
Nankin  (1842)  contraints  d'ouvrir  à  nouveau  leurs  ports  aux 
Anglais  et  de  considérer  désormais  l'opium  comme  une  mar- 
chandise ordinaire  avec  seulement  la  faculté  de  l'imposition 
d'un  droit  d'entrée  consenti.  La  Chine  était  condamnée  par 


HISTORIQUE    Di:    L  OPIUM  17 

son  vainqueur  à  s'empoisonner  par  la  fumée  d'opium.  De 
fait,  le  chiffre  d'affaires  croissait  toujours  :  40.000  caisses  en 
1840,  70.000  en  1857,  180.000  en  1886,  représentant 
130.000.000  £  !  Le  nombre  des  fumeurs  passait  de  2  millions 
en  18'J8  à  100  ou  120  millions  en  1878  et  la  Chine,  pour  se 
défendre  économiquement,  ne  pouvait  plus  qu'encourager  la 
culture  du  pavot  afin  de  profiter  au  moins  de  son  vice  au  lieu 
de  laisser,  grâce  à  lui,  s'enrichir  l'étranger.  Actuellement  la 
Chine  tire  de  son  sol  les  quatre  cinquièmes  de  l'opium  qu'elle 
consomme.  La  ruine  économique  de  l'Empire  du  Milieu  est 
conjurée  mais  l'habitude  toxique,  contre  laquelle  le  gouverne- 
ment chinois  luttait  de  toutes  ses  forces  et  qu'il  essayait  de 
détruire  en  menaçant  ses  adeptes  des  plus  graves  pénalités, 
s'est  trouvée  superbement  consolidée  et  défie  aujourd'hui  la 
lutte  entreprise  à  nouveau  contre  elle. 

Au  point  de  vue  philosophique  il  est  évidemment  très 
triste  de  voir  qu'au  lieu  de  secourir  une  nation  cherchant  à  se 
libérer  d'un  joug  toxique,  les  intérêts  financiers  d'un  autre 
peuple  l'ont  poussé  à  précipiter  celle-ci  plus  avant  dans  son 
esclavage.  Mais  ce  court  exposé  historique  ne  vise  point  à  de 
pareilles  considérations  ;  son  unique  but  est  de  montrer  la 
diffusion  véritablement  extraordinaire  d'une  habitude  perni- 
cieuse, devenue  aujourd'hui  générale  en  Chine.  L'Européen 
qui  s'aventure  là-bas  se  trouve  aussitôt  entouré  de  fumeurs 
et  sollicité  de  les  imiter.  Trop  souvent  il  succombe  à  la  con- 
tagion et,  de  retour  en  son  pays,  il  y  rapporte  le  vice  qu'il  a 
gagné  et  devient  une  source  possible  de  contamination.  Des 
fumeries  existent  aujourd'hui  à  Paris  et  dans  tous  les  grands 
ports  de  France  où  chacun  peut  s'initier  à  l'opium,  sans 
avoir  besoin  pour  cela  de  faire  escale  en  Orient.  Le  vice 
d'Orient  a  envahi  la  France  dans  la  seconde  moitié  du 
xix^  siècle.  L'opiophagie,  en  Angleterre,  avait  précédé  de 
loin  le  fumage.  Th.  de  Quincey  écrit  ses  Confessions,  dit-il, 
en  songeant  au  service  qu'il  rend  ainsi  à  la  classe  des  man- 
geurs d'opium,  classe  très  nombreuse  en  Angleterre,  et  Aro- 

DupotY.  —  Les  opiomanes.  2 


i8  TOXICOMANIE    ET    OPIUMISME 

siler  *,  cité  par  lui,  prévoyait  en  i763  que  «  la  diffusion  de  la 
connaissance  du  pouvoir  fascinateur  de  l'opium  serait  un 
malheur  public  ». 

d.  Arosiler,  pharmacien  de  l'hôpital  de  Greenwich.  Essai  sur  les  effets  de 
l'opium,  1763. 


CHAPITRE  III 
I3RÈVES  (iÉNÉRALIÏÉS  SUR  L'OPIUM 

L'opium,  comme  chacun  sait,  est  constitué  par  le  suc; 
épaissi  de  certaines  espèces  de  pavots,  et  sa  composition i 
chimique  varie  avec  chaque  espèce.  Les  trois  principales 
variétés  de  pavots  cultivés  pour  la  préparation  de  l'opium 
sont  le  Papaver  somniferum-v.  ou  setigerum  (Péloponèse, 
îles  de  Chypre  et  d'Hyères,  Corse),  le  Papaver  inomnife- 
7'utn-^  ou  glahrwn  (Asie-Mineure,  Egypte),  le  Papaver 
somniferum-^(  ou  album  (Perse). 

Les  principes  actifs  du  pavot  résident  dans  le  péricarpe, 
les  graines  ne  renferment  aucune  substance  toxique.  On 
obtient  l'opium  à  l'aide  d'incisions  pratiquées  à  la  face 
externe  de  la  capsule  avant  qu'elle  n'ait  atteint  sa  complète 
maturité.  Le  suc  ainsi  collecté  est  recueilli  au  bout  de  six  à 
dix  heures  ;  il  a  alors  la  consistance  du  miel  et  une  couleur 
variant  du  jaune  au  brun  rougeâtre  ;  on  le  malaxe  puis  on  le 
réunit  en  masses  que  l'on  entoure  de  feuilles  de  pavot  ;  on 
forme,  de  la  sorte,  des  pains  de  volume  très  variable  qu'on 
laisse  sécher  à  l'ombre. 

La  composition  de  l'opium  est  extrêmement  complexe 
(alcaloïdes  divers,  acides,  sels  minéraux,  résines,  matières  ' 
grasses,  gommes,  mucilage,  caoutchouc,  matières  colo-i 
rantcs  et  odorantes  mal  connues,  etc.),  et  l'on  ne  saurait j 
fournir  d'analyse  complète.  Elle  varie  considérablement,  en  | 
outre,  suivant  la  provenance  et  suivant  les  soins  apportés  à  ' 
la  culture  du  pavot.  Si  nous  voulons  bien  ne  considérer  que 
la  teneur   en    morphine,   nous  voyons    déjà  les   différences 


20  TOXICOMANIE    ET    OPIUMISME 

énormes  selon  le  pays  d'origine  et  la  qualité  du  produit. 
L'opium  d'Asie-Mineure  renferme  une  moyenne  de  11  à 
12  p.  100  de  morphine,  mais  certaines  qualités  inférieures 
(Konijab)  n'en  contiennent  que  7  à  8  ;  l'opium  d'Egypte  peut 
varier  de  3  à  12  p.  100,  alors  que  la  moyenne  de  celui  de 
l'Inde  est  de  4  à  5,  de  Chine  de  2  à  3. 

Voici  les  chiffres  que  donnent  Pouchet,  Brouardel,  Jean- 
selme  '. 

TENEUR    EN    MORPHINE    DES    DIFFÉRENTS    OPIUMS 

POL'CHET    BROUARDEL    JEANSELMR 

Asie-Mineure  ^^"^>'^"^    •    •    •    •  *^-*'     ''""-^''"^    0-12  p.  100 

^   ""^"'^^  f  Constantinople  .  10-11  8-9      — 

Egypte 3-9  3-4  3-9       — 

Perse 8-12        3-11         8-12     — 

Inde 2-7  9,o  3-7       — 

Chine 2-7  5  3-7       — 

Afrique 7-12 

'  Indigène 12-2"j 

Europe    .  Allemand 10-l;j 

Silésie 8-12 

Australie 12-15 


Ces  chiffres  montrent  des  écarts  sensibles  non  seulement 
entre  les  opiums  de  provenance  différente,  mais  encore  entre 
ceux  issus  d'un  même  pays.  C'est  qu'en  effet  il  en  est  un  peu 
de  l'opium  comme  du  vin  :  les  crus  d'un  même  pays  sont 
nombreux  et  différents.  Les  opiums  de  l'Inde  anglaise  (0.  de 
Bénarès,  de  Patna,  de  Malwa,  du  Pendjab,  de  Kulu,  etc.)  ne 
jouissent  pas  de  la  même  réputation  et  ne  possèdent  pas  la 
même  richesse  d'alcaloïdes,  ni  le  même  parfum  ;  les  ama- 
teurs d'opium  sauront  pareillement  distinguer  les  diverses 
variétés  de  Chine  (0.  du  Yunnan,  de  Sze-tchouen,  de  Kouei- 
tchéou,  deChan-Si,  de  Chan-tong,  etc.),  et  reconnaître  leurs 
falsifications-,  si  fréquentes  aujourd'hui  (certains  opiums 
chinois  renferment  jusqu'à  20  p.  100  de  mélasse). 

1.  D'après  l'Encyclopédie  britannique.  Article  Opium,  vol.  XV'Il,  p.lS'i-ldi. 

2.  Les  principales  falsifications  se  font  à  l'aide  de  mélasse,  de  bouse 
de  vache,  de  terre,  de  cachou,  de  fécule,  de  feuilles  de  pavot  hachées, 
de  poudre  siliceuse,  de  gypse,  de  gommes,  de  résines,  de  sucres,  etc. 


BREVES    «ENKRALITES    SUR    L  OPIUM  21 

Sur  la  culture,  les  usages  et  la  préparation,  le  dosage,  la 
législation,  la  production  et  le  commerce  de  Topium,  on  lira 
avec  intérêt  les  articles  de  W.  Lichtenfeldor  '■  auxquels  nous 
renvoyons,  ainsi  qu'aux  ouvrages  de  Martin,  de  Millant,  de 
Gide. 

d.  w.  Lichtenfelder.  Le  pavol.  à  opium.  Bulletin  économique  de  Tin  do- 
Chine:  septembre  1903,  p.  597,  octobre  1903,  p.  609,  novembre  1903,  p.  752. 


CHAPITRE  IV 

LES  ÛPIOPflAGES  (MANGEURS   ET  BUVEURS  D'OPIUM) 

Les  opiomanes  —  je  fais  entièrement  abstraction  des  mor- 
phinomanes dont  l'histoire  a  été  si  minutieusement  étudiée  en 
ces  vingt  dernières  années  —  usent  différemment  de  Topium 
selon  les  pays,  les  peuplades  et  les  castes,  c'est-à-dire,  au 
demeurant,  suivant  les  habitudes  de  leur  temps  et  de  leur 
milieu  :  ils  le  chiquent,  le  mangent,  le  boivent  ou  le  fument. 

A.  —  Les  mangeurs  d'opium 

hQS  chique ur s  d'opium  /*?•?/;  ont  fait  l'objet  de  peu  d'études. 
Malteï  ^  en  a  observé  en  Chine  un  certain  nombre  et  voici  ce 
qu'il  en  dit  :  «  Les  personnes  qui  chiquent  l'opium  le  mêlent 
préalablement  à  de  la  cire  ou  à  d'autres  matières  inertes, 
pour  en  faire  une  pâte  d'une  certaine  consistance  qu'ils 
mâchent,  en  ayant  soin  d'avaler  leur  salive  à  mesure  qu'elle 
dissout  le  principe  actif;  employé  ainsi,  son  action  est  plus 
lente,  mais  elle  dure  plus  longtemps.  11  n'y  a  guère  que  les 
pauvres  et  les  gens  de  la  campagne  qui  l'emploient  de  la 
sorte  ;  en  effet,  il  n'y  a  rien,  dans  cette  substance,  qui  puisse 
engager  à  en  prolonger  le  contact  avec  la  membrane  gusta- 
tive  ;  son  amertume  n'est  ni  agréable  ni  franche;  elle  a,  au 
contraire,  un  goût  nauséabond  qui  soulève  le  cœur,  et  si 
tenace  que  nos  préparations  le  conservent  toujours.  »  Une 
certaine  quantité  d'opium  est,  d'autre  part,  souvent  mélangée 

1.  J.  Matteï.  Quelques  réflexions  sur  l'abus  de  l'opium.  Thèse  Montpel- 
lier, 1862. 


i 


LES    OPIOPHAGES    (mANGEURS    ET    BUVEURS    d'oPIUm)  23 

au  bétel  que  les  Chinois  mâchent  presque  constamment  et  qui 
leur  rougit  abominablement  les  lèvres. 

Les  mangeurs  d'opium  '  [ihériakis,  affiondjis)  sont  extrô- 
mement  nombreux  parmi  les  Turcs,  les  Arabes  et  les  Per- 
sans ;  les  études  abondent  sur  eux  encore  que  peu  fournies 
de  détails  psychologiques.  La  coutume  de  l'opiophagie  a 
même  une  tendance  à  s'acclimater  en  Amérique,  aux  Etats- 
Unis  principalement,  et  en  Europe,  de  préférence  en  Angle- 
terre. Xous-mème  avons  eu  Toccasion  d'examiner  en  France 
plusieurs  opiophages  ;  les  uns  étaient  d'anciens  morphino- 
manes qui  ne  s'étaient  délivrés  de  leur  morphinisme  que 
pour  tomber  dans  l'opiumisme  ;  les  autres  étaient  des  colo- 
niaux ayant  ramené  de  Chine  ou  de  Madagascar  leur  habi- 
tude de  manger  l'opium,  contractée  le  plus  souvent  après 
une  atteinte  de  dysenterie  on  de  paludisme  et  conservée  par 
la  force  de  l'assuétude  ;  d'aucuns  cependant  prenaient  de 
Topium  dans  le  seul  but  d'acquérir,  par  son  action  stimu- 
lante qui  leur  était  à  la  longue  devenue  indispensable,  l'exci- 
tation aj)hrodisiaque  nécessaire  à  l'accomplissement  du  coït. 

L'ingestion  d'opium  en  nature  détermine,  au  bout  d'un 
temps  assez  variable  (une  demi-heure  à  deux  heures),  suivant 
l'état  de  vacuité  ou  de  plénitude  de  l'estomac,  la  dose  absor- 
bée et  le  degré  d'accoutumance,  une  excitation  momentanée 
et  surtout  intellectuelle,  une  sorte  d'ivresse  béate  avec  rêve- 
ries et  représentations  mentales  particulièrement  vives.  Rap- 
pelons à  ce  sujet  la  description  si  vivante  et  si  laudative, 
pourrions-nous  dire,  que  Ch.  Richet-  a  laissée  delà  «  prise 
d'opium  ». 

«  Une  demi-heure  ou  une  heure  environ  après  qu'on  a 
pris  de  l'opium,  on  ressent  une  légère  excitation,  un  senti- 
ment général  de  vivacité  et  de  satisfaction,  qui  est  bientôt 

1.  Certaines  peuplades  mangent,  au  lieu  de  l'opium,  les  capsules  vertes 
des  pavots  et  éprouvent  les  mêmes  troubles  que  les  véritables  opio- 
phages, notamment  l'impuissance  sexuelle.  Cf.  Les  mangeurs  d'opium  dans 
le  Touat.  Le  Caducée,  190i',  p.  174. 

2.  Gh.  Richet.  L'homme  et  l'intelligence.  Paris,  1884,  p.  13'J. 


24  TOXICOMANIE    ET    OPIUMISME 

remplacé  par  une  véritable  somnolence,  et  un  état  de  rêvas- 
serie plutôt  que  de  rêve.  On  éprouve  un  certain  plaisir  à 
s'abandonner,  et  on  se  laisse  envahir  par  une  douce  torpeur  ; 
les  idées  deviennent  des  images  qui  se  succèdent  rapide- 
ment, sans  qu'on  veuille  faire  d'efTorts  pour  en  changer  le 
cours.  Tant  que  l'intoxication  n'est  pas  profonde,  cet  effort 
est  encore  possible.  On  sent  qu'on  va  s'endormir,  mais  que, 
si  l'on  voulait  secouer  sa  paresse,  on  pourrait  triompher  du 
sommeil. 

Peu  à  peu  cependant  les  jambes  deviennent  de  plomb;  les 
bras  retombent  presque  inertes,  les  paupières  appesanties  ne 
peuvent  plus  rester  soulevées.  On  rêve,  on  divague,  et  néan- 
moins on  ne  dort  pas  :  la  conscience  du  monde  extérieur  qui 
nous  environne  n'a  pas  disparu.  Les  bruits  du  dehors,  le  tic- 
tac  de  la  pendule,  le  roulement  des  voitures,  sont  obscuré- 
ment perçus  ;  mais  il  semble  que  tous  ces  bruits  nagent  dans 
le  brouillard,  et  qu'une  autre  personne  soit  à  les  entendre.  Le 
moi  actif,  conscient,  volontaire,  n'existe  plus  et  on  s'imagine 
qu'un  autre  individu  est  venu  le  remplacer.  Peu  à  peu  tout 
devient  plus  vague,  les  idées  se  perdent  dans  une  brume 
confuse,  on  est  devenu  tout  immatériel,  on  ne  sent  plus  son 
corps,  on  est  tout  pensée  ;  cette  pensée  va  voltigeant  pour 
ainsi  dire,  de  plus  en  plus  brillante,  mais  aussi  de  plus  en  | 
plus  confuse.  Puis  le  monde  extérieur  disparait  ;  il  n'y  a  plus 
qu'un  monde  intérieur,  quelquefois  tumultueux,  délirant,  et  ^ 
provoquant  une  agitation  fébrile,  quelquefois  au  contraire,  et 
le  plus  souvent,  calme  et  tranquille,  sabîmant  dans  un  déli- 
cieux sommeil.  Ce  qui  fait  le  charme  de  cet  état,  c'est  qu'on 
se  sent  dormir.  Le  sommeil  est  intelligent  et  se  comprend 
lui-même.  Aussi  les  heures  passent-elles  avec  une  merveil- 
leuse rapidité.  Le  matin  surtout,  à  cette  heure  où  l'opium 
paraît  avoir  épuisé  son  action,  tandis  qu'en  réalité  il  a  con- 
servé toute  sa  force,  le  sommeil  a  un  charme  incomparable. 
L'intelligence,  dégagée  de  tout  lien  terrestre,  semble  régner 
dans  un  monde  d'idées  tranquilles  et  sereines.  C'est  là  une 


LES  OPIOPHAGES  (.MANGEURS  ET  BUVEURS  d'oPIUm)     25 

ivresse  toute  psychique,  bien  supérieure  à  celle  de  l'alcool  et 
à  celle  du  hachich,  car,  si  le  hachich  donne  pour  quelques 
heures  la  fohe,  l'opium  donne  le  sommeil,  cl  il  n'y  a  pas  de 
bienfait  comparable  à  celui-là  ». 

D'après  Sachs,  cité  par  Roesch  ^,  dès  que  les  opiophages 
de  rOrient  ont  pi'is  une  dose  suffisante  pour  les  enivrer,  ils 
entrent  dans  la  disposition  d'ânie  et  d'esprit  qu'ils  avaient  le 
projet  de  se  procurer-.  Cette  assertion  ne  paraît  ni  toujours, 
ni  surtout  tout  à  fait  exacte.  Certains  thériaUis,  d'une  céré- 

\.  Roesch.  De  l'abus  des  boissons  spirilueuses.  Ann.  d'hyg.  piibl.  et  de 
méd.  lég  ,  1838,  t.  XX.  p.  331. 

2.  Cette  pos.sibilité  de  choisir  et  de  diriger  le  thème  du  rêve  —  énoncée 
également  par  les  fumeurs  d"opium  —  ne  serait  pas  spéciale  à  l'opium. 
La  plupart  des  toxicomanes,  éthéromanes,  hachichomanes,  opiophages  ou 
buveurs  de  laudanum,  prétendent  goûter  cette  jouissance  tantôt  avec 
l'une,  tantôt  avec  Taulre  drogue.  Il  est  particulièrement  curieux  de  con- 
naître les  impressions  de  ceux  qui  ont  successivement  usé  de  ces  excitants 
intellectuels.  Voici,  par  exemple,  ce  que  m'écrit  à  ce  sujet  une  de  mes 
malades  (G.  M.,  24  ans). 

((  L'éther  pris  par  inhalation  donne  la  sensation  d'un  voyage  aérien 
dont  le  but  est  de  tourner  très  vite:  l'insensibilisation  physique  est  très 
agréable,  en  ce  sens  qu'elle  permet  à  l'idée  de  rester  nette  et  de  se  rendre 
compte  du  phénomène.  Dès  la  première  fois  que  j'en  pris  j'eus  la  sensa- 
tion absolue  que  mon  esprit  pourrait  vivre  sans  mon  corps.  En  somme 
la  sensation  dominante  est  le  vertige  qui  résulte  du  déplacement  d'in- 
tense rapidité.  On  tourne  très  vite.  Le  point  final  de  l'ivresse  est  une 
chute  dans  le  néant...  L'habitude  tue  le  plaisir.  L'abus  de  l'tither  produit 
des  nausées  et  l'ivresse  finit  par  ne  plus  causer  qu'un  sommeil  lourd 
rempli  de  rêves  (détail  curieux  :  on  peut  choisir  à  l'avance  le  révc  qui 
vous  plaît;  l'éther  le  fait  vivre). 

«  L'opium,  dès  le  commencement  de  son  assimilation,  produit  un  étran- 
glement suivi  de  hoquet,  cause  des  nausées,  rend  indolent,  trouble  notre 
cerveau  au  point  de  permettre  à  notre  raison  de  croire  à  tout  ce  qu'on  lui 
raconte.  Il  procure  des  rêves  délicieux  qui  se  résument  en  voyages,  en 
plaisirs  erotiques...,  et  une  grande  exagération  de  la  vie  qu'on  mène. 
Toutes  les  utopies  vous  semblent  réalisables  sous  l'inlluence  de  l'opium. 
11  permet  d'admirables  dissertations  philosophiques,  l'ris  avec  excès  il 
affaiblit  la  mémoire,  rend  indifférent  à  tout. 

«  Le  hachich  produit  les  effets  suivants  :  L'air  s'allège  et  semble  con- 
tenir de  suaves  parfums.  Tout  est  beau,  radieux.  11  fait  bon  vivre.  J'ai 
lait  des  promenades  superbes  sous  son  influence;  mon  ravissement  reste 
au  delà  de  toute  expression.  Son  influence  dépend  du  tempérament  de 
celui  qui  en  use.  Il  rend  gai,  vous  tord  en  fous  rires  pour  le  plus  futile 
sujet.  11  exagère  l'appétit,  rend  éloquent,  gracieux,  charmant.  Sous  son 
inlluence  j'ai  causé  en  vers  libres  pendant  des  heures  :  les  rimes  étaient 
riches,  l'idée  parfaitement  sensée  et  suivie.  Ses  inconvénients  sont  la  sen- 
sation d'un  étranglement  plus  fort  que  dans  l'opium,  un  teint  livide,  ver- 
dàtre,  une  faim  que  rien  n'apaise,  quelquefois  des  désirs  sensuels  fous 
avec  d'impossibles  raffinements  de  volupté...,  la  production  d'attaques 
épileptiques  et  des  troubles  alaxiques...  » 


2d  TOXICOMANIE    ET    OPIUMISME 

bralité  supérieure,  i)euvenl  aiguiller  leur  esprit  vers  un  sujet 
purement  intellectuel,  échafauder  un  roman  au  gré  de  leur 
imagination  superactivée  comme  nous  le  pouvons  faire  nous- 
mème  dans  l'état  de  rêverie  consciente  et  volontaire  ;  or 
ceux-là  ne  sont  point  ivres,  à  proprement  parler,  mais  seule- 
ment exaltés;  ils  ont  ce  qu'on  nomme  une  pointe  d'opium. 
Les  opiomanes  ivres  d'opium,  et  surtout  ceux  des  classes 
inférieures  qui  ne  savent  modérer  leurs  doses  et  dont  la  résis- 
tance cérébrale  est  plus  ou  moins  débile,  subissent  le  rêve 
sans  pouvoir  le  conduire.  Ce  rêve,  d'autre  part,  ne  se  pour- 
suit pas  toujours  dans  le  calme  et  la  décence  :  une  exalta- 
tion motrice  accompagnerait  parfois  l'exaltation  idéative  et 
sensorielle.  Madden'  a  observé  les  thériakis  persans.  Ils 
attendent,  dit-il,  en  ingérant  des  doses  d'opium  croissantes, 
variant  de  13  centigrammes  à  4  grammes,  les  rêveries  qui 
présentent  à  leur  imagination  enflammée  les  houris  célestes 
et  les  jouissances  dont  elles  doiv^ent  les  enivrer  dans  le  para- 
dis de  Mahomet.  L'efïet  se  manifeste  ordinairement  au  bout 
de  deux  heures,  et  dure  quatre  ou  cinq  heures.  Misérables  et 
languissants  dans  l'intervalle  des  périodes  pendant  lesquelles 
ils  ne  sont  pas  sous  l'influence  de  la  drogue,  les  thériakis  voient 
toutes  leurs  facultés  assoupies  se  réveiller  comme  par  enchan- 
tement dès  que  l'influence  de  l'opium  commence  à  se  faire 
sentir  :  quelques-uns  composent,  dans  cet  état,  d'excellents 
vers,  adressent  aux  personnes  présentes  d'éloquents  discours; 
d'autres,  convaincus  qu'ils  sont  en  possession  de  l'empire, 
croient  que  tous  les  harems  de  l'Asie  sont  à  leurs  pieds, 
d'autres  encore  ont  des  gestes  délirants  :  ceux  qui  sont 
entièrement  sous  l'influence  de  l'opium  poussent  des  cris, 
parlent  d'une  manière  incohérente,  leur  visage  est  en  feu, 
leurs  3^eux  ont  un  éclat  extraordinaire,  et  l'on  aperçoit,  dans 
tout  l'ensemble  de  leur  personne,  quelque  chose  de  sauvage 
et  de  terrible. 

1.  Madden.  Travels  in  Turkey,  t.  I,  p.  25. 


LES    OI'IOPIIAGES    (mANGEUUS    ET    BUVEURS    d'opIUm)  27 

On  voit  dans  ce  tableau  tous  les  degrés  d'une  exaltation 
intellectuelle  pseudo-maniaque  avec  logorrhée,  fuite  d'idées, 
délire  de  satisfaction  et  de  grandeur,  tous  symptùmes  répon- 
dant à  un  état  d'excitation  euphorique'.  (Quelques  sujets, 
cependant,  ne  paraissent  point  éprouver  la  béatitude  ou  le 
contentement  général ,  mais  paraissent  désagréablement 
impressionnés,  en  proie  à  des  idées  pénibles,  sinon  à  de» 
illusions  ou  à  des  hallucinations.  L'état  général  intervient 
certainement,  ainsi  que  l'excès  dans  la  dose  absorbée,  très 
probablement  aussi  la  mauvaise  qualité  du  produit,  pour 
expliquer  cette  inversion  de  la  formule  classique  :  nous  ver- 
rons ces  points  plus  en  détail  en  étudiant  les  fumeurs  d'opium. 

L'opium,  en  effet,  engendre  la  bonne  humeur,  prête  de 
l'agrément  à  toutes  choses,  rosit  l'horizon  des  idées,  invite  à 
la  bienveillance  et  à  l'affabilité,  prédispose  à  l'indulgence  et 
à  la  générosité.  Son  action  est  qualifiée  par  Pouchet  de  noos- 
théniquc  et  à^exhilarante  (expressions  déjà  employées  par 
Fonssagrives).  «  Cette  action  noosthénique  de  l'opium,  dit-il", 
se  traduit  par  un  état  de  bien-être,  de  bonne  humeur,  de  force 
physique  et  intellectuelle.  Sous  son  influence,  les  idées  sont 
nettes,  précises;  la  mémoire  est  fidèle  ;  la  conception  est  plus 
rapide  et  plus  ferme;  l'expression,  la  traduction  des  idées 
sont  tout  à  fait  faciles,  abondantes  et  sans  eflbrt  ;  et,  de  l'aveu 
de  tous  ceux  qui  ont  essayé  les  différents  stimulants  ou  qui 
les  ont  étudiés  de  très  près,  nulle  autre  stimulation  ne  peut, 


■1.  11  serait  d'ailleurs  prudent  de  reviser  ce  tableau  classique  de  l'excila- 
lion  seminianiaquc  chez  les  oi)iophages.  excitation  que  personnellement 
nous  n'avons  jamais  eu  l'occasion  d'observer.  On  a  longtemps  confondu 
dans  une  même  description  clinique  les  effets  de  l'opium  et  du  hachich  ; 
or  celui-ci  est  un  agent  d'exaltation  autrement  i)uissant  que  l'opium. 
Ajoutons  enfin  qu'en  l'erse  l'usage  de  fumer  l'opium  a  aujourd'hui  prévalu 
sur  celui  de  le  manger  ou  do  le  boire.  Le  mode  de  fumage  est,  d'ailleurs, 
quelque  jx'u  différent  de  celui  qui  se  pratique  en  Chine.  L'opium  se  fume 
en  le  brûlant  à  l'aide  d'un  charbon  rougi  ;  en  outre,  l'opium  utilisé  à  cet 
effet  est  brut,  tel  qu'on  le  recueille  après  incision  des  pavots,  simplement 
aggloméré  en  tablettes,  et  non  travaillé,  crêpé,  fermenté  et  mis  en  i)ain 
comme  le  chinois;  il  est  plus  riche  en  morphine  et  moins  agréable  que  ce 
dernier,  moins  parfumé,  moins  savoureux  et  plus  brutal  dans  son  action. 

2.  G.  Pouchet.  Loc.  cit.,  p.  o98  et  suivantes. 


28  TOXICOMANIE    ET    OPIUMISME 

certainement,  être  comparée  à  celle  que  détermine  l'opium... 
Sous  Tinfluence  de  l'opium,  on  observe  une  égale  stimulation 
du  jug'ement  et  de  la  mémoire  ;  les  créations  de  l'imagination 
sont  plus  abondantes  et  plus  faciles,  les  termes  remarquable- 
ment appropriés  ;  l'enchaînement  des  idées  se  fait  sans  con- 
fusion, sans  heurts,  sans  ces  difficultés  que  l'on  éprouve  sous 
Tinfluence  des  caféiques  et  qui  ne  permettent  pas  la  pleine  et 
entière  possession  de  soi-même...  Sous  l'influence  de  l'opium, 
c'est  une  sorte  de  minutio  corporis,  d'isolement  de  l'entou- 
rage, de  rôve  calme,  qui  permet  à  l'intelligence  de  se  déve- 
lopper tranquillement  et  de  laisser  complètement  de  côté  tout 
autre  chose  que  les  objets  moraux,  psychiques,  sur  lesquels 
on  veut  appliquer  son  attention  ».  Pour  que  l'opium  donne 
naissance,  durant  sa  phase  d'excitation  physique,  à  des  sen- 
timents pénibles  en  opposition  complète  avec  ceux  qu'il  pro- 
voque habituellement,  il  faut  donc  qu'à  son  action  se  mêle  un 
facteur  adverse  plus  puissant,  tel  que  l'existence  d'un  état 
toxi-infectieux,  par  insuffisance  hépato-rénale,  ou  la  présence 
dans  les  préparations  opiacées  de  poisons  surajoutés  ou  déve- 
loppés secondairement. 

Cependant,  en  consultant  nos  notes  personnelles  et  en  ana- 
lysant impartialement  les  observations  recueillies  par  les 
voyageurs  et  les  faits  cliniques  relatés  par  les  médecins,  nous 
estimons  que,  si  son  emploi  à  dose  modérée  provoque  bien, 
comme  le  soutient  M.  le  professeur  Pouchet,  «  un  état  d'exci- 
tation, de  force,  d'expansion,  de  gaieté  »,  c'est-à-dire  un 
sentiment  d'euphorie  intellectuelle  et  physique,  il  est  peut- 
être  excessif  de  décerner  à  l'opium  l'étiquette  à' exhilarant  ' 
et  de  lui  imputer  des  hallucinations  joyeuses  habituelles. 
Les  opiophages  hilares  sont  surtout  ceux  que  Chardin  "   a 

1.  Cf.  J.-M.  Raulin.  Le  rire  et  les  exhilarants.  Thèse  Paris.  1899. 

2.  «  Les  Persans  trouvent  que  l'habitude  de  manger  l"opium  produit 
dans  le  cerveau  des  visions  agréables  et  une  manière  d'enchantement. 
Ceux  qui  en  ont  pris  commencent  à  en  sentir  l'effet  au  bout  d'une  heure; 
ils  deviennent  gais,  après  ils  se  pâment  de  rire,  et  ils  font  et  disent 
ensuite  mille  extravagances  comme  des  bouffons  et  des  plaisants  ;  et  cela 


LES    OPIOPHAGES    (maNCEUKS    ET    BUVEURS    DOPIUM)  20 

décrits  en  Perse  vivant  dans  un  enchantement  factice  inexpri- 
mable, tout  entourés  de  visions  agréables,  et  commettant 
mille  excentricités.  Or  l'effet  exhilaranl  de  leur  bienheureuse 
drogue  est  dû,  non  à  l'opium,  mais  au  hachich  qui  lui  est 
mélangé.  Les  opiomanes  européens,  usant  d'un  opium  non 
chanvre,  n'éprouvent  pas  cette  hilarité  si  particulière.  D'autre 
part,  l'opium  pur  est  fort  peu  hallucinogène.  L'excitation 
intellectuelle  provoquée  par  l'opium  précipite  la  marche  de  la 
pensée,  multiplie  les  associations  d'idées,  donne  plus  de  relief 
aux  représentations  mentales,  mais  n'aboutit  pas  à  l'halluci- 
nation ^  aussi  facilement  que  l'alcool,  le  hachich  ■  ou  la  bel- 

arrive  particulièrement  à  ceux  qui  ont  l'esprit  tourné  à  la  plaisanterie. 
L'opération  de  cette  méchante  droi^ue  est  plus  ou  moins  longue,  à  pro- 
portion de  la  dose:  mais  d'ordinaire  elle  dure  quatre  à  cinq  heures,  non 
,  pas  à  la  vérité  de  la  même  force.  Après  l'opération,  le  corps  devient  froide 
morne  et  stupide.  et  demeure  en  cet  état  languissant  et  assoupi  jusqu'à 
ce  qu'on  reprenne  une  autre  pilule...  Mais,  pour  peu  qu'on  s'habitue  à 
ces  pilules  de  pavot,  on  ne  peut  plus  s'en  passer:  et,  si  l'on  est  un  jour 
sans  en  prendre,  il  y  parait  et  sur  le  visage  et  à  tout  le  corps  qui  tombe 
en  une  langueur  qui  fait  pitié.  C'est  bien  pis  pour  ceu.x  en  qui  l'habitude 
de  ce  poison  est  invétérée,  car  l'abstinence  leur  en  devient  mortelle... 
Ceu.\  qui  y  sont  adonnés  ne  parviennent  jamais  à  une  grande  vieillesse» 
et  outre  qu'ils  sont,  dès  l'âge  de  cinquante  ans.  incommodés  de  douleurs 
dans  les  nerfs  et  dans  les  os,  nées  de  la  malignité  de  ce  poison  lent,  ils 
ont  encore  l'esprit  si  languissant  qu'ils  n'osent  se  montrer  que  quand  la 
drogue  les  agite...  » 

1.  Même  dans  l'into.xicalion  aiguë  par  l'opium,  on  ne  constate  pas 
d'hallucinations.  Dans  la  phase  d'excitation,  Brouardel  décrit  une  agita- 
tion sans  délire,  avec  loquacité,  et  une  hypéresthésie  sensorielle  qui  fait 
que  le  moindre  bruit,  une  lumière  un  peu  vive,  sont  fort  i)énibles,  mais 
sans  hallucinations.  Il  ne  signale  celles-ci  que  dans  les  formes  a?iofinales. 
Voir  également  Zambaco.  De  la  morpliéomanie.  L'Encéphale.  1882,  p.  413 
et  603  ;  1884,  p.  0.58. 

2.  Nous  avons  eu  déjà  l'occasion  de  signaler  ce  contraste  remarquable 
qui  existe  entre  les  effets  de  l'opium  et  ceux  du  hachich  (.\.  Joffroy  et 
R.  Dupouy.  Fugues  et  var/abondage,  Paris,  1009,  p.  305,  obs.  XXXIV).  Un 
de  nos  malades,  fervent  amateur  d'oi)ium.  voulut  un  jour,  disions-nous, 
goûter  au  hachich.  Se  croyant  délivré  de  son  influence,  il  se  rend  au 
café  Pousset  où  il  effare  littéralement,  par  son  langage  et  son  attitude,  un 
ami  avec  qui  il  avait  rendez-vous  et  qui  n'était  pas  au  courant  de  l'expé- 
rience. Il  veut  ensuite  rentrer  chez  lui,  a  Montmartre.  Il  met  trois  heures 
pour  effectuer  ce  court  trajet,  car  à  chaque  pas  qu  il  fait,  une  hallucina- 
tion visuelle  se  produit  qui  l'oblige  à  se  détourner  du  chemin  qu'il  doit 
suivre.  11  croit  voir  la  rue  de  la  l'aix,  la  place  de  l'Opéra,  et  reconnaît 
toutes  les  boutiques  qu'il  est  accoulum,^  à  voir,  avec  leurs  devantures, 
leurs  inscriptions,  etc..  :  aucun  détail  ne  manque:  et  il  s'engage  dans  une 
petite  rue  du  Faubourg-Montmartre,  croyant  aller  vers  l'Opéra  dont  la 
façade  lui  apparaît  au  loin,  scrupuleusement  reproduite  par  l'hallucina- 


30  TOXICOMANIE    ET    OPIUMISME 

ladone.  Les  opiophages  que  nous  avons  connus  n'étaient  pas 
hallucinés,  et  nous  n'avons  pu  retrouver  dans  la  littérature 
médicale  des  observations  probantes  d'hallucinations  dues 
à  l'opium  ingéré  en  nature.  .\ous  citerons  seulement  celle 
prise  chez  Gombault  et  rapportée  par  Démon tporcelet  '  dans 
sa  thèse,  qui  nous  parait  très  démonstrative.  Un  morphino- 
mane, venant  à  manquer  de  morphine,  prend  de  la  belladone 
ei  tombe  aussitôt  dans  un  délire  hallucinatoire  bruyant.  Sou- 
mis ensuite  à  Fopium,  il  en  absorbe  régulièrement  6  grammes 
par  jour  sans  éprouver  aucun  trouble  sensoriel.  Il  triple  un 
jour  la  dose  et  ressent  un  malaise  général  avec  sensations 
<itranges,  perte  de  connaissance,  contractures  généralisées, 
algies  diverses,  paraparésie  douloureuse,  etc..  Or,  fortement 
intoxiqué,  et  se  trouvant,  en  outre,  en  état  de  besoin,  il 
n'accuse  qu'une  seule  hallucination,  une  hallucination  obsé- 
dante^ provoquée  par  la  sensation  de  sécheresse  de  la  gorge. 
Chaque  fois  que  la  soif  se  faisait  sentir  trop  vivement,  il 
voyait  apparaître  devant  ses  yeux  un  navire  chargé  d'en- 
fants. Un  homme  lui  ordonnait  de  les  jeter  à  la  mer,  et  con- 
traint d'obéir  à  cet  ordre,  il  s'emparait  alors  de  ces  enfants 
qu'il  lançait  malgré  leurs  cris  et  leurs  prières  par-dessus  le 
vaisseau.  Un  certain  nombre  des  hallucinations  attribuées  à 
Fopium  relèvent  en  réalité  d'un  autre  produit  qui  lui  a  été 
incorporé;  nous  verrons  dans  un  instant  que  le  hachich  est, 
€n  effet,  très  souvent  mélangé  à  l'opium  des  thériakis. 

A  cette  période  d'exaltation  intellectuelle,  à  cette  ivresse 
thébaïque  succède  une  phase  dépressive,  une  apathie  phy- 
sique et  mentale  proportionnée  à  l'activité  exagérée  qui  vient 
de  fatiguer  le  système  nerveux.  La  dépression  est  plus  ou 

tion.  Quelques  secondes  après,  le  décor  change  ;  c'est  la  rue  de  Rennes 
qui  s'oifre  à  lui  avec  ses  boutiques  d'antiquaires  et  la  gare  Montparnasse 
à  son  extrémité.  L'hallucination  est  si  vive,  si  saisissante  dans  son  imita- 
tion de  la  réalité  que  le  malade  s'y  trompe  et  revient  sur  ses  pas  ;  il  se 
laisse  ainsi  diriger  par  ses  hallucinations  identifiées  complètement  avec 
le  monde  extérieur. 

1.  C.  Demontporcelet.  De  l'usage  quolidien  de  l'opium.  Les  ynangeurs 
d'opium,  Thèse  Paris,  1874,  observ.  11. 


LES    OPIOPHAGES    (MANGEURS    ET    BUVEURS    d'oPIUm)  31 

moins  intense,  et  la  narcose  va  du  simple  assoupissement  au 
coma  complet.  Le  sommeil  est  généralement  lourd  et  sans 
rôves.  Le  lendemain,  le  mangeur  d'opium  se  plaint  souvent 
d'un  alanguissement  général,  d'une  sensation  de  fatigue  accom- 
pagnée parfois  d'un  état  migraineux  et  d'embarras  gastrique  ; 
il  éprouve  en  même  temps  le  besoin  d'absorber  une  nouvelle 
dose  d'opium,  car  ces  troubles  qu'il  éprouve,  et  principale- 
ment la  sensation  de  lassitude  et  de  brisement,  ainsi  qu'une 
sorte  d'écœurement  moral  disparaissent  comme  par  enchante- 
ment après  cette  nouvelle  prise,  —  et  il  le  sait.  La  certitude 
que  possède  l'opiomane  de  dissiper  immédiatement  son  ma- 
laise, quelque  pénible  qu'il  soit,  et  de  goûter  à  nouveau 
l'exaltation  intellectuelle  qui  le  transporte,  le  pousse  à  l'usage 
continu  de  l'opium,  lequel  rapidement  dégénère  en  abus.  Cette 
excessive  facilité  à  sortir  d'un  état  dépressif  et  nauséeux  pour 
rentrer  dans  l'euphorie  et  l'hyperactivité  mentale  est  le  mal- 
heureux écueil  contre  lequel  viennent  se  briser  les  timides 
résistances  des  faibles  énergies,  que  la  prescience  du  danger 
et  de  la  déchéance  future  alarme  mais  ne  sauve  point. 
«  Certes,  déclare  M.  Pouchet^  avec  sa  grande  autorité  en  la 
matière,  si  les  phénomènes  qui  succèdent  à  l'ingestion  d'une 
certaine  dose  d'opium  étaient  constants  et  ne  dépassaient 
jamais  ceux  que  je  viens  de  résumer,  ce  serait  un  moyen 
admirable  de  réaliser  un  paradis  perpétuel  ;  mais  à  cette  phase 
d'excitation  succède  bientôt  une  phase  de  dé|;ression,  d'autant 
plus  accentuée  que  l'excitation  a  été  elle-même  plus  intense 
et  je  ne  saurais  trop  insister  sur  ce  fait  que  cette  dernière 
phase  est  tellement  pénible  qu'il  faut  une  extraordinaire  force 
de  caractère  pour  ne  pas  recourir  alors  immédiatement  au 
stimulant  capable  de  procurer  de  nouveau  les  sensations  si 
agréables.  De  là,  tout  naturellement,  la  pente  fatale  par 
laquelle  on  arrive  à  l'opiomanie  ». 

La  répétition  continuelle  de  ces  excitations  anormales  au.x- 

1.  Loc.  cit.,  p.  C04. 


32  TOXICOMANIE    ET    OPIUMISME 

quelles  se  soumeltent  les  opiophages  finit  par  épuiser  la  résis- 
tance de  leur  économie  et  altérer  profondément  leurs  diverses 
fonctions.  Les  forces  se  perdent,  l'appétit  diminue,  les  diges- 
tions deviennent  laborieuses,  la  constipation  s'établit  opi- 
niâtre, le  foie  fonctionne  mal,  la  frigidité  est  absolue  et  les 
mamelles  se  flétrissent.  Le  mangeur  d'opium  que  l'on  recon- 
naît facilement  à  sa  conjonctive  brillante  et  transparente,  à 
son  teint  jaunâtre  et  à  sa  maigreur  décharnée,  sombre  dans 
une  tristesse  dégoûtée  ou  plutôt  dans  une  morne  indifférence, 
Insomnique  et  tourmenté  de  cruelles  névralgies,  il  somnole 
presque  constamment,  incapable  d'agir  en  dehors  de  l'immé- 
diate influence  du  poison  qui  le  mine.  Il  se  désintéresse  de 
tout,  de  ses  intérêts  comme  de  sa  famille.  Aux  dires  de 
C.-H.  HuguesS  il  deviendrait  d'un  tempérament  imperturbable, 
d'une  affabilité  et  d'une  complaisance  extraordinaires.  L'irri- 
tabilité et  l'agitation  ne  se  produisent  que  si  l'appétit  d'opium 
n'est  pas  satisfait  ou  l'est  irrégulièrement.  L'abattement  et  la 
prostration  s'accusent  de  plus  en  plus  ;  prématurément  décré- 
pit, il  termine  ses  jours  dans  le  marasme,  la  stupidité  et  le 
gâtisme. 

Le  tableau  que  nous  venons  de  dessiner  en  quelques  traits 
rapides  est  un  peu  poussé  au  noir  et  ne  s'applique  qu'aux 
grands  mangeurs  d'opium,  absorbant  un  minimum  de  5  à 
10  grammes  d'opium  par  jour,  et  que  Jeanselme  a  étudiés  en 
Asie.  «  Ces  grands  mangeurs  d'opium,  dit-il,  perdent  l'ap- 
pétit; ils  ont  des  nausées,  des  vomissements,  une  consti- 
pation opiniâtre  et  parfois  à  la  période  ultime  une  diarrhée 
incoercible.  Ils  tombent  dans  une  apathie  profonde  quand 
ils  sont  privés  de  leur  poison  habituel.  Graduellement  leurs 
facultés  intellectuelles  se  pervertissent.  Pâles,  émaciés  au 
delà  de  tout  ce  qu'on  peut  imaginer,  sans  force,  sans 
énergie,  sans  volonté,  sans  jugement,  réduits  à  l'état 
d'automates,  ils  n'ont  plus  d'autre  objectif  que  la  satisfac- 

1.  C.-H.  Hugues.  Psyclio-névrose  des  mangeurs  d'opium.  Méconisme  ou 
papave'risme  chronique.  The  alienist  and  neurologist,  1884. 


LES    OPIOPHAGES    (MANGEURS    ET    BUVEURS    d'oPIUm)  33 

tion  de  leur  passion    et  ils   finissent  par  sombrer  dans    le 
gâtisme  ». 

Tous  les  opiophages  n'atteignent  pas  à  ce  degré  d'intoxica- 
tion. Beaucoup  n'usent  de  leur  drogue  favorite  qu'à  dose  très 
modérée  et  n'éprouvent  alors  point  les  troubles  que  nous 
avons  signalés.  Matteï-a  observé,  parmi  les  Chinois  et  les 
Turcs,  des  mangeurs  d'opium  gras  et  môme  obèses,  ne  se 
plaignant  nullement  de  leur  habitude,  paraissant  môme  s'en 
trouver  fort  bien,  «  jouissant  de  toutes  leurs  facultés  et  ayant 
dépassé  de  beaucoup  l'âge  auquel  ils  auraient  dû  mourir,  ne 
présentant  aucun  dérangement  important  dans  leur  orga- 
nisme et  vivant  comme  tout  le  monde  »  ;  aussi  se  montre-t-il 
particulièrement  optimiste  dans  son  étude  de  l'opiophagie. 

Il  est  certain  que  l'action  de  l'opium  sur  la  nutrition  est  de 
diminuer  considérablement  le  mouvement  de  désassimilalion 
et  de  réduire  au  minimum  le  besoin  de  réparation.  L'opium 
calme  la  faim  et  la  soif,  il  dissipe  la  fatigue.  Aussi,  dit 
E.  Martin,  depuis  une  époque  fort  reculée,  les  Arabes  nomades 
du  désert  prennent  de  l'opium  à  dose  modérée  et  en  font 
absorber  à  leurs  montures  \  Les  conducteurs  de  chameaux  et 
les  courriers  tartares  emploieraient  également  l'opium  avec 
profit  lorsqu'ils  s'engagent  à  travers  les  plaines  de  sable  ou 
les  steppes  arides  pour  de  longues  courses.  Dans  l'armée 
turque,  il  n'y  a  pas  encore  bien  longtemps,  on  distribuait  aux 
soldats  avant  d'entrer  en  campagne  une  provision  d'opium 
capable  de  leur  permettre  d'endurer  les  privations  d'aliments 
(Matteï).  Aujourd'hui  encore  dans  la  Perse  et  dans  l'Inde,  l'on 
aurait  coutume  de  distribuer  aux  bêtes  '  comme  aux  gens, 

1.  Cf.  Burnes  (cit.  par  Flandin). 

2.  Les  animaux  s'accoutumeraient  très  facilement  et  très  rapidement  à 
manger  l'opium,  comme  à  en  respirer  la  fumée.  Thorel,  dans  sa  thèse, 
cite  des  cas  extrêmement  curieux  d'abeilles  et  de  porcs  opiophages.  Tous 
ceux,  d'autre  part,  qui  ont  étudié  les  effets  de  la  fumée  d'opium  savent 
que  les  bétes  de  foute  espèce,  chiens,  chats,  singes,  rats,  et  même  cafards 
et  cancrelats,  vivant  dans  l'intimité  d'un  fumeur  partagent  son  accoulu- 
mance  à  l'opium,  puis  son  besoin  tyrannique  d'aspirer  la  fumée  volup- 
tueuse du  chandoo,  souffrent  lorsqu'ils  viennent  à  en  être  privés  et  même 
en  meurent. 

D[;poi;y.  —  Les  opiomanes.  3 


34  TOXICOMAME    ET    OPIU.MISME 

lorsqu'ils  doivent  fournir  un  travail  particulièrement  fatigant, 
une  ration  modérée  d'opium. 

L'opium,  stimulant  physique  et  intellectuel,  modérateur 
des  mutations  bio-chimiques  et  agent  noosthénique,  peut  donc 
être  d'une  certaine  utilité  pour  ceux  qui  savent  en  user  très 
modérément  et  seulement  de  temps  à  autre  de  façon  à  éviter 
l'accoutumance,  encore  que  la  dépression  consécutive  à  l'ex- 
citation temporaire  ne  vienne  souvent  détruire  ou  contre- 
balancer le  résultat  obtenu  durant  la  phase  d'hypersthénie. 
C'est  parmi  ces  opiophages  intermittents  et  spécialisés  pour 
un  but  déterminé  que  je  rangerai  certains  opiophages  que 
j'ai  connus  ne  recherchant  dans  l'opium  qu'une  action  aphro- 
disiaque. 

Ceux-ci  appartenaient  aux  deux  sexes  ;  les  hommes  étaient 
toutefois  beaucoup  plus  nombreux  et  plusieurs  d'entre  eux, 
les  initiateurs  très  certainement,  étaient  d'anciens  marsouins 
ou  d'anciens  coloniaux  qui,  soumis  à  un  traitement  opiacé  au 
cours  d'une  maladie  contractée  pendant  leur  temps  de  ser- 
vice, avaient  empiriquement  reconnu  au  médicament  prescrit 
des  propriétés  particulières  ou  avaient  été  renseignés  sur 
celles-ci  par  un  camarade  complaisant  ou  pervers.  Las,  pour 
la  plupart,  des  amours  normales  et  rapides,  fatigués  en  outre 
par  une  longue  suite  d'excès,  ils  trouvaient  dans  l'opium  une 
stimulation  génésique  à  la  fois  psychique  et  physique.  Pou- 
chet,  dans  son  étude  de  l'action  aphrodisiaque  de  l'opium, 
sépare  les  jouisseurs  sexuels  en  deux  catégories,  ceux  dont 
l'appétit  grossier  se  satisfait  de  l'exclusif  contact  de  deux  épi- 
dermes  et  ceux  qui,  poètes,  cherchent  dans  l'acte  la  satis- 
faction d'un  désir  moral  et  se  complaisent  bien  davantage  en 
des  transports  immatériels  que  dans  un  accouplement  phy- 
sique. Les  premiers  n'ont  rien  à  attendre  de  l'opium,  qui 
émoussera  rapidement  l'acuité  de  leur  sensibilité,  atténuera 
leur  jouissance,  éteindra  leurs  désirs.  Les  autres,  au  contraire, 
gagnent  une  félicité  toute  particulière,  «  Les  sujets,  dit-il,  qui 
emploient  surtout  l'opium  dans  le  but  d'en  obtenir  des  sti- 


LES    OPIOPHAGES    (MANGEURS   ET    BUVEURS    D  Ol'lUMJ  35 

mulalions  d'ordre  principalement  psychique  arrivcnl  à  j)ro- 
longer  assez  longtemps  l'action  aphrodisiaque  que  ce  médi- 
cament provoque  chez  eux.  D'une  part,  leur  recherche 
d'exaltation  psychique  se  réalise  avec  des  doses  plutôt  faibles  ; 
d'autre  part,  la  satisfaction  de  leurs  appétits  de  jouissances 
idéales  les  plonge  dans  un  état  de  lassitude  béate  pendant 
lequel  l'âme  se  trouve  comme  dégagée  de  ses  liens  terrestres, 
la  matière  est  en  quelque  sorte  annulée,  et  l'esprit  plane  seul 
dans  l'infini,  tandis  que  le  sujet,  se  laissant  aller  à  cette  abs- 
traction, prolonge  ce  rêve  autant  qu'il  lui  est  possible.  Celui- 
là  se  contente  en  quelque  sorte  de  l'illusion  du  bonheur  et  de 
la  jouissance  ;  il  n'use  pas,  ou  use  peu,  ses  forces  maté- 
rielles ». 

Ces    jouisseurs   platoniques   nous   les  retrouverons  plus 
volontiers    parmi    les    fumeurs    d'opium.    Nos    opiophages 
sexuels  forment  une  catégorie  à  part,  qui  goûtent  à  la  fois  les 
joies  de  la  chair  et  les  délices  de  l'imagination.  Alors  que, 
chez  les  opiomanes  classiques  (mangeurs  ou  fumeurs  ;  j'ex- 
cepte toujours  les  morphinomanes  dont  certains,  le  fait  est 
à  remarquer,  se  rapprochent  des  opiophages  que  je  décris  en 
ce  moment) ,  les  effets  de  l'opium  sur  l'appareil  génital,  d'abord 
aphrodisiaques,    puis    anaphrodisiaques,    sont    secondaires, 
accessoires  et  involontaires,  ils  ne   prennent  d'opium,  eux, 
que  dans  le  seul  but  de  leur  jouissance  sexuelle.  Sous  l'in- 
fluence de  l'opium  qui  ne  fait  évidemment  qu'exalter  momen- 
tanément leurs  tendances  originelles,  leur  esprit  s'ingénie  à 
poursuivre  des  plaisirs  plus  subtils,  plus  raffinés,  et  incontes- 
tablement plus   psychiques   qu'organiques.   Cette   poursuite 
préliminaire  à  l'orgasme  peut  être  fort  longue.  La  caractéris- 
tique de  l'opium  est  d'augmenter  le   psychisme  de  l'acte  et 
d'allonger  la  durée  de  la  jouissance.  A  la  fin,  chez  ceux  qui 
répètent  trop  souvent  leurs  dangereuses  expériences  et  ne 
mettent  point  entre  elles   un  intervalle  suffisant,  la  volupté 
finit  par   devenir  essentiellement  puis  uniquement  intellec- 
tuelle et  la  réalisation  intégrale  de  l'acte  par  exiger  tellement 


36  TOXICOMANIE    ET    OPiUMISME 

de  temps  qu'elle  arrive  à  ne  plus  se  produire  :  c'est  Tache- 
minement  {)rogressif  vers  Timpuissance  génitale  et  Fanaphro- 
disic. 

Ces  opiomanes  discrets  et  intermittents,  assez  énergiques 
pour  ne  point  tomber  dans  une  intoxication  continue,  sont, 
en  effet,  l'exception  comme  les  mangeurs  d'opium  «  parfaite- 
ment normaux  »  de  Matteï.  Malheureusement,  dit  fort  juste- 
ment Pouchet,  de  même  que  pour  toutes  les  excitations  fac- 
tices, l'accoutumance,  l'atténuation  de  l'impressionnabilité  et 
la  dépression  qui  suit  nécessairement  l'excitation  obligent 
bientôt  à  augmenter  les  doses  ;  et  il  est  bien  difficile  de  ne  pas 
tomber,  soit  brusquement,  soit  insensiblement,  dans  l'abus. 
Le  diinger  gît  précisément  dans  l'accoutumance  qui  oblige 
l'opiomane  à  user  de  quantités  sans  cesse  croissantes  pour 
goûter  la  même  ivresse,  ou  seulement  la  même  action,  stimu- 
lante ou  calmante.  L'opiophage  chronique  arrive  ainsi  à 
absorber  des  doses  formidables,  suffisantes  pour  tuer  d'un  seul 
coup  plusieurs  personnes.  Les  petits  thériakis  prennent  de 
0,05  à  0,10  centigrammes,  mais  les  grands  mangeurs  vont 
jusqu'à  10  grammes  par  jour  et  même  davantage,  40  grammes, 
230  grammes!  (Gracias,  cité  par  Brouardel).  Pinel  ^  cite  le 
cas  d'une  dame  qui,  pour  calmer  d'atroces  douleurs  provo- 
quées par  une  affection  cancéreuse,  prit  jusqu'à  120  grains 
(environ  8  grammes)  d'opium  par  jour;  Miquel',  celui  d'un 
malade  qui  absorba  130  grains  (environ  10  grammes)  d'opium, 
ou  2  onces  (02  grammes)  de  laudanum  par  jour.  Le  malade 
de  Trousseau  ^  est  bien  connu,  qui  buvait  200  à  230  grammes 
de  laudanum  de  Rousseau  et  ne  fit  que  dormir  trois  heures 
durant  après  l'absorption  de  730  grammes  de  laudanum  d'un 
seul  coup.  Chapman*  cite  le  cas  d'un  homme  qui  prenait  quo- 

1.  Pinel.    Traité  médico-philosophique  sur   l'aliénation  mentale    Paris 
an  IX. 

2.  Miquel.  Habitude  de  l'opium  à    liante  dose.   Bull,  de  thérap     d838 
t.  XIV,  p.  64.  f  > 

3.  Trousseau.  Clinique  médicale  de  THôtel-Dieu  de  Paris,  1868,  t.  II,  p.  231 . 

4.  Cité  par  Matteï. 


LES    OPIOPHAGF.S    (MANGEURS    ET    BUVEURS    D  OPIUMj  37 

lidiennemcnt  plusieurs  verres  à  vin  pleins  de  laudanum  et  ne 
paraissait  pas  en  souiîVir,  Monges  et  Laroche  de  Philadelphie 
celui  d'une  dame  atteinte  de  cancer  utérin  qui  alla  jusqu'à 
3  pintes  par  jour  (1  litre  et  demi)  de  laudanum  sans  compter 
une  certaine  quantité  d'extrait  sec  d'opium. 

Sans  aller  jusqu'aux  doses  énormes  de  10  et  lo  grammes, 
l'opiophage  qui  se  laisse  glisser  sur  la  pente  de  l'habitude  et 
de  l'accoutumance  en  vient  très  rapidement,  au  bout  de  quel- 
ques mois,  à  ne  plus  pouvoir,  sans  souffrir,  se  passer  de  son 
toxique  en  môme  temps  que  se  montrent  les  premiers  désor- 
dres fonctionnels.  Et  alors,  s'il  persiste,  un  cruel  dilemme  se 
posera  plus  tard  pour  lui  :  ou  continuer  à  s'intoxiquer  et  à 
s'enfoncer  toujours  plus  avant,  sous  la  servitude  tyrannique 
de  l'opium,  vers  la  déchéance  finale,  ou  tenter  de  remonter 
le  courant  et  se  vouer  en  ce  cas  aux  tortures  de  l'état  de 
besoin.  Dix  à  douze  heures  environ  après  l'ingestion  de  la 
dernière  dose,  l'opiophage  chronique  commence  à  éprouver 
des  phénomènes  d'abstinence  :  bâillements  répétés,  toux  opi- 
niâtre avec  crachotement  continu,  sueurs,  larmes,  écoulement 
de  mucus  nasal,  uréthral,  rectal,  bouffées  de  chaleur  et  fris- 
sons subintrants.  Le  besoin  se  fait  de  plus  en  plus  sentir  :  le 
malade  est  agité,  énervé;  il  éprouve  parfois  des  sentiments 
trompeurs  de  faim  qui  se  changent  en  dégoût  insurmontable 
à  la  première  bouchée.  11  survient  des  vomissements  accom- 
pagnés d'anxiété  indéfinissable  et  de  terreurs  subites  ;  un  sen- 
timent de  faiblesse  générale,  de  lassitude  et  de  brisement, 
s'empare  de  tout  le  corps.  Puis  les  douleurs  vont  apparaître, 
les  névralgies  terribles  des  thériakis  privés  d'opium,  céphalée 
lancinante  et  gravative,  douleurs  déchirantes  intercostales  et 
rétrosternales,  arthralgies  et  ostéalgies  intolérables,  que  le 
repos  et  la  chaleur  du  lit  accroissent  encore.  Insomnique  et 
anxieux,  souffrant  de  tout  son  être  physique  et  moral,  le 
malheureux  ne  peut  rester  en'place  et  se  traîne  misérablement, 
parfois  secoué  de  spasmes  et  de  tremblements.  Ces  opiophages 
chroniques   parvenus  au  terme  de  l'intoxication  thébaïque, 


38  TOXICOMANIE    ET    OPIUMISME 

devenus  cacliecliques  et  marasliques,  sont  alors  la  proie 
d'hallucinations  :  des  cauchemars  viennent  tourmenter  leurs 
nuits,  des  images  affreuses  et  fantastiques,  des  fantômes  hor- 
ribles et  repoussants  les  épouvanter;  à  la  faveur  d'une  cessa- 
tion brusque  du  poison,  d'autre  part,  un  état  de  confusion 
mentale  hallucinatoire  peut  se  déclarer,  sorte  de  délire  athé- 
baïque,  analogue  au  délirium  tremens  amorphinique,  des  syn- 
copes survenir,  ou  la  mort  subite. 

Même  très  atténué,  l'état  de  besoin  est  si  pénible  qu'il  est 
rare,  tout  à  fait  exceptionnel,  de  voir  un  opiophage  se  libérer 
de  son  esclavage  avec  ses  propres  ressources  et  par  le  seul 
fait  de  sa  volonté,  sans  les  secours  d'un  médecin  compétent 
et  d'une  claustration  thérapeutique. 

Le  tableau  clinique  que  nous  venons  d'esquisser  de  l'opio- 
phage  est  notablement  modifié  lorsqu'à  l'opium  se  trouve 
incorporée  une  autre  substance  toxique,  telle  que  le  hachich 
ou  le  datura.  La  phase  d'excitation  de  l'ivresse  est  considé- 
rablement intensifiée  ;  les  cris  et  les  chants  s'observent  alors 
communément  et  les  hallucinations  sont  fréquentes.  Nous 
n'avons  pas  besoin  de  faire  ici  un  parallèle  de  l'opium  et  du 
hachich  :  Taclion  excitante,  exhilaranle  et  hallucinatoire  de 
ce  toxique  est  bien  connue  depuis  les  travaux  de  Moreau  (de 
Toiu's),  les  descriptions  de  Th.  Gautier  et  de  Baudelaire,  les 
études  de  Ch.  Richet,etc...^  Le  hachich,  d'autre  part,  est  bien 
pitts  nocif  que  l'opium  et  l'on  conçoit  que  les  sujets  intoxi- 
qués à  la  fois  par  l'opium  et  le  hachich  éprouvent  des  troubles 
plus  marqués  et  plus  précoces  que  les  opiophages  purs. 

Or  l'opium  est  rarement  absorbé  à  l'état  d'absolue  pureté 
par  les  Orientaux  chez  lesquels  surtout  a  été  étudiée  l'opio- 
phagie-.  En  Perse,  notamment,  d'après  Polak%  ex -médecin 

1.  Voir  notamment  sur  le  ca  nnabisme  et  l'excitation  des  hachicho 
phages  ;  Bruno  Battaglia.  Du  hachich  et  de  son  action  sur  l'organisme 
humain.  La  Psichrtria,  1887,  1. 

2.  Nous  avons  vu  que  l'hilarité  des  Ihériakis  décrits  par  Chardin  devait 
ttre  attribuée  au  hachich  mélangé  à  l'opium. 

3.  J.  Polak.  La  Perse.  Leipzig,  JSôo. 


LES    OPIOPHAGES    (.MANGEURS    ET    BUVEURS    d'oPIUm)  39 

du  Shah,  Topium  s'ingère  sous  la  forme  de  paslillc  ou  de 
pilule  :  la  pastille  ou  barsh  est  composée,  outre  l'opium,  de 
mastic,  de  jusquiame,  de  rue,  d'assa  fœtida,  de  pyrèthre  ;  la 
pilule  (habe-e-nishad,  pilule  de  joie)  comprend  les  mêmes 
substances.  Déjà,  dans  ses  voyages  en  Orient,  Olivier^  signa- 
lait l'addition  habituelle  à  l'opium  d'essences  diverses,  d'in- 
grédients multiples,  et  surtout  de  hachich. 

On  a  voulu  décrire  chez  certaines  races  inférieures  et  douées 
d'instincts  brutaux  '^Malais,  Javanais...)  une  forme  particu- 
lière d'opiumisme  caractérisée  par  une  excitation  furieuse  à 
laquelle  est  resté  attaché  le  nom  à'amok  -.  «  D'après  le  rap- 
port de  lord  Macartney^  les  Javanais,  sous  l'influence  d'une 
forte  dose  d'opium  deviennent  fous  et  furieux  ;  ils  acquièrent 
un  courage  artificiel,  et  lorsqu'ils  sont  sous  Finfluence  de  la 
drogue,  non  seulement  ils  poursuivent  les  objets  de  leur 
haine,  mais  encore  ils  se  précipitent  dans  les  rues  et  tuent 
tous  ceux  qui  se  présentent  à  leurs  yeux,  jusqu'à  ce  que  la 
sécurité  publique  oblige  l'autorité  à  les  détruire.  Ils  crient  en 
courant  amok!  amok!  (tue  !  tue  !)  d'où  le  proverbe  :  Riinning 
a  much  (courir  à  mort).  Le  capitaine  Beeckmann  rapporte 
qu'un  Javanais  qui  courait  a  much  dans  les  rues  de  Batavia 
avait  tué  plusieurs  personnes  ;  un  soldat  se  présente  et  le 
perce  de  sa  pique,  mais  le  furieux  était  si  désespéré  qu'il  se 
porta  lui-même  en  avant  de  la  pique  avec  une  telle  violence 
qu'il  put  arriver  jusqu'à  portée  du  soldat  et  le  perça  de  son 
poignard  »,  Ces  scènes  de  violences  terribles  ne  concordent 
nullement  avec  le  tableau  du  thébaïsme,  même  suraigu.  En 
revanche  elles  répondent  parfaitement  à  certaines  formes  de 
hachichisme  aigu,  dont  l'ivresse  est  «  beaucoup  plus  hallu- 
cinée, plus  objective,  plus  bruyante  que  celle  de  l'opium  » 

1.  Olivier.   Voyarjes  en  Orient.  Vat]?,,  1807. 

2.  Voir  encore  Kaompfer.  Histoire  naturelle  de  l'Empire  du  Japon,  1729; 
de  Molins.  Voyage  ô  Java.  18.58-1861  ;  et  R.  Millant  [La  drof/ue,  Paris,  1910) 
qui  cite  Gook.  Relations  de  voyages,  1724. 

3.  lu  Réveil.  Recherches  sur  l'opium.  Des  opiophages  et  des  fumeurs 
d'opium,  Thèse  l'aris,  1850. 


40  TOXICOMANIE    ET    OPIUMISME 

et  que  Pouchet  décrit  en  ces  quelques  lignes  '  :  «  Quelques 
sujets  se  trouvent  en  proie  à  un  délire  furieux  qui  oblige  à  les 
garrotter  pour  les  mettre  dans  l'impossibilité  de  nuire  ;  ils 
poussent  des  cris  perçants,  renversent  et  brisent  tout  ce  qui 
se  trouve  à  leur  portée,  les  yeux  sont  fixes,  la  face  injectée, 
l'anesthésic  complète  ».  Si  vous  interrogez  un  de  ces  malades 
au  sortir  de  sa  crise  d'amok,  il  vous  répondra  qu'il  voyait  des 
tigres,  des  sangliers,  des  cerfs,  des  chiens  ou  des  diables  et 
qu'il  voulait  les  tuer  (van  Brero-j.  Etiologiquement  et  clini- 
quement  Vamok  doit  être  imputé  au  hachich,  non  à  l'opium, 
opinion  déjà  soutenue  par  H,  Nicolas  (1884).  Nous  aurons, 
d'ailleurs,  les  mêmes  constatations  à  faire  au  sujet  des  bois- 
sons opiacées  et  hachichées  et  du  fumage  d'un  opium  chanvre. 
Mais  ce  ne  sont  pas  seulement  certaines  plantes  jouissant  de 
propriétés  particulièrement  hallucinogènes  que  les  Orientaux 
mélangent  à  l'opium  et  à  l'aide  desquelles  ils  goûtent  une 
ivresse  plus  aiguë  et  aussi  plus  dangereuse.  Ils  emploient 
encore  d'autres  poisons  dont  l'usage  répété  les  conduit  rapide- 
ment à  la  cachexie  et  à  la  mort.  L'on  connaît  la  description 
qu'Oppenheim  *  donne  de  l'opiomane  chronique.  «  L'homme 
qui  a  l'habitude  de  manger  de  l'opium  est  facilement  recon- 
naissable  ;  tout  son  corps  est  amaigri,  son  faciès  est  jaune  et 
desséché,  sa  démarche  chancelante,  son  épine  dorsale  pliée 
jusqu'à  donner  parfois  au  corps  une  forme  demi-circulaire  ;  ses 
yeux  caves  et  vitreux  le  trahissent  au  premier  regard,  ses 
organes  digestifs  sont  très  dérangés.  Le  patient  ne  mange 
j)resque  rien  et  a  à  peine  une  selle  par  semaine.  Les  forces 
morales  et  physiques  sont  détruites.  Lorsque  l'habitude  est 
invétérée,  les  forces  commencent  à  décroître,  la  nécessité  du 
stimulant  devient  plus  grande,  il  faut  constamment  augmenter 

1.  G.  Pouchet  Leçons  de pharmacodynamie  et  de  malière }\xédicale.  2°  série. 
Le  hachich,  p.  857. 

2.  P.-G.-J.Van  Brero.  Sur  l'amok,  Ann.  Méd.  Psych.,  décembre  1896,  p.  364. 

3.  Oppenheim.  SurVélal  de  la  médecine  en  Turquie.  Cité  par  X. -S.  ïaylor 
et  A.  Tardieu.  Elude  médico-légale  sur  les  assurances  sur  la  vie,  Ann. 
d'hyg.  publ.  et  de  méd.  lég..  1866,  2^  série,  t.  XVI,  p.  120. 


LES    OPIOPHAr.KS    (mANGEURS    ET    BUVEURS    d'oPIUm)  41 

la  dose  pour  produii'e  refîet  désiré.  Lorsqu'il  s'est  longtemps 
livré  à  sa  passion,  le  mangeur  d'opium  souffre  de  névralgies 
auxquelles  l'opium  lui-même  n'apporte  aucun  soulagement. 
Ces  personnes  atteignent  rarement  l'âge  de  quarante  ans  si 
elles  ont  commencé  de  bonne  heure  à  manger  l'opium  ».  Cette 
sombre  description  de  l'opiophage  turc  a  pu  paraître  à  beau- 
coup manifestement  outrée,  mais  il  faut  savoir  que  ces  désor- 
dres effrayants  et  celte  fin  prématurée  sont  dûment  motivés. 
Ouand  ces  opiomanes  sont  arrivés,  dit-il,  à  prendre  2  ou 
3  drachmes  d'opium  solide  par  jour  (de  3^''',30  à  4  ^''^oO;  sans 
pouvoir  obtenir  l'effet  désiré,  ils  ajoutent  à  cette  drogue  une 
certaine  quantité  de  sublimé  corrosif  dont  ils  élèvent  peu  à  peu 
la  dose  jusqu'à  ce  qu'ils  en  absorbent  10  grains  par  jour 
0,oU  centigrammes)  \  11  est  facile  maintenant,  conclut  Matteï, 
de  se  rendre  compte  de  ce  délabrement  extraordinaire  de  tout 
leur  organisme.  On  comprend  les  diarrhées  opiniâtres,  cette 
maigreur  extrême,  les  périostoses  si  nombreuses  qui  déforment 
leurs  os  et  on  conçoit  les  douleurs  atroces  que  l'opium  est 
impuissant  à  calmer. 

B.    LES    BUVEURS    d'oPIU.M 

Les  buveurs  tropimn  sont  tout  à  fait  comparables  aux  man- 
geurs d'opium.  L'on  connaît,  en  Perse,  ces  buveurs  de 
kokenar  qui  se  plaisent  à  absorber  une  décoction  fumante 
de  capsules  et  de  graines  de  pavots,  en  des  cabarets  où  ils 
se  grisent  abominablement.  Leur  ivresse  est  généralement 
marquée  par  une  exubérante  hilarité.  Olivier  en  parle  sans 
beaucoup  la  caractériser.  Le  P.  Raphaël"  lui  consacre  les 
quelques  lignes  suivantes  :  «  Dans  Ispahan  et  la  Perse,  il  y 
a  des  académies  pour  les  gens  :  ce  sont  les  kokenar^  krone, 
petites  calmettes  oîi  s'assemblent  ces  Messieurs  ;  on  y  voit 

1.  Cf.    Le  maiif/eur  de  sublimé.  Chron.  Méd..  15  mai  19J1,  p.  333. 

2.  Raphaël.  Estât  de  la  Perse  (1660).  Publication  de  l'Ecole  des  Langues 
Orientales,  annotée  par  Ch.  Scheffer. 

3.  Le  kokenar  est  une  espèce  de  pavot  blanc. 


42  TOXICOMANIE    ET    OPIUMISMK 

ces  grands  personnages  qui  pleurent  ou  qui  rient  aux  anges, 
font  contes  à  la  cigogne,  discourent  et  prennent  mille  pos- 
tures. Ceux  qui  sont  les  plus  honnêtes  font  cela  dans  leurs 
propres  demeures  et  en  leur  particulier;  pour  la  drogue,  ils 
renvoient  chercher  à    leur    heure    dans    des   bouteilles  au 
kokenar  krone.  Quant  à  l'extrait  pur  ou  enfîon',  ils  y  sont 
si   accoutumés  que,  s'ils  s'abstiennent  à  l'heure  habituelle, 
infailliblement  après  trois  ou  quatre  heures  de  souffrance,  les 
voilà  morts,  et,  s'ils  vont  aux  champs  oubliant  la  drogue,  ils 
sont  en  danger  dépasser  le  pas  avant  de  revenir  chez  eux  ». 
C'est  encore  Chardin  qui  nous  donne  le  plus  de  détails  sur 
ces  buveurs  d'opium  de  l'ancienne  Perse  -.  «  Il  y  a  la  décoc- 
tion de  la  coque  et  de  la  graine  de  pavot,  qu'on  nomme  coc- 
quenar,  dont  il  y  a  des  cabarets  dans  toutes  les  villes,  comme 
de  café.  C'est  un  grand  divertissement  de  se  trouver  parmi 
ceux  qui  en  prennent  dans  les  cabarets,  et  de  les  bien  obser- 
ver avant  qu'ils  n'aient  pris  la  dose,  avant  qu'elle  opère,  et 
lorsqu'elle   opère.    Quand    ils  entrent  au   cabaret,  ils   sont 
mornes,  défaits  et  languissants.  Peu  après  qu'ils  ont  pris 
deux  ou  trois  tasses  de  ce  breuvage,  ils  sont  hargneux  et 
comme  enragés;  tout  leur  déplaît,  ils  rebutent  tout  et  s'entre- 
querellent  ;  mais,  dans  la  suite  de  l'opération,  ils  font  la  paix, 
et  chacun  s'abandonnantà  sa  passion  dominante,  l'amoureux, 
de  naturel,  conte  des  douceurs  à  son  idole  ;  un  autre,  demi- 
endormi,  rit  sous  cape  ;  un  autre  fait  le  rodomont  ;  un  autre  fait 
des  contes  ridicules  ;  en  un  mot,  on  croirait  alors  se  trouver 
dans  un  vrai  hôpital  de  fous.  Une  espèce  d'assoupissement 
et  de  stupidité  suit  cette  gaieté  inégale  et  désordonnée  ;  mais 
les  Persans,  bien  loin   de  les  traiter  comme  elle  le  mérite, 
l'appellent  une  extase  et  soutiennent  qu'il  y  a  quelque  chose 
de  surnaturel  et  de  divin  en  cet  état-là  ». 

En  Turquie,  le  spectacle  est  ou  plutôt  était  à  peu  de  chose 

1.  Enfion    ou   affium   signifie   opium.   d"où  le   mot  affiondji.   mangeur 
d'opium. 

2.  Chardin.  Voyage  en  Perse,  t.  IIF.  p.  78. 


LES    OPIOPHAGES    (MANGEURS    ET    BUVEURS    D  OPIUM)  43 

près  identique  '.  Le  D'  Sangiorgio  décrit  la  scène  que  voici*. 
«  Douze  Turcs  étaient  assis  à  un  divan  ;  après  le  dîner,  on  a 
bu  le  calé,  puis  on  a  pris  Topium.  Bientôt  les  effets  de  cette 
substance  se  sont  déclarés  :  les  uns,  parmi  les  jeunes,  ont 
paru  plus  gais  et  plus  vifs  que  de  coutume  ;  ils  se  sont  mis 
à  chanter  et  à  rire,  mais  d'un  rire  forcé,  presque  sardonique;  ils 
sont  cependant  restés  tranquilles.  Les  autres,  parmi  les  jeunes 
aussi,  se  sont  levés  avec  fureur  du  canapé,  ont  tiré  leurs 
sabres  et  se  sont  mis  en  garde,  en  les  roulant  violemment, 
sans  pourtant  se  blesser  ni  blesser  personne;  les  gardes  sont 
accourus,  ils  se  sont  laissé  désarmer  paisiblement,  et  ont 
continué  à  crier  horriblement  tout  Taprès-dîner.  D'autres  enfin, 
qui  étaient  âgés,  au  lieu  d'être  excités,  sont  tombés  dans  la 
stupidité  et  la  somnolence  :  l'un,  parmi  eux,  qui  était  ambas- 
sadeur, homme  septuagénaire,  est  resté  insensible  à  tous  ces 
cris  et  au  roulement  des  sabres  ;  il  n'a  pas  plus  bougé  que 
s'il  était  de  marbre;  ses  yeux  étaient  entr'ouverts  :  il  voyait, 
il  sentait,  mais  il  était  devenu  tout  à  fait  incapable  de  se 
mouvoir.  Dans  le  reste  de  la  soirée,  il  était  encore  somnolent, 
ivre  et  très  faible  ». 

Ces  ivresses  violentes  et  exubérantes  ne  paraissent  point 
dues  à  l'opium  naturel.  D'accord  avec  Jeanselme,  nous  pen- 
sons notamment  que  l'effet  exhilarant  de  ces  boissons  eni- 
vrantes est  produit  non  par  Topium  pur  mais  par  son  mélange, 
si  fréquent,  au  hachieh.  En  tout  cas,  celte  dernière  substance 
entre  dans  la  composition  du  hang^  et  du  poitst'  qui  provo" 
quent  une  agitation  particulièrement  violente.  Le  datura  lui- 

1.  On  fume  aujourd'hui  l'opium  en  Turquie  plus  qu'on  ne  le  mange  ou 
le  boit. 

2.  Cité  par  Flandin.  Traité  de  toxicologie,  t.  III,  p.  160. 

3.  Le  hang  est  essentiellement  constitué  par  un  mélange  des  feuilles  et 
des  graines  pressées  du  chanvre  indien.  Le  magoune  (pâte)  est  préparé  à 
l'aide  du  bang  dont  on  fait  un  extrait  gras  (pie  l'on  mélange  à  du  miel  et 
qui  est  épaissi  par  addition  d'une  poudre  très  fine  composée  de  sucre, 
cannelle,  farine,  opium,  slramoine,  noi.\  vomique,  ellébore  et  cantharides 
(G.  Pouchet). 

4.  Lepousl  serait  une  sorte  d'opium  inférieur  préparé  par  les  Indiens 
pauvres  avec  les  feuilles  et  les  tiges  de  pavot. 


44  TOXICOMANIE    ET    OPIUMISME 

même  est  souvent  mélangé  à  Topium  et  nous  savons  combien 
puissants  sont  les  effets  de  la  stramoine\ 


1.  ^'ous  devons  au  D'  Boyé  (Annales  d'hygiène  et  de  médecine  colo- 
niales, 1909).  la  curieuse  relation  d'un  complot  tramé  par  les  indigènes 
d'Indo-Chine  dans  le  but  de  s'emparer  de  Hanoi  après  avoir  réduit  la  gar- 
nison à  l'impuissance  à  l'aide  du  datura.  Profitant  de  la  période  de  délire 
provoquée  parle  toxique,  pendant  laquelle  les  soldats  européens  auraient 
été  hors  d'état  de  se  défendre,  les  conjurés  devaient  faire  irruption  dans 
la  ville,  s'emparer  des  poudrières  et  des  magasins  d'armes  et  de  muni- 
tions, puisse  répandre  dans  la  capitale  et  massacrer  tous  les  Européens. 
La  première  partie  du  complot  fut  seule  e.xécutée  et  permit  d'intéressantes 
observations  sur  l'ivresse  déterminée  par  le  datura. 

Le  datura  fut  administré  sous  forme  de  poudre  de  graines  en  décoction 
dans  la  soupe  et  incorporée  à  tous  les  plats.  Le  dosage  fut  fait  d'une 
façon  convenable,  car.  pendant  le  repas,  personne  ne  s'aperçut  d'une 
saveur  inaccoutumée  des  aliments.  Les  premiers  symptômes  d'intoxica- 
tion apparurent  une  demi-heure  environ  après  la  fin  du  dîner,  vers  sept 
heures  du  soir,  et  se  succédèrent  dans  l'ordre  suivant  :  rougeur  de  la 
face  comme  après  un  repas  copieux  :  excitation  anormale,  verbe  haut 
comme  dans  l'ivresse  alcoolique  commençante,  pupilles  dilatées,  halluci- 
nations, délire  :  un  soldat  balaye  avec  acharnement  et  sans  se  lasser  le 
parquet  autour  de  son  lit;  il  le  voit  couvert  de  fourmis  montant  en 
colonnes  serrées  à  l'assaut  de  sa  moustiquaire  sans  que  les  coups  de 
balai  réussissent  à  les  éclaircir.  Un  autre  grimpe  sur  un  arbre  de  la  cour 
du  quartier  pour  échapper  aux  griffes  d'un  tigre  imaginaire.  Un  troisième 
veut  prendre  son  fusil  pour  tuer  des  moustiques  ! 

Un  autre  qui  était  sorti  en  ville  dès  la  fin  du  repas  pour  faire  une  pro- 
menade à  bicyclette  est  vu  parcourant  à  une  allure  extravagante  la  rue 
Paul-3ert.  Brusquement  il  s'arrête  et  met  pied  à  terre  en  maugréant,  ayant 
la  sensation  que  depuis  un  moment  il  n'avançait  plus  et  pédalait  sur 
place.  Il  visite  sa  machine,  constate  que  tous  les  organes  paraissent  en 
bon  état;  il  remonte,  repart  à  toutes  pédales  et.  quelques  centaines  de 
mètres  plus  loin,  s'arrête  devant  un  café,  s'assied  à  la  terrasse,  abandon- 
nant sa  bicyclette,  et  dit  aux  consommateurs  :  «  Je  ne  sais  pas  ce  qu'a 
ma  machine,  depuis  un  quart  d'heure  je  ne  puis  arriver  à  la  faire  marcher, 
il  n'y  a  pourtant  rien  de  cassé!  »  Ceux-ci  qui  l'avaient  vu  arriver  à  une 
vive  allure,  supposèrent,  en  voyant  son  visage  animé,  sa  démarche  un 
peu  titubante,  qu'il  sortait  d'un  repas  trop  copieusement  arrosé. 

Aucune  rumeur  d'empoisonnement  n'avait  encore  à  ce  moment  trans- 
piré en  ville,  et  les  promeneurs  avaient  cru  qu'une  fête  quelconque  avait 
eu  lieu  à  la  caserne,  ce  jour-là,  en  voyant  dans  les  rues  et  les  établisse- 
ments publics,  bruyants  et  dans  un  état  singulier  d'excitation,  les  soldats 
qui  étaient  sortis  après  la  soupe.  L'autorité  militaire  fit  rechercher  dans  la 
ville,  pour  leur  faire  réintégrer  la  caserne,  les  militaires  qui  se  trouvaient 
au  dehors.  Un  certain  nombre,  se  sentant  dans  un  état  anormal  de 
malaise,  rentrèrent  d'eu.x-mèmes  ;  d'autres  ne  purent  être  retrouvés  et  ne 
reparurent  qu'au  matin,  n'ayant  aucun  souvenir  de  ce  qu'ils  avaient  fait 
pendant  la  nuit.  On  en  trouva  dans  les  cafés,  dans  les  maisons  publiques, 
en  proie  à  un  délire  furieux  et  n'ayant  conscience  ni  de  leur  état  ni  de 
l'endroit  où  ils  se  trouvaient. 

A  la  période  d'excitation  et  de  délire  avait  succédé  un  abattement  com- 
plet des  forces  et  un  état  de  profonde  torpeur  intellectuelle.  Quelques-uns 
eurent  des  syncopes.  On  n'eut  aucun  accident  mortel  à  déplorer. 


LES    OPIOPHAGES    (mANGEURS    ET    BUVEURS    d'oPIUm)  45 

Les  huveiirs  de  Imidammi  ^  ne  présentent  pas  Tcxcitation 
désordonnée,  l'euphorie  et  Fhilarilé  bru3'anle  des  mangeurs 
d'opium  orientaux  ni  des  buveurs  de  cocquenar  et  cet  argu- 
ment serait  encore  de  nature  à  faire  suspecter  la  pureté  de 
l'opium  ingéré  par  ces  derniers.  Ils  accusent  seulement  avec 
les  petites  doses  une  certaine  exaltation  intellectuelle,  un  sen- 
timent de  bien-être  et  de  contentement  général,  une  tendance 
marquée  à  l'optimisme  et  à  la  rêvasserie.  Avec  des  doses 
massives  ou  après  une  intoxication  chronique  forte  et  pro- 
longée ils  offrent,  en  revanche,  des  cauchemars  terrifiants  et 
des  hallucinations  vespérales  dont  la  nature  doit  être  discutée. 
L'on  peut  se  demander,  en  effet,  si  ces  symptômes  appar- 
tiennent en  propre  à  Topium  ou  doivent  être  mis,  tout  au 
moins  partiellement,  au  compte  de  l'alcool  qui  entre  dans  la 
composition  du  laudanum.  Nous  discuterons  ce  pointa  l'occa- 
sion de  l'opiumisme  de  Th.  de  Quincey  (Voir  p.  207)  ;  nous 
avons  hâte  d'entrer  maintenant  dans  le  véritable  sujet  de 
notre  travail,  l'étude  des  fumeurs  d'opium. 

1.  Les  buveurs  de  laudanum  sont  assez  rares  en  France.  Ils  se  recru- 
lent  pour  la  plupart  parmi  les  névralgiques,  tabéliques  ou  cancéreux,  ou 
parmi  les  anciens  morphinomanes.  Ils  existent  plus  nombreux  en  Angle- 
terre où  certains  ont  écrit  des  mémoires  intéressants  à  consulter.  Voir 
entre  autres  :  Whalley.  Confessions  of  a  laudanum-drinker .  The  Lancet. 
London.  18G6,  3o  ;  X.  Confessions  of  a  young  lady  laudanuui-drinker,  dose 
four  onces  daiiy,  in  Iwo-ounce  doses.  Journ.  of  ment.  Se.  Lond.,  1838-1889. 


CHAPITRE  V 

LES  FUiMEURS  D'OPIUM 

L'opium  peut  se  fumer  pur  ou  non,  mélangé  au  tabac  ou 
auhachich.  La  plupart  des  fumeurs  de  tabac  connaissent  ces 
cigarettes  opiacées  au  parfum  douceâtre  et  entêtant  qui 
donne  facilement  la  migraine  à  qui  n'est  pas  habitué,  ou  ces 
cigares  dits  de  Manille  qui  seraient  immergés  dans  un  bain 
d'opium,  dilué  suivant  des  proportions  telles  que  ces  cigares 
sont  doués  de  propriétés  quelque  peu  narcotiques  \  Certaines 
peuplades  fument  des  feuilles  de  tabac  préalablement  trem- 
pées dans  de  l'eau  opiacée  et,  dans  presque  tout  l'Orient,  la 
Chine  et  l'Indo-Chine  surtout,  le  tabac  pour  pipe  comprend 
une  petite  quantité  d'opium.  Le  chang  ou  gitnjah  des  Indiens, 
Yesrar  (préparation  secrète),  le  kif-  (repos)  des  Arabes,  le 
chira  de  Tunisie,  ne  sont  autre  chose  que  des  préparations 


1.  E.  Jlartin.  p.  47. 

2.  Le  kief  oriental  est,  d'après  Moreau,  cette  situation  d'esprit  dans 
laquelle  on  est  disposé  à  jouir  de  tout  ce  que  le  présent  offre  de  bon  et 
d'agréable  sans  tenir  compte  de  ce  qu'il  pourrait  avoir  de  pénible.  Le 
kiff  arabe  est  extrait  du  chanvre  indien  ;  il  est  la  préparation  de  cette 
plante  destinée  à  être  fumée,  comme  le  hachich  en  est  la  préparation  des- 
tinée à  être  mangée.  On  y  ajoute  d'habitude  i/n  de  tabac  fort,  et  on  le 
fume  dans  de  petites  pipes  en  terre;  deux  ou  trois  bouffées  suffisent  pour 
alourdir  rintelligence,  même  pour  ceux  qui  y  sont  habitués.  Des  (roubles 
mentaux  très  graves  sont  la  conséquence  d'une  intoxication  aiguë,  mas- 
sive, ou  d'une  imprégnation  chronique  de  quelque  durée.  La  folie  kiffique 
serait  extrêmement  fréquente  dans  les  Indes  et  dans  tout  l'Orient.  Voir 
sur  ce  point  :  John  Davidson.  Observalions  sur  le  chanvre  indien  et  la 
syphilis  comme  causes  d'aliénation  mentale  dans  la  Turquie,  l'Asie 
Mineure  et  le  Maroc.  The  Journ.  of  Ment.  Se,  1883  ;  Bruno  Battaglia.  loc. 
cit.;  Thomas  Ireland.  Folie  causée  par  l'abus  du  chanvre  indien.  The  alien 
and  neur.,  octobre  1893;  Meilhon.  L'aliénation  mentale  cliez  les  Arabes. 
Ann.  Méd.  l'sych.  septembre-octobre,  181)6:  Glouston.  L'asile  du  Caire.  Le 


LKS    FU.MEUaS    D  OPIUM  47 

de  hachich  destinées  à  être  fumées  ;  ou  les  mélange  parfois  à 
Topium  et  les  effets  toxiques  ressentis  sont  alors  plus  nocifs 
que  ceux  provoqués  par  l'opium  pur.  Le  plus  généralement 
l'opium  se  fume  seul,  après  avoir  subi  un  apprêt  particulier 
et  en  des  pipes  d'une  forme  très  spéciale. 

Tous  les  auteurs  s'accordent  à  reconnaître  que  l'opium 
brut  n'est  pas  fumable.  11  «  porte  à  la  tête»,  dit  Jeanselme, 
soit  parce  qu'il  est  trop  riche  en  morphine,  soit  parce  qu'il 
contient  d'autres  alcaloïdes  tels  que  la  thébaïne,  la  papavérine, 
la  narculine  et  la  narcéine.  L'oj)ium  pharmaceutique,  l'extrait 
thébaïque,  renferme  jusqu'à  12  \).  100  de  morphine  alors  que 
les  opiums  à  fumer  n'en  comportent  guère  que  6  à  7  p.  100  en 
moyenne.  Certains  opiums  à  fumer  de  l'Inde  ne  titrent  que 
2  p.  100  tandis  que  celui  provenant  des  mêmes  provinces  du 
Bengale  et  destiné  à  l'usage  médical  donne  à  l'analvse  9,27 
de  morphine  et  1,39  de  narcoline.  L'opium  médicinal  est 
désagréable,  acre,  irritant,  d'odeui-  forte  et  empyreumatique  ; 
il  détermine  facilement  des  vertiges  ;  enfin  il  brûle  mal  et  se 
carbonise  en  encrassant  le  fourneau  de  la  pipe.  Avant  d'être 
livré  au  consommateur,  l'opium  de  pipe  doit  donc  subir  une 
préparation  longue  et  délicate  qui  a  pour  efîet  «de  développer 
son  arôme,  de  chasser  le  principe  vireux,  d'éliminer  les  impu- 
retés qui  altèrent  ses  propriétés  plastiques»  (Jeanselme). 
L'opium  ainsi  modifié  par  le  brassage,  le  cuitage,  le  crêpage,, 
la  fermentation,  prend  le  nom  de  charidoo  ^ 

Les  opérations  nécessaires  à  la  préparation  du  chandoo 
sont  assez  longues  et  sont,  d'ailleurs,  un  peu  différentes  sui- 
vant chaque  variété.  Voici,   d'après  Lalande',  les  procédés 


h'  W'aniockel  la  folie  du  hachich.  The  Jourii.  of  Ment.  Se,  octobre  1896; 
.1.  Warnock.  La  folie  pur  le  hacliich.  TheJourn.  of  Ment.  Se,  janvier  1903; 
K.  Meunier,  op.  cit..  etc. 

1.  Ce  mot  vient  du  radical  hindoustani  Chand,  lequel  comporte  une 
idée  de  diminution.  Ici  cette  diminution  est  quanlilalive,  car  le  chandoo 
tiré  de  l'opium  cru  en  représente  la  quintessence  (E.  Martin). 

2.  Lalande.  Opium  des  fumeurs.  Arch.  deméd  nav.  et  colon.,  1890,  LIV, 
p.  33,  121  et  202.  Voir  également:  Pluchon.  Th.  cil.  ;  Calmette.  Le  ferment 
de  l'opium  des  fumeurs  et  la  fermentation  artificielle  des  chandoos.  Arch. 


48  TOXIGOMAME    ET    OPIU.MISME 

employés  en  1890  par  la  manufacture  de  Saïgon.  Celle-ci 
reçoit  son  opium  de  Bénarès,  en  pains  ayant  la  forme  de 
boules  et  revenant  à  28  ou  29  francs  le  kilogramme.  L'ana- 
lyse de  cet  opium  est  la  suivante  : 

Eau 24-25  p.  100 

Morphine 6-7  — 

Narcotine 3-4  — 

Autres  alcaloïdes  solubles  dans  le 

chloroforme 4-5  — 

Gomme 3-5  — 

Caoutchouc   et    autres   substances 

mucilagineuses 28-30  — 

Sucre  réducteur 1-2  — 

Résines 1-2  — 

Cet  opium  est  soumis  aux  opérations  suivantes  : 

Décortiquage  des  boules  d'opium. 

Première  cuite  de  l'opium  (2  heures  à  50  ou  60"). 

Malaxage  de  l'extrait. 

Apprêtage  et  crêpage. 

Macération  dans  l'eau  (20  heures) . 

Décantation  et  filtration  des  liqueurs  provenant  des  crêpes. 

Concentration  des  liqueurs  en  extrait  définitif  (jusqu'à  con- 
sistance d'un  sirop  épais). 

Battage  de  l'extrait  à  l'air  (incorporation  d'un  volume  d'air 
égal  au  volume  de  l'extrait). 

A  ce  moment  la  masse  a  une  teinte  chocolat  clair  :  toute 
odeur  vireuse  propre  à  l'opium  cru  ou  brut  a  disparu,  mais 
l'extrait  n'a  encore  aucun  parfum  agréable.  Son  odeur  rap- 
pelle celle  des  vieilles  masses  emplastiques  surchauflees,  de 
l'emplâtre  de  cantharides,  par  exemple.  L'opium  n'acquiert 
son  odeur  propre,  douce  et  fine,  que  par  un  assez  long  repos 
dans  des  récipients  en  cuivre,  mais  de  préférence,  au  dire  des 
Chinois,  dans  des  vases  en  terre. 


de  méd.  nav.  et  colon..  1892,  LVII,  p.  132;  W.  Lichtenfelder.  Le  pavot 
à  opium.  BuU.  écon.  de  llndo-Chine.  1903;  Cl.  Verne.  Opium  des  fumeurs 
et  fumeurs  d'opium.  Bull,  des  Se.  pharmac,  190i,  p.  320. 


LES    FUMEURS    D  OPIUM  49 

Vieillissement  de  l'opium  (3  mois).  Disparilion  de  l'air  incor- 
poré par  le  baltage.  Fermenlalion  par  moisissures. 

Mise  en  boîtes  et  pasteurisation  pendant  quelques  minutes 
dans  une  étuve  chauffée  entre  60  et  80'*. 

La  consistance  du  chandoo  est  alors  celle  d'un  exlraitdemi- 
fluide,  d'un  miel  assez  liquide  ou  du  sirop  dégomme  ordinaire  ; 
elle  rappelle  assez  bien  celle  de  l'ergotine  dont  il  possède  la 
couleur.  Son  odeur  est  douce,  fine,  assez  aromatique,  rappe- 
lant peut-être  l'odeur  de  fèves  et  d'arachides  grillées  jointes  à 
celle  de  la  mélasse  non  fermenlée.  Sa  saveur  est  amère  et 
persistante.  Son  analyse  donne  : 

Opium  de  la  régie      Opium  de  la  ferme 
de  Saïgon.  du  Tonkiu. 

Eau 30-3*  p.  100        29,50  p.  100 

Morphine 6-8       --  9.33    — 

Narcotine 1-3      — 

Cendres 3-6      —  6,15    — 

Matières   insolubles 

dans  l'eau.    ...       1-2      —  3,50    — 

Matières  insolubles 

dans  l'alcool  fort.  10-U     —  16,30    — 

Glucose 1-6      —  1,50     — 

Acidité  en  acide  sul- 

furique 4-6  grammes. 

Le  chandoo  se  bonifie  par  le  temps. 

Jeanselme  a  suivi,  d'autre  part,  en  avril  1900,  toutes  les 
phases  d'une  fournée  d'opium  à  la  fabrique  de  Saigon  où  l'on 
opère  d'après  la  méthode  cantonnaise.  Quelques  modifications 
ont  déjà  été  apportées  en  cet  espace  de  dix  ans  et  il  est  infi- 
niment probable  que  la  préparation  du  chandoo  subira  encore 
de  nouveaux  perfectionnements.  Voici,  à  titre  de  curiosité, 
la  série  des  opérations  décrites  par  Jeanselme  '■. 

i"  Section  et  décorticalion  des  balles  d'opium.  La  masse 
qu'on  en  extrait  est  une  substance  de  couleur  brun  rougeûtre, 
de  consistance  molle  et  poisseuse,  exhalant  une  forte  odeur 
vireuse  de  fleurs  de  pavots  froissées  ; 

1.  Jeanselme.  Revue  générale  des  Sciences  pures  et  appliquées,  lii  jan- 
vier 1907,  p.  25. 

DiiPOUY.  —  Les  opiomanes.  * 


îiO  TOXICOMANIE    ET    OriU.MISME 

2°  Décoction  des  coques  de  pétales  de  pavot,  en  du  papier 
ayant  servi  à  envelopper  les  pains  d'opium  (enveloppes  ou 
itnbrios,  imprégnés  d'une  très  notable  quantité  d'opium)  ; 

3"  Réunion  des  extraits  obtenus  par  décoction  à  la  masse 
d'opium  ; 

4"  Empâlage,  c'est-à-dire  brassage  de  l'opium,  pendant  une 
heure  et  demie  environ,  dans  de  grandes  bassines  de  cuivre 
à  double  fonds  chauCfées  par  un  courant  de  vapeur  d'eau  à 
110'  (2  atmosphères).  Le  pétrissage  se  poursuit  jusqu'à  ce 
que  l'opium  acquière  la  consistance  de  la  pâte  de  boulanger  ; 

5"  La  bassine  est  retirée  du  feu  et  la  masse  d'opium  est 
pétrie  à  l'aide  d'une  spatule  (refouloir).  Cette  malaxation  a 
pour  but  de  refroidir  lentement  la  masse,  de  manière  à  lui 
donner  une  homogénéité  parfaite.  L'opium  est  ensuite  étalé 
en  couche  uniforme  à  la  surface  de  la  bassine.  Un  filet  d'eau 
est  insinué  entre  le  récipient  et  le  revêtement  d'opium  pour 
faciliter  son  adhérence  ; 

6°  Puis  on  procède  à  l'opération  du  grillage.  Chaque  bas- 
sine est  retournée  sur  un  foyer  de  braise  recouvert  de  cendres. 
De  l'opium,  après  quelques  instants  d'exposition  au  feu,  se 
dégagent  d'abondantes  vapeurs  blanchâtres.  La  bassine  est 
alors  saisie  avec  des  pinces,  et  il  est  facile  de  détacher  la 
couche  superficielle  d'opium  grillée  ;  c'est  un  disque  mince 
ayant  la  forme  d'une  crêpe.  On  recommence  ensuite  le  gril- 
lage. La  masse  d'opium  est  successivement  débitée  en  un 
grand  nombre  de  tranches.  Le  grillage  exige  un  opérateur 
habile.  C'est  l'odeur  qui  indique  le  moment  précis  où  il  faut 
écarter  la  bassine  du  foyer  pour  détacher  un  disque.  La  tor- 
réfaction élimine  certaines  matières  empvreumatiques  et  donne 
à  l'opium  un  bon  arôme  ; 

T  Les  disques  d'opium  concassés  sont  mis  à  macérer  dans 
de  l'eau  froide  pendant  18  à  20  heures.  Le  liquide  obtenu  est 
décanté  à  l'aide  de  mèches  en  moelle  de  Tam-Sam,  plante  très 
commune  en  Chine; 

8"  Après  filtration  de  la  liqueur  sur  plusieurs  épaisseurs 


LES    FUMEURS    D  OPIUM  51 

de  papier  non  collé,  la  solution  d'opium  est  portée  à  l'cbulli- 
tion  dans  de  grands  cylindres,  pendant  plusieurs  heures, 
jusqu'à  ce  qu'elle  acquière  la  consistance  sirupeuse  et  donne 
29"  à  l'aréomètre  Baume  ; 

9"  Battage  de  cette  solution  concentrée  d'opium  dans  une 
sorte  de  moulin  à  palettes,  probablement  pour  y  introduire  le 
ferment  ; 

10"  L'opium  est  déposé  en  magasin.  Il  entre  en  fermenta- 
tion, gonfle  et  se  couvre  d'écume.  Puis,  en  une  semaine,  la 
masse  se  réduit  à  la  moitié  du  volume  qu'elle  avait  avant  le 
battage  et  le  conservera  indéfiniment.  Alors,  se  développe  à 
la  surface  de  l'opium  une  couche  de  champignons  qui  peut 
atteindre  plusieurs  centimètres  d'épaisseur.  On  ne  sait  pas 
quel  est  l'agent  de  la  fermentation.  Calmette  avait  supposé 
que  c'éiaiiYÂspergillus  m'^er,  opinion  qui  paraît  controuvée. 
On  suppose  généralement  aujourd'hui  que  la  masse  d'opium 
est  le  siège  de  deux  fermentations  successives  :  l'une,  courte 
et  rapide,  dont  l'agent  serait  un  Saccharomyces  ;  elle  com- 
mence dès  le  deuxième  ou  troisième  jour  pour  cesser  après 
23  ou  30  jours  ;  l'autre,  plus  lente,  presque  indéfinie,  pro- 
duite par  des  levures.  C'est  cette  dernière  qui  donnerait  au 
chandoo  cet  arôme  si  apprécié  des  fumeurs  ; 

11°  Mise  en  boîtes  ; 

12°  Pasteurisation,  c'est-à-dire  exposition  des  boîtes  à  une 
température  de  90*^  pour  arrêter  toute  fermentation. 

Quand  la  série  des  opérations  est  terminée,  3o0  kilogrammes 
de  Bénarès  fournissent  246  kilogrammes  de  chandoo,  soit  68 
p.  100;  le  Yunnan  donne  un  rendement  moindre,  soit  60  p.  100. 

La  régie  vend  son  opium  en  boîtes  de  40  grammes,  dont 
les  prix,  en  1904,  étaient  les  suivants  : 

Opium  de  luxe 4  piastres.  58'. 

Opium  de  Bénarès 3        —        52. 

Opium  de  Yunnan 2  piastres,  90  à  1,63. 

1.  La  piastre  vaut,  suivant  le  cours,  de  2  fr.  25  à  2  fr.  50. 


52  TOXICOMANIE    ET    OPIUMISME 

L'on  voit  combien  l'habitude  de  fumer  l'opium  est  coûteuse 
pour  les  grands  consommateurs.  Aussi  beaucoup  d'entre 
eux  cherchent-ils  à  s'en  procurer  par  contrebande  ;  ces  opiums 
indigènes  peuvent  alors  avoir  une  composition  un  peu  diffé- 
rente, sur  laquelle  nous  sommes  au  surplus,  mal  renseignés. 
Quant  à  ceux  qui  n'ont  pas  les  moyens  d'acheter  du  véritable 
chandoo,  ils  utilisent  les  résidus  des  autres  fumeurs,  les  culots 
de  pipe  d'où  l'on  extrait,  comme  nous  le  verrons,  un  opium 
de  qualité  très  inférieure,  particulièrement  riche  en  morphine 
et  en  produits  toxiques  nés  de  la  combustion  du  chandoo. 
Enfin  certains  fumeurs  parviennent  à  préparer  eux-mêmes  un 
chandoo  en  se  servant  de  l'opium  ordinaire,  médicinal,  auquel 
ils  font  subir  diverses  manipulations.  Voici  le  procédé  qu'à 
cet  effet  indique  A.  de  Pouvourville  \ 

i°  Retirer  de  la  boule  d'opium,  préalablement  coupée  en 
deux,  tout  l'opium  disponible,  avec  un  couteau-racloir  ; 
enfermer  l'opium  ainsi  obtenu  à  l'abri  de  l'air  pendant  24  heures, 
opération  remplaçant  le  décortiquage  des  boules)  ; 

2"  Réunir  les  écorces  des  boules  —  feuilles  de  bananier  ou 
de  nénufar  —  encore  tout  imprégnées  d'opium,  et  recouvertes 
parfois,  à  leur  surface  interne,  d'un  résidu  noirâtre,  sec  et 
cassant;  les  rompre  en  petits  carrés  égaux,  les  faire  bouilUr 
avec  un  poids  égal  d'eau  ;  filtrer  ;  garder  à  part  le  liquide 
filtré  (opération  remplaçant  le  traitement  des  résidus  et  la 
formation  de  \eau  première  diinbrio)  ; 

3°  Prendre  le  résidu  restant  sur  le  filtre,  et  le  soumettre 
à  une  seconde  cuisson  et  à  une  seconde  et  légère  ébuUition, 
dans  la  moitié  de  son  poids  d'eau  :  filtrer,  joindre  le  liquide 
obtenu  au  liquide  provenant  du  précédent  filtrage  (opération 
remplaçant  la  formation  de  Veau  deuxième  d' imbrio). 
Mélanger  intimement  les  deux  liquides,  et  laisser  reposer 
24  heures  ; 

4°  Soumettre  le  liquide  total  à  une    troisième    ébuUition 

1.  Matgioï  (Albert  de  Pouvourville).  L'esprit  des  races  jaunes.  L'opium. 
Sa  pratique.  Paris,  1902,  p.  3(4. 


LES    FUMEURS    I)  OPIUM  53 

rapide  et  violente,  sans  ajouter  d'eau  ;  filtrer  une  troisième 
fois,  et  attendre  le  refroidissement  (opération  sans  analogue 
dans  les  bouilleries,  et  servant  à  purifier  le  liquide  et  à  aug- 
menter sa  richesse)  ; 

T)°  Prendre  Topium  retiré  des  boules  le  premier  jour,  le 
faire  macérer  dans  le  liquide  obtenu  après  la  quatrième  opé- 
ration ci-dessus,  d'abord  à  froid,  puis  en  chauffant  peu  à  peu 
jusqu'à  Tébullition,  au-dessous  et  très  près  de  laquelle  le 
mélange  doit  être  maintenu  pendant  deux  heures,  et  constam- 
ment agité  (opération  remplaçant  celle  de  la  première  cuite 
de  l'opium)  ; 

6°  Aussitôt  le  mélange  retiré  du  feu,  le  battre  à  la  façon 
d'œufs  à  la  neige,  jusqu'à  complet  refroidissement  (opération 
remplaçant  le  malaxage  de  l'extrait)  ; 

7°  L'extrait  refroidi,  à  consistance  sirupeuse,  à  couleur  noi- 
râtre à  la  surface,  et  café  grillé  à  l'intérieur,  est  battu  à  froid 
avec  une  fois  et  demie  son  poids  d'alcool  à  70°,  jusqu'à  ce 
qu'il  se  forme  un  tout  liquide  et  homogène  (opération  rempla- 
çant celle  de  l'apprètage  des  crêpes)  ; 

8°  On  porte  lentement  l'extrait  à  l'ébuUition,  qu'on  main- 
tient aussi  longtemps  qu'il  le  faut  pour  obtenir  un  liquide  à  con- 
sistance de  sirop  de  gomme  arabique.  On  filtre  alors  l'extrait, 
et  le  liquide  filtré  constitue  l'opium  bon  à  fumer  (opération 
remplaçant  la  décantation  et  le  filtrage  de  l'extrait  définitif). 

Le  liquide  obtenu  doit  être  mis  en  vase  (en  vase  clos  si 
c'est  une  terre  poreuse,  et  en  vase  ouvert,  si  c'est  une  faïence 
émaillée  ou  un  métal  étamé)  de  façon  à  permettre  à  la  fois 
l'évaporation  lente  de  l'alcool  et  la  fermentation  superficielle. 
L'extrait  doit  être  abandonné  à  lui-même  pendant  une  période 
variant  de  30  à  90  jours,  suivant  le  goût  du  fumeur  et  l'époque 
de  l'opération  (plus  longtemps  en  hiver  et  par  la  sécheresse) . 
Au  bout  de  ce  temps,  le  consommateur  peut  en  faire  usage. 
Si  l'opération  est  réussie,  l'extrait  présente  toutes  les  appa- 
rences et  les  qualités  organoleptiques  du  meilleur  chandoo. 

Quant  à  la  bouteille  qui  demeure  dans  le  filtre  après  l'opé- 


54  TOXICOMANIE    ET    OPIUMISME 

ration  8,  on  la  conserve  en  vase  clos  ;  et,  lorsque  l'on  fait 
la  préparation  d'une  nouvelle  boule  d'opium,  on  l'ajoute  au 
liquide  provenant  de  l'opération  2,  pour  leur  faire  subir 
ensemble  l'opération  3. 

Le  chandoo  frais,  en  résumé,  exhale  une  odeur  plutôt  désa- 
gréable d'emplâtre  brûlé  mais,  en  vieillissant,  il  s'améliore 
comme  le  vin  et  acquiert  un  parfum  doux  et  pénétrant;  son 
odeur ^  est  alors  suave  et  un  peu  entêtante;  sa  saveur  peut 
être  comparée,  lorsque  l'extrait  est  bien  préparé,  à  celle  de 
la  noisette.  Sa  fumée  n'est  pas  acre  comme  celle  du  tabac; 
elle  ne  laisse  dans  la  bouche  ni  mauvais  goût,  ni  odeur  désa- 
gréable ;  elle  n'infecte  non  plus  les  vêtements  et  ne  commu- 
nique pas  aux  appartements  ce  relent  tenace  et  écœurant  que 
laisse  la  fumée  de  tabac.  J'ai  remarqué  cependant  que  certains 
objets,  des  livres  par  exemple,  conservaient  longtemps  l'odeur 
de  la  fumée  d'opium  dont  ils  s'étaient  lentement  imprégnés. 
Quant  à  la  composition  exacte  du  chandoo,  elle  est.  encore 
une  fois,  très  variable;  elle  dépend  de  l'origine  de  l'opium 
(les  opiums  turcs  sont  plus  forts,  plus  riches  en  morphine  que 
ceux  de  l'Inde)  et  de  son  mode  de  préparation  qui  n'est  pas 
identique  dans  tous  les  pays.  Chaque  variété  d'opium  a  son 
arôme  et  son  bouquet  '-. 

«  Les  gourmets,  ditJeanselme,  savent  reconnaître  la  prove- 
nance et  le  mode  de  fabrication  d'un  chandoo.  11  y  a  des 
opiums  de  grandes  marques,  comme  il  y  a  des  vins  de  grands 
crus.  Et,  de  môme  qu'un  palais  délicat  ne  donne  pas  la  pre- 
mière place  au  vin  qui  contient  le  ])lus  d'alcool,  de  même  un 
fumeur  émérite  ne  donne  pas  la  préférence  à  l'opium  qui  est 

1.  11  y  a  des  fumeurs  qui  parfument  leur  chandoo  en  y  mêlant  des 
substances  odoriférantes  telles  que  des  ràpures  de  certains  bois  comme 
le  Tim-yoù  et  le  Qui-nam,  ce  dernier  particulièrement  estimé  (Lalande). 

2.  Des  experts,  en  appréciant  les  qualités  organoleptiques  de  l'opium  : 
odeur,  saveur,  consistance,  ductilité  dune  boulette  qu'on  étire  après 
l'avoir  chauffée  à  la  lampe,  etc.,  peuvent  soupçonner  la  ])rovenance  d'urr 
échantillon  de  chandoo  (li.  Jeanselme).  Cf.  Les  dégustateurs  experts  eu 
vins.  On  pourra  consulter  sur  la  production  de  l'opium,  ses  pri.x,  etc..  le 
Mémorandum  destiné  à  la  Commission  internationale  de  Shanghai,  Revue 
indochinoise.  d90y. 


LES    FUMEURS    D  OPIUM  55 

le  plus  chargé  en  morphine.  Ainsi  la  proportion  de  cet  alca- 
loïde dans  le  Bénarès  n'est  que  de  G  à  8  p.  100;  dans  le 
Yunnan,  elle  est  de  9,33  p.  100  ;  et  cependant  le  premier 
est  beaucoup  plus  prisé  des  connaisseurs  et,  partant,  payé 
plus  cher  que  le  second. 

«Le  Mahva  a  la  réputation  d'être  plus  stimulant.  Il  a  un 
fort  arôme  et  un  goût  piquant.  Il  cause,  chez  ceux  qui  ne 
sont  pas  habitués  à  le  fumer,  des  brûlures  d'estomac,  il  irrite 
le  système  nerveu.x  et  provoque  des  éruptions  cutanées  désa- 
gréables. Le  Palna  est  doux,  mais  narcotique.  Le  Persan  est 
chaud  et  acre,  il  donne  de  la  diarrhée.  L'opium  de  Chine  est 
comparable  au  Mahva  sous  certains  rapports  ;  il  est  plus  dur 
et  plus  actif  que  le  Palna  ;  il  cause  des  démangeaisons  et 
des  éruptions.  L'opium  d'Asie  Mineure,  très  riche  en  mor- 
phine, porte  à  la  tète;  il  est  préféré  par  les  grands  fumeurs, 
auxquels  les  opiums  légers  ne  donnent  plus  entière  satisfac- 
tion ». 

L'on  peut  respirer  la  fumée  d'opium  en  faisant  brûler  des 
parcelles  de  chandoo,  ou  plutôt  en  les  jetant  sur  une  plaque 
de  métal  rougie  au  feu.  Cette  torréfaction  dégage  une  fumée 
abondante  dont  le  parfum  subtil  et  capiteux  finit  par  vous 
griser.  Ce  mode  d'intoxication  recherché  de  ceux  et  surtout 
de  celles  qui  ne  veulent  ou  ne  peuvent  s'astreindre  aux  mani- 
pulations minutieuses  qu'exige  la  pipe  provoque  comme  celte 
dernière  une  rapide  accoutumance  et  un  impérieux  besoin  ; 
il  est  à  rapprocher  de  celui  dont  sont  victimes,  malgré  eux 
d'abord,  volontairement  ensuite,  les  animaux  familiers,  chiens, 
chats,  singes,  oiseaux,  que  leur  maître  conserve  auprès  de  lui 
pendant  le  fumage'.  L'animal  devient  opiomane  à  l'égal  de 
l'homme  ;  accoutumé  aux  elfcts  de  la  drogue,  il  souffre  lorsque 

1.  La  funii'-e  d'opium  ne  répugne  pa.s  à  Tanimal  comme  celle  du  lal)ac  ; 
bien  au  contraire.  Et  j'ai  pu,  personnellement,  voir  une  chatte  apparte- 
nant à  un  de  mes  amis  se  plaire  dans  la  fumerie  et  aspirer  voluptueuse- 
ment, à  pleines  narines,  la  fumée  d'opium  qu'on  lui  soufflait.  Cf.  Jammes. 
Bullelin  de  la  Société  des  Etudes  Indo-Cliinoises  et  Bulletin  de  l'Académie 
des  Sciences,  1887.  GIV.  p.  1195.  Quelques  cas  de  morphino manie  chez  Lea 
animaux  ;  Fr.  Garnier.  Voyaf/e  en  Indo-Ckine. 


56  TOXICOMANIE    ET    OPIUMISME 

l'heure  de  llmbituelle  séance  vient  à  être  dépassée  ;  il  s'ex- 
cite, devient  inquiet,  impatient,  anxieux;  la  privation  brusque 
et  totale  Tépuise  et  parfois  le  tue.  Par  contre,  sitôt  qu'il  per- 
çoit l'odeur  si  finement  suave,  il  accourt  dans  la  fumerie. 
Des  animaux  tout  à  fait  inférieurs,  tels  que  cloportes,  cafards 
et  cancrelats,  fourmis  et  araignées,  se  laissent  surprendre  par 
l'opiomanie  et  s'élancent  hors  de  leurs  trous  au  parfum  de 
Topium,  tandis  que  certains  indigènes  de  Tlnde  ou  de  la 
Chine  l'utilisent  pour  le  dressage  des  fauves.  L'entourage  enfin 
d'un  fumeur  d'opium  (famille,  domestiques)  peut  subir  à  dis- 
tance les  effets  de  la  fumée  qui  se  glisse  par  les  instertices 
des  portes  et  se  répand  dans  tout  l'appartement  \ 

La  pipe  à  opium  est  trop  connue  pour  que  nous  la  décri- 
vions ;  nul  n'ignore  le  classique  bambou  creux,  long  de  50  ou 
60  centimètres  et  gros  de  3  ou  4,  dont  une  extrémité  est 
formée  par  un  nœud  ou  une  plaque  de  corne,  d'ivoire,  de  jade, 
d'ambre  ou  de  métal,  et  dont  l'autre,  libre,  est  munie  d'une 
rondelle  pareille,  largement  perforée  ou  percée  d'une  série 
de  petits  trous,  par  laquelle  s'aspire  la  fumée.  Le  fourneau 
qui  se  fixe  latéralement  à  quelque  dix  centimètres  de  l'extré- 
mité inférieure,  juste  au-dessus  d'une  cloison,  est  en  terre 
cuite,  à  pâte  fine,  brune,  rouge,  blanche  ou  noire,  en  cuivre 
ciselé,  en  écaille,  en  ivoire,  en  argent  plaqué  d'or...  Il  affecte 
généralement  la  forme  d'une  toupie  un  peu  aplatie  ou  d'un 
bouton  de  porte  arrondi,  de  o  à  6  centimètres  de  diamètre,  et 
creux  intérieurement  :  on  en  trouve  cependant  de  sphériques, 
de  coniques,  de  cupuhformes,  d'hexa-  ou  de  polygonaux,  de 
carrés...  L'une  des  faces  porte  un  petit  embout  muni  d'une 
douille  qui  s'enfonce  dans  le  tuyau  de  la  pipe  en  s'adaptant  à 
la  garniture  métallique  d'un  orifice  dont  elle  est  percée  ; 
l'autre,  arrondie  ou  aplatie,  présente  à  son  centre  une  dépres- 
sion circulaire  où  l'on  collera  la  boulette  d'opium  et  qui  com- 
munique avec  l'intérieur  du  fourneau  par  un  perluis  de  faibles 

1.  Bérillon.  Fumeurs  et  fumeuses  d'opium.  Revue  de  Thypnotisme  et  de 
la  psychologie  physiologique,  avril  l'JOO. 


LES    FUMEURS    D  OPIUM  57 

dimensions  (2  millimètres  environ)  parfois   renforcé  par  un 
petit  cercle  de  cuivre  ou  d'argent. 

Il  est  facile,  môme  à  Paris,  de  se  procurer  le  matériel  du 
fumeur,  c'est-à-dire,  en  plus  de  la  pipe  et  des  cinq  ou  six 
fourneaux  de  rechange,  les  aiguilles  spéciales,  en  acier,  argent 
ou  or,  longues  de  l.j  ou  20  centimètres,  effilées  aux  deux 
bouts  ou  terminées  en  spatule  à  une  extrémité,  les  grattoirs  et 
racloirs,  les  boîtes,  pots  ou  étuis  de  corne  ou  d'ivoire,  la 
petite  lampe  à  huile  de  coco,  munie  d'un  verre  épais  de  forme 
conique  destiné  à  protéger  la  flamme,  le  plateau  de  laque  ou 
de  bois  dur  (bois  de  teck)  incrusté  de  nacre  qui  supporte  ces 
différents  objets  et  qui  reçoit  encore  une  coupe  remplie  d'eau 
où  baigne  une  éponge,  la  tasse  de  thé  du  fumeur,  le  porte- 
pipe,  sorte  de  petit  meuble  délicatement  ouvragé,  les  bouddhas 
familiers,  etc..  Les  pipes  sont  plus  ou  moins  artistement 
décorées  d'incrustations  en  écaille,  en  argent  ou  en  or,  sur 
tout  leur  pourtour  mais  de  préférence  aux  deux  bouts  ainsi 
qu'au  niveau  du  nœud  ou  de  la  saillie  qui  retient  les  doigt  au- 
dessous  du  fourneau  lorsque  l'on  fume.  Elles  peuvent  être  en 
argent  massif  tout  fouillé  de  ciselures  ou  en  ivoire  finement 
sculpté,  en  corne,  en  écaille,  en  canne  à  sucre,  en  étain  ou 
en  cuivre,  en  peau  de  reptile  ou  de  requin,  en  os  de  bufle, 
en  bois  de  fer,  d'ébène  ou  de  thuva,  etc.  Plus  vieilles  enfin 
et  culottées,  meilleures  elles  sont,  plus  réputées  et  plus  chères. 
L'opium  pénètre  peu  à  peu  la  fibre  et  suinte  en  quelques 
sorte  à  travers  elle  ;  le  bambou  prend  alors  une  teinte  noire 
spéciale  ou  rouge  foncé,  acajou,  avec,  quand  on  le  frotte,  des 
reflets  brillants  comme  si  on  l'avait  passé  à  l'encaustique. 

Cuire  une  pipe  à  point  est  tout  un  art  et  le  boy  ou  la  con- 
gaïe  qui  y  excellent  sont  recherchés  des  vrais  fumeurs,  syba- 
rites trop  indolents  pour  se  servir  eux-mêmes.  Le  chandoo 
est,  en  effet,  beaucoup  trop  fluide  pour  pouvoir  être  introduit 
dans  le  fourneau  et  fumé  tel  quel  ;  il  faut  auparavant  le  dessé- 
cher au-dessus  de  la  lampe  et  le  façonner.  D'une  main  agile 
et  experte  on   plonge  l'aiguille  dans  l'étui  de  chandoo.  On 


58  TOXICOMANIE    ET    OPIUMISME 

l'en  retire  chargée  à  sa  pointe  d'une  gouttelette  noire  et  on 
la  présente  à  la  lampe  en  prenant  bien  soin  de  la  rouler  sans 
cesse  entre  les  doigts  et  de  ne  pas  trop  l'approcher  de  la  flamme . 
Cette  première  gouttelette  est  vite  grossie  de  quelques  autres 
successivement  puisées  ;  l'opium  se  dessèche  peu  à  peu  et 
devient  pâteux.  Il  grésille  et  se  boursoufle,  prend  une  belle 
couleur  jaune  ambrée,  devient  translucide  et  répand  sa  fine 
odeur  douce  et  parfumée.  Le  fumeur  ou  son  boy  apporte  à 
cette  délicate  opération  toute  son  attention  et  toute  sa  dexté- 
rité car  l'opium  ne  doit  ni  couler,  ni  s'enflammer,  ni  surtout 
se  carboniser;  insuffisamment  chaufîé,  d'autre  part,  il  ne  brû- 
lerait pas  et  ne  se  résoudrait  point  tout  à  l'heure  en  fumée. 
Cuite  à  point,  la  bulle  dorée,  grésillante  et  molle,  est  alors 
roulée  avec  l'aiguille  sur  la  plate-forme  du  fourneau  ou  contre 
le  verre  de  la  petite  lampe  afin  de  lui  donner  une  forme 
conique  ;  en  se  refroidissant  légèrement  pendant  cette  opéra- 
tion elle  prend  une  consistance  pilulaire.  C'est  le  moment  que 
l'on  choisit  pour  la  coller  d'un  geste  vif  et  précis  sur  l'ouver- 
ture du  fourneau.  Rapidement,  par  un  savant  mouvement  de 
torsion,  on  dégage  l'aiguille  qui  laisse  derrière  elle  un  cana- 
licule  qui  servira  de  cheminée. 

Couché  sur  le  côté  et  bien  calé  sur  son  lit  de  camp  ou  sur 
sa  natte,  le  coude  d'aplomb  et  la  tète  appuyée  sur  des  coussins 
superposés  ou  sur  une  sorte  de  billot,  le  fumeur  n'a  plus  qu'à 
saisir  sa  pipe,  à  linchner  nonchalamment  au-dessus  de  la 
petite  lampe  et,  tandis  que  l'opium  se  consume  en  bouillon- 
nant, d'une  seule,  longue  et  lente  baleinée,  les  lèvres  collées 
à  l'embouchure  d'ivoire  ou  de  jade,  il  en  aspirera  à  pleins  pou- 
mons la  vapeur,  blanche,  épaisse,  aromatique,  dont  la  chaude, 
dont  la  voluptueuse  caresse  procure  à  l'initié,  retombé  sur 
le  flanc,  les  yeux  vagues  et  comme  expirants,  une  exquise 
sensation  de  béatitude  physique  et  morale...  tandis  que  de  ses 
lèvres  entr'ou vertes,  lentement,  insensiblement,  s'échappe 
l'odorante  fumée. 

Le   fourneau   est  ensuite  débarrassé,    à  l'aide  de  la  tête 


LES    FUMEUKS    D  OPIUM  5>9 

aplatie  de  l'aiguille,  du  grattoir  et  du  racloir  spécial,  des 
résidus  de  la  combustion  qui  adhèrent  à  la  paroi  et  encrassent 
l'orifice.  La  masse  charbonneuse  qu'ils  constituent,  noirâtre, 
pulvérulente  et  amère,  d'odeur  forte  et  vaguement  urineuse, 
est  le  dross  (mot  anglais  signifiant  scorie,  rebut)  que  l'on 
recueille  dans  une  des  boîtes  de  corne  ou  d'ivoire  placées  sur  le 
plateau.  Une  autre  pipe  est  aussitôt  préparée  ;  un  fumeur  ordi- 
naire peut  consommer  20  pipes  par  heure  sans  aller  trop  vite. 

Le  di'oss  ,  qui  comprend  tous  les  résidus,  secs  et  cassants, 
pâteux  et  poisseux,  que  l'on  retire  du  fourneau  de  la  pipe, 
est  riche  en  morphine,  plus  même  que  le  chandoo,  et  renferme, 
en  outre,  de  lapo  et  de  l'hypomorphine  ainsi  que  des  bases 
hydropyridiques  fortement  toxiques  ;  il  est  revendu  soit  à  des 
industriels  ou  à  la  Régie  qui  en  extraient  le  précieux  alca- 
loïde; soit  aux  indigènes  miséreux  qui  en  retirent  un  mauvais 
opium  dont  ils  se  contentent  et  qu'ils  fument  pur,  dans  des 
pipes  analogues  à  celles  qui  servent  pour  le  chandoo,  ou 
mélangé  à  du  tabac  dans  de  petites  pipes  de  forme  commune 
mais  métaUiques,  en  cuivre  le  plus  souvent,  à  long  tuyau  et 
petit  fourneau.  La  nocivité  du  dross,  cette  «âme  des  pipées 
de  jadis»,  est  bien  plus  considérable  que  celle  du  chandoo; 
l'ivresse  qu'il  détermine  est  en  même  temps  plus  brutale,  plus 
bruyante,  et  beaucoup  moins  intellectuelle.  «  Dans  le  dross, 
dit  A.  de  Pouvourville  \  il  ne  reste  plus,  pour  ainsi  dire, 
d'excitants  ;  mais  il  reste  tous  les  stupéfiants  dont  une  grande 
quantité  de  morphine...  Les  pauvres  diables  qui  veulent  se 
satisfaire  à  bon  compte  trouvent  encore,  dans  les  résidus  de 
l'opium  troisième  et  de  ro[Mum  quatrième,  excités  par  l'alcool 
de  riz,  assez  de  matière  stupéfiante  mélangée  aux  substances 
lourdes  de  la  drogue,  pour.se  procurer  une  ivresse  répugnante 
et  stupide.   » 

Il  est  à  remarquer,  en  efîet,  que  ce  n'est  pas  le  titre  de  la 
morphine  qui  mesure  l'effet  nooslhénique   du   chandoo  :  le 

1.  Matgioï  (Albert  de  l'ouvourvillc).  L'esprit  des  races  jaunes.  L'opium. 
Sa  pratique.  Paris,  190:2. 


€0  TOXICOMANIE    ET    OPIUMISME 

meilleur  chandoo  est  souvent  le  moins  morphine  et  la  stimu- 
lation purement  intellectuelle  est  infiniment  moins  développée 
sous  rinfluence  de  la  morphine  (en  injections  hypodermiques) 
qu'elle  ne  l'est  sous  celle  de  Topium  en  nature.  L'extrait 
fumable  que  l'on  prépare  avec  le  dross  a  une  odeur  de  brûlé 
particulière,  une  couleur  assez  foncée  par  rapport  à  celle  du 
chandoo,  une  saveur  acre  et  empyreumateuse  ;  il  n'a  pas  la 
suavité  du  chandoo  et  ne  donne  pas  au  palais  comme  lui  ce 
goût  parfumé  de  noisette;  il  est  fort  à  fumer,  prend  à  la 
gorge  comme  les  tabacs  grosssiers,  porte  même  à  la  tête  au 
dire  des  fumeurs  habitués  au  chandoo  ;  il  ne  procure  non  plus 
cette  félicité  quiète  et  béate  que  nous  décrirons  tout  à  l'heure 
et  ceux  qui  le  fument  de  façon  habituelle  maigrissent  et  se 
cachectisent  rapidement.  «  Entre  l'opium  de  bonne  qualité, 
constate  Jeanselme,  et  le  dross  qui  apporte  aux  poumons,  à 
chaque  inspiration,  une  quantité  considérable  de  morphine 
—  (sans  compter  d'autres  substances  éminemment  nocives 
telles  que  le  pyrol,  l'acétone,  les  bases  p\ridiques  et  hydro- 
pyridiques),  —  il  y  a  la  différence  qui  existe  entre  le  vin 
naturel  et  le  vin  frelaté  additionné  d'alcool.  Le  mandarin  qui 
fume  loO  pipes  d'opium  bien  préparé  s'achemine  plus  lente- 
ment vers  la  déchéance  que  le  coolie  qui  s'intoxique  avec 
un  produit  trop  riche  en  morphine.  C'est  surtout  par  raison 
d'économie  que  les  indigènes  donnent  la  préférence  au  dross. 
Cependant,  c'est  quelquefois  par  goût,  de  même  que  certains 
buveurs  aiment  mieux  les  eaux-de-vie  de  mauvaise  qualité  ». 
Il  est  enfin  une  condition  indispensable  que  demande, 
qn' exige  l'opium,  c'est  d'être  fumé  dans  le  plus  grand  calme, 
avec  sérénité,  j'allais  presque  dire  avec  majesté  '.  Le  mouve- 
ment et  le  bruit,  l'intensive  lumière  même  doivent  être  bannis 


1.  Ce  besoin  de  silencieuse  sérénité  est  peut-être  une  des  raisons  pour 
lesquelles  on  fume  de  préférence  le  soir  et  la  nuit.  Il  explique  en  tout  cas 
cet  attrait  particulier  que  d'aucuns  m'ont  avoué  pour  les  pipes  fumées  en 
forêt,  dans  le  vaste  silence  de  la  nature  endormie,  ou  sur  l'eau,  au  fond 
d'un  sampan  qui  glisse  sans  bruit  sous  la  lune,  entre  deux  rives  aux  con- 
tours indistincts. 


LES    FUMEUHS    d'oPIUM  6t 

du  lieu  où  l'on  fume,  d'où  la  nécessité  d'une  salle  spéciale,  la 
fumerie.  On  connaît  la  description  d'un  cabaret  à  opium  qu'a 
donnée  Smith  '   et  qui  se  retrouve  partout  reproduite  :  «  La 
première  maison    dans    laquelle  nous  sommes  entrés  était 
située  à  côté  du  palais  Taou-Lais.  Quatre  à  cinq  chambres, 
dans  différentes  parties  d'une  tour  carrée  étaient  occupées  par 
des  hommes  étendus  sur  des  espèces  de  lits  grossiers  avec  un 
oreiller  sous  la  tête,  ayant  des  lampes,  des  pipes  et  autres 
appareils  pour  fumer  l'opium.  Dans  un  coin  de  la  pièce  priri- 
cipale  était  le  propriétaire  jjcsant  avec  des  balances  délicates 
la  drogue  préparée,  laquelle  était  noire,  épaisse,  semi-liquide. 
Une  petite  compagnie  de  fumeurs  d'opium  qui  étaient  venus 
pour  goûter  leurs  voluptueux  loisirs  habituels,  ou  plutôt  pour 
jeter  les  yeux  sur  ce  que  leur  pauvreté  croissante  avait  rendu 
trop  cher  pour  leur  bourse,  nous  ont  de  suite  entourés  et  sont 
entrés  en   conversation  avec  nous.   Ils  formaient  un  groupe 
aux  joues  enfoncées  et  bigarrées  de  jaune,  avec  des  yeux  lar- 
moyants, des  rires  vides  et  le  regard  idiot  ;  ils  nous  ont  de 
suite  donné   des  informations  et  décrit  le  procédé  de  leur 
propre  dégradation.  Xous  avons  d'abord  fixé  notre  attention 
sur  le  plus  jeune,  qui  venait  de  sortir  depuis  peu  dune  pen- 
sion; il  n'avait  commencé  la  pratique  de  fumer  que  depuis 
peu  de  temps,  et  il  marchait  déjà,  à  grand  pas,  vers  une  vieil- 
lesse prématurée.  Après  lui  venait  un  homme  d'âge  moyen 
qui  avait  consacré  la  moitié  de  sa  vie  à  la  pernicieuse  volupté 
de  l'opium  ;   il  acheminait  vers  le  tombeau  les  restes  d'une 
constitution  ruinée.  La  santé  vigoureuse  du  plus  âgé  lui  avait 
permis  de  résister  et  de  rendre  plus  lente  l'action  du  poison  ; 
mais  il  se  trouvait  certainement  dans  une  décrépitude  anti- 
cipée; ses  joues  gonflées  et  son  regard  vide  disaient  assez  tout 
le  ravage  que  la  fumée  d'opium  avait  opéré  dans  son  orga- 
nisme. Tous  avouaient  les  maux  et  les  souffrances  dont  ils 
étaient  victimes  et  exprimaient  sincèrement  le  désir  de  pouvoir 

1.  Smilh.  On  opium-smokwg  among  the  Chinese.  The  Lancet.  Londoa, 
1841-1842,  p.  707. 


62  TOXICOMANIE    ET    OPIUMISME 

se  soustraire  à  celte  habitude.  Ils  se  plaignaient  de  ne  pas 
avoir  d'appétit,  d'éprouver  non  seulement  des  défaillances, 
des  maux  d'estomac,  une  prostration  et  une  faiblesse  crois- 
sante, mais  ils  ajoutaient  qu'ils  ne  se  sentaient  pas  assez  de 
volonté  pour  abandonner  l'opium.  Tous,  ils  assuraient  que  les 
effets  de  celte  ivresse  étaient  pires  que  ceux  de  l'ivresse  alcoo- 
lique, et  ils  accusaient  des  vertiges,  des  vomissements  et 
une  inaptitude  absolue  au  travail». 

En  réalité,  il  faut  distinguer  deux  espèces  de  fumeries  tota- 
lement différentes  ^  et  dont  le  contraste  s'affirme  autant  dans 
les  décors  que  par  les  clients. 

Les  premières,  fréquentées  par  le  peuple  indigène  plus  ou 
moins  misérable,  cabarets  à  dross  plutôt  que  fumeries 
d'opium,  ne  nous  retiendront  pas  :  ce  sont  des  bouges  igno- 
bles, sombres,  sales,  puants,  où  sont  vautrés  sur  des  nattes 


1.  Cf.  la  description  que  donne  Libermann  des  fumoirs  publics  en 
Chine,  dont  l'aspect  est  plutôt  repoussant  :  «  Qu"on  se  figure  une  salle 
sombre,  noire  et  humide,  ordinairement  située  au  rez-de-chaussée,  avec 
les  volets  et  les  portes  hermétiquement  fermés,  ne  recevant  d'autre 
lumière  que  celle  des  petites  lampes  à  opium  ;  le  long  des  murs,  noircis 
comme  ceux  d'une  taverne  du  dernier  ordre,  sont  suspendues,  sur  des 
rouleaux  de  papier,  quelques  sentences  de  Confucius. 

«  Des  lits  de  camp,  recouverts  de  nattes  et  portant  des  rouleaux  de 
paille,  servent  à  recevoir  les  fumeurs,  qui  ont  besoin  de  la  position  hori- 
zontale pour  se  livrer,  à  l'aise,  à  leur  funeste  plaisir. 

«  En  entrant,  on  est  presque  suffoqué  par  la  fumée  acre  et  irritante  de 
l'opium.  Dans  les  boutiques  que  j'ai  visitées  il  y  avait  ordinairement  de  15 
à  20  fumeurs,  couchés  sur  un  lit  de  camp,  la  tète  appuyée  sur  un  rouleau 
de  paille,  leur  pipe  à  opium  à  la  bouche,  ayant,  à  la  portée  de  leur  main, 
une  tasse  de  thé  ;  les  uns  paraissaient  étrangers  aux  choses  du  monde, 
leurs  yeux  étaient  ternes,  leur  regard  atone;  les  autres,  au  contraire, 
étaient  d'une  loquacité  extraordinaire,  et  semblaient  sous  l'influence  d'une 
stimulation  extrême. 

«  11  existe  d'autres  fumoirs,  plus  riches,  dans  les  grands  restaurants 
de  Tien-Tsin,  où  les  négociants  aisés  se  réunissent  pour  se  livrer,  en 
secret,  à  leurs  débauches.  En  général,  cependant,  les  personnes  de  la 
classe  élevée  ne  fréquentent  pas  ces  établissements  publics;  ils  ont,  dans 
leurs  maisons,  un  appartement  réservé  à  l'opium  :  c'est  une  chambre 
décorée  avec  luxe,  ornée  de  peintures  lubriques  et  meublée  de  canapés 
ouvragés  avec  soin.  J'ai  vu  plusieurs  de  ces  pièces,  qui  ressemblaient  à 
de  vrais  boudoirs  que  n'eussent  pas  dédaignés  les  femmes  les  plus  élé- 
gantes. » 

H.  Libermann.  Recherches  sur  l'usage  de  la  fumée  cropium  e7i  Chine  et 
rsu  les  effets  pathologiques  que  délermine  cette  habitude.  Rec.  de  mém.  de 
Méd.  mil.,  1862..  p,  296. 


LES    FUMEURS    D  OPIUM  63 

dégoûtantes  de  répugnants  individus;  les  mui's  blanchis  à  la 
chaux  sont  souillés  de  multiples  déjections,  crachats,  vomi- 
turitions,  urines  ;  des  chiques  de  bétel  traînent  dans  tous  les 
coins;  de  longs  panneaux  en  paille  de  riz  où  grimacent  des 
figures  chinoises,  et  se  contorsionnent  d'épouvantables  person- 
nages au  milieu  d'un  maigre  paysage  dans  lequel  surgit  par- 
fois une  silhouette  de  tigre  fantastique,  constituent  tout  l'ameu- 
blement avec  les  accessoires  nécessaires  aux  fumeurs. 

Les  secondes  sont  des  salles  spécialement  aménagées  pour 
le  fumage  de  l'opium  dans  un  appartement  ou  une  maison 
privée  et  plus  ou  moins  luxueusement  et  artistement  disposées. 
Des  tapis  et  des  tentures  feutrent  et  assourdissent  la  pièce  ;  de 
souples  et  fines  nattes  se  superposent  pour  faire  une  moelleuse 
couche  au  fumeur  délicat,  ou  bien  un  lit  de  camp  très  bas 
l'attend,  recouvert  d'étoffes  brodées  et  soyeuses;  des  coussins 
jonchent  la  salle,  éparpillés  au  hasard,  qui  tout  à  l'heure  ser- 
viront à  soutenir  la  tète  et  à  caler  les  reins.  Voisinant  avec  un 
service  à  thé,  les  accessoires  sont  là,  pipes,  lampe,  aiguilles 
et  boîtes,  sur  un  vaste  plateau  rond  ou  rectangulaire,  à  terre 
entre  deux  nattes  —  celle  du  maître  et  celle  de  l'ami,  —  ou 
sur  un  petit  tabouret  près  du  lit.  Des  velours,  des  soies,  des 
bibelots  de  bronze  ou  d'ivoire,  de  petits  meubles  légers  et 
gracieux,  en  bois  de  teck  incrusté  de  nacre  ou  d'argent,  met- 
tent un  peu  de  vie  et  d'art  dans  ce  reposoir  où  plane  un 
silence  quasi  religieux  et  où  flotte  comme  une  odeur  d'encens. 

Ces  fumeries  particulières  diffèrent  évidemment  entre  elles 
suivant  la  fortune  de  leur  propriétaire  et  suivant  son  goût. 
Tous  les  intermédiaires  existent  entre  la  misérable  cagna  de 
l'indigène,  la  modeste  chambre  du  petit  fonctionnaire  et  la 
somptueuse  demeure  du  mandarin.  Des  caractères  communs 
cependant  les  relient  l'une  à  l'autre  :  la  recherche  du  silence, 
du  calme,  de  la  pénombre,  de  la  légèreté  et  de  l'imprécis,  le 
bannissement  de  tout  ce  qui  est  bru^^ant,  lourd,  volumineux 
ou  encombrant,  l'exclusion  même  des  meubles  et  objets  aigus 
ou  pointus,  offrant  des  aspérités  auxquelles  l'œil  s'accroche 


64  TOXICOMANIE    ET    OPIUMISME 

malgré  lui  et  qui,  clans  la  rêverie  engendrée  par  l'opium, 
éveilleraient  des  sentiments  agressifs  et  feraient  apparaître 
des  images  pénibles,  11  ne  faut  rien  qui  choque  les  sens,  qui 
les  lieurle,  les  contrarie  ou  les  irrite,  afin  que  la  pensée  puisse 
voltiger  d'un  sujet  à  l'autre,  souriante  et  gracieuse,  sans  se 
déchirer  les  ailes  ni  les  froisser  contre  un  obstacle.  Pas  d'an- 
gles aigus  ni  d'arôles.  pas  d'aveuglante  couleur,  ni  d'entêtant 
parfum,  ni  de  fâcheuses  résonances...  Que  tout,  au  contraire, 
soit  arrondi,  émoussé,  estompé,  poli,  souple  et  moelleux! 

En  France  le  fumeur  d'opium  qui  ne  peut  ou  ne  veut  fumer 
chez  lui  trouvera  facilement  —  s'il  montre  patte  blanche  — 
une  fumerie  qui  lui  fera  bon  accueil.  Ces  fumeries  existen 
dans  tous  nos  grands  ports  de  guerre  et  de  commerce,  à 
Toulon,  Rochefort,  Lorient,  Brest,  Cherbourg,  Bordeaux, 
Marseille,  Cette,  le  Havre...,  et  dans  les  grandes  villes 
comme  Paris,  Lyon,  Toulouse...  Elles  ont  quelque  chose  qui 
leur  est  tout  spécial  :  elles  sont  pour  la  plupart  dirigées  par 
des  femmes,  de  celles  qu'il  est  convenu  d'appeler  demi-mon- 
daines et  auxquelles  Claude  Farrère  donne  aimablement  le 
nom  de  «  petites  alliées^  ».  IS'ous  passons  sur  la  description 
de  ces  hospitalières  demeures,  sur  l'urbanité  et  la  politesse 
parfois  raffinée  de  ceux  qui  les  fréquentent,  sur  la  camaraderie 
des  sexes...  Un  seul  détail  est  à  retenir,  que  nous  voulons 
dès  maintenant  souligner  et  sur  lequel  nous  reviendrons  ulté- 
rieurement à  propos  des  perversions  morales  imputées  à  l'ha- 
bitude de  fumer  l'opium,  c'est  la  présence  de  femmes  dans 
ces  fumeries  françaises  alors  qu'en  celles  d'Orient  la  femme 
est  le  plus  généralement  proscrite  et  que  le  boy  y  règne  en 
maître...  j'allais  écrire  en  maîtresse. 

Quant  aux  fumeries  particulières,  elles  sont  à  Paris  comme 
aux  colonies  très  différentes  les  unes  des  autres,  suivant  la 
situation,  Fintellectualité  et  le  goût  artistique  de  leur  pro- 
priétaire :   c'est  tantôt  quelque  recoin  obscur,   meublé  tout 

1.  Les  petites  alliées,  Paris,  dOlÛ. 


LES    FUMEURS    D  OPIUM  65 

juste  d'un  méchant  tapis  et  du  plateau  chargé  des  indispensa- 
bles accessoires  derrière  un  paravent  de  fortune,  tantôt  au 
contraire  une  salle  précieusement  aménagée,  entièrement 
tapissée  et  ouatée,  un  sanctuaire  empli  de  paix,  de  parfum, 
d'ombre  et  de  mystère,  où  le  visiteur  ne  pénètre  que  saisi 
d'un  respect  sacré  et  le  cœur  étreint  d'une  muette  adoration. 
Mais,  indigente  ou  superbe,  la  fumerie  est  nécessaire  au  fumeur, 
qui  souffre  de  sa  privation  et  ne  saurait  fumer  sans  faire 
revivre  par  l'imagination  le  décor  familier,  évocateur  de  tant 
de  précieux  souvenirs. 

La  dose  de  chandoo  utilisée  pour  une  pipe  est  d'environ 
0,25  centigrammes;  d'aucuns  la  réduisent  cependant  à 
0,10  cenligrammes.  Quant  à  la  consommation  journalière,  elle 
est  extrêmement  variable  :  certains  petits  fumeurs  se  conten- 
tent de  7  à  8  pipes  dans  la  soirée  tandis  que  quelques  grands 
fumeurs  arrivent  au  chiffre  énorme  de  200  pipes  et  plus  dans 
leur  journée.  La  dose  moyenne  est  de  3U  à  60  pipes,  soit  8  à 
15  grammes  d'opium,  par  jour;  le  chiffre  de  100  et  loO  pipes 
n'est  guère  atteint  que  par  les  vieux  fumeurs,  depuis  long- 
temps accoutumés  et  suffisamment  solides  pour  avoir  pu 
résister.  Sur  2.000  Chinois  interrogés,  Libermann  en  a  trouvé 
646  qui  fumaient  de  1  à  8  grammes  par  jour,  1.250  de  10  à 
20  grammes,  104  de  30  à  100  grammes.  Le  malade  dont 
Luys  a  rapporté  l'observation  parle  de  Chinois  consommant 
quotidiennement  150  grammes  d'opium.  Ambiel  cite  le  cas 
véritablement  extraordinaire  d'un  fumeur  d'opium  consom- 
mant en  moyenne  8  onces  (220  grammes)  par  jour  pendant 
dix-neuf  ans.  Les  Européens  que  j'ai  connus  fumant  en  France 
ne  dépassaient  généralement  pas  30  pipes  mais  aux  colonies, 
en  Indo-Chine  particulièrement,  il  n'est  pas  rare  d'en  voir  qui 
atteignent  et  même  dépassent  la  centaine,  allant  jusqu'à  150 
et  200  pipes,  se  saoulant  littéralement  d'opium. 

Les  troubles  organiques  que  provoque  l'intoxication  chroni- 
que par  la  fumée  d'opium  dépendent  évidemment  de  la  quantité 
de  poison  absorbée  régulièrement,  c'est-à-dire  du  nombre  de 

DupoDY.  —  Les  opiomanes.  ^ 


66  TOXICOMANIE    ET    OPIUMISME 

pipes  fumées  quolidiennemenl.  Il  faut  néanmoins  tenir  le  plus 
grand  compte  de  deux  autres  facteurs,  toute  question  d'accli- 
matement aux  colonies,  d'infedion  concomitante  par  le  palu- 
disme ou  d'insuffisance  glandulaire  (hépatique)  antérieure- 
ment acquise  mise  à  part  :  la  susceptibilité  particulière  de 
Tindividu  à  Topium  et  la  qualité  du  produit  consommé.  L'on 
sait  combien  il  est  dangereux  de  donner  de  Fopium  à  titre 
thérapeutique  aux  tout  jeunes  enfants;  des  accidents  mortels 
se  sont  produits  avec  des  doses  infîmes  de  laudanum  ou  d'ex- 
trait thébaïque.  Or  l'adulte  peut  parfois  présenter  une  pareille 
susceptibilité  vis-à-vis  de  telle  ou  telle  substance  toxique 
(dig-itale,  arsenic),  et  en  particulier  de  l'opium.  Il  est  des 
individus  qui  ne  peuvent  s'accoutumer  à  fumer  l'opium  tant 
sont  intenses  chez  eux  les  malaises  satellites  de  l'initiation  ; 
certains  ont  des  troubles  digestifs,  des  vomissements  continus 
qui  rendent  impossible  toute  alimentation  régulière  et  les 
anémient  rapidement  ;  d'autres  ont,  même  parmi  ceux  qui 
n'ont  jamais  quitté  le  sol  de  France,  des  troubles  nerveux, 
céphalée,  tremblement,  insomnie,  hébétude,  dénutrition,  d'une 
réelle  gravité.  Ils  sont  forcés  de  renoncer  à  l'opium  comme 
d'autres  se  voient  obligés  de  renoncer  au  tabac  '  ou  au  café. 
La  qualité  de  l'opium  fumé  est,  d'autre  part,  extrêmement 
importante  à  considérer.  Nous  rappellerons,  en  effet,  que  tous 
les  opiums  n'ont  pas  la  même  teneur  en  morphine  ou  en  nar- 
cotine  ;  les  plus  riches  en  alcaloïdes  sont  aussi  les  plus  nocifs, 
pareils  en  cela  aux  boissons  alcooliques,  d'autant  plus  toxi- 
ques qu'elles  renferment  plus  d'alcool.  Or  les  vieux  fumeurs 
ont  une  tendance  à  employer  un  opium  de  plus  en  plus  fort 
(opiums  turcs  titrant  de  9  à  13  p.  100  de  morphine);  d'au- 
cuns ajoutent  même  à  leur  chandoo  une  certaine  quantité  de 


i.  Il  est  curieux  de  constater  à  ce  sujet  combien  différente  est  la  sus- 
ceptibilité individuelle  au  tabac.  Certains  ne  pourront  supporter  la 
moindre  cigarette  sans  avoir  aussitôt  des  nausées,  des  vertiges  et  des 
migraines  ;  d'autres  fumeront  toute  la  journée  sans  se  plaindre  d'aucun 
malaise  ;  à  certains  grands  fumeurs  de  cigarettes  le  cigare  ou  la  pipe 
donneront  mal  à  la  tète  :  tout  n'est  que  prédisposition  et  habitude. 


LES    FUMEURS    D  OPIUM  67 

morphine  pour  corser  son  action  stupéfiante  qui  devant  leur 
accoutumance  s'émousse  à  la  longue,  d'autant  que  l'adjonc- 
tion de  10  et  15  p.  100  de  morphine  n'enlève  aucune 
des  qualités  du  chandoo,  n'altère  ni  sa  duclihté,  ni  son 
jgnition,  ni  la  douceur  et  Tarome  de  sa  fumée  (Lalande, 
Ambiel) . 

Le  dross,  de  même,  est  plus  dangereux  que  le  chandoo 
parce  que  chargé  de  produits  particulièrement  toxiques 
(pyrrol,  etc.)  en  plus  de  sa  teneur  en  morphine.  Nous  ne 
devons  pas  oublier,  enfin,  que  le  hachich  est  souvent  mélangé 
à  l'opium,  en  proportions  d'ailleurs  éminemment  variables  ; 
les  troubles  que  détermine  le  chandoo  hachichésont  analogues 
à  ceux  qu'éprouvent  les  opiophages  en  pareilles  circonstances, 
c'est-à-dire  beaucoup  plus  intenses  et  plus  graves  :  les  fumeurs 
sont  hallucinés,  agités  bruyamment  et  parfois  de  façon  fréné- 
tique, leur  déchéance  mentale  et  leur  décrépitude  physique 
sont  plus  accusées  et  plus  rapides;  on  pourrait  en  quelque 
sorte  les  comparer  aux  buveurs  d'essences  (amers,  vermouth, 
absinthe)  plus  gravement  intoxiqués  que  les  buveurs  d'alcools 
dénués  d'essences  comme  tout  à  l'heure  nous  avions  comparé 
le  dross  aux  eaux-de-vie  de  mauvaise  qualité  (eaux-de-vie 
de  grain,  de  pomme  de  terre,  de  betterave...). 

A  quoi  est  due  la  nocivité  de  la  fumée  d'opium?  La  mor- 
phine y  entre  bien  pour  une  part,  mais  celle-ci  est  relative- 
ment faible,  car  on  retrouve  la  majeure  partie  de  l'alcaloïde 
dans  les  résidus  de  la  combustion,  dans  le  dross.  0.  Réveil, 
déjà,  n'avait  pas  trouvé  de  morphine  dans  ses  analyses  et  il 
attribuait  l'action  toxique  de  la  fumée  d'opium  au  gaz  hydro- 
gène carboné,  au  cyanhydrate  d'ammoniaque  et  surtout  à 
l'oxyde  de  carbone.  Cette  question  a  été  reprise  par  Moissan  ^ 
en  1892.  Les  distillations  faites  à  la  température  du  foyer  de 
la  pipe  à  opium  (2o0°)  ne  laissent  passer  qu'une  minime  quan- 
tité de  morphine.  Cette  constatation  esta  comparer  avec  celle-ci, 

î.  H.  Moissan.  Etude  chimique  de  la  fumée  d'opium.  Acad.  des  Sciences, 
5  décembre  1892.  Voir  Bull,  de  TAcad.,  1892,  t.  II,  p.  988. 


68  TOXICOMANIE    ET    OI'IUMISME 

à  laquelle  sont  arrivés  A.  Gautier  et  G.  Le  Bon'  en  1880, 
que  la  fumée  de  tabac  est  nocive  non  par  la  nicotine,  mais 
par  les  composés  hydropyridiques  nés  de  la  combustion. 
Expérimentalement,  d'ailleurs,  l'injection  hypodermique  de 
morphine  est  ressentie  vivement  par  l'animal  alors  que  la  fumée 
d'opium  ne  détermine  aucun  effet  nocif  (expérience  négative  de 
N.  Gréhant  et  E.  Martin-  sur  des  chiens).  Ledross,  au  con- 
traire, ne  se  décompose  qu'à  300*"  et  à  cette  température  il  y 
a,  en  plus  de  la  distillation  de  la  morphine,  une  production 
particulièrement  abondante  de  composés  toxiques  tels  que  le 
pyrrol,  l'acétone,  les  bases  pj-i-idiques  et  hydropyridiques.  Il 
est  intéressant  de  rapprocher,  à  ce  point  de  vue,  le  fumeur 
de  chandoo  inexpérimenté,  qui  chauffe  trop  sa  pipe  et  pousse 
la  température  de  son  fourneau  jusqu'à  300",  du  fumeur  de 
dross  qui,  lui,  est  obligé  daller  jusque-là.  La  préparation  de 
la  pipe  et  la  manière  de  la  fumer  jouent  donc  un  rôle,  qu'on 
n'eût  certainement  pas  soupçonné  a  priori,  dans  la  forme  de 
l'intoxication. 

Mais,  à  supposer  que  l'on  emploie  un  chandoo  absolument 
pur,  que  l'on  ne  dépasse  pas  la  température  de  250°  au  four- 
neau, peut-on  sans  inconvénient  fumerl'opium  à  dose  modérée  ? 
La  plupart  des  fumeurs  que  n'a  pas  encore  atteints  la  cachexie 
thébaïque  répondront  par  l'affirmative,  en  recommandant  seu- 
lement au  débutant  de  se  cantonner  dans  une  dose  très  modérée, 
ce  que,  pourront-ils  ajouter,  —  et  cette  restriction  sera  leur 
seule  critique,  —  ils  n'ont  pas  eu  la  sagesse  de  faire.  Bien 
mieux,  quelques  médecins  ont  pu  recommander  l'emploi  théra- 
peutique de  la  fumée  d'opium  (\'oir  Botta,  Ambiel,  Morache, 
Nicolas  et  surtout  Armand  ^).   Sans  doute  la  fumée  d'opium, 


1.  G.  Le  Bon.  La  fumée  de  tabac.  2^  éd.  augmentée  de  recherches  nou- 
velles sur  l'Hcide  prussique.  Toxyde  de  carbone  et  divers  alcaloïdes 
autres  que  la  nicotine,  que  la  fumée  de  tabac  contient. 

2.  N.  Gréhant  et  E.  Martin  Recherches  physiologiques  sur  la  fumée 
d'opium.  Bull,  de  l'Acad.  des  Sciences.  180i.  t.  II.  p.  1012. 

3.  Armand,  notamment,  préconise  la  fumée  d'opium  dans  les  affections 
chroniques  et   névralgiques,  bronchites   et    laryngites  chroniques,   gas- 


LES    FCMEUaS    I)  OPIUM  69 

pauvre  en  morphine,  est  moins  pernicieuse  que  la  piqûre  de 
morphine  ou  la  boulelte  d'opium  cru  (fumer  un  cig-are  est 
moins  dangereux  que  Tavaler,  fait  remarquer  Laurent'),  mais 
si  les  fumeurs  n'aboutissent  pas  à  la  folie  et  au  marasme  des 
thériakis  il  faut  encore  se  représenter  la  déchéance  du  fumeur 
invétéré  et  se  rappeler  surtout  combien  l'accoutumance  est 
tôt  venue  et  combien  glissante  est  la  pente  qui  conduit  le 
curieux  à  l'abîme  de  l'irrésistible  besoin.  La  curiosité  de  con- 
naître par  soi-même,  de  goûter  la  volupté  de  l'opium,  par  cer- 
tains si  vantée,  doit,  en  effet,  figurer  en  bonne  place  au  cha- 
pitre étiologique  de  la  toxicomanie. 

^trites.  entéralgies,  névralgies,  rhumatismes...  De  l'emploi  thérapeutique 
de  la  fumée  d'opium.  Acad.  de  Mcd.,  8  décembre  1868  et  Recueil  de  Mém. 
de  méd.  mil.  de  Paris,  1809,  3»  série. 

1.  Qui  ajoute  :  «  La  plupart  des  alcaloïdes,  la  morphine  en  particulier, 
ne  sont  en  effet  que  peu  ou  point  volatils  à  250",  température  ordinaire  'a 
laquelle  Topium  bout  et  s'évapore  en  dégageant  la  vapeur  bleuâtre  (vapeur 
non  fumée)  que  le  fumeur  absorbe.  Celte  vapeur  est  donc  beaucoup 
moins  toxique  que  Topium  lui-même;  de  plus  elle  n'est  qu'une  infime 
partie  de  la  quantité  employée,  les  résidus  95  p.  100  au  moins  se  conden- 
sent dans  le  fourneau  et  le  tuyau  de  la  pipe  et  sont  d'autant  plus  riches 
en  alcaloïdes  qu'ils  ont  été  le  plus  souvent  fumés.  Les  indigènes  pauvres 
qui  avalent  l'opium  par  économie  estiment  que  la  dose  nécessaire  en  ce 
cas  est  1/35  de  la  dose  fumée.  »  Essai  sur  la  psychologie  et  la  physiologie 
du  fumeur  d'opium.  Paris.  1897,  p.  1.  Voir  aussi  :  Essai  sur  la  psycholoffie 
des  excilanls.  L'opium.  Bull,  de  l'Inslitut  gén.  psych.,  décembre,  1902. 


CHAPITRE  YI 
QUELQUES  MOTS  D'ÉTIOLOGIE   SUR  LOPIOMANIE 

Dans  quel  milieu  se  recrulentles  fumeurs  cVopium,  et  quelles 
sont  les  influences  quijes  ont  poussés  à  s'intoxiquer  de  la 
sorte?  En  Chine,  ce  sont  les  deux  classes  extrêmes  de  la 
société  qui  fournissent  le  plus  fort  contingent,  Tune  donnant 
les  fumeurs  de  véritable  opium,  article  de  luxe  ainsi  que  nous 
l'avons  vu,  l'autre  les  fumeurs  de  dross.  Les  fumeurs,  cons- 
tate Libermann,  se  recrutent  surtout  dans  la  classe  élevée, 
celle  des  mandarins,  des  fonctionnaires  et  des  lettrés,  et  dans 
la  classe  pauvre,  parmi  les  journaliers  et  les  ouvriers.  La 
classe  moyenne  compte  beaucoup  moins  d'adeptes  que  les 
deux  autres.  Les  fumeurs  débutent  pour  la  plupart  entre  18  et 
20  ans,  quelquefois  plus  tôt,  à  15  et  même  10  ans.  La  popula- 
tion adonnée  à  l'opium,  en  1862,  pouvait  être  évaluée  suivant 
les  régions  tantôt  au  cinquième,  tantôt  aux  deux  tiers  de  la 
population  masculine  totale.  C'est  dire  la  force  de  l'exemple 
et  de  la  contagion  dans  la  diffusion  de  cette  habitude.  Point 
n'est  besoin  de  recourir  à  plus  ample  ou  plus  savante  explica- 
tion :  les  Chinois  fument  aujourd'hui  l'opium  parce  qu'ils  le 
voient  fumer  autour  d'eux,  tout  comme  nous-mêmes  pratiquons 
la  cigarette  par  esprit  d'imitation. 

Pour  les  fumeurs  européens,  ceux  dont  nous  voulons  sur- 
tout nous  occuper,  métropolitains  ou  coloniaux,  il  n'en  est  pas 
tout  à  fait  de  même.  L'opium  n'est  point,  comme  le  tabac,  un 
poison  national  et  l'influence  du  milieu  n'est  pas  toujours  aussi 
puissamment  favorisante,  encore  que  le  grand  facteur  soit,  là 


QUELQUES    MOTS    I)  ÉTIOLOGIE    SUR    L  OPIOMANIE  71 

comme  ailleurs,  la  contagion  de  l  exemple.  Si  nous  exceptons 
les  soldats  de  l'armée  coloniale  qui  se  sont  laissé  initier  par  les 
indigènes,  chinois  ou  annamites,  avec  lesquels  ils  sont  cons- 
tamment en  rapport  (et  ce  sont  les  plus  intellectuels  qui  suc- 
combent le  plus  facilement),  nous  remarquerons  que  nos 
fumeurs  d'opium  sont  pris,  pour  ainsi  dire  tous,  parmi  les  céré- 
braux, point  qui  les  rapproche  des  morphinomanes.  «  Ce  sont 
les  cérébraux,  dit  Georgelin  ',  ceux  qui,  par  l'éducation  qu'ils 
ont  reçue,  l'instruction  qu'ils  ont  acquise,  appartiennent  à  l'élite 
sociale,  ce  sont  ceux-là  qui  paient  le  plus  lourd  tribut  au  vice 
d'Orient  ».  Plus  exactement,  c'est  une  certaine  catégorie  de 
cérébraux  qui  produira  les  fumeurs  d'opium,  celle  des  imagi- 
natifs  et  des  sensitifs,  celle  des  poètes  et  des  artistes,  celle  en 
un  mot  des  rêveurs.  «  Les  gens  positifs  sont  à  l'abri  »,  dit  Petit 
de  la  Yilléon  "  ;  c'est  parmi  les  intelligences  les  plus  affinées 
que  l'opium  recrute  ses  fervents,  parmi  les  esprits  avides  d'é- 
trangcté  et  de  nouveau,  peut-être,  mais  aussi  avides  d'un  idéal 
de  grand  calme  et  de  grand  repos.  Or  cet  idéal  est  précisé- 
ment celui  de  l'Oriental,  fataliste  et  paresseux,  s'élançant  par 
le  rêve  jusqu'à  un  nirvanha  surhumain,  goûtant  par-dessus 
tout  le  repos  du  corps  et  de  l'esprit  et  ne  chérissant  rien  tant 
que  son  divan  et  sa  pipe  :  «  sublime  in  hookalis,  glorious 
in  a  pipe  !  »  comme  s'exprime  Byron  '.  Le  mode  d'intoxication 
est  en  rapport  avec  le  tempérament  et  les  aspirations  éthi- 
ques de  chaque  peuple  comme  de  chaque  individu  :  «  l'idéal 
du  blanc,  écrit  Jeanselme,  c'est  l'activité,  qu'il  s'agisse  de 
labeur  ou  de  plaisir;  celui  des  Orientaux,  c'est  la  passiveté, 
l'inertie.  Le  choix  du  toxique  préféré  par  ces  deux  catégories 
d'hommes  découle  de  cette  différence  primordiale.  Le  blanc 
demande  à   l'alcool    un    sui-croit  de   force    passagère,  qu'il 

1.  CjeovgeWn.  Étude  mr  l'opiomanie  et  les  fumeurs  d'opium  considérés  au 
point  de  vue  de  l'hygiène  sociale.  Thèse  Bordeaux.  1900. 

2.  l»etit  de  la  Villéon.  Fumeurs  d'opium.  Mèm.  de  la  Soc  de  Méd.  et  de 
Chir.  de  Bordeaii.x.  1907,  p.  353. 

3.  Cité  par  J.  Moreau  (de  Toursi.    Recherches  sur  les  aliénés  en  Orient. 
Ann.  Méd.  Psvchol..  1843.  I.  103. 


72  TOXICOMANIE    ET    OPIUMISME 

■obtient  quand  la  mesure  n'est  pas  dépassée.  L'Hindou  et  le 
Chinois  cherchent  dans  Topium  Tannihilation  de  la  personna- 
lité, la  volupté  du  néant». 

Les  trois  grands  facteurs  de  la  morphinomanie,  professait 
Bail  ',  sont  «  la  douleur,  le  chagrin  et  la  volupté  »  :  douleur 
que  Ton  veut  éviter,  chagrin  que  l'on  veut  oublier,  volupté 
que  l'on  veut  rechercher.  Les  buveurs  de  laudanum  reconnais 
sent  cette  triple  étiologie  à  laquelle  il  faut  encore  ajouter  l'im- 
pulsion obsédante  dipsomaniaque  laquelle  fait  si  souvent  partie 
du  cortège  de  la  psychose  périodique.  Poe,  de  laveu  de  tous 
«es  biographes,  était  un  dipsomane  type  et  Goleridge,  pen- 
sons-nous, un  intermittent,  maniaque-dépressif  (voir  plus 
loin,  p.  229  et  p.  2oo).  Les  fumeurs  d'opium  ont  encore  à  leur 
disposition  d'autres  excuses. 

Il  est,  tout  d'abord,  une  série  de  raisons,  de  mauvaises 
raisons,  qu'invoquent  ceux  qui  sont  allés  gagner  leur  mal  en 
Orient  :  l'influence  déprimante  du  climat  indo-chinois,  chaud, 
lourd,  humide,  accablant  et  décourageant  ;  la  nostalgie  du 
déraciné,  du  Parisien  brusquement  transplanté  dans  un  mi- 
lieu si  différent  du  sien,  sevré  de  ses  affections,  amputé  de 
ses  habitudes";  l'ennui  qui  le  ronge  ainsi  isolé,  sans  distrac- 
lions  bien  souvent  et  l'esprit  dégoûté  de  tout  travail  ;  l'oisi- 
veté qui  résulte  autant  des  trois  facteurs  précédents  que  du 
manque  réel  d'occupations  consenti  pour  ne  point  dire  imposé 
à  certains  fonctionnaires...  Mais  ce  ne  sont  là  que  des  causes 
accessoires,  tout  au  plus  favorisantes,  incapables  à  elles 
seules  d'engendrer  Y opiomanie  dont  nous  avons  vu  depuis 
quelques  années  de  si  tristes  exemples.  Ses  véritables  causes, 
chez  le  fonctionnaire  et  chez  l'officier,  le  colon  ou  l'artiste, 
l'affligé  ou  le  snob,  aussi  bien  à  Paris  qu'aux  colonies,  sont 
au   nombre  de    deux,  l'une   prédisposante,    le  déséquihbre 

{.  «  On  entre  dans  la  morphinomanie  par  la  porte  de  la  douleur...,  par 
la  porte  de  la  volupté...,  par  la  porte  des  chagrins,  des  soucis  et  de  la 
fatigue  )).  La  morphinomanie .  2'  édit.  Paris,  1888,  p.  12. 

2.  «  Je  fume  parce  que  je  m'ennuie  »  est  le  leit-motiv  de  presque  tous 
nos  fumeurs. 


yUlîl.QUES    MOTS    I)  KTIOLOGIE    SUU    1.  OPIOMAME  "3 

mental ^,  Tautre  occasionnelle  et  déterminante,  la  contagion 
de  l'exemple. 

J'ai  demandé  à  plusieurs  témoins  dignes  de  foi,  à  des  offi- 
ciers de  marine  notamment,  leur  opinion  sur  l'opium  et  leur 
réponse  est  qu'il  faut  toujours  tenir  le  plus  grand  compte  de 
l'état  mental  antérieur  à  l'initiation.  Seuls,  les  «  exaltés  »  ou 
les  «  neurasthéniques  »  prennent  goût  à  la  drogue,  et  ne 
peuvent  s'affranchir  de  son  esclavage  une  fois  qu'ils  ont 
aspiré  son  charme  perfide.  Les  autres  peuvent  satisfaire  un 
sentiment  de  curiosité  ;  ils  savent,  le  moment  venu,  renoncer 
A  la  volupté  de  l'opium,  s'arracher  à  la  tentation,  vaincre 
même  le  besoin  naissant.  Or,  trop  de  nos  coloniaux  ne  sont 
que  de  malheureux  déséquilibrés,  des  «  têtes  brûlées  »,  par- 
tis au  loin  chercher  ce  qu'ils  ne  trouvaient  en  France,  la  con- 
quête d'une  situation  et  la  satisfaction  de  leurs  appétits.  On 
est  en  France  de  mœurs  plutôt  casanières  et  l'on  a,  encore 
aujourd'hui,  une  tendance  irraisonnée  à  ne  point  vouloir 
même  pour  un  temps  quitter  le  sol  natal  et  à  y  retenir  pareil- 
lement ceux  auxquels  on  voue  de  l'intérêt.  D'où  fatalement 
s'ensuit  que,  la  roule  étant  libre  alors  qu'elle  devrait  leur 
être  inexorablement  barrée,  ce  sont  surtout  les  impulsifs,  les 
déséquilibrés  de  toute  catégorie,  qui  se  précipitent  dans  nos 
colonies  et  qui  sont  une  proie  toute  désignée  pour  l'avarie 
d'Extrême-Orient  ^.    Certains  même  v  vont    avec  l'idée   à 


1.  Déjà  pour  les  morphinomanes,  G.  Pichon  avait  insisté  sur  le  rôle  de 
l'état  mental  préalable  dans  la  contagion.  Ne  devient  pas  morphinique  qui 
veut,  disait-il.  Il  y  a  des  personnes,  au  jugement  sain,  au  tempérament 
solide,  à  qui  les  adeptes  de  la  morphinisation  raconteront  inutilement  les 
phases  délicieuses  vraies  ou  exagérées  par  lesquelles  les  fait  passer 
l'ivresse  morphinique.  Les  into.xiqués  de  toute  catégorie  se  recrutent,  au 
contraire,  bien  souvent  dans  la  grande  classe  des  névropathes,  des  désé- 
quilibrés de  toutes  nuances,  des  impondérés.  Ceux-ci.  par  le  fait  même 
de  leur  état  mental,  sont  déjà  poussés  non  seulement  à  la  recherche  du 
merveilleux,  mais  à  tout  exagérer,  à  tout  grandir,  sans  parler  môme  de 
leur  nature  essentiellement  vicieuse,  qui  les  conduit  non  seulement  à  s'in- 
toxiquer, mais  a  chercher  à  intoxiquer  les  autres  (G.  Pichon.  Le  morp/ti- 
nixine.  Habitudes,  impulsions  vicieuses,  actes  anormaux,  morbides  et  délic- 
tueux des  morphinomanes.  Paris,  1890).  Voir  aussi  :  L.  Viel.  La  toxico- 
manie. Presse  Médicale,  15  décembre  1909,  p.  900. 

2.  Il  ne  m'appartient  assurément  pas  de  faire  le  procès  do  nos   colo- 


74  TOXICOMANIE    ET    OPIUMISME 

l'avance  arrêtée  de  la  contracter,  presque  dans  ce  seul  but. 
Ils  ont  lu,  disent-ils,  Quincey  et  Baudelaire  et  ils  sont  enthou- 
siasmés de  leurs  descriptions  !  Ils  ne  savent  point,  hélas!  ce 
qu'ils  ont  clé,  le  grand  romancier  et  le  grand  poète,  ni  com- 
bien ils  ont  souffert  de  leurs  faiblesses,  dans  leur  chair,  dans 
leur  âme  et  dans  leur  œuvre,  ni  combien  leur  génie  met  de 
distance  entre  eux  et  les  vulgaires  opiomanes,  distance  que 
ne  sauraient  combler  d'identiques  fautes  et  de  semblables 
douleurs,  ni  enfin  quelles  différences  séparent  les  fumeurs 
d'opium  des  buveurs  de  laudanum. 

Ces  déséquilibrés,  à  désirs  impulsifs  et  à  volonté  chétive, 
n'ont,  au  surplus,  point  besoin  d'aller  là-bas,  au  pays  de  la 
noire  idole,  pour  devenir  ses  adorateurs.  Ils  se  contamine- 
ront à  même  la  France,  à  Paris  ou  à  Toulon,  où  existent  de 
clandestines  fumeries.  Suivant  l'exemple  que  les  circonstances 
placeront  sous  leurs  yeux,  ils  deviendront  des  éthéromanes 
ou  des  morphines,  des  buveurs  de  laudanum  ou  des  fumeurs 
d'opium.  Ils  rencontrent  un  jour,  dans  le  chemin  de  leur  vie, 
des  propagandistes  delà  surélévation  intellectuelle  par  d'anor- 
males excitations,  des  utopistes  créateurs  de  chimériques 
paradis  artificiels,  et,  immédiatement  convaincus,  l'opium  ou 
le  hachich  comptera  de  nouveaux  proséh  tes.  Ainsi  l'exemple 


niaux  ;  je  n"y  prétends  à  aucun  titre  et  leur  recrutement,  d'ailleurs, 
s'améliore  de  jour  en  jour.  J'ai  seulement  été  frappé  du  déséquilibre 
manifeste  d'un  grand  nombre  d'entre  eu.\.  déséquilibre  antérieur  à  leur 
départ  aux  colonies  et  à  leur  entrée  dans  une  administration  particulière 
ou  de  l'Etat.  Les  causes  de  cette  fâcheuse  pléthore  ne  m'ont  été  que  trop 
faciles  à  saisir  et  j'ai  pu  méditer  douloureusement  ces  lignes  qu'écrivait, 
il  y  a  quelques  années  à  peine,  un  de  nos  plus  distingués  officiers  de 
marine,  lauréat  en  i'JOo  du  prix  Concourt  :  «  ÏS'os  coloniaux  français  véri- 
tablement sont  d'une  qualité  par  trop  inférieure.  Aux  yeux  unanimes  de 
la  nation  française,  les  colonies  ont  la  réputation  d'être  la  dernière  res- 
source et  le  suprême  asile  des  déclassés  de  toutes  les  classes  et  des 
repris  de  toutes  les  justices,  liln  foi  de  quoi  la  métropole  garde  pour  elle, 
soigneusement,  toutes  ses  recrues  de  valeur  et  n'exporte  jamais  que  le 
rebut  de  son  contingent.  Nous  hébergeons  ici  les  malfaisants  et  les  inu- 
tiles, les  pique-assiettes  et  les  vide-goussets...  Ceux  qui  défrichent  en 
Indo-Chine  n'ont  pas  su  labourer  en  France  ;  ceux  qui  trafiquent  ont  fait 
banqueroute;  ceux  qui  commandent  aux  mandarins  lettrés  sont  fruits  secs 
de  collège;  ceux  qui  jugent  et  qui  condamnent  ont  été  quelquefois  juges 
et  condamnés  »  (Claude  Farrère.  Les  Civilisés,  p.  91). 


QUELQUES    MOTS    D  ÉTIOLOGIE    SUR    L  OPIOMANIE  75 

direct,  aussi  bien  en  France  qu'aux  colonies,  est  le  grand 
pourvoyeur  des  victimes  de  l'opium.  Au  Tonkin,  le  fonction- 
naire ou  le  marin  fumeront  surtout  parce  qu'à  leurs  côtés  tous, 
ou  presque,  le  font  ;  à  Toulon,  le  petit  midship  fumera, 
avant  seulement  que  d'avoir  été  embarqué  sur  le  navire  qui 
le  mènera  vers  l'Orient,  parce  que  des  camarades,  hommes 
ou  femmes,  l'auront  débauché  ou  parce  qu'il  lui  plaira  de  jouer 
au  vieux  colonial.  A  Paris,  c'est  le  rêveur  et  l'esthète,  impru- 
demment fourvoyés  dans  un  cénacle  empoisonné,  qui  imite- 
ront ceux  qui  leur  vantent  les  ineffables  délices  de  l'opium 
et  cherchent  à  les  enrôler  sous  sa  bannière.  Voici,  à  titre 
d'exemple,  comment  l'un  de  nos  sujets  (F...,  32  ans)  devint 
fumeur  d'opium  :  son  histoire  est  typique. 

J'ai  longtemps  été  un  curieux  de  sensations  neuves  ;  je  dis  long- 
temps, car  depuis  que  je  connais  l'opium  je  désire  m'en  tenir  là, 
estimant  que  je  ne  saurais  rien  trouver  de  mieux  ou  de  plus  agréa- 
ble, du  moins  convenant  mieux  à  mes  goûts  ou  à  mon  tempéra- 
ment. J'avais  pendant  quelques  années  pratiqué  l'éther,  mais 
sans  jamais  en  faire  une  habitude  et  par  conséquent  sans  en 
abuser  au  point  de  souffrir  de  la  privation.  Il  y  a  quatre  ans  envi- 
ron, je  fus  présenté  à  une  jeune  femme  peintre  dans  l'atelier  de 
laquelle  se  réunissaient,  pour  fumer  principalement,  quelques 
jolies  femmes,  quelques  officiers  de  marine,  camarade  de  son 
amant,  lui-même  enseigne  de  vaisseau  en  congé  d'un  an,  enfin 
des  artistes  de  la  bande  dont  je  faisais  partie  depuis  plusieurs 
années.  Le  cadre  était  séduisant.  les  amis  agréables  :  je  fus  prié 
d'essayer  la  fameuse  drogue.  Le  premier  soir  je  fumai  trois  ou 
quatre  pipes  qui  me  donnèrent  un  bien-être  délicieux  et  ne  me 
rendirent  malade  en  aucune  façon,  contrairement  à  ce  qui  arrive 
assez  généralement.  Je  retournai  là  assez  souvent,  fumant  tou- 
jours à  peu  près  de  cinq  à  huit  pipes  au  plus,  sans  prendre  encore 
l'habitude,  mes  fumeries  étant  assez  espacées,  même  coupées 
par  de  fréquents  voyages  d'affaires.  C'est  à  ce  moment  que  j'eus 
une  grande  déception  et  de  gros  ennuis  d'argent...  J'étais  seul, 
m'ennuyant  mortellement.  Il  suffisait  alors  de  deux  louis  pour  se 
procurer  une  fumerie  complète  y  compris  une  boîte  de  drogue  de 
200  grammes  environ.  Ou  n'avait  aucune  difficulté  à  se  procurer 

le  tout  à  rue J'y  allai  et  comme,  pour  m'amuser.  j'avais 

appris  à  faire  moi-même  mes  pipes,  j'étais  devenu  fumeur... 

La    contagion  cependant  ne  se  fait  pas  uniquement    par 


76  TOXICOMANIE    ET    OPIUMISME 

l'exemple  direct  et  grâce  à  une  sollicitation  active;  elle  s'in- 
sinue également  sournoisement,  et  presque  inconsciemment, 
par  la  lecture  de  ceux  qu'on  a  appelés  les  chantres  du  divin 
opium  :  Quincey,  Baudelaire,  Poe...  De  peu  clairvoyants 
admirateurs  n'ont  retenu  de  leurs  descriptions  et  de  leurs 
confessions  que  le  magique  décor  ou  l'exaltation  superbe  de 
l'ivresse,  sans  voir  aucune  de  ses  souillures  ni  de  ses  lamen- 
tables conséquences.  Ils  ont  voulu,  à  leur  suite,  se  lancer  à 
la  recherche  de  jouissances  surhumaines,  à  la  poursuite  de 
féeriques  chevauchées  intellectuelles,  dans  les  vastes  plaines 
du  Rêve  et  de  la  Création  Imaginative.  D'autres  ont  été  atti- 
rés vers  l'opium  par  des  ouvrages,  non  toujours  dénués  de 
valeur  littéraire,  où  se  trouvent  dépeintes  les  grisantes 
visions  des  fumeurs  d'opium  \ 

L'influence  délétère  de  ces  lectures  mal  comprises  nous 
ayant  paru  incontestable  dans  plusieurs  cas  observés  per- 
sonnellement, nous  avons  pensé  qu'il  y  aurait  quelque  intérêt 
à  montrer  ce  qu'avaient  été  au  point  de  vue  mental  ces 
opiomanes  célèbres,  à  étudier  le  rôle  joué  par  l'opium 
dans  leurs  productions  littéraires  et  dans  l'évolution  de 
leur  génie,  et  à  parcourir  enfin  dans  une  revue  rapide  la 
littérature  moderne  et  française  de  l'opium.  Nous  débute- 
rons naturellement  dans  cet  appendice  médico-littéraire  par 
Thomas  de  Quincey,    «   ce  singulier  et  si  perspicace  ana- 

i.  La  contagion  par  le  livre  a  déjà  été  étudiée  avec  le  meilleur  à-propos 
par  G.  Pichon  qui  a  montré  tout  le  danger  des  livres  extra-médicaux, 
dont  les  uns  flattent  l'imagination  dans  un  but  exclusivement  de  lucre, 
aux  risques  de  faire  naîtn;  chez  leurs  lecteurs  les  passions  qu'ils  décri- 
vent sous  les  couleurs  les  plus  brillantes,  sans  dire  un  mot  des  dangers 
que  ces  passions  font  courir  (descriptions  mensongères  ou  empreintes 
pour  le  moins  d'une  grande  exagération),  et  dont  les  autres,  appartenant 
à  une  littérature  beaucoup  plus  relevée  et  n'ayant  pas  les  mêmes  mobiles, 
ne  sont  pas  sans  présenter  à  ce  point  de  vue  de  véritables  dangers,  en 
raison  même  de  leurs  qualités  littéraires.  Presque  tous  donnent  à  leurs 
développements  plus  ou  moins  exacts  un  certain  attrait  de  forme  qui 
précisément,  à  notre  point  de  vue,  peut  présenter  des  inconvénients 
sérieux.  Ceux  qui  lisent  ces  livres  ne  sont  pas  tous  prémunis  contre  les 
dangers  des  poisons  dont  il  s'agit.  Plus  souvent  encore,  d'un  tempérament 
plus  ou  moins  prédisposé,  ils  sont  très  portés  à  se  laisser  séduire  par  le 
charme  des  descriptions  (G.  Pichon,  op.  cit.). 


QUELQUES    MOTS    D  ETIOLOGIE    SUR    L  OPIOMANIE  77 

lystc  de  son  propre  vice  »,  comme  le  dénomme  Bourget  \ 
Au  résumé,  des  enquêtes  éliologiques  auxquelles  nous 
nous  sommes  livré  chez  nos  fumeurs  d'opium,  se  dégage 
avec  une  absolue  netteté  la  conclusion  suivante  :  s'il  y  a 
parmi  eux  un  certain  nombre  de  «  victimes  accidentelles  », 
susceptibles,  d'ailleurs,  de  guérir  entièrement  et  sans  rechute 
ni  récidive  d'aucune  sorte,  la  majorité  est  constituée  par  des 
«  toxicomanes  constitutionnels  ».  Chez  ceux-ci  l'opiumisme 
peut  céder  à  une  cure  sérieusemt  entreprise,  le  goût  du  toxique 
persistera  avec  le  fonds  de  déséquilibre  intellectuel  et  moral 
qui  les  caractérise.  Plus  encore  qu'opiomanes,  ce  sont  des 
toxicomanes  que  leur  fatalité  a  pour  ainsi  dire  voués  aux 
rechutes.  Leur  opiomanie  n'est  la  plupart  du  temps  qu'un 
accident  évoluant  au  milieu  d'autres  analogues,  antécédents, 
contemporains  ou  ultérieurs,  et  c'est  ce  (|ui  explique  la  fré- 
quence de  leurs  associations  toxiques  ou  de  leurs  intoxica- 
tions successives.  Nos  vrais  opiomanes  sont  en  même  temps 
grands  fumeurs  de  tabac  et  grands  buveurs  d'élher,  d'alcool 
ou  d'absinthe  ;  ils  ont  été  antérieurement  éthéromanes  ou 
hachichomanes  ;  ils  deviendront  plus  tard,  s'ils  parviennent 
à  abandonner  leur  pipe,  des  opicphages,  des  morphiniques, 
des  alcooliques,  des  cocaïnomanes  ou  des  héroïnomanes.  Ils 
n'aboutissent  guère,  en  quittant  une  drogue,  qu'à  verser  dans 
un  autre  poison. 

1.  P.  Boiirget.  Préface  des  Memoranda  de  Borbey  d'Aurevilly. 


DEUXIÈME  PARTIE 

ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 
DES  FUMEURS  D'OPIUM 


INTRODUCTION 

L'usage  modéré  de  la  fumée  d'opium  serait  inoffensif  pour 
quelques  auteurs  (Botta,  Ambiel,  Morache,  Nicolas,  Armand, 
Ayres,  Minnlurn,  Osg'ood,  Moore...),  qui  vont  même  jusqu'à 
préconiser  celle-ci  comme  un  agent  thérapeutique  de  valeur 
dans  le  traitement  de  certaines  affections  névralgiques. 
Morache,  notamment,  soutient  que,  si  Ton  n'en  abuse  point, 
l'opium  ne  saurait  déterminer  ni  dyspepsie,  ni  vieillesse  pré- 
maturée, ni  diminution  intellectuelle  ;  seul  l'abus  occasionne- 
rait des  troubles  digestifs,  cérébraux  et  surtout  intellectuels. 
Nous  n'osons  pas  être  aussi  optimiste  ;  les  malheureux 
exemples  que  nous  avons  vus  autour  de  nous  et  les  confi- 
dences que  nous  avons  reçues  de  divers  côtés  nous  ont 
témoigné  surabondamment  du  réel  danger  qui  menace  les 
natures  dénuées  d'énergie,  c'est-à-dire  précisément  celles  qui 
se  laisseront  le  plus  séduire  par  l'attrait  de  la  drogue.  L'ac- 
coutumance vient  vite,  poussant  le  fumeur  à  doubler  et  à  tri- 
pler peu  à  peu  ses  doses  quotidiennes  pour  ressentir  les 
mômes  effets,  augmentant  chaque  jour  insensiblement  la  force 
de  l'habitude  qu'il  a  contractée,  accroissant  progressivement 
les  difficultés  qu'il  éprouve  à  s'y  soustraire.  Une  réceptivité 
plus  délicate,  d'autre  part,  de  certains  tempéraments  est  par- 
fois cause  d'accidents  très  sérieux  survenus  avec  des  doses 
minimes,  parfaitement  bénignes  pour  de  moins  susceptibles. 


80  KTUDE    CLINIOUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

Dans  l'étude  que  nous  voulons  entreprendre,  clinique  et 
psychologique,  des  fumeurs  d'opium,  nous  laisserons  le  plus 
possible  de  côté  les  fumeurs  indigènes  de  l'Orient,  Chinois, 
Indiens  ou  Annamites;  notre  constante  et  pour  ainsi  dire 
unique  préoccupation  est  celle  de  nos  compatriotes  qui  ont 
rapporté  des  colonies  leur  pernicieuse  habitude  ou  qui  même  se 
sont  laissé  contagionner  par  elle  sans  seulement  quitter  notre 
sol.  La  race  jaune  s'est,  en  eflet,  depuis  des  siècles  accoutumée 
à  son  poison  national  ;  elle  s'est  par  atavisme  plus  ou  moins 
mithridatisée  ;  sa  psychologie  normale  au  surplus  n'est  pas 
la  nôtre,  son  tempérament  est  beaucoup  moins  nerveux,  elles 
troubles  (|ue  ses  sujets  peuvent  présenter  du  fait  de  l'opium 
différeront  donc  sensiblement  de  ceux  des  Européens.  Nous 
baserons  en  conséquence  nos  descriptions  sur  nos  observa- 
tions personnelles,  ainsi  que  sur  les  documents  que  nous 
avons  pu  recueillir  grâce  à  l'obligeance  et  à  la  compétence  de 
notre  cousin  G.  Dupouy.  Nous  avons  enfin  contrôlé  les  rensei- 
gnements qui  nous  sont  parvenus  à  la  lumière  des  travaux 
antérieurement  publiés,  principalement  ceux  de  Libermann, 
Nicolas,   Laurent,  Brunet,  Jeanselme,  Petit  de  la  Villéon  \ 

Tous  ceux  qui  ont  étudié  les  effets  de  l'usage  continu  de 
l'opium  les  ont  comparés  à  ceux  de  l'alcool  et  ont  dressé  un 

1.  H.  Libermann.  Recherches  sur  l'usage  de  la  fumée  d'opium  eu  Chine 
et  sur  les  effets  pathologiques  que  détermine  cette  habitude.  Rec.  de  mém. 
de  méd.,  de  chir.  et  de  pharm.  mil..  18f)2,  3»  sér.,  t.  YIII,  p.  287.  352 
et  4i0.  —  les  fumeurs  d'opium  en  Chine.  Assimilation  du  narcotisme  à  l'al- 
coolisme. Paris  médical.  1886,  p.  517;  H.  ÎS'icolas.  Quelques  recherches  sur 
les  effets  physiologiques  du  chandoo  [opium  des  fumeurs).  Tht*sc  Montpel- 
lier, 1884  ;  B.  Laurent.  E.s.sai  sur  la  psychologie  et  la  physiologie  du  fumeur 
d'opium.  Paris,  1897.  —  Essai  sur  la  psychologie  des  excitants.  L'opium. 
Bull,  de  l'Institut  gén.  psych.,  décembre  1902:  F.  Brunet.  Désintoxication  du 
fumeur  d'opium  par  la  suppression  brusque  et  l'emploi  momentané  du 
chanvre  indien.  Le  Progrès  médical,  22  juin  1901.  — Uneavarie  d'Extrême- 
Orient  :  la  fumerie  d'opium.  Nécessité  de  l'éviter  et  possibilité  de  la  guérir. 
Congrès  colonial,  avril  1903  et  le  Bulletin  médical.  4  avril  1903.  —  La  mort 
des  fumeurs  d'opium.  Bull.  méd..  14  octobre  1903  ;  E.  .Jeanselme.  Fumeurs 
et  mangeurs  d' opium .  Congrès  colonial  français.  Paris,  juin.  1900.  —  Fumeurs 
et  mangeurs  d'opium.  Rev.  gén.  des  Sciences  pures  et  appliquées.  15  jan- 
vier 1907.  —  Fumeurs  d'opium.  Bull,  de  la  Soc.  de  l'Internat.,  février  1909  ; 
—  et  Rist.  Précis  de  pathologie  exotique.  Paris.  1909;  Petit  de  la  Villéon. 
Fumeurs  d'opium.  Mém.  de  la  ï^oc.  de  méd.  et  de  chir.  de  Bordeaux,  1907, 
p.  353. 


ETUDE    CLINIQUE    ET    TSYCHOLOGIQUE  81 

parallèle  entre  le  thébaïsme  (mot  créé  par  Fonssagrives)  et 
l'alcoolisme.  Les  analogies  entre  ces  deux  variétés  d'intoxica- 
tion sont  évidemment  très  grandes  et  Ton  peut,  malgré  les  diffé- 
rences qui  les  séparent,  décrire  pareillement  des  états  toxiques 
aigus  (ivresses),  des  états  chroniques  (troubles  des  diverses 
fonctions,  hépatique,  rénale,  circulatoire,  motrice,  sensitive, 
intellectuelle,  etc.,  avec  déchéance  physique  et  mentale)  et  des 
accidents  subaigus  ou  suraigus  (déhres  confusionnels  et  hallu- 
cinatoires, manifestations  convulsives,  delirium  tremens, 
coma. . .)  sous  la  dépendance  immédiate  de  l'alcool  ou  del'opium . 

L'évolution  du  thébaïsme  est  toutefois  assez  particulière  et 
point  exactement  superposable  à  celle  de  Falcoolisme  :  elle  com- 
porte une  phase  d'initiation  plus  franchement  accusée  ;  l'excita- 
tion thébaïque  est  presque  exclusivement  intellectuelle,  beau- 
coup moins  bruyante  et  moins  motrice  que  l'alcoolique  ;  les  acci- 
dents subaigus,  hallucinatoires,  délirants  ou  convulsifs,  sont  ra- 
res, alors  qu'ils  sont  extrêmement  fréquents  au  cours  de  l'alcoo- 
lisme chronique  :  le  delirium  tremens  est  tout  à  fait  exceptionnel. 

Pouchet  distingue  dans  son  étude  sur  l'opium,  V impression 
caractérisée  par  une  suractivité  cérébrale,  l'imprégnation 
provoquant  un  effet  hypnotique,  la  saturation  marquée  par 
une  excitation  cérébrale  plus  ou  moins  intense  et  enfin  Vin- 
toxicatioji  par  le  poison  avec  troubles  plus  ou  moins  accusés 
suivant  les  doses,  la  durée,  les  sujets.  Brunet  ne  procède  pas 
aussi  physiologiquement  que  le  professeur  Pouchet,  mais 
demeure  essentiellement  clinique  ;  il  divise  l'intoxication 
opiacée  en  trois  périodes  :  (T euphorie,  de  besoin,  de 
déchéance  ;  nous  verrons  tout  à  l'heure  le  tableau  qu'il  donne 
de  chacune.  Nous  basant  comme  lui  sur  l'observation  clini- 
que et  l'évolution  des  troubles,  nous  considérerons  le  fumeur 
d'opium  aux  trois  périodes  de  son  intoxication  chronique  :  la 
période  de  début,  d'initiation  ou  d'accoutumance;  la  période 
d'état,  qui  offre  successivement  à  étudier  : /a  ^meree  et /'fyr^A'.s^, 
le  thébaïsme  chronique,  le  délire  narcotique  et  le  thébaïsme 
convnlsif;  la  période  de  déchéance  ou  de  terminaison. 

UiPOLY.  —  Les  opiomanes.  6 


CHAPITRE  PREMIER 
PÉRIODE  DE  DÉBUT,  D'INITIATION  OU  D'ACCOUTUMANCE 

L'initiation  à  Topium  est  généralement  aisée,  sinon  parfai- 
tement agréable.  Beaucoup  de  novices  sont  déçus  à  leurs 
premières  pipes  et  la  félicité  promise  ne  les  envahit  pas  au 
premier  appel  qu'ils  lancent  vers  elle.  Parfois  même  l'accou- 
tumance ne  peut  s'établir  :  il  existe  des  tempéraments  rebelles 
qui  refusent  de  s'habituer  à  Topium  et  se  montrent  particu- 
lièrement intolérants  :  nous  avons,  d'ailleurs,  observé  pareille 
susceptibilité  vis-à-vis  d'autres  intoxications  plus  ou  moins 
analogues,  le  tabagisme,  l'alcoolisme,  certaines  intoxications 
professionnelles  ou  médicamenteuses.  Nous  avons  connu  des 
sujets  obligés,  après  de  multiples  tentatives  toutes  aussi 
infructueuses,  de  renoncer  à  l'usage  de  la  cigarette  parce  que 
dès  les  premières  bouffées  ils  étaient  pris  de  vertige,  de  nau- 
sées et  de  céphalée  ;  d'autres  ne  supporteront  pas,  sans  être 
gravement  malades,  une  dose  minime  d'alcool,  d'arsenic  ou  de 
digitale;  d'autres  encore  doivent,  malgré  toute  leur  bonne 
volonté  et  leurs  essais  réitérés,  changer  de  métier  si  celui-ci 
nécessite  l'emploi  de  sulfure  de  carbone,  de  plomb,  de  mer- 
cure, de  phosphore  ou  de  teintures  arsenicales:  personnellement 
nous  avons  suivi  plusieurs  cas  de  troubles  psychiques  et  de 
confusion  mentale  au  cours  d'une  intoxication  professionnelle 
très  minime,  parfaitement  tolérée  par  les  camarades  d'atelier. 
L'on  ne  connaît  pas  exactement  les  raisons  de  ces  diverses 
idiosyncrasies  ;  l'état  du  foie  semble  cependant  ne  pas  devoir 
leur  être  étranger  :  une  insuffisance  hépatique,  acquise  ou  con- 


PÉRIODE    DE    UKBUT,    d'iNITIATION    OU    d'aCCOUTUMANCE       83 

génitale,  héréditairement  transmise  le  plus  souvent  (sujets 
liéi'édo-alcooliques,  syphilitiques,  tuberculeux,  dyspeptiques 
ou  goutteux,  à  subictère  chronique  ou  intermittent),  est  vrai- 
semblablement la  cause  originelle  de  ces  susceptibilités  patho- 
logiques'; en  d'autres  cas,  on  incriminera,  au  contraire, 
l'état  du  système  nerveux,  mal  équihbré  de  naissance  et  doué 
d'une  émotivité  et  d'un  pouvoir  réactionnel  foncièrement 
pathologiques. 

Quelques  fumeurs  d'opium  éprouvent  donc  à  leurs  premiers 
essais  des  troubles  graves  de  la  nutrition  qui  les  forcent  au 
bout  de  peu  de  temps  à  rompre  une  habitude  péniblement 
acquise  ;  un  entêtement  ridicule  les  conduirait  rapidement  aux 
pires  accidents  et  à  la  mort. 

Libermann  décrit  sa  propre  expérimentation  de  la  drogue 
à  laquelle  il  ne  put  s'accoutumer  sans  présenter  des  troubles 
sérieux,  bien  que  la  quantité  absorbée  fût  liés  minime. 

Pendant  les  deux  premières  semaines  de  son  initiation  :  vertiges, 
nausées,  vomissements,  douleur  épigastrique  assez  vire,  sans 
aucune  impression  pliysique  ni  morale  agréable.  Intelligence  au 
contraire  lourde  et  pesante,  idées  confuses  et  pénibles. 

Troisième  semaine:  six  pipes  à  raison  de  0,10  centigrammes 
par  pipe.  Sensation  de  chaleur  et  de  soif  vive. 

Mon  intelligence  était  excitée,  mes  idées  devenaient  plus  nettes, 
mon  imagination  plus  vivace;  en  un  mot  j'étais  dans  un  état  tout 
semblable  à  celui  où  je  me  trouve  après  avoir  bu  plusieurs 
verres  de  Champagne;  je  causais  avec  gaieté  et  même  loquacité. 
Une  heure  après  la  dernière  pipe,  je  tombais  dans  un  demi-som- 
meil accompagné  de  rêvasseries  agréables,  mais  qui  n'avaient 
rien  de  déterminé,  et  qui  étaient  suivies  d'un  sommeil  profond, 
dont  il  ne  me  restait  aucun  souvenir.  A  mon  réveil  j'avais  la  tête 
lourde,  la  langue  pâteuse,  l'esprit  obtus,  la  pupille  dilatée. 

Dans  la  huitième  semaine  je  montai  à  un  gramme,  mais  je  dtis 
cesser  mes  expérimentations,  car  mon  appétit  diminuait,  mes 
forces  faiblissaient... 

Habituellement  Finitiation  est  beaucoup  moins  pénible  et  les 
doses  initiales  tolérées  sans  accident  bien  plus  élevées.  Los 

1.  Cf.  L'étiologie  des  ictères  infectieux. 


84  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

premières  pipes  sont  suivies  cFiine  céphalée,  tantôt  minime, 
tantôt  intense,  suivant  les  sujets,  de  nausées  et  parfois  de 
vomissements.  Les  vertiges  ne  manquent  pour  ainsi  dire 
jamais,  mais  ils  peuvent  se  réduire  à  une  sensation  de  vide 
cérébral  et  de  tournoiement  ou  aller  jusqu'à  la  défaillance  et 
la  syncope.  Une  excitation  légère  s'empare  du  nouvel  adepte, 
en  même  temps  que  sa  région  épigastrique  devient  doulou- 
reuse, spontanément  et  à  la  pression  ;  puis,  presque  subitement, 
il  se  sent  envahir  })ar  une  langueur,  par  une  faiblesse  particu- 
lière qui  semble  se  répandre  dans  tout  son  système  muscu- 
laire, l'oblige  à  s'immobiliser  et  à  s'étendre,  avec  parfois  une 
impression  pénible  et  semi-anxieuse.  Le  sommeil  consécutif 
est  lourd  et  peu  reposant.  Au  réveil,  on  est  mal  en  train,  la 
tête  pesante,  l'estomac  défaillant,  la  bouche  pâteuse  comme 
après  une  nuit  orgiaque.  Ce  malaise  général  se  dissipe  rapi- 
dement mais  le  désir  de  l'opium  renait  aux  approches  de 
l'heure  à  laquelle  eut  lieu  la  première  expérience,  vers  le 
déclin  du  jour  si,  sacrifiant  à  l'usage  courant,  c'est  le  soir, 
après  le  diner,  que  l'on  a  fumé.  Et  le  désir  qui  naît  sourde- 
ment monte  en  vous  de  plus  en  plus  impérieux,  ébauche  de 
ce  que  deviendra  plus  tard  le  besoin,  despote  irritable  et  tor- 
tionnaire. 

La  durée  de  celle  période  d'initiation  est  très  variable, 
quelques  jours,  plusieurs  mois,  en  moyenne  deux  ou  trois 
semaines.  Au  bout  de  ce  temps,  l'accoutumance  s'est  pro- 
duite, une  habitude  s'est  installée  à  laquelle,  sous  peine  de 
souffrir,  il  va  falloir  obéir  ;  de  jour  en  jour  elle  se  montrera 
plus  exigeante  dans  sa  satisfaction,  plus  puissante  dans  ses 
attaches,  plus  difficile  à  vaincre  (d'autant,  nous  l'avons  vu, 
que  ce  sont  surtout  les  h3^pobouliques  qui  deviennent  des 
opiomanes). 

Le  fumeur  élève  donc  progressivement  ses  doses  d'opium  ; 
il  est  entré  dans  la  période  d'état  du  thébaïsme,  il  s'achemine 
vers  le  narcotisme  chronique. 


CHAPITRE  II 

PÉRIODE   DÉTAT 

A.  —  La  pointe  d'opium.  La  griserie  et  la  rêverie. 
L'intoxication  massive  et  l'ivresse  comateuse. 

La  pointe  d'opium.  —  Deux  ou  trois  pipes  pour  un  débu- 
tant ayant  traversé  sans  encombre  la  phase  d'initiation,  cinq 
ou  six  pour  un  vieil  habitué,  déterminent  une  légère  excita- 
tion que  Ton  désigne  communément  sous  le  nom  de  pointe 
d'opium  et  que  l'on  compare  volontiers  à  celle  que  provoque 
un  petit  verre  d'alcool  ou  une  tasse  de  café.  Cette  excitation 
est  d'ordre  surtout  intellectuel  et  s'accompagne  d'un  senti- 
ment de  bien-être,  d'euphorie  tout  à  fait  caractéristique.  Le 
fumeur  de  chandoo  est  euphorique,  enclin  à  plaisanter  et  à 
rire,  ou  plutôt  à  sourire  —  de  contentement  ou  de  scepti- 
cisme —  ;  le  fumeur  de  dross,  au  contraire,  est  souvent 
.sombre,  taciturne,  se  laissant  aller  à  la  colère  et  à  l'emporte- 
ment. 

Les  facultés  intellectuelles  sont  exaltées  dans  leur  ensemble, 
aiguisées  et  affinées.  Nul  désordre  dans  leur  jeu,  nulle  fatigue 
dans  leur  exercice,  mais  au  contraire  plus  d'aisance  et  de  luci- 
dité. L'imagination  est  hyperactivée  ;  les  idées  surgissent  plus 
abondantes  et  plus  originales;  elles  se  détachent  avec  plus  de 
netteté  et  gagnent  en  élévation  ;  l'esprit  découvre  des  aperçus 
jusqu'alors  insoupçonnés.  La  mémoire  participe  à  cette  exal- 
tation fonctionnelle  ;  les  souvenirs  se  pressent  plus  nombreux 
et  plus  vivaces  autour  de  l'idée  directrice  et  certains  que  Ton 


86  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

aurait  pu  croire  à  jamais  perdus  s'évoquent  spontanément.  Le 
jugement  ne  se  trouve  nullement  altéré,  peut-être  est-il,  au 
contraire,  plus  sûr  et  plus  clairvoyant  ;  les  facultés  syllogis- 
tiques  sont  pareillement  amplifiées.  Bref,  l'homme  se  sent 
meilleur  et  plus  fort  :  meilleur  parce  que  satisfait,  optimiste, 
porté  par  son  euphorie  à  la  bienveillance  et  l'aménité,  plus 
fort  parce  qu'il  a  conscience  de  sa  stimulation  intellectuelle 
et  qu'au  surplus  il  éprouve  un  sentiment  de  vigueur  physique, 
de  puissance  corporelle  qu'il  ne  possédait  pas  auparavant. 
«  L'opium,  explique  Pouchet,  exalte  la  motilité,  déprime  la 
sensibihté,  ce  qui  se  traduit  par  une  sensation  particulière 
caractérisée  par  ce  fait  que  le  poids  du  corps  semble  dispa- 
raître, que  la  marche  est  facile  et  légère;  l'individu,  sous 
l'influence  des  doses  modérées  d'opium,  éprouve  une  sensa- 
tion d'énergie  physique,  de  jeunesse,  de  puissance  qu'il  ne 
ressentait  pas  auparavant.  » 

De  fait,  les  fumeurs  d'opium  qui  ne  dépassent  pas  cette 
phase  d'excitation  noosthénique  se  livrent  après  avoir  fumé  à 
leurs  occupations  habituelles  ou  professionnelles  avec  une 
facilité  qui  les  enchante.  Tel  officier  de  marine  exécute 
comme  en  se  jouant  des  calculs  longs  et  compliqués  ou  relève 
avec  une  aisance  surprenante  des  observations  astronomiques 
des  plus  minutieuses  ;  tel  fonctionnaire  expédie  les  affaires 
courantes  de  son  bureau  (traductions,  rapports,  etc.),  avec 
une  diligence  inaccoutumée  et  trouve  encore  le  temps  d'écrire, 
currente  calamo,  des  mémoires,  nouvelles  ou  contes,  d'une 
parfaite  tenue  littéraire;  tel  négociant  se  montre ^lus  subtil 
dans  son  commerce,  à  la  fois  plus  avisé  et  plus  audacieux  ; 
tel  autre,  incapable  en  temps  ordinaire  de  s'exprimer  avec  élé- 
gance, trouve  dans  la  pointe  d'opium  une  éloquence  inconnue 
et  se  révèle  orateur  disert  et  habile^;  tel  autre  enfin,  sous- 

1.  L'hyperacUvité  de  la  mémoire  et  de  l'association  des  idées  se  traduit 
en  effet  par  une  abondance  plus  grande  des  mots  i)rononcés  en  même 
temps  plus  rapidement.  «  Le  premier  effet  mental  apparent  aux  yeux  du 
compagnon  du  fumeur,  dit  Laurent,  est  la  plupart  du  temps  une  ten- 
dance très  nette  à  la  loquacité  ;  pour  peu  que  le  fumeur  soit  un  peu  eau- 


PKRIODK    D  ÉTAT  87 

officier  en  campagne,  porte  plus  allègrement  son  sac,  marche 
d'un  pas  plus  ferme  et  défie  la  fatigue. 

Les  dispositions  naturelles  ou  acquises  de  chacun  sont 
ainsi  excitées  et  accrues.  «  Dans  celte  excitation  nerveuse 
générale,  dit  Nicolas,  les  passions  individuelles  sont  stimulées  : 
le  libertin  se  livre  aux  femmes,  le  joueur  au  jeu,  l'ambitieux 
à  ses  rêves  de  fortune.  »  Ou  seulement  le  fumeur  éprouve 
une  espèce  de  bien-être  intellectuel  et  physique  qui  lui  permet 
de  vaquer  avec  plus  de  liberté  à  ses  affaires. 

Durant  cette  période  d'excitation,  des  signes  physiques 
apparaissent,  révélateurs  de  sa  nature  factice.  Les  yeux  sont 
anormalement  brillants_,  les  pupilles  contractées.  Le  pouls 
est  plus  vif  qu'à  l'habitude,  plus  plein  et  plus  fréquent  (90-100), 
un  peu  irréguHer,  parfois  dicrote.  Une  sensation  d'euphorie 
épigastrique  et  de  chaleur  intérieure  pénètre  le  sujet  dont  la 
face  et  principalement  les  joues  se  colorent.  La  peau  est 
moite,  et  chez  ceux  qui  ne  sont  pas  entraînés  depuis  long- 
temps aux  exercices  physiques  des  sueurs  abondantes  sourdent 

seur  d'ordinaire,  c'est  une  véritable  logorrhée  o.  Voici,  d'autre  part,  ce 
que  dit  le  malade  observé  par  Luys  (L'Encéphale,  1887,  p.  'SOI). 

«  Bien-être  inexprimable.  Disparition  des  indispositions  physiques  ;  les 
organes  ne  fonctionnent  plus,  le  corps  est  insensible  à  la  fatigue  ;  l'esprit 
reste  seul  souverain  et  semble  débarrassé  de  la  tète.  On  éprouve  alors 
une  grande  exaltation,  bien  supérieure  et  bien  |>lu5  agréable  que  celle 
produite  par  l'alcool.  La  mémoire  est  parfaite,  on  se  souvient  facilement 
de  choses  que  l'on  avait  oubliées  depuis  longtemps.  Par  exemple  la 
musique  savante  que  l'on  n'a  entendue  qu'une  fois  se  retient  peu  et  se 
comprend  difficilement;  après  avoir  fumé  l'opium  on  se  souvient  des  airs 
dont  ont  avait  perdu  le  souvenir  et  on  pourrait  fredonner  des  actes 
entiers  d'opéras  qu'on  n'avait  entendus  qu'une  fois  et  qu'on  avait  ù  peine 
compris  à  une  première  audition.  On  lit  sans  fatigue  les  ouvrages  les 
plus  sérieux  et  on  comprend  facilement  les  dissertations  les  plus 
embrouillées... 

«  Après  avoir  fumé  l'opium  on  préfère  être  seul,  l'imagination  pouvant 
faire  voir  des  choses  plus  agréables  que  n'importe  quel  livre  ou  n'importe 
quelle  réalité.  Lorsqu'on  ne  peut  être  seul,  la  conversation  devient  un 
véritable  plaisir  ;  j'ai  passé  des  nuits  à  causer  avec  des  amis,  et  il  m'arri- 
vait  de  parler  pendant  deux  heures  consécutives  sans  éprouver  la 
moindre  fatigue  et  sans  m'interrompre  pour  chercher  un  mot  ou  une 
expression  propre  à  rendre  ma  pensée. 

«  Après  avoir  fumé,  la  femme  vous  devient  absolument  indifférente  ;  la 
différence  des  sexes  ne  semble  pas  exister.  Une  fois  seulement  en  dix- 
huit  mois  j'ai  essayé  de  voir  une  femme,  mais  je  ne  suis  arrivé  à  rien, 
(ju'à  un  grand  dégoût...  » 


88  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

au  moindre  mouvement.  La  respiration  est  un  peu  haletante 
et  saccadée.  La  démarche  est  vaguement  chancelante  ;  les 
mains  tremblent  légèrement,  la  parole  est  brève  et  entre- 
coupée... L'appétit  disparaît,  mais  la  soif  est  vive. 

Les  effets  de  la  fumée  d'opium  sont  plus  ou  moins  durables 
(trois  ou  quatre  heures  environ),  puis  ils  font  place  à  une 
dépression  plus  ou  moins  marquée,  son  intensité  étant  en 
rapport  avec  le  degré  d'excitation  qui  l'a  précédée.  Une 
somnolence  progressive  conduit  le  fumeur  à  un  sommeil  pro- 
fond, tantôt  vide  de  rêves,  tantôt  accompagné  de  songes  qui 
le  plus  ordinairement  correspondent  aux  préoccupations  indi- 
viduelles et  actuelles,  et  n'offrent  aucun  cachet  spécifique. 
La  durée  de  ce  sommeil  est  essentiellement  variable  (deux  à 
douze  heures),  sous  la  dépendance  de  la  quantité  d'opium 
fumé  et  des  prédispositions  particulières.  Au  réveil,  ni  fatigue, 
ni  malaise,  ni  céphalalgie,  tant  que,  définitivement  accoutumé, 
l'on  reste  confiné  dans  les  toutes  petites  doses. 

La  griserie  et  la  rêverie  thébaïques.  —  Si,  au  contraire, 
on  augmente  progressivement  le  nombre  des  pipes  et  qu'on  le 
porte  à  8  ou  10  par  séance  pour  un  petit  fumeur,  au  double 
et  plus  pour  un  grand,  un  autre  phénomène  va  se  développer, 
la  rêverie,  que  d'aucuns  ont  si  fervemment  célébrée,  idéale 
enchanteresse  ! 

Avant  d'arriver  à  cette  sorte  de  griserie  qui  correspond  à 
l'ébriété  alcoolique  et  aboutit,  si  l'on  continue  l'expérience,  à 
une  ivresse  complète  avec  narcose  toxique  et  coma,  on  traverse 
la  phase  précédente  de  simple  excitation,  dite  pointe  d'opium. 
L'excitation  intellectuelle  et  euphorique  s'accentue,  puis  une 
somnolence  quiète  gagne  le  fumeur,  trop  douce  encore  pour 
endormir  le  travail  de  la  pensée  qui  se  poursuit  harmonieuse 
et  calme,  suffisamment  profonde  cependant  pour  apaiser 
toute  exaltation  motrice,  l'expansion  des  sentiments  et  la 
volubilité  parfois  excessive  des  propos  qui  marquent  le  début 
de  la  séance.  La  pensée  s'envole,  légère  et  rapide,  encore 
docile  et  ordonnée,  mais  elle  ne  s'objective  plus  autant  :  elle 


PÉRIODE    d'état  89 

ne  touche  plus  terre,  elle  plane,  perdue  dans  Tinfini  de  la 
rêverie.  Un  certain  désordre  cependant,  une  véritable  confu- 
sion se  manifeste  à  la  longue  dans  les  idées  surgies  en  foule 
et  qui  maintenant  s'enfuient  à  la  débandade  sous  le  souffle 
grisant  de  Topium  ;  nous  arrivons  aux  confins  de  l'ivresse 
avec  torpeur  cérébrale  et  onirisme  toxique  —  rêves  d'abord, 
scènes  hallucinatoires  ensuite. . . 

En  quelques  lignes  d'auto-observation,  Quéré  ^  a  indiqué 
avec  une  remarquable  précision  le  passage  de  ces  différents 
états  qui  vont  de  l'exaltation  intellectuelle  hyperbouUque  jus- 
qu'à Tonirisme  inconscient  et  l'incohérence  confusionnelle. 

«Pendant  notre  séjour  en  Cochinchine,  désireux  de  connaître  les 
impressions  éprouvées  par  les  fumeurs  d'opium,  nous  en  avons 
fumé  à  plusieurs  reprises... 

«  Nous  mettions  un  intervalle  de  10  minutes  environ  entre  chaque 
pipe.  La  première  produisait  toujours,  au  moment  de  son  inhala- 
tion, une  sensation  acre  sur  les  bronches,  et  déterminait  une 
quinte  de  toux,  qui  ne  reparaissait  pas  aux  suivantes.  Dès  la 
seconde,  nous  commencions  à  éprouver  les  premières  impressions 
que  nous  pouvons  analyser  de  la  façon  suivante  :  tout  d'abord  un 
sentiment  de  bien-être  très  grand  se  manifestait  en  nous;  notre 
intelligence  était  surexcitée  dans  toutes  ses  fonctions;  mais  c'est 
surtout  sur  Télocution  que  l'action  était  la  plus  marquée.  Les 
paroles  venaient  aisément  pour  exprimer  les  idées  qui  se  présen- 
taient à  nous,  non  incohérentes,  mais  parfaitement  en  rapport 
avec  le  sujet  de  la  conversation.  Trois  ou  quatre  pipes  de  plus 
nous  rendaient  volubile  et  expansif.  Les  idées  se  présentaient  de 
plus  en  plus  nombreuses,  mais  de  plus  en  plus  incohérentes  et, 
au  bout  d'un  temps  variable,  mais  en  général  de  deux  ou  trois 
heures,  à  partir  de  l'inhalation  de  la  première  pipe,  survenait  un 
état  tenant  le  milieu  entre  l'état  de  veille  et  l'état  de  sommeil 
caractérisé  par  des  rêves  portant  sur  toutes  espèces  de  sujets, 
plus  ou  moins  gais  ou  heureux,  jamais  tristes  ou  malheureux, 
rêves  mous,  je  veux  dire  par  là  à  formes  non  accentuées,  visions 
vues  à  travers  un  brouillard  d'un  bleu  épais  (je  ne  puis  exprimer 
autrement  l'impression  de  ces  rêves).  Au  réveil,  nous  éprouvions 
un  peu  de  céphalalgie,  des  nausées,  un  état  saburral  de  la  langue, 
un  peu  de  vague  dans  les  idées,  d'inquiétude  et  d'incertitude  dans 
les  mouvements,  de  la  constipation  suivie  de  diarrhée  ». 

1.  Quéré.  Thèse  Bordeaux  citée. 


90  ÉTUDE    CLINIOUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

L'état  physique  du  fumeur  subit  également  des  modifica- 
tions à  mesure  que  croît  le  nombre  des  pipes.  Nicolas  a  étudié 
notamment  la  diminution  de  la  respiration,  du  pouls  et  de  la 
température.  Après  une  légère  accélération  momentanée,  le 
nombre  des  mouvements  respiratoires  diminue  sensiblement  ; 
il  tombe  de  17  à  13  après  10  pipes,  à  10  après  lo  pipes.  Ce 
phénomène  serait  dû  au  ralentissement  des  combustions  orga- 
niques (prouvé  en  particulier  par  l'hypoazoturie)  et  non  à  la 
paralysie  des  muscles  respiratoires.  Parallèlement  baisserait 
la  température  ;  de  36,8  axillaire  elle  descend  à  36,1  et  3o,8  : 
le  pouls  tombe  de  6u  à  o6.  Voici  quelques  chiffres  pris  sur 
nos  sujets  : 


P. 

R. 

avant 

92 
22 

après  20  pipes. 

68 
16 

P. 
R. 

avant 

76 
16 

après  30  pipes. 

60 
10 

P. 

R. 

avant 

75 

18 

après  10  pipes. 

70 

i:j 

après  20  pipes. 

04 
10 

Les  fumeurs  eux-mêmes  se  rendent  compte  d'ailleurs  du 
ralentissement  de  leur  pouls  ;  Tun  d'eux  m'écrit  ce  qui  suit  : 
«  Mon  pouls  normalement  lent  devient  rapide  au  moment  où  je 
m'étends  sur  la  fumerie,  c'est  la  fièvre  du  besoin  de  fumer.  Après 
5  pipes  il  s'est  calmé  ;  après  1 0  pipes  il  est  un  peu  plus  lent,  après 
20  pipes  il  devient  extraordinairement  lent,  mais  si  violent 
qu'on  entendrait  presque  les  battements  de  mon  cœur  '.  >> 

Lorsque  la  séance  de  fumage  s'est  prolongée  longtemps,  la 
face  est  pâle,  les  pupilles  rétrécies,  punctiformes,  brillantes, 
métallisées  ;  les  paupières,  marquées  d'un  cerne  violet,  tombent 
à  demi  sur  le  globe  de  l'œil  par  suite  du  relâchement  des 
releveurs.  La  sensibilité  cutanée  est  très  amoindrie,  les 
réflexes  paresseux. 

L'état  de  rêverie  des  fumeurs  d'opium  reconnaît  à  sa  base 
une  cénesthésie  euphorique,  une  hyperesthésie  périphérique, 
une  suractivité  consciente  de  l'idéation  et  de  la  mémoire,  avec 

1.  Phénomène  dhyperacousie  probablement. 


PÉRIODE    d'iÎTAT  91 

progressivement  tendance  à  l'automatisme,  c'est-à-dire  à  la 
passivité  et  à  l'aboulie,  provoquées  par  un  assoupissement 
toxique. 

Après  8  ou  10  pipes,  un  fumeur  habitué  éprouve  une  sen- 
sation de  lassitude  générale,  de  fatigue  musculaire;  cette 
sensation  n'a  rien  de  désagréable  et  d'aucuns  la  comparent 
«  au  sentiment  de  bien-être  qui  vous  envahit  quand  on 
s'étend  dans  un  lit  après  une  très  longue  promenade  ». 

Peu  à  peu  toute  sensation  s'elVace  :  il  semble  que  l'on  se 
désincarné  et  que  l'on  devienne  impondérable.  Ce  sentiment 
de  légèreté  et  d'immatérialité  est  tout  à  fait  caractéristique 
et  paraît  tenir  à  l'émoussement  de  la  sensibilité  musculaire 
et  de  la  cénesthésie.  L'opiomane  ne  sent  plus  son  corps  et 
cette  anesthésie  explique  d'une  part  la  facilité  apportée  à 
l'association  des  idées  et  au  déroulement  de  leurs  chaînes, 
d'autre  part  le  besoin  de  calme  et  d'immobilité  qu'expriment 
tous  les  fumeurs. 

Lorsque  nous  poursuivons  une  idée  par  un  effort  volontaire 
et  continu,  nous  ('4iminons  le  plus  complètement  possible 
toute  source  de  distraction  et,  notamment,  nous  cherchons 
et  parvenons  à  oublier  non  seulement  le  monde  extérieur,  au 
point  de  ne  pas  entendre  l'importun  qui  nous  cause,  mais 
encore  notre  moi  intérieur,  que  nous  réussissons  à  ne  plus 
percevoir  :  auquel  de  nous,  plongé  dans  une  méditation  labo- 
rieuse, n'est-il  pas  arrivé  de  prendre  une  attitude  douloureuse 
dont  il  n'a  conscience  qu'au  bout  d'un  temps  plus  ou  moins 
long,  et  qui  ne  connaît  l'exemple  de  ces  esprits  puissants  qui 
perdaient  la  notion  de  leurs  souffrances  physiques  en  se  réfu- 
giant dans  la  Pensée.  Nous  verrons  tout  à  l'heure  à  différencier 
la  méditation  de  la  rêverie,  nous  voulons  seulement  faire  remar- 
quer pourl'instant  combien  l'acéneslhésie  favorise  le  jeu  logique 
<\o  l'imagination,  de  même  qu'elle  est  nécessaire  pour  permettre 
l'exercice  d'une  réflexion  volontaire  et  puissante.  Quant  au 
besoin  de  calme  et  d'immobilité  dont  nou.s  avons  déjà  parlé, 
il  est  plus  spécialement  en  rapport  avec  Tanesthésie  muscu- 


92  ÉTUDE    CLINIOUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

laire  ;  il  contraste  étrangement  avec  ce  besoin  d'activité  mo- 
trice qui  s'empare  assez  souvent  des  opiomanes  à  la  phase 
d'excitation  primordiale. 

Cette  acénesthésie  qui  engendre  le  sentiment  d'impondé- 
rabilité  et  d'immatérialité  est  essentiellement  sereine  et  quiète. 
Contrairement  à  celle  de  certains  mélancoliques  chez  lesquels 
la  perte  des  sensations  organiques  conditionne  l'apparition 
simultanée  d'agitation  anxieuse  et  d'idées  de  négation,  elle 
s'accompagne  d'un  état  de  béatitude  et  d'ataraxie  —  lié  évi- 
demment à  la  torpeur  physique  qui  amollit  le  fumeur  et  qui 
jusqu'à  un  certain  point  est  comparable  à  la  torpeur  des 
déments  et  idiots  «  béats  satisfaits  »  dont  Mignard  ^  a  étudié 
la  psychologie.  «  Le  vrai  fumeur,  dit  Petit  de  la  Villéon, 
goûte  dans  l'opium  un  véritable  plaisir  de  l'esprit  où  les  sens 
n'ont  pas  de  place,  je  dirai  même  une  joie  de  l'intelligence, 
et  qui  consiste  en  un  parfait  état  de  bien-être,  loin  des  peines, 
loin  des  soucis,  loin  des  douleurs.  Il  perd  pas  à  pas  la  notion 
de  son  être  organique,  se  laisse  envahir  par  une  sensation 
étrange  d'immatérialité. . .  Sa  pensée,  dégagée  de  toute  matière, 
de  toute  contingence  de  volume  et  de  poids,  flotte  doucement 
dans  un  éther  lumineux  et  pur...  où  tout  est  tranquillité, 
calme  et  bonheur...  non  pas  ce  bonheur  fait  du  plaisir  en 
mouvement ,  triste  apanage  de  nos  mentalités  d'hommes  civi- 
lisés toujours  courant  après  la  chimère  des  joies  changeantes, 
rapides,  décevantes  dans  leur  réalité,  mais  bien  ce  bonheur 
fait  du  plaisir  en  repos  des  sages  de  l'ancienne  Grèce,  cet 
état  parfait  de  Vataraxie  puissamment  défini  parla  philosophie 
d'Epictète  ». 

Cette  béatitude  alanguie  se  compose  de  deux  ordres  de 
phénomènes  :  une  quiétude  mentale,  sérénité  optimiste  et 
indulgente  et  une  torpeur  physique,  engourdissement  douillet 
de  tout  l'être.  Au  début  de  l'intoxication  chronique  ou  chez 
les  petits  fumeurs  intermittents,  ces  deux  phénomènes,  sen- 

1.  M.  Mignard.  Les  étais  de  satisfaction  dans  la  démence  et  l  idiotie.  Thè-se 
Paris  190'J.  — La  joie  passive.  Paris.  F.  Alcan. 


PKRIODE    D  KTAT  93 

salion  physique  et  sentiment  euphorique,  sont  intimement 
accouplés  ;  mais  à  la  longue  celui-ci  ne  se  produit  plus  et 
l'anéantissement  corporel  seul  se  manifeste  ;  il  faut  une  quan- 
tité bien  plus  considérable  de  pipes  pour  éveiller  l'euphorie 
morale,  encore  ne  vaut-elle  pas  celle  du  début  :  la  félicité 
des  premiers  mois  s'émousse  avec  Fhabitude,  et  Tintensité  de 
la  sensation  est  surtout  en  rapport  avec  l'état  de  besoin,  avec 
l'envie  du  toxique.  Voici  un  exemple  de  ce  qu'à  ce  sujet 
nous  disent  nos  fumeurs  : 

«  Rien  ne  vaut  les  débuts,  le  bien-être  obtenu  à  la  cin- 
quième pipe.  Après,  100  pipes  n'arrivent  qu'à  peine  au  même 
résultat  ».  (X,,  i^rand  fumeur  ayant  été  jusqu'à  loO  pipes  par 
jour,  descendu  aujourd'hui  à  30  ou  35.) 

«  Au  début  j'ai  connu  la  béatitude  des  bonnes  ivresses  qui 
vous  clouent  pour  des  heures  sur  votre  lit  de  camp.  Mainte- 
nant je  ne  connais  plus  que  le  bien-être  physique  qui  suit  la 
fumerie.  Ce  bien-être  n'existe,  je  crois,  que  comparativement 
au  malaise  de  l'état  de  besoin.  Cependant  lorsque  je  fume  en 
quantité  suffisante,  je  trouve  encore  un  état  proche  de  celui 
des  débuts,  mais  moins  brutal  ».  (Y.,  31  ans  ;  fumeur  depuis 
trois  ans,  fumant  de  20  à2M  pipes  par  jour,  soit  5  à6  grammes 
de  chandoo  de  Changaï  titrant  de  7  à  9  p.  100  de  morphine.) 

Contrastant  avec  la  sensibilité  viscérale,  la  sensibilité  péri- 
phérique est,  dans  la  rêverie  du  fumeur  d'opium,  remarqua- 
blement exaltée.  L'ouïe  devient  d'une  délicatesse  exquise; 
les  moindres  bruits  sont  perçus...  la  marche  d'un  insecte  sur 
le  sol...,  le  crissement  d'un  grain  de  sable...,  le  froissement 
d'une  herbe...,  et  si  ce  bruit  revêt  une  intensité  tant  soit  peu 
marquée,  l'oreille  est  douloureusement  affectée.  Tous  les  his- 
toriens de  l'opium,  Quincey,  Coleridge,  Poe,  pour  les  buveurs 
de  laudanum,  Farrère,  Bonnemain,  Borys,  Boissière,  pour  les 
fumeurs  d'opium,  ont  insisté  sur  cette  particularité  et  nos  sujets 
nous  ont  confirmé  leurs  descriptions  :  le  bruit  des  pas  dans 
l'escalier,  le  déplacement  ou  la  conversation  des  voisins,  le 
chiffonnement  d'un  journal...,   leur  causait  une  impression 


94  KTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE  ' 

désagréable  et  pénible.    «  Les  bruits  sont  considérablement  : 
accrus  :  une  personne  marche-t-elle  au-dessus  de  votre  tète, 
vous  croyez  entendre  le  tonnerre.  » 

La  vue,  Todorat,  le  tact  sont  pareillement  affinés  et  cette 
hypersensibilité  sensorielle  peut  donner  lieu  à  de  nombreuses 
illusions,  mais  non  encore  à  de  véritables  hallucinations.  Nous 
signalerons  à  ce  sujet  la  déformation  du  milieu  produite  sous 
cette  influence.  Les  murs  des  fumeries  indigènes  sont  géné- 
ralement tapissés,  avons-nous  dit,  de  longs  panneaux  repré- 
sentant des  animaux  fantastiques,  tigres,  dragons...  encore 
adorés  en  Chine,  en  Annam  et  dans  presque  tout  l'Orient,  des 
paysages  lointains  ou  des  scènes  locales  et  grimaçantes.  Or 
il  est  à  remarquer  que  ces  tentures  ou  dessins  sont  toujours 
plus  ou  moins  flous  et  que  leurs  lignes  indécises  prêtent  juste- 
ment à  leur  déformation  et  à  l'origine  d'illusions  visuelles, 
variables  suivant  le  caractère  et  l'imagination  du  fumeur.  De 
môme  enfin  qu'un  son  trop  aigu  ou  trop  élevé  fait  vibrer  dou- 
loureusement le  tympan  de  l'intoxiqué,  de  même  les  objets 
aux  contours  trop  arrêtés  heurtent  désagréablement  sa  rétine 
et  sont  bannis  de  la  fumerie  ;  et  ces  considérations  psycholo- 
giques nous  expliquent  cette  préférence  avouée  par  un  grand 
nombre  de  fumeurs  sans  en  fournir  aucune  raison  pour  les 
séances  de  fumage  nocturne,  dans  le  silence  immense  de  la 
forêt  ou  le  bercement  alangui  du  sampan  sur  le  fleuve  ou  le 
lac.  Nous  devons  ajouter,  au  surplus,  que  les  suggestions 
extérieures,  même  les  plus  étranges,  ne  cessent  point  de  cor- 
respondre à  l'état  d'âme  du  fumeur  d'opium. 

Dégagée  de  son  enveloppe  charnelle,  délestée  de  ses  sen- 
sations et  de  ses  préoccupations  physiques,  la  pensée  peut 
s'envoler  librement  et  planer  dans  l'azur  du  Rêve.  L'imagi- 
nation surexcitée  emporte  l'euphorique  fumeur  vers  un  monde 
idéal  :  «  l'avenir  se  déroule  avec  ses  plus  brillantes  perspec- 
tives, et  tout  le  bonheur  que  l'homme  a  désiré  et  rêvé  dans 
les  circonstances  difficiles  de  l'existence  se  trouvent  réalisé 
pour  le  fumeur  enivré  d'opium  (Morel)  » . 


PERIODE    U  ETAT  95 

Les  soucis  s'enfuient,  les  causes  de  chagrin  ou  de  tristesse, 
de  rancœur  ou  d'amertume,  disparaissent,  laissant  la  place 
aux  idées  riantes,  aux  espoirs  caressants,  aux  projets  enchan- 
teurs. L'opium,  à  cette  phase  d'intoxication,  «  supprime  tout 
ce  qui  gêne,  embarrasse  ou  attriste,  exalte  au  plus  haut  degré 
la  confiance  et  le  contentement  de  soi-même  ;  il  développe  à 
l'infini  les  aspirations,  les  désirs  et  les  rêves  auxquels  les 
individus  se  laissent  aller  le  plus  volontiers»  (Brunet).  Ce 
rôle  de  consolateur,  ce  don  d'apaisement,  cette  faculté  d'en- 
joliver la  vie  sont  tout  à  fait  remarquables  et  ils  expliquent 
l'attirance  pour  l'opium  d'un  grand  nombre  de  dolents,  meur- 
tris de  la  vie,  affligés  ou  désabusés,  auxquels  on  a  laissé 
entrevoir  l'oubli  des  souffrances  et  la  perspective  de  nouvelles 
et  fleurissantes  illusions. 

Toute  douleur  s'apaise,  physique  ou  morale,  morale  sur- 
tout. L'amant  trahi  ou  abandonné  oublie  la  désertion  ou  le 
crime  de  l'infidèle  ;  l'expatrié  ne  songe  plus  à  sa  nostalgie  et 
la  perte  de  l'être  cher  vous  paraît  légère  ;  une  sérénité  souve- 
raine emplit  votre  âme,  chassant  la  haine,  la  douleur  ou  la  ran- 
cœur, La  vie  paraît  belle  et  agréable  ;  l'on  se  sent  pénétré  d'une 
condescendante  bienveillance  à  Téo-ard  des  frères  malheureux 
et  d'une  indulgence  infinie  pour  les  misérables  pécheurs. 

Cet  optimisme  s'exerce  peut-être  encore  davantage  sur  l'ave- 
nir que  vis-à-vis  du  passé,  car  si  les  sujets  oublient  leurs  peines 
et  leurs  tourments  et  s'élèvent  au-dessus  des  contingences 
blessantes  ou  vexatoires  de  l'existence,  ils  envisagent  l'avenir 
sous  les  couleurs  les  plus  brillantes  et  construisent  les  rêves 
les  plus  dorés  :  leurs  visées  imaginatives  sont  même  particu- 
lièrement grandioses  ou  hardies  sans  cependant  tomber  dans 
l'absurde  ou  l'irréalisable.  «  L'opium,  dit  A.  de  Pouvourville', 
verse  l'oubli  du  passé,  le  dédain  du  présent  et  l'indifférence 
du  futur»    Voici  encore  quelques  déclarations  de  fumeurs  : 

«  C'est  certainement  au  début  que  j'ai  retiré  le  plus  de 

1.  A.  de  Pouvourville.  L'Empire  du  Milieu,  1900. 


96  ÉTUDE    CLINIQUE     KT     /- SYCHOLOGIQUE 

satisfaction  de  la  fumerie  d'opium.  Je  ne  pensais  plus  à  mes 
ennuis  étant  devenu  très  philosophe  et  surtout  jemenfichiste. 
Il  me  suffisait  alors  de  quelques  pipes  (10  au  plus)  pour 
obtenir  l'engourdissement  du  corps  et  me  faire  voir  la  vie  en 
beau.  Une  grande  indulgence  pour  moi  comme  pour  les  autres 
m'était  venue.  Tout  devait  me  réussir...  Demain  je  devais 
tenter  telle  ou  telle  démarche  dont  le  bon  résultat  ne  faisait 
aucun  doute.  Le  lendemain  est-il  besoin  de  le  dire,  la  démarche 
n'était  même  pas  tentée!   »  (F.). 

«  La  dématériahsation  est  le  principal  bienfait  que  me  pro- 
cure l'opium  ;  tous  les  soucis,  toutes  les  préoccupations,  voire 
tous  les  chagrins  se  dissipent  avec  les  fumées  et  après  quelques 
pipes  je  suis  dans  un  état  de  béatitude  parfaite  ;  je  ne  vis  plus, 
je  rêve.  Les  souffrances  sont  rares  et  minimes.  Lorsque  j'ai 
passé  ma  dose  habituelle,  si  je  remue,  des  nausées  me  pren- 
nent et  je  ressens  des  lourdeurs  à  Testomac  ;  si  je  ne  bouge 
pas,  ma  béatitude  est  extrême  et  je  puis  intellectuellement 
travailler,  très  fructueusement  mais  avec  lenteur.  L'opium 
annihile  un  peu  la  volonté  pour  tout  ce  qui  a  trait  à  un  efTort 
physique  ;  le  monde  extérieur  n'existant  plus  sous  son 
influence,  on  remettra  facilement  au  lendemain  une  tâche  qui 
devrait  être  faite  le  jour  même...  »  (Y...  fumant  2.j  pipes  par 
jour  ou  plutôt  par  nuit,  et  du  Smyrne  de  préférence). 

Cette  rêverie  du  fumeur  d'opium  effleure  les  sujets  les  plus 
variés,  suivant  le  caractère  particulier  de  chacun.  La  fumée 
d'opium  ne  crée  pas  une  rêverie  spéciale,  oratoire,  poétique 
ou  erotique  :  chaque  fumeur  rêve  selon  son  tempérament,  sa 
profession  et  ses  goûts.  L'aventureux  accomplit  de  merveilleux 
voyages,  le  mathématicien  échafaude  des  calculs  compliqués, 
le  lettré  élabore  d'éloquents  discours,  l'érudit  poursuit  de 
savantes  dissertations,  le  libertin  évoque  de  licencieuses 
images,  l'acteur  incarne  magnifiquement  de  fictifs  personnages, 
le  joueur  réalise  de  victorieuses  martingales'...   C'est  là  la 

1.  «   Pendant  ses  rêves  d'opium,   Ullmo   se  représentait  souvent  des 
scènes  de  jeu,  au  cours  desquelles  il  échafaudait  des  systèmes,  poursui- 


rÉRIODE    d'état  07 

vraie  caracléristiquc  de  l'intoxication  opiacée,  constate  Brunel, 
et  son  danger  :  «  elle  exalte  à  Textrême  les  tendances  Ima- 
ginatives auxquelles  chacun  est  le  plus  naturellement  porté, 
de  sorte  que,  dans  une  réunion  de  fumeurs,  l'opium  n'apporte 
pas  une  satisfaction  identique  pour  tous,  mais  donne  à  chacun, 
suivant  ses  penchants  et  son  développement  cérébral,  l'ivresse 
en  rapport  avec  ses  goûts,  ses  aptitudes  et  sa  capacité  céré- 
brale » . 

Le  rêveur  conserve  sa  personnalité  antérieure  :  il  reste  lui- 
même  mais  modifié  en  quantité  et  en  qualité,  il  se  voit  meil- 
leur et  surtout  plus  puissant...  L'on  peut  dire  des  fumeurs 
d'opium  ce  que  Th.  Gautier'  dit  des  mangeurs  de  hachich  : 
«  ce  qu'on  voit,  c'est  soi-même  agrandi,  sensibilisé,  excité 
démesurément,  hors  du  temps  et  de  l'espace  dont  la  notion 
disparaît...   » 

La  rêverie  de  l'opium  possède,  en  effet,  quelques  particu- 
larités qu'il  nous  faut  signaler  :  elle  est  mégalomaniaque, 
calme,  rapide,  longue  et  inconsciente  du  temps  écoulé. 

Le  fumeur  se  croit  capable  des  plus  grandes  choses  :  il  se 
représente  en  imagination  résolvant  les  problèmes  les  plus 
ardus,  conquérant  les  .situations  les  plus  magnifiques,  réussis- 
sant les  entreprises  les  plus  hardies.  Il  croit  surtout  tout 
comprendre  ;  il  saisit  les  relations,  cachées  aux  yeux  du  vul- 
gaire, qui  unissent  entre  eux  des  faits  en  apparence  sans 
affinité  ;  il  synthétise  de  la  manière  la  plus  subtile  et  inattendue 
des  éléments  totalement  étrangers  l'un  à  l'autre  et  aboutit  à 
une  construction  mentale  trop  ingénieuse  et  trop  fragile,  dont 
les  matériaux  sont  disparates  et  mal  joints.  C'est  un  vrai 
délire  d'imagination  -  ou  plus  exactement  d'onirisme  Imagi- 
natif. Et  quand  on  étudie  cette  modification  si  curieuse  du  carac- 

vait  des  martingales  et  réalisait,  aux  côtés  de  sa  maîtresse,  des  gains 
indéfinis.  »  Dupré.  L'affaire  Ullmo.  Arch.  d'anthrop.  crim.  1908. 

1.  Th.  Gautier.  Préface  aux  œuvres  de  Ch.  Baudelaire  (éd.  Lemerre, 
p.  71). 

2.  Cf.  Dupré  et  Logre.  Les  délires  d'imagination.  Congrès  des  alién.  cl 
fieur.  Bruxelles,  1910. 

DuPOUY.  —  Les  opiomanes.  7 


98  ÉTUDE    CLINIuLF,    ET    PSYCHOLOGIQUE 

tère,  on  ne  s'étonne  plus  de  voir  des  cerveaux  déséquilibrés 
forger  des  rêves  d'une  audace  déconcertante  qu'ils  tenteront 
parfois  de  réaliser  lorsqu'un  thébaïsme  suffisamment  prolongé 
aura  obnubilé  de  façon  continue  leur  cerveau,  perverti  leur 
moralité  et  détruit  leur  sens  critique  ;  l'on  comprend  ainsi  que 
ce  soit  chez  un  fumeur  d'opium  qu'ait  germé  cette  invraisem- 
blable idée  d'obtenir  impunément  du  Ministère  de  la  Guerre 
une  forte  somme  d'argent  sous  menace  de  livrer  à  l'étranger 
des  documents  intéressant  la  défense  nationale  et  de  pré- 
tendre se  la  faire  remettre  sous  la  cuvette  d'un  lavabo,  dans 
les  W.-C.  d'un  train  rapide  (Affaire  UUmo). 

L'esprit  mégalomaniaque  ne  s'applique  pas  seulement  à  la 
personnalité  du  fumeur,  mais  à  son  entourage,  au  temps,  au 
milieu,  à  l'espace...  Nous  reviendrons  sur  ce  point  à  propos 
des  songes  et  des  hallucinations  hypnagogiques  qui  suivent 
les  séances  de  fumage  chez  les  intoxiqués  chroniques. 

La  rêverie  est  calme;  le  fumeur  reste  immobile,  alangui  et 
placide  ;  solitaire,  il  s'enfonce  dans  sa  béatitude  ouatée  et 
torpide  jusque  souvent  à  la  venue  de  l'anéantissement  nar- 
cosique  ;  en  compagnie  de  collègues  pareillement  fervents,  il 
cause  interminablement  \  d'une  voix  monotone  et  voilée,  avec 
une  politesse  raffinée  et  une  douceur  exquise  de  ton  et  de 
manière.  «  Pendant  de  longues  heures,  dit  Petit  de  la  Villéon, 
le  fumeur  reste  sur  sa  natte  près  de  sa  pipe,  fumant  toujours 
tranquille,  toujours  calme  ;  devisant  longuement,  intermina- 
blement, à  voix  basse,  avec  un  bon  vouloir  qui  n'a  d'égal 
que  celui  avec  lequel  il  écoute  à  son  tour  son  interlocuteur. 
Le  fumeur  est  un  causeur  charmant  et...  exemplaire  ». 
Jamais  de  bruit,  jamais  de  discussion,  jamais  d'actes  vio- 
lents, fait  remarquer  Laurent.  L'état  desprit  du  fumeur  est 


4.  La  conversation  est  la  plupart  du  temps  intéressante  et  bien  enchaînée; 
il  y  a  simplement  hyperactivité  de  la  mémoire  et  de  l'association  dos 
idées,  se  traduisant  par  une  abondance  plus  grande  de  mots  prononcés 
plus  rapidement.  Cette  excitation  logorrhéique  ne  dépasse  jamais  un  cer- 
tain degré,  n'arrivant  jamais  à  gêner  le  langage  comme  dans  l'intoxica- 
tion par  le  hachich.  C'est  un  simple  bavardage  (Jeanselme). 


PERIODE    D  ETAT  99 

ainsi  quelque  peu  diffcrenl  suivant  qu^il  fume  seul  ou  en 
compagnie.  Seul,  il  jouira  de  son  excitation  intellectuelle  et 
de  sa  pensée  rêveuse  («  il  faut  pour  rêver  que  le  calme  com- 
plet règne  dans  la  fumerie,  donc  surtout  être  seul  »)  ou  de  sa 
torpeur  physique  et  mentale,  sans  rêverie  aucune  (rêverie 
sans  pensée  de  Laurent).  En  compagnie  d'amis,  il  se  plaira 
au  contraire  à  causer,  il  excitera  davantage  ses  facultés  d'ex- 
position et  de  raisonnement  et  s'abandonnera  moins  à  la 
rêverie. 

Le  calme  ne  se  dément  pas,  quel  que  soit  l'objet  de  la 
rêverie  et  même  si  cet  objet  est  licencieux.  L'on  prétend  sou- 
vent que  l'opium  favorise  l'érotisme  et  que  les  fumeurs  s'ex- 
citent volontiers  au  contact  des  femmes  fréquentant  les  fume- 
ries, où  des  scènes  lascives  se  dérouleraient.  C'est  là  une 
grande  erreur,  d'autant  que  l'opium  engendre  la  frigidité  et 
l'impuissance,  comme  nous  aurons  plus  loin  occasion  de  le 
dire.  Au  début,  il  est  vrai,  à  la  période  d'initiation  ou  bien 
encore  chez  le  fumeur  très  modéré  qui  ne  pousse  jamais  son 
intoxication  au  delà  de  ce  que  nous  avons  appelé  la  pointe 
d'opium,  on  peut  observer  une  excitation  génésique  avec 
priapisme,  analogue  à  l'excitation  motrice  et  à  l'impulsion 
déambulatoire  que  nous  avons  signalées  :  mais,  en  général,  la 
rêverie  n'est  nullement  erotique;  elle  ne  s'accompagne  sur- 
tout pas  de  visions  suggestives  comme  d'aucuns  se  sont  plu 
à  le  laisser  supposer;  quand  par  hasard  elle  incline,  en  raison 
des  appétits  encore  vaillants  d'un  néophyte,  aux  pensées 
d'amour,  celles-ci  demeurent  le  plus  souvent  chastes  et  plato- 
niques :  les  amours  des  fumeurs  d'opium  sont  essentiellement 
immatérielles  et  leurs  prouesses  si  vantées  n'existent  guère 
qu'en  imagination. 

La  rêverie,  avons-nous  dit,  est  rapide,  c'est-à-dire  qu'elle 
touche  dans  la  même  soirée  à  une  multitude  de  questions,  les 
effleurant  toutes  plus  ou  moins  superficiellement  et  créant  les 
associations  d'idées  avec  une  aisance  remarquable.  Le  rêve 
déroule  sa  trame  à   travers    le  monde    entier,  le   passé  et 

BIBLfOTHECA 


100  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

l'avenir,  montrant  le  même  événement  sous  ses  différentes 
faces.  Les  pensées  et  les  tableaux  se  succèdent  sans  arrêt, 
faisant  défiler  les  vies,  les  générations  et  les  siècles  :  le  temps 
n'existe  plus,  l'espace  est  illimité.  Elle  est  longue  et  peut 
durer  toute  la  nuit;  le  fumeur  rêve  jusqu'au  matin,  engourdi 
mais  insomnique,  roulant  ses  pipes  avec  des  gestes  précis 
d'automate. 

Elle  est  inconsciente  du  temps  écoulé  :  Taube  se  lève  quand 
le  fumeur  se  croit  encore  à  l'orée  de  la  nuit;  les  heures  s'en- 
fuient sans  qu'il  les  sente  disparaître;  il  pense  être  à  dix 
heures  du  soir  et  il  est  six  heures  du  matin.  «  Un  point  parti- 
culier, dit  M.  P.  de  la  Villéon,  sur  lequel  cette  intoxication 
du  fumeur  d'opium  se  différencie  nettement  de  toutes  les 
autres,  c'est  celui  qui  a  trait  à  la  notion  du  temps.  En  général, 
dans  le  rêve  toxique,  le  temps  passe  très  lentement  et  le 
malade  qui  croit  avoir  dormi  des  heures  durant,  n'a  som- 
meillé que  quelques  minutes.  Le  fumeur  a  l'impression  exac- 
tement opposée  ;  il  pense  n'être  sur  sa  natte  que  depuis  un 
instant,  alors  que  depuis  très  longtemps  déjà  il  joue  avec  la 
divine  drogue.  «  C'est  là  ce  qui  se  passe  en  règle  générale; 
néanmoins  le  phénomène  inverse  se  produit  pendant  la  phase 
d'excitation  simple  :  la  rêverie  est  si  rapide,  si  pleine 
d'images  en  un  temps  infime  que  le  fumeur  pense  avoir  vécu 
des  heures  entières  alors  que  quelques  minutes  seulement  se 
sont  écoulées;  Coleridge,  Poe,  avaient  remarqué  sur  eux 
les  mêmes  effets  avec  le  laudanum.  Enfin  il  ne  nous  paraît 
pas  juste  de  faire  de  celte  altération  dans  l'estimation  du  temps 
un  caractère  palhognomonique  du  thébaïsme  ;  toutes  les  intoxi- 
cations susceptibles  de  déterminer  un  assoupissement,  un 
engourdissement  psycho-moteur,  et  notamment  l'éthérisme 
s'accompagnent  du  même  symptôme. 

La  rêverie  d'opium,  hyperidéative,  est  aussi  hypermné- 
sique.  Des  souvenirs  depuis  longtemps  évanouis,  disparus  du 
champ  de  la  conscience,  renaissent  à  nouveau  à  la  mémoire 
avec  leur  fraîcheur  primitive  et  s'évoquent  spontanément,  se 


PKRIODK    I)  ETAT  101 

reliant  à  d'autres  que  Ton  croyait  pareillement  perdus,  les 
réveillant  et  les  associant.  Mais  cette  hypermnésie  n'est  pas 
volontaire  :  elle  s'effectue  automatiquement  '  et  n'existe  plus 
au  lendemain  malin  lorsqu'est  tombée  l'excitation  due  à 
l'opium  et  que  règne  la  dépression  consécutive.  Le  fumeur  ne 
se  rappelle  plus  ce  qu'il  a  dit  la  veille,  ce  qu'il  a  lu  ou  entendu, 
ce  qu'il  a  rêvé  :  il  présente  pendant  la  séance  elle-même  de 
l'amnésie  continue  (Laurent).  Les  expériences  à  cet  égard  sont 
intéressantes  et  concluantes  :  on  fait  lire  au  sujet  un  texte 
donné  ou  bien  on  lui  raconte  une  histoire  quelconque  ;  le  len- 
demain on  essaie  vainement  d'évoquer  ce  souvenir,  le  texte 
et  l'histoire  sont  oubliés.  On  lui  demande  enfin  de  décrire  sa 
rêverie,  de  transcrire  le  récit  de  ses  déhcieuses  et  féeriques 
excursions  :  impossible,  il  se  récuse,  il  est  trop  las,  il  ne  se 
rappelle  plus.  Et  celui  qui  tient  à  accomplir  ce  travail  est 
obligé  de  noter  ses  images  au  fur  et  à  mesure  qu'elles  se  pré- 
sentent à  l'esprit,  jusqu'au  moment  où  l'effort  nécessaire  lui 
devient  impossible,  toute  volonté  étant  annihilée.  Cette 
hypermnésie  momentanée  et  purement  reproductrice  va, 
d'autre  part,  en  diminuant  progressivement  chez  l'intoxiqué 
chronique. 

Si  riche  d'idées,  si  pleine  d'ingénieux  aperçus  et  de  géniales 
inspirations  que  sa  rêverie  paraisse  au  fumeur  d'opium,  celle- 
ci  demeure  stérile,  impuissante  à  enfanter  une  œuvre  forte 
et  durable.  L'imagination  est  déréglée  et  instable,  ébauchant 
des  projets  aussitôt  abandonnés.  Le  sujet  puissamment  doué 
intellectuellement  et  dont  la  robustesse  physique  ne  se  laisse 
pas  facilement  attaquer  peut  trouver  dans  la  pointe  d'opium 
un  stimulant'au  jeu  normal  de  ses  facultés  ;  mais  il  est  excep- 
tionnel que  la  rêverie  favorise  l'éclosion  d 'œuvres  «  soit  sur 


1.  La  sensation  d"effort  pour  se  souvenir  disparaît,  les  idées  viennent 
facilement,  s'enchaînent,  s'appellent,  et  rhypermnésie  se  manifeste  surtout 
dans  la  multiplicité  des  incidents  se  groupant  autour  d'un  fait  principal 
(Jeanselme). 

Nous  établirons,  d'autre  part,  une  distinction  entre  les  deux  étals  de 
rêverie  active  et  do  rêverie  passive  qui  se  succèdent. 


102  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

le  terrain  des  sciences,  soit  sur  le  terrain  des  arts,  dont  leurs 
auteurs  eussent  été,  à  Tétat  de  veille  normale,  tout  à  fait 
incapables  »  comme  le  veut  Petit  de  la  Yilléon  ^ 

Nous  pensons  que  la  vérité  est  bien  plus  près  de  l'opinion 
émise  par  Michaut",  conforme,  d'ailleurs,  aux  faits  observés 
par  nous  :  la  prétendue  stimulation  des  fonctions  cérébrales 
est  surtout  subjective,  la  rêverie  euphorique  du  fumeur  éveille 
en  lui  un  sentiment  d'hypertrophie  de  sa  personnalité  mentale, 
supprime  entièrement  son  auto-critique  et  lui  donne  l'illusion 
d'accompUr  des  choses  merveilleuses ^  «  Cette  stimulation, 
déclare  Michaut,  n'est  autre  qu'une  ivresse  spéciale  qui  fait 
arriver  le  fumeur  à  une  sorte  d'état  maniaque,  à'égotisme 
rné galomaniaqiie .  J'entends  par  là  que  l'habitude  de  fumer 
l'opium,  même  à  très  petites  doses,  supprime  toute  espèce  de 
défiance  au  sujet  de  vos  qualités  intellectuelles.  Le  fumeur  se 
croit  capable  de  tout  ;  ses  facultés  mentales  lui  semblent  hyper- 
trophiées au  suprême  degré,  il  n'a  qu'à  vouloir  pour  pouvoir. 

«  Cette  erreur  subjective  prend  son  origine  dans  les  effets 
de  l'excitation  circulatoire  produite  par  l'opium^rt^  début  de 
l'intoxication  chronique .  L'individu  à  qui  on  vient  de  faire 
fumer  quelques  pipes  (de  0,01  à  0,06)  ressent  un  peu  ce  qu'on 
observe  dans  livresse  alcoolique  ;  son  activité  cérébrale 
semble  augmentée  et  il  emploie  son  énergie  avec  une  grande 
facilité  au  travail  qu'il  désire  accomplir.  Il  fait  facilement  ce 
qu'il  veut  faire,  mais  cette  facilité  est  purement  illusoire,  sub- 

1.  «  Comme  dans  d'autres  intoxications,  celle  du  hachich,  de  l'éther  en 
particulier,  ractivifé  intellectuelle  est  augmentée,  et  parfois  de  façon  sin- 
gulière. La  faculté  de  concevoir,  la  faculté  de  comprendre,  la  faculté  de 
raisonner  même  s'amplifie,  et  c'est  là  encore  une  de  ces  causes  qui  font  le 
charme  funeste  de  ces  longues  nuits  de  fumeries  !  J'ai  vu  souvent  la 
puissance  créatrice  du  cerveau  doubler  et  donner,  sous  l'influence  du 
to.xique,  soit  sur  le  terrain  des  sciences,  soit  sur  le  terrain  des  arts,  des 
œuvres  dont  leurs  auteurs  eussent  été,  à  l'état  de  veille  normale,  tout  à 
fait  incapables  »  (op.  cil.,  p.  337). 

2.  Michaut.  Noie  sur  l'intoxication  ynorphiniyiie  par  la  fumée  d'opium; 
opiornanie  :  état  mental  des  fumeurs.  Bull.  gén.  de  thér.  méd.  et  chir.,  1893, 
p.  462. 

3.  A  propos  des  illusions  intérieures  des  fumeurs  d'opium,  signalons 
avec  Laurent  l'illusion  du  déjà  vu. 


PÉRIODE    D  ÉTAT  103 

jcctive,  elle  n'existe  que  pour  le  sujet  en  expérience. 
«  L'expérience  suivante,  très  simple  à  répéter,  démontre 
rillusion  produite  par  Tivresse  morpliinique.  Priez  un  fumeur 
d'opium  de  se  mettre  dans  les  conditions  qu'il  croit  les  meil- 
leures pour  un  travail  qui  lui  est  habituel.  Demandez-lui 
d'accomplir  sous  Hnfliiencc  de  l'opium  le  travail  qui  lui  plaît 
le  mieux;  s'il  se  pique  de  littérature,  faites-lui  faire  des  vers  ; 
si  c'est  un  ingénieur,  exigez  de  lui  un  calcul  très  simple  ; 
d'un  administrateur,  le  plan  d'un  rapport.  Ayez  soin  de  faire 
assister  deux  témoins  et  un  sténographe  à  l'expérience.  Que 
va-t-il  se  passer?  L'expérience  terminée,  le  fumeur  ne  voudra 
pas  croire  que  la  suite  incoliérente  d'inepties  débitées,  que 
les  erreurs  grossières  de  calcul,  produits  de  l'ivresse  opiacée, 
ont  été  commises  par  lui. 

«  Sous  l'influence  de  l'opium,  le  fumeur  perd  donc  l'équi- 
libre de  ses  facultés  intellectuelles,-  il  n'est  plus  capable  de 
soumettre  son  travail  à  une  critique  impartiale  ;  il  est  devenu 
impidsif,  c'est  un  malade  intellectuel  qui  s'illusionne  sur  la 
valeur  de  ses  actes  et  de  ses  pensées.  C'est  précisément  là 
ce  qui  fait  le  charme  de  l'ivresse  opiacée  pour  le  fumeur,  il 
perd  conscience  de  sa  valeur  personnelle ^  tous  les  jugements 
qu'il  porte  sur  son  moi  sont  des  flatteries.  Il  vit  dans  un 
monde  fait  d'illusions.  » 

Ce  tableau  du  D''  Michaut  est  évidemment  un  peu  poussé  : 
il  vise  principalement  les  fumeurs  chroniquement  et  fortement 
intoxiqués,  dont  il  compare  l'état  mental  à  celui  des  paraly- 
tiques généraux  avec  délire  ambitieux.  Les  petits  fumeurs  ne 
faisant  de  la  drogue  qu'un  usage  modéré  et  discontinu  n'ont 
pas  une  rêverie  aussi  absurde  et  aussi  incohérente,  mais 
sont  encore  capables  de  suivre,  malgré  d'inévitables  et  invo- 
lontaires digressions,  une  idée  ou  une  conversation. 

La  rêverie  du  fumeur  d'opium,  sorte  de  mentismc  vigil  se 
désagrège  peu  à  peu,  se  résout  en  une  torpeur  plus  ou  moins 
hâtive  et  prononcée  suivant  le  nombre  et  la  grosseur  des 
pipes,  suivant  aussi   le  degré  d'accoutumance  et   la  force 


104  ETUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

de  l'habilude  contractée.  Mais  toujours  apparaît  une  période 
de  dépression  intellectuelle  et  physique.  Le  rêveur,  éveillé  et 
volontiers  bavard,  se  tait  et  s'assoupit.  Si  l'intoxication  est 
minime,  son  assoupissement  est  léger  et  il  se  réveillera  le 
lendemain  matin  à  peu  près  dispos  et  sans  grand  malaise,  la 
tôte  seulement  un  peu  lourde,  la  bouche  un  peu  sèche,  avec 
une  sensation  de  soif. 

Plus  imprégné  par  le  poison,  une  apathie  complète  s'empa- 
rera de  lui,  abouhque  bien  qu'encore  lucide,  incapable  de  se 
mouvoir  malgré  le  danger  prévu  et  attendu  avec  insouciance, 
préférant  la  mort  à  l'effort.  Nombreuses  sont  les  histoires  qui 
courent  sur  les  riches  indigènes  ou  les  chefs  de  poste  surpris 
au  milieu  de  leur  rêverie  nonchalante  et  tendant  avec  séré- 
nité le  cou  au  pirate  sanguinaire,  plutôt  que  de  tenter  de  fuir 
ou  de  résister.  «  Un  commandant  de  poste,  conte  P.  de  la 
Villéon,  fumait  dans  sa  case  quand  on  lui  signala  que  l'ennemi 
approchait,  le  cernait  ;  indifTérent,  au-dessus  des  vaines  con- 
tingences, il  ne  voulut  ni  bouger  ni  se  défendre  ;  les  visages 
jaunes  envahirent,  entrèrent  et  lui  tranchèrent  la  tête  sur  sa 
pipe.  » 

C'est  enfin  l'insomnie  torpide  et  accablante  ou  un  sommeil 
lourd,  non  réparateur,  parfois  chargé  de  rêves  tantôt  riants, 
tantôt  terribles  (surtout  avec  le  dross),  et  d'oîi  il  sortira  mal 
en  point,  céphalalgique  et  nauséeu.x,  la  langue  pâteuse,  l'ap- 
pétit nul,  les  membres  endoloris,  les  pupilles  dilatées,  la 
vessie  paresseuse,  abattu,  geignant  et  poussif,  apathique  et 
obtus,  l'esprit  flottant  dans  le  vague,  incertain  de  la  réalité 
présente  et  sachant  mal  séparer  celle-ci  des  images  oniriques 
non  encore  complètement  dissipées  ^  sans  aucun  goût  pour 
son  travail,  sans  énergie  et  sans  inteUigence-.  «  La  faculté 


1.  Cf.  La  phase  de  réveil  du  délire  onirique.  E.  Régis.  L'Encéphale, 
mai  lyii. 

2.  Cf.  l'auto-observation  du  malade  de  Luys  : 

Deuxième  influence  de  l'opiuin.  btat  de  somnolence.  —  «  Asi.x  heures,  Oft 
m'éveillait  ;  j'étais  couvert  de  sueur,  la  tête  lourde,  me  mouchant  beau- 
coup, fatigué,  courbaturé,  grelottant  au    moindre  souffle  du  vent   (avec 


1 


PERIODE    D  ÉTAT  105 

d'attention  s'efface,  l'intelligence  s'obscurcit,  l'intéressant  cau- 
seur d'il  y  a  quelques  heures  est  maintenant  muet  et  banal. 
Par  ailleurs  il  présente  un  état  singulier  d'asthénie  musculaire. 
Il  est  incapable  du  moindre  travail  intellectuel,  du  moindre 
travail  physique.  C'est  alors  que  le  fumeur  offre  ce  spectacle 
vraiment  lamentable  d'un  individu  qui  n'est  plus  que  le  triste 
résidu  de  lui-même.  C'est  à  ce  moment  que  l'on  mesure  les 
ravages  du  fléau  qui  met  les  hommes  au-dessous  de  leur  rôle  ; 
et  rien  n'est  attristant  autant  que  de  voir  une  autorité,  un 
commandement,  une  responsabilité  médicale,  aux  mains  d'une 
pareille  loque  humaine  !  Et  cette  dépression  totale  va  augmen- 
tant jusqu'à  l'heure  de  la  séance  suivante  de  fumerie,  qui 
ramène  pour  un  temps  le  taux  intellectuel  et  la  personnalité 
de  l'individu  »  (Petit  de  la  Villéon).  Parfois  même  le  fumeur 
ne  saurait  attendre  l'heure  habituelle  de  fumage  et,  pour  se 

35  ou  40°  de  chaleur),  ne  pouvant  arrêter  ma  pensée  sur  un  souvenir 
agréable,  ayant  des  pensées  tristes  qui  menvahissaient  subitement,  ayant 
le  souci  de  l'avenir  que  je  voyais  tout  en  noir. 

«  Lorsqu'on  est  sous  cette  seconde  influence  de  l'opium,  un  souvenir 
dont  on  rirait  étant  sous  la  première  influence,  suffit  à  vous  faire  pleurer. 

«  L'appétit,  ou  plutôt  une  sorte  de  vide  d'estomac  se  fait  sentir  à  ce 
moment,  on  mangerait  beaucoup,  mais  le  fumeur  ne  mange  presque  pas, 
ayant  hâte  de  se  débarrasser  du  malaise  et  de  la  tristesse  dont  il  est 
envahi,  et  sachant  que  l'opium  agit  moins  vite  lorsque  l'on  a  mangé. 

«  Autant  la  femme  est  indifférente  pendant  la  première  influence  de 
l'opium,  autant  les  désirs  qu'elle  inspire  sont  violents  pendant  la  deuxième 
influence  :  rien  que  la  pensée  d'une  femme,  la  vue  d'une  forme  de  femme 
vous  fait  monter  le  sang  à  la  tète.  Si,  en  cet  étal,  on  voit  une  femme,  le 
moindre  contact  suffit  k  calmer  pour  un  quart  d'heure,  après  quoi  on 
peut  recommencer  jusqu'à  7  ou  8  fois  en  une  nuit. 

«  Tous  les  organes  semblent  se  réveiller,  plus  sensibles  qu'à  l'état 
normal  :  l'odorat  est  très  développé,  la  moindreodeur  est  insupportable,  et 
si  peu  qu'elle  soit  désagréable  donne  des  envies  de  rendre.  En  résumé  cet 
état  est  extrêmement  pénible,  c'est  un  malaise  général  et  un  énervement 
tort  désagréable  au  physique  et  une  tristesse  indéfinissable  au  moral. 

«  Naturellement,  on  reste  le  moins  longtemps  possible  en  cet  état,  et  le 
fumeur  s'empresse  de  se  traîner  ii  une  fumeiie  où  il  arrive  de  mauvaise 
humeur,  ne  répondant  pas  si  on  lui  parle.  Di.x  minutes  après  qu'on  a 
fumé,  la  transi)iralion  cesse,  on  cesse  de  se  moucher,  de  cracher,  et  la 
gaieté  revient  avec  la  netteté  des  idées  ;  on  devient  bavard,  communi- 
catif,  aimable  autant  qu'un  était  maussade  quelques  minutes  avant.  Si  on 
a  mangé  avant  de  fumer,  on  rend  ce  qu'on  a  mangé,  sans  efforts,  aussi 
facilement  que  si  on  crachait.  Si  on  n'a  pas  mangé,  le  mal  d'estomac  et 
la  faim  cessent  immédiatement  après  la  première  absorption  d'opium.  Il 
serait  alors  impossible  de  manger,  si  peu  que  ce  fût.  sans  le  rendre  ». 
(L'Encéphale,  loc.  cit.). 


406  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

mettre  d'aplomb  afin  d'accomplir  sa  tâche  quotidienne,  est 
obligé  d'aspirer  quelques  bouffées  d'opium.  «  Aussitôt  le  poison 
donne  un  coup  de  fouet  à  ses  facultés  engourdies,  de  même 
que  Talcool  redonne  du  ressort  au  buveur  après  une  nuit 
d'orgie»  (Jeanselme). 

Les  ivresses  thébaïqiies.  —  Tous  les  intermédiaires  existent 
entre  la  pointe  d'opium,  exaltation  intellectuelle  sans  confusion 
avec  sommeil  quasi  normal,  la  griserie  ou  rêverie  témoignant 
d'un  certain  automatisme  mental,  souvent  empreinte  de  con- 
fusion et  suivie  d'assoupissement  toxique  plus  ou  moins  pro- 
fond, l'ivresse  complète  enfin  avec  coma  dont  il  nous  reste  à 
dire  quelques  mots. 

Le  parallélisme  entre  l'alcool  et  l'opium  est  très  étroit  et 
l'ivresse  thébaïque  peut  se  terminer  comme  l'ivresse  alcoo- 
lique par  des  accidents  comateux,  convulsifs  ou  mortels  — 
<]ueslion  de  dose  et  de  terrain  — .  De  part  et  d'autre,  fait 
remarquer  Pouchet,  excitation  initiale  avec  les  doses  modé- 
rées, narcose  avec  asphyxie  menaçante  si  les  doses  sont  plus 
fortes  ou  la  réceptivité  plus  délicate. 

Le  néophyte  qui  a  été  trop  loin  et  surtout  trop  vite  tombe 
parfois  assommé,  comme  foudroyé  parle  poison  (ivresse  coma- 
teuse subite,  opianisme  aigu  de  Quéré).  Le  vétéran,  au  con- 
traire, aux  pipées  méthodiques  et  régulières  sent  l'ivresse 
venir  et  la  torpeur  le  saisir.  Sa  figure,  nez,  front,  paupières, 
ses  parties  génitales  sont  le  siège  d'insupportables  démangeai- 
sons, ses  mouvements  deviennent  ataxiques,  sa  parole  s'em- 
barrasse, ses  idées  s'obscurcissent,  des  vertiges  le  font  chan- 
celer et  la  prostration  l'envahit.  Il  n'entend  plus  ce  qui  se  dit 
à  ses  côtés,  pàht,  perd  connaissance  et  roule  inerte  sur  le 
tapis.  Des  sueurs  abondantes  et  visqueuses  inondent  sa  face  et 
son  corps;  les  membres  sont  dans  le  relâchement  complet, 
les  sphincters  deviennent  incontinents.  Sur  le  visage  livide 
apparaissent  des  taches  violacées  ;  la  langue  tuméfiée  et 
violette  pend  hors  la  bouche  ;  des  ecchymoses  zèbrent  la 
peau  ;  les  pupilles  se  dilatent  au  maximum  ;  le  pouls  faiblit  et 


PÉRIODE    D  ÉTAT  107 

perd  sa  régularité  ;  la  respiration  s'embarrasse  et  tombe  à  8  ou 
10  par  minute;  il  y  a  de  l'hj'^pothermie.  Parfois  des  convul- 
sions éclatent  (narcotisme  convulsif  analogue  à  l'ivresse  alcoo- 
lique convulsive  de  Percy).  Enfin  le  malade  peut  mourir  par 
asphyxie   bulbaire,  mais  cette  terminaison   est  plutôt  rare. 
Généralement  le  fumeur  sort  de  son  état  comateux  au  bout 
d'un  temps  plus  ou  moins  long,  douze,  vingt,  quarante-huit 
I    heures,  selon  la  gravité  du  cas.  Le  réveil  est  pénible  et  l'in- 
j    dividu  éprouve  un  sentiment  de  lassitude  générale  et  de  tor- 
peur indicible,  une  céphalée  gravative  intense.  Le  visage  est 
I    d'une  pâleur  mortelle,  les  yeux  injectés  et  ternes.  La  ph3^sio- 
j    nomie  reflète  une  expression  d'abattement  et  de  malaise.  La 
I    respiration  est  pénible  et  sifflante,  le  pouls  déprimé  et  lent. 
La  gorge  est  sèche,  la  langue  chargée,  la  constipation  opi- 
I    niâtre  ;  enfin  des  vomissements  se  produisent  sans  douleur  ni 
effort,  presque  sans  nausées,  au  moindre  mouvement.  L'es- 
tomac est  insensible  et  comme  paralysé  (Matteï). 

Nous  pourrions  citer  encore  les  ivresses  anormales,  hallu- 
cinatoires et  délirantes,  mais  il  nous  a  paru  qu'elles  étaient 
plutôt  exceptionnelles.  Laurent  soutient  môme  «  n'avoir  jamais, 
sur  des  milliers  de  fumeurs,  constaté  d'hallucinations, 
d'ivresse,  de  déhre,  encore  moins  de  coma  ».  Par  contre  cer- 
tains auteurs,  avec  Libermann,  décrivent  un  narcotisme  hal- 
lucinatoire et  délirant.  La  raison  de  cette  contradiction  lient 
en  grande  partie  à  ce  que  l'on  confond  trop  souvent  le  hachich 
et  l'opium  :  les  fumeurs  de  hachich  ou  d'opium  chanvre  sont 
véritablement  hallucinés,  les  fumeurs  d'opium  le  sont  très 
peu  —  surtout  ceux  qui  usent  d'un  bon  chandoo,  non  sur- 
morphiné,  exempt  de  dross  et  pur  de  toute  sophistication. 
Néanmoins  il  arrive  parfois  que  des  fumeurs  présentent  après 
une  orgie  d'oj)ium  des  visions  hallucinatoires  diverses  :  dra- 
gons, animaux  fantastiques,  figures  grimaçantes,  alors  qu'ha- 
bituellement le  trouble  sensoriel  n'aboutit  qu'à  l'illusion  ;  il  y 
a  bien  souvent,  en  pareil  cas,  adjonction  d'un  autre  facteur  : 
alcoolisme  concomitant,  paludisme,  insuffisance  hépato-rénale, 


108  ÉTUDE    CLINIOUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

OU  simplement  terrain  psychopathique  essentiellement  favori- 
sant. L'on  peut  enfin  rencontrer  un  véritable  état  onirique 
d'une  durée  plus  longue,  de  plusieurs  jours  à  plusieurs 
semaines;  il  ne  s'agit  plus  d'ivresse,  au  sens  doctrinal  et  res- 
treint du  mot,  mais  d'accès  subaigu  analogue  à  l'accès  déli- 
rant alcoolique,  ou  de  confusion  mentale  cachectique  et  ter- 
minale, préagonique.  Il  est  bon  cependant  de  faire  remarquer 
l'étroite  analogie  clinique  de  ces  psychoses  thébaïques  — 
psychoses  d'ivresse,  d'accès  aigu  ou  subaigu.  Nous  répéterons 
à  leur  sujet  ce  que  le  professeur  Régis  dit  des  psychoses 
alcooliques^  :  «  Quel  que  soit  son  degré  d'intensité,  l'accès 
de  psychose  alcoolique  est  susceptible  de  survenir  soit  dans 
l'alcoolisme  aigu,  à  la  suite  d'une  intoxication  brusque  et  pas- 
sagère, soit  à  un  moment  quelconque  de  l'empoisonnement 
chronique.  »  Nous  reparlerons  de  ces  états  hallucinatoires  et 
délirants  avec  les  formes  particulières  et  les  terminaisons  du 
thébaïsme  chronique. 

Avant  toutefois  d'aborder  cette  étude,  nous  voudrions  ten- 
ter une  explication  du  mécanisme  psychologique  de  l'état  de 
rêverie  chez  les  fumeurs  d'opium. 

Le  mécanisme  psychologique  de  la  rêverie.  —  La  pensée 
s'exerce  avec  une  puissance  bien  différente  suivant  d'abord 
les  individus,  suivant  les  moments  ensuite.  Ne  considérons 
que  les  modalités  de  ce  dernier  ordre.  En  temps  ordinaire  et 
normal,  la  pensée  glisse,  consciente,  sur  chaque  objet,  phé- 
nomène ou  incident,  sans  s'y  arrêter  ;  les  événements  de 
la  journée,  les  travaux  professionnels,  les  lectures,  les 
visites,  tous  les  menus  épisodes  de  la  vie  la  sollicitent  succes- 
sivement, l'écartant  d'un  point  pour  l'attirer  vers  un  autre, 
abandonné  l'instant  d'après  pour  un  troisième  ;  des  associa- 
tions d'idées,  tantôt  parfaitement  conscientes  et  précises,  tan- 
tôt seulement  vagues  et  subconscientes,  naissent  à  tout 
moment  de  ces  heurts  répétés,  par  comparaison,  analogie  ou 

1.  E.   Régis.  Précis  de  psychiatrie,  p.  ol7. 


PÉRIODE    D  ETAT  109 

contraste,  au  gré  des  circonstances  ou  bien  aiguillées  dans  un 
sens  déterminé  par  une  préoccupation  quelconque  fixe  ou 
passagère.  Le  jeu  ordinaire  et  régulier  de  la  pensée  consiste 
donc  dans  un  polyidéisme  mobile,  variable,  portant  toutefois 
l'empreinte  des  aptitudes  individuelles,  des  préoccupations  et 
des  soucis  dominants. 

La  pensée  peut  au  contraire  se  fixer  volontairement^  un 
temps  plus  ou  moins  long,  sur  un  groupe  d'idées  dont  l'exa- 
men et  la  discussion  présentent  un  intérêt  particulier  pour  de 
multiples  raisons.  Le  sujet  les  pèse,  les  analyse,  en  tire 
toutes  les  déductions  et  conclusions  possibles  en  vue  d'un 
but  déterminé,  pratique  ou  spéculatif.  La  réflexion  est  en 
quelque  sorte  l'irradiation  de  la  pensée  autour  d'un  noyau 
idéatif  donné,  vers  lequel  sont  volontairement  orientées 
toutes  les  associations  d'idées.  La  puissance  de  la  réflexion  se 
reconnaît  précisément  à  ce  qu'elle  ne  permet  l'intrusion  d'au- 
cune idée  étrangère  ;  sa  faiblesse  se  juge  par  la  distraction 
qui  laisse  pénétrer  dans  le  champ  de  la  conscience  des  idées 
n'offrant  aucun  lien  avec  l'idée  mère.  L'attention  est  une 
véritable  gardienne  chargée  d'une  mission  de  contrôle  et  de 
sélection  ;  elle  doit  n'introduire  que  les  ayants  droit,  résister 
à  toutes  les  sollicitations  ou  séductions  extérieures  ou  inté- 
rieures, inhibant  pour  cela  l'action  des  excitations  périphé- 
riques ou  cénesthésiques  et  repoussant  les  approches  de  l'idée 
distrayante.  La  réflexion  est  donc  un  polyidéisme  relatif,  un 
oligoidéisme,  sélectionné  et  orienté  volontairement. 

La  pensée  peut  enfin  se  fixer  sur  une  seule  idée  au  profit 
exclusif  de  laquelle  veille  l'attention,  dans  le  but  d'en  per- 
mettre une  compréhension  plus  parfaite,  une  assimilation  plus 
intime.  La  Méditation  ne  discute  pas  comme  la  réflexion, 
elle  approfondit  une  proposition,  une  conception  ou  un 
dogme.  Elle  exige  une  contention  intellectuelle  plus  étroite 
encore  que  la  réflexion  ;  la  pensée  ne  doit  pas  s'écarter  de 
l'objet  sur  lequel  elle  est  appliquée,  en  tôte-à-tôte  avec  lui,  et 
l'exemple  le  plus  frappant  de  ce  monoidéisme  volontaire  est 


110  ÉTUDK    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

fourni  j)ar  la  méditation  religieuse  ou  la  méditation  scien- 
tifique \ 

Le  rôle  de  l'attention  a  donc  pour  effet  de  hiérarchiser  les 
états  de  pensée  et  de  les  faire  tendre  vers  un  monoidéisme  de 
plus  en  plus  absolu.  Que  l'attention  vienne,  au  contraire,  à 
défaillir,  la  synthèse  mentale  se  relâchera  de  sa  contention  et 
la  pensée  se  dispersera  au  gré  des  attractions  qui  lui  seront 
offertes.  La  diminution  progressive  du  tonus  attentionnel 
entraîne  un  polyidéisme  d'autant  plus  instable  et  plus  fuyant. 
La  rêverie,  essentiellement  mobile  et  capricieuse,  se  dérobant 
devant  les  obstacles  dressés  par  la  raison  ou  la  réahté,  est 
un  état  de  moindre  effort  malgré  la  multiplicité  des  idées  qui 
se  coudoient  et  s'associent,  donnant  l'illusion  d'une  suractivité 
psychique. 

La  rêverie  ne  possède  cependant  pas  en  ioules  circons- 
tances le  môme  degré  d'hypotonicité  et  Ton  peut  distinguer 
la  rêverie  attentive,  avec  orientation  prévue  et  poursuivie 
volontairement,  de  la  rêverie  passive  dont  les  éléments  s'en- 
chaînent au  hasard.  La  première  est  la  rêverie  optimiste  et 
orgueilleuse  en  laquelle  presque  tous  nous  nous  complaisons, 
paresseusement  et  parfois  voluptueusement,  quand,  las  des 
fatigues  ou  des  tristesses  de  la  réalité,  nous  nous  laissons 
aller  à  imaginer  l'Avenir  et  l'Idéal,  emportés  par  nos  chimères, 
nos  désirs  et  nos  illusions.  C'est  aussi  la  rêverie  esthétique, 
la  rêverie  de  l'artiste  et  du  poète,  celle  que  Antheaume  et 
Dromard  ont  étudiée  et  dont  ils  ont  montré  les  caractères  dis- 
tinctifs  ;  «  la  rêverie  ",  parce  qu'elle  favorise  le  libre  jeu  des 


1.  On  peut  rappeler  à  ce  sujet  les  méditations  célèbres  d'Archiméde,  de 
Newton,  de  Pascal  et  d'Ampère.  <.  il  est  impossible,  dit  Dumas  en  parlant 
de  ce  dernier,  de  se  représenter  jusqu'où  était  portée  la  concentration  de 
son  esprit.  On  voyait  alors  cet  homme  qu'on  appelait  disirait,  isolé  pen- 
dant de  longues  heures  dans  une  méditation  profonde,  traversant  ses 
occupations  et  les  devoirs  de  la  vie  dans  une  sorte  de  somnambulisme, 
oubliant  tout  jusqu'au  moment  où  la  vérité,  se  faisant  jour,  le  délivrait 
de  cette  obsession  »  (Dumas.  Eloge  historique  d'A.  A.  de  la  Rive.  Revue 
scientifique,  1875,  t.  XV,  p.  630) . 

2.  Antheaume  et  Dromard.  Poésie  et  folie.  Paris.  1908,  p.  90. 


PERIODE    D  ÉTAT  Ht 

associations,  est  l'attitude  féconde  et  chère  au  poète.  II  y 
trouve  des  combinaisons  que  la  réflexion  ne  lui  fournirait  pas. 
La  réflexion  est  trop  exclusive  et  trop  despotique  ». 

La  rêverie  passive,  au  contraire,  n'a  plus  sa  direction  ; 
elle  ne  suit  plus  un  thème  préformé,  la  synthèse  mentale  est 
désagrégée  et  ce  sont  les  circonstances  fortuites,  les  percep- 
tions de  toute  nature,  les  préoccupations  actuelles,  les  sou- 
venirs les  plus  récents  ou  les  plus  fidèles  qui  commandent 
les  associations  d'idées  \  A  mesure  que  se  disperse  l'atten- 
tion et  que  se  désagrège  le  bloc  mental,  le  contrôle  et  la  cri- 
tique ne  se  font  plus,  l'incohérence  et  l'absurdité  apparais- 
sent... Insensiblement  l'on  passe  de  la  rêverie  au  rêve  véritable 
et  à  l'onirisme  confusionnel.  Point  n'est  besoin  de  rappeler 
ici  les  beaux  travaux  de  Lasègue  et  de  Régis  sur  l'analogie 
des  délires  toxiques  avec  les  états  de  rêve  ;  ils  sont  connus 
de  tous. 

La  rêverie  des  fumeurs  d'opium  est,  à  son  début,  une  rêve- 
rie active  et  c'est  à  ce  moment  que  les  sujets  dont  les  facultés 
ne  sont  pas  encore  éteintes  peuvent  faire  œuvre  intellectuelle, 
œuvre  surtout  d'imagination,  c'est-à-dire  oratoire  ou  poé- 
tique :  les  associations  s'effectuent  rapides,  multiples,  parfois 
ingénieuses  et  créatrices.  Mais,  si  l'on  pousse  plus  loin  l'usage 
de  l'opium,  la  rêverie  ne  tarde  pas  à  [)erdre  son  caractère 
volitionnel  et  à  devenir  automatique  :  c'est  alors  l'incohé- 
rence et  l'illusion  du  songe.  En  résumé,  ce  qui  spécifie  essen- 
tiellement la  rêverie  des  fumeurs  d'opium,  en  plus  de  son 
caractère  euphorique  et  mégalomaniaque,  est  une  hyperidéa- 
tion  associative  et  une  hypermnésie  de  reproduction  momen- 
tanées avec  diminution  progressive  de  l'attention  consciente 
et  de  la  volonté,  c'est-à-dire  avec  tendance  croissante  à  la 
passivité  et  à  l'automatisme  mental. 


1.  Cf.  G.  Dumas.  Comment  on  Qouverne  les  rêves.  La  Revue  de  Paris, 
la  novembre  1909,  p.  344. 

P.  Borel.  Rêverie  et  délire  de  grandeur.  Journ.  de  psychol.  norm.  et 
pathol.,  septembre,  1909,  p.  408. 


il2  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIOUE 

La  passivité  de  celte  rêverie  est  facilement  démontrée  par 
rinsuiïisance  de  l'attention  volontaire.  Alors  qu'au  début  de  la 
séance,  le  fumeur  pouvait  choisir  le  thème  de  sa  rêverie  ou  le 
sujet  d'une  conversation,  pénétrait  les  moindres  détails  de 
l'une  ou  de  l'autre  avec  une  lucidité  parfaite,  écoutait  les 
objections  et  les  critiques  formulées  et  y  répondait  victorieu- 
sement, son  attention,  au  bout  d'un  certain  temps,  faiblit  au 
point  qu'il  devient  incapable  de  guider  son  rêve  et  de  le  clore 
à  son  gré,  de  comprendre  et  de  suivre  son  interlocuteur.  ((  Si 
dans  la  conversation  le  thébaïsé  nejoue  pas  un  rôle  actif,  l'es- 
prit sans  cesse  éperonné  par  l'idée,  le  mot  à  trouver,  la  dis- 
traction survient  rapidement  ;  si  l'interlocuteur  parle  seul,  que 
l'on  écoute  une  leçon,  un  sermon  par  exemple,  lesyeux  devien- 
nent vagues  comme  la  pensée;  le  fumeur  se  trouve  dans  cet; 
état  d'euphorie  sans  pensée  ou  avec  des  pensées  très  simples, 
les  phrases  sont  entendues,  mais  nullement  comprises... 
(Laurent).  Pour  la  lecture  et  le  raisonnement,  c'est  même 
chose.  Celui-ci  ne  peut  se  poursuivre,  ni  celle-là  se  prolonger; 
l'esprit  ne  se  fixe  point  et  sa  direction  échappe  constamment. 
Laurent  précise  avec  exactitude  la  scène  du  lecteur  somno- 
lent :  «  Quelques  pages  au  plus  sont  lues  et  comprises,  puis 
tout  à  coup  il  y  a  un  moment  d'arrêt  bien  net  de  l'intelhgence, 
le  fumeur  retombe  encore  dans  sa  rêvasserie  habituelle,  eti 
s'aperçoit  que  depuis  un  instant  il  n'est  pas  à  sa  lecture,  une 
phrase  n'a  pas  été  comprise.  Effort  de  volonté,  l'esprit  se  fixe 
à  nouveau  et,  parfois,  tellement  court  est  cet  effort,  la  phrase 
n'est  pas  encore  lue  que  l'on  rêve  encore  ;  on  lutte,  on  gagne 
quelques  paragraphes,  vingt  fois  on  recommence  le  même 
manège,  puis  le  livre  tombe  et  la  rêverie  s'installe  en  maî- 
tresse, c'est  encore  là  le  non-sommeil  avec  la  pauvreté  de  la 
pensée  caractéristique  de  l'opium.  » 

L'apparente  suractivité  psychique  due  à  la  succession  inin- 
terrompue des  images  mentales  n'est  en  réalité  qu'une  incon- 
tinence et  qu'une  paralysie;  le  polyidéisme  relève  autant  du 
relâchement  attentionnel,  de  l'obnubilation  intellectuelle   et 


,  PERIODE    D  ETAT  113 

de  TinsulTisance  volitionnelle  que  de  l'exaltation  des  facultés 
Imaginatives  et  mnésiques.  Parlant  de  l'action  excitante  des 
toxiques,  alcool,  hachich,  opium,  Antheaume  et  Dromard 
concluent  fort  justement  de  la  sorte  :  «  Les  apparences  d'une 
suractivité  psychique  ont  ici  leur  raison  d'être  dans  une  ato- 
nie provoquée  des  appareils  cérébraux  inhibiteurs,  et  l'hy- 
peridéation  n'est  autre  chose  qu'une  incontinence  de  senti- 
ments et  d'idées.  La  profusion  des  images  se  succédant  avec 
une  rapidité  inaccoutumée,  la  richesse  des  représentations 
qu'on  ne  fixe  pas  au  passage,  tout  cela,  faute  d'être  modéré 
et  coordonné,  constitue  un  chaos  mouvant  dans  lequel  il  est 
impossible  de  faire  une  pause.  Dans  cette  prétendue  suracti- 
vité, nous  ne  trouvons  au  total  qu'une  paralysie  ^  » 

Nous  sommes  ainsi  amené  à  considérer  la  rêverie  d'opium 
comme  un  état  de  subonirisme  toxique,  comme  une  forme 
légère  de  confusion  mentale,  et  l'excitation  initiale  —  celle 
qui  précède  immédiatement  l'engourdissement  euphorique  — 
comme  une  variété  de  mentisme  :  il  est  à  remarquer,  en 
effet,  que  ce  sont  presque  toujours  les  mêmes  pensées  qui 
reviennent  chez  le  même  fumeur,  avec  un  caractère  fatigant 
et  obsédant  sur  lequel  certains  de  nos  malades  ont  insisté  tout 
particulièrement,  à  l'instar  de  l'opiomane  Th.  de  Quincey. 
Nous  pouvons  dire  aussi,  dès  maintenant,  que  chez  l'intoxi- 
qué chronique,  le  travail  de  réflexion  devient  de  plus  en  plus 
difficile  et  finalement  tout  à  fait  impossible,  la  pensée  ne  pou- 
vant arriver  à  se  poser  et  fuyant  toujours. 

Rêverie  et  hallucinations.  —  Un  dernier  point  reste  à  étu- 
dier au  sujet  de  la  rêverie.  Comporte-t-elle  des  hallucinations? 
Les  réponses  des  auteurs  sont  contradictoires,  celles  des 
fumeurs  souvent  imprécises.  C'est  qu'en  effet  on  a  tendance 
à  confondre  des  étals  très  différents  :  la  rêverie,  l'ivresse 
simplement  confusionnelle  avec  torpeur  mentale  consécutive 
et  l'accès  de  psychose  thébaïque  aiguë  ou  subaiguë.  Ce  der- 

1.  Antheaume  et  Dromard.  Loc.  cit.,  p.  304. 

DupocY.  —  Les  opiomanes.  8 


H4  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIOUh 

nier  est  toujours  hallucinatoire  ;  l'ivresse  Test  quelquefois  ; 
la  rêverie  (en  dehors  de  cas  très  spéciaux  d'intoxication 
mixte  ou  compliquée)  Test  rarement.  Une  des  principales 
causes  d'erreur  dans  l'appréciation  des  troubles  de  la  percep- 
tion chez  les  fumeurs  d'opium  est  leur  hyperesthésie  senso- 
rielle. La  moindre  excitation  est  ressentie,  exagérée  ou  inter- 
prétée. Or  cette  interprétation  est  souvent  irrationnelle  ou 
faussée  en  raison  de  leur  état  d'engourdissement  psychique 
et  de  désordre  associatif  —  d'où  la  fréquence  des  déforma- 
tions perceptives,  c'est-à-dire  des  illusions. 

L'analyse  des  représentations  mentales  évoquées  pendant 
la  rêverie  rend  compte  de  la  complexité  du  processus  et  de 
la  diiTieaUé  du  diagnostic.  Le  cours  de  la  rêverie  passive,  la 
seule    qui  nous  intéresse  véritablement  en  la  matière,   est 
principalement  dirigé  par  les  sensations  perçues,   même  les 
plus  minimes,  que  déclanche  tout  un  système  d'associations  ; 
et  cela  est  si  vrai  que  les  fumeurs  d'opium  ont  grand  soin 
d'écarter  de  leurs   sens  les  objets  susceptibles  d'attirer  de 
pénibles   images  ;  ils  font  un  peu  comme  les  amateurs    de 
chanvre  qui,  voulant  jouir  pleinement  des  magies  du  hachich, 
les  préparent  à  l'avance.  C'est  donc  un   détail  quelconque 
qui  servira  d'amorce  à  la  scène  rêvée  :  ceUe-ci  se  joue  mal 
orientée  dans  le  temps  et  l'espace,  mais  souvent,  par  contre, 
bien  située  dans  le  milieu  ;  et  la  chose  se  comprend  aisément. 
La  locahsation  d'une  image  dans  le  temps  et  l'espace  demande 
un  raisonnement  méthodique  effectué  à  l'aide   de   points  de 
repère  précis.  Si  nous  jugeons  que  tel  fait  s'est  passé  en  telle 
année,  ou  alors  que  nous  avions  tel  âge,  ce  ne  peut  être  qu'à 
la  condition  de  nous  rappeler  de  la  manière  la  plus  formelle, 
ou  bien  que   ce  fait  est  lié  indissolublement  à  cette  année 
(date  historique  générale  ou  personnelle)  ou  à  cet  âge  (âge  de 
l'entrée  au  collège  ou  dans  une  administration,  de  l'obtention 
d'un  diplôme  important,  du  service  militaire,  de  la  majorité 
légale,  du  mariage...)  ou  bien  qu'il  est  intermédiaire  à  deux 
dates  ou  à  deux  â^es  dont  le  souvenir  est  intact.  De  même. 


PÉRIODE    D  ÉTAT  115 

l'estirnalion  des  dimensions  d'un  objet  et  sa  situation  dans 
l'espace  exigent  souvent  un  calcul  des  plus  minutieux,  incom- 
patible avec  l'assoupissement  toxique  des  facultés  critiques. 
Le  fumeur  d'opium  est  fi^énéralement  incapable  dans  son  rêve 
de  préciser  une  date,  un  âge,  une  situation,  une  dimension; 
tout  devient  pour  lui  incommensurable,  impondérable,  infini; 
il  compte  par  milliers  d'années  ou  de  kilomètres  ;  s'il  vient, 
par  exemple,  à  s'imaginer  qu'il  navigue  sur  un  lac,  ce  lac  est 
immense,  sans  fond  ni  bornes;  les  montagnes  qui  l'entourent 
sont  d'une  hauteur  prodigieuse,  et  lui-même  met  un  temps 
illimité,  10.000,  20.000  ans  à  en  accomplir  la  traversée... 
L'orientation  dans  le  milieu,  en  revanche,  se  fait  automati- 
quement, grâce  à  un  détail  quelconque;  le  souvenir  d'une 
personne,  d'un  animal,  d'un  objet,  évoque  instantanément  la 
maison  où  nous  avons  vécu  à  une  époque  plus  ou  moins  recu- 
lée de  notre  existence  et  ses  alentours  immédiats,  tel  champ, 
telle  rivière,  tel  paysage...  L'image  du  milieu  est  beaucoup 
plus  fixe  que  les  notions  d'âge  et  de  temps,  essentiellement 
mobiles,  perpétuellement  évolutives. 

Ces  brèves  considérations  nous  expliquent  pourquoi  les 
représentations  mentales  des  fumeurs  d'opium,  au  cours  de 
leurs  rêveries  (et  aussi  de  leurs  rêves)  sont  floues  et  vagues 
sur  certains  points,  extrêmement  précis  sur  d'autres,  détails 
de  costumes,  de  lieux,  etc.,  et  assez  souvent  panoramiques. 
Ce  caractère  panoramique,  non  d'ailleurs  spécial  à  l'opium, 
est  encore  favorisé  par  plusieurs  conditions  :  beaucoup  de 
fumeurs  sont  des  coloniaux  dont  la  mémoire  est  riche  en  sou- 
venirs de  ce  genre.  Les  autres,  pour  la  plupart,  sont  des  exal- 
tés, épris  d'aventures  et  vivant  en  imagination  d'extraordi- 
naires voyages.  L'opium,  la  drogue  orientale,  évoque  par  la 
seule  puissance  de  son  nom  le  lointain  et  fabuleux  Orient,  i 
avec  le  mirage  de  son  horizon  grandiose  et  de  ses  paysages  ; 
•exotiques,  lumineux,  tourmentés,  étrangement  attirants. 

Nous  ne  voulons  pas  nous  étendre  sur  les  autres  caractères 
de  la  rêverie  thébaïque  :  déformation,  désordre,  incohérence. 


( 


116  ÉTUDE    CLIMQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

égocentrisme...,  ce  sont  ceux  de  tout  rêve  ou  rêverie  *.  Nous 
préférons  nous  arrêter  quelques  instants  encore  sur  la  prédo- 
minance visuelle  des  représentations  mentales  et  des  illusions 
sensorielles,  et  leur  diflerenciation  d'avec  les  véritables  hallu- 
cinations. 

Le  fumeur  plongé  en  sa  consciente  rêverie  prétend  bien 
voir  défiler  ses  pensées,  traduites  sous  une  forme  concrète» 
mais  à  proprement  parler  il  ne  les  voit  pas  objectivement 
ainsi  que  les  verrait  un  halluciné  :  il  ne  réagit,  d'ailleurs^ 
nullement  comme  ce  dernier,  il  n'étend  pas  les  mains  pour 
saisir  l'objet  qui  se  présente,  il  ne  cherche  ni  à  le  fuir,  ni  à 
le  rejoindre,  il  ne  témoigne  aucun  des  sentiments  de  joie» 
d'effroi,  de  désir,  de  dégoût,  qui  se  manifestent  malgré  soi- 
sur  le  visage,  lorsqu'on  assiste  à  une  scène  vécue  ;  il  res- 
semble bien  plutôt  au  spectateur  qui,  sans  grande  émotion,, 
regarde  se  dérouler  des  films  cinématographiques,  préparé 
qu'il  est  à  ce  spectacle  et  sachant  parfaitement  que  ce  qu'il 
voit  est  seulement  une  image  et  nullement  la  réalité.  Xos 
rêveurs  se  représentent  avec  une  intensité  toute  particuHère 
les  images  que  leur  imagination  leur  suggère  et  la  concep- 
tion de  certains  détails  est  douée  d'une  telle  netteté  et  d'une 
telle  précision  qu'ils  semblent  appartenir  à  un  objet  véritable- 
ment existant.  Mais  interrogez  les  fumeurs  qui  n'ont  pas 
versé  dans  la  confusion  et  l'incohérence  de  l'ivresse  com- 
plète ;  demandez-leur  de  définir  leurs  visio/is,  et  ils  établiront 
une  différence  tranchée  entre  leurs  perceptions  normales  et 
leurs  «  visions  intérieures  et  mentales  ».  Ils  voient  avec  leur 

1.  Nous  signalerons  à  ce  propos  les  conclusions  auxquelles  aboutissent 
Antheaume  et  Dromard  dans  leur  étude  de  la  rêverie  poétique  :  ils  recon- 
naissent comme  caraclùres  principaux  des  représentations  mentales  au 
cours  de  l'état  de  rêverie  :  la  nature  concrète  des  images.  Téloignement 
dans  le  temps  et  l'espace,  la  déformation,  le  morcellement  avec,  comme 
conséquences  immédiates,  l'intensité  des  représentations  Imaginatives  et 
l'effacement  des  représentations  réelles,  d'où  accaparement  des  forces-.- 
vitales  au  profit  de  la  seule  subjectivité  et  disparition  du  sens  de  la  vie, 
perte  de  l'opposition  entre  le  moi  et  le  non-moi.  «  La  personnalité  tend  à- 
s'évanouir.  L'esprit  flottant  et  non  appliqué  ne  tend  pas  à  s'identifier  avec 
les  objets  de  l'ambiance;  il  tend  à  une  diffusion  de  soi-n>ème  dans  les. 
choses  ».  (.\ntheaume  et  Dromard,  lac.  cit..  p.  107.) 


H 


PERIODE    D  ETAT  Hl 

imagination  et  non  avec  leurs  sens  ;  ils  en  ont  conscience  et 
ne  sV  trompent  pas  ;  seulement  ils  n'ont  d'autre  terme  pour 
désigner  leurs  représentations  mentales  que  celui  qui  s'ap- 
plique à  la  perception  sensorielle. 

D'autre  part,  ils  interprètent  leurs  moindres  sensations, 
démesurément  amplifiées  du  fait  de  leur  hyperesthésie  et  con- 
sidérablement déformées  par  suite  de  la  perte  de  leur  esprit 
critique  et  aussi  de  Tautomatisme  rapide  de  leurs  associations. 
Or  le  silence  et  l'immobilité  qui  régnent  dans  la  fumerie 
réduisent  au  minimum  les  perceptions  auditives,  tactiles  ou 
cinétiques,  tandis  que  les  visuelles  conservent  encore  leur 
activité;  les  illusions  de  la  vue  sont  encore  favorisées  par  la 
pénombre  qui  baigne  la  salle,  par  le  contour  estompé  et  flou 
des  objets  qui  la  remplissent  et  des  dessins  qui  en  décorent 
les  murs.  Lorsque  de  véritables  hallucinations  se  produisent 
à  ce  moment,  elles  sont  souvent  auditives  en  même  temps 
que  visuelles  (hallucination  associée  ou  combinée)  ;  mais 
dans  la  très  grande  majorité  des  cas  l'état  de  simple  rêverie 
provoquée  par  quelques  pipes  d'un  opium  peu  morphine  ne 
s'accompagne  pas  d'hallucinations,  ni  auditives,  ni  visuelles. 
En  revanche,  si  Ton  place  dans  le  voisinage  du  fumeur  en 
train  de  rêver  un  bouquet  odorant,  un  objet  quelconque  par- 
fumé, ou  que  l'on  joue,  même  à  grande  distance,  d'un  ins- 
trument musical,  immédiatement  des  images  olfactives  ou 
auditives  se  présentent  ;  des  souvenirs  surgissent,  se  rappor- 
tant à  une  odeur  ou  à  un  air  jadis  entendu  :  la  rêverie  est 
aiguillée  dans  une  nouvelle  voie. 

Les  pseudo-hallucinations  de  la  rêverie  thébaïque  ne  sont 
que  des  représentations  mentales,  intensifiées  jusqu'à  simuler 
une  irréelle  perception.  Elles  sont  volontiers  panoramiques  . 
et  cinématographiques,  constituées  par  une  série  de  tableaux  ) 
défilant  devant  les  veux  avec  la  netteté,  le  relief,  la  couleur  et 
la  vie  de  la  réalité  ou  de  l'hallucination  ;  c'est  la  rêverie  elle- 
même,  avec  tous  ses  caractères  précédemment  étudiés  d'eu- 
phorie, d'immensité,  de  magnificence,  d'égocentrisme,  etc.. 


1»8 


HTl'DE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 


mais  revêtant  une  apparence  hallucinatoire.  Le  fumeur  croit 
voir,  conmie  en  rêve^  des  paysages  riants  ou  splendides,  vastes 
et  infinis,  souvent  exotiques,  parfois  totalement  inconnus,  des 
scènes  qui  rapidement  se  déroulent  et  oii  presque  toujours 
il  joue  un  rôle  important. 

Les  visions  sont  généralement  magnifiques,  tout  imprégnées 
de  couleurs  et  de  lumières,  telle  celle-ci  :  «  J'ai  vu,  sur  un 
rocher  en  pleine  mer,  un  temple  magnifique  éclaboussé  d'or; 
sur  un  autel  de  jade  se  dressaient  deux  superbes  statues;  un 
vieillard  officiait;  le  peuple  se  prosternait  suppliant...  »  Elles 
peuvent  cependant  être  plus  ou  moins  pénibles,  par  suite  soit 
de  préoccupations  obsédantes  que  Topium  n'arrive  pas  à 
chasser,  soit  bien  plutôt  de  la  mauvaise  qualité  de  l'opium 
ou  d'une  fâcheuse  digestion.  «  ...D'autres  fois,  ce  sont  des 
cauchemars;  est-ce  parce  que  j'ai  fumé  trop  tôt  après  dîner, 
c'est  probable.  Ainsi,  j'ai  fait  naufrage,  un  soir,  sur  une  île 
de  fumeurs  ;  l'opium  manquant,  le  roi  me  prit  sur  un  bout 
de  son  aiguille,  me  fit  grésiller  sur  la  lampe,  et  me  fuma...  » 
Les  représentations  mentales  ne  sont  pas  fatalement  visuelles 
et  le  fumeur  peut  dans  son  rêve  rappeler  des  souvenirs  audi- 
tifs, évoquer  des  phrases  musicales,  des  airs  ou  des  chants 
jadis  entendus,  assister  en  imagination  à  un  concert  sympho- 
nique  ou  à  une  scène  d'opéra,  revivant  chaque  détail,  ouïs- 
sant chaque  note  de  l'orchestre  ou  du  chœur.  D'autres  repré- 
sentations s'observent  encore,  toutes  les  possibles,  tactiles, 
cinétiques,  cénesthésiques,  etc..  Plusieurs  de  nos  sujets  nous 
signalent  même  des  représentations  autoscopiques  ;  ils  se 
(voyaient,  s'entendaient,  se  sentaient  aller  et  venir  dans  leur 
N  fumerie  ou  dans  leur  atelier,  alors  qu'ils  se  trouvaient  étendus 
•sur  leur  natte  ou  leur  divan. 

Ce  qui  caractérise,  somme  toute,  les  représentations  men- 
tales du  rêveur  d'opium,  c'est  leur  coordination  relative,  leur 
succession  logique  et  naturelle,  une  certaine  conscience  de 
leur  irréalité  et  de  leur  nature  imaginative,  la  non-provoca- 
tion enfin  de  phénomènes  réactionnels.  Les  véritables  hallu- 


PERIODE    D  ETAT  119 

cinations,  au  contraire,  du  thébaïsé,  hallucinations  de  l'ivresse 
proprement  dite,  ne  survenant  guère  qu'après  un  excès  inac- 
coutumé et  en  même  temps  que  se  manifestent  un  certain 
désordre  dans  les  idées  et  une  obnubilation  de  la  conscience, 
ont  des  caractères  différents.  Elles  ne  s'associent  et  ne  se 
déroulent  plus  avec  la  continuité  méthodique  de  la  rêverie, 
mais  elles  surgissent  brusques,  soudaines,  brutales,  discon- 
tinues, épisodiques  ou  paroxystiques,  plus  ou  moins  incohé- 
rentes et  assez  souvent  en  salve.  Elles  empruntent  complète- 
ment l'image  de  la  réalité,  et  la  conscience  est  en  défaut. 
Ce  sont  des  objets  qui  très  rapidement  se  dressent,  glissent, 
rampent,  courent  devant  le  fumeur,  sur  la  natte  ou  le  pla-» 
teau,  des  têtes  qui  apparaissent  brusquement  sur  un  rideau, 
dans  le  cadre  d'une  porte,  et  s'évanouissent  aussitôt,  des 
gnomes  hideux,  des  figures  menaçantes,  des  animaux  répu- 
gnants ou  effrayants,  rats,  serpents,  tigres,  éléphants...  Ce 
sont  des  magots  tout  à  coup  qui  se  déplacent  dans  l'espace 
et  se  mettent  à  parler,  invectivant  généralement,  accusant 
ou  condamnant  le  malheureux  fumeur  ;  ce  sont  des  cloches 
sonnant  à  toute  volée,  des  voix  tonitruantes,  des  conversa- 
tions nombreuses  et  agressives... 

L'hallucination  est  rarement  agréable,  contrairement  à  la 
représentation;  elle  est  pénible,  et  entraîne  un  sentiment  de 
terreur  ou  de  dégoût.  Les  réactions  qu'elle  détermine  sont 
typiques  ;  tandis  que  le  rêveur,  nonchalamment  étendu,  som- 
nole quiet,  le  regard  voilé,  dans  une  attitude  de  sereine  satis- 
faction, l'halluciné  se  lève,  cherche  dans  les  encoignures  de 
la  pièce,  soulève  une  tapisserie,  écarte  un  rideau,  déplace  un 
meuble,  regarde  sous  un  autre,  fait  mine  de  chasser  d'invi- 
sibles objets;  ou  bien,  accoudé,  les  yeux  fixes,  le  bras  tendu, 
il  frissonne  et  marmotte  de  suppliantes  paroles.  Si  même 
l'inhibition  toxique  loblige  à  l'iiiertie  absolue,  son  regard 
apeuré,  son  masque  anxieux,  son  rictus  douloureu.v,  ses  mains 
crispées  trahissent  ses  hallucinations  et  l'effroi  qu'elles  lui 
inspirent. 


120  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

Au  résumé,  si  Tivresse  Ihébaïque  s'accompagne  parfois 
jd'hallucinations,  la  classique  et  habituelle  rêverie  en  semble 
dépourvue.  La  succession  de  ses  éléments  constitutifs  est  la 
suivante  :  sentiment  d'euphorie,  de  sublimité  intellectuelle 
\et  d'impondérabilité  corporelle,  excitation  intellectuelle  avec 
ihypermnésie,  exaltation  associative,  lucidité  parfaite  et  con- 
servation du  pouvoir  volitionnel  contrastant  avec  une  torpeur 
physique  et  l'incapacité  d'exécuter  l'acte  conçu  et  décidé  ; 
puis  engourdissement  des  facultés  supérieures  de  contrôle, 
d'attention  et  d'inhibition  volontaires,  tendance  de  plus  en 
plus  marquée  à  la  confusion,  à  l'automatisme  mental  et  à  la 
passivité,  altérations  perceptives,  illusions  sensorielles;  enfin 
torpeur  et  assoupissement.  Les  hallucinations  de  la  rêverie, 
quand  elles  existent,  précèdent  la  torpeur  terminale,  ne  sont 
généralement  que  l'objectivation  rapide  et  concrète  des  asso- 
ciations idéatives  ou  l'amplilication  des  illusions  visuelles 
antérieures  et  sont  en  tous  points  comparables  aux  halluci- 
nations hypnagogiques. 

Les  états  provoqués  par  le  hachich  sont,  au  contraire,  hal- 
lucinatoires presque  d'emblée.  Un  de  nos  malades  nous  faisait 
à  ce  sujet  le  parallèle  suivant  : 

«  Vopiurn  ne  donne  jamais  d'hallucinations  ;  il  ne  fait  qu'exalter 
la  mémoire  et  l'imagination  qui  construisent  des  représentations 
mentales  que  le  fumeur  dirige  à  son  gré. 

«  Avec  le  hachich,  au  contraire,  l'on  n'est  pas  maître  de  ses 
représentations,  on  les  subit.  Le  hachich  est  donc  beaucoup  plus 
brutal  que  l'opium  et  provoque  des  hallucinations.  Ce  sont  surtout 
des  visions  cinématographiques;  on  pourrait  les  comparera  une 
série  de  clichés  qui  tomberaient  les  uns  après  les  autres  et 
n'auraient  entre  eux  aucun  lien.  Lintoxiqué,  par  exemple,  enten- 
drait dans  son  rêve  un  orgue  de  Barbarie,  et  assisterait  en  une 
minute  aux  cinq  actes  entiers  d'un  grand  opéra;  puis,  immédia- 
tement après,  se  verrait  transporté  dans  un  milieu  plus  ou  moins 
féerique  (hallucinations  visuelles)  n'ayant  aucun  rapport  avec  ce 
qu'il  venait  d'entendre.  —  Une  remarque  à  faire  à  ce  sujet  est 
que  les  hallucinations  du  hachich  revêtent  une  précision  fantas- 
tique. 

«  Dans /'opium,  les  représentations  s'enchaînent  magnifiquement; 


PÉRIODE    D  ÉTAT  121 

la  raison  les  dirige  toutes,  —  sauf  lorsque  le  fumeur  a  trop  fumé; 
alors  le  contrôle  et  la  direction  du  rêve  lui  échappent.  Avec 
l'opium  on  aiguille  sa  pensée  dans  la  direction  choisie  soit  au 
moment  même,  par  une  association  fortuite  d'idées,  soit  préalable- 
ment, avec  préméditation.  Le  fumeur  peut  se  contenter  d'évoquer 
telle  ou  telle  personne  qu'il  croit  voir  et  entendre,  et  avec  qui  il 
cause  mentalement,  ou  bien  tel  ou  tel  milieu  familial  et  plaisant 
qu'il  embellira  encore  suivant  son  caprice  et  dans  lecpiel  il  se  pro- 
mènera émerveillé.  Il  peut  également  fixer  son  esprit  sur  tel  ou 
tel  travail  intellectuel  ;  et  alors  ce  travail  lui  paraîtra  plus  facile; 
le  problème  auquel  il  s'attaquera  lui  sera  plus  aisé  à  résoudre  ;  il 
parlera  avec  plus  d'éloquence,  écrira  avec  plus  d'élégance  ;  mais 
cependant  l'opium  est  incapable  d'élever  l'intelligence  du  fumeur. 
Celui-ci  demeure  ce  qu'il  était  auparavant,  sauf  qu'il  opère  avec 
infiniment  plus  d'aisance  et  de  souplesse  «. 


Avant  de  clore  définitivement  cette  étude  sur  la  rêverie  du 
fumeur  d'opium,  il  est  bon,  je  crois,  de  noter  qu'elle  fait 
très  souvent  défaut  :  la  rêverie  est  un  acte  intellectuel  que 
tous  ne  savent  ou  ne  peuvent  pratiquer  ;  l'opium  ne  fait  rêver, 
éveillées,  que  les  intelligences  capables  de  rêver  et,  de  môme 
qu'il  «  ne  donnera  pas  l'intelligence,  l'esprit,  la  mémoire  à 
qui  en  est  dépourvu  »,  comme  le  dit  fort  justement  une  de 
nos  fumeuses,  il  ne  procurera  non  plus  de  rêveries  aux  cer- 
veaux trop  lourds  ou  trop  pratiques  pour  laisser  s'envoler  leur 
pensée.  Seuls  rêveront  donc...  les  rêveurs,  les  sensitifs  et  les  ( 
imaginatifs.  Les  autres  pourront  goûter  le  charme  d'un 
engourdissement  mol  et  béat  ;  ils  pourront  demeurer  insom- 
niques  toute  la  nuit,  ou  vautrés  dans  la  torpeur,  ils  pourront 
fumer  jusqu'à  l'hallucination  ou  au  coma,  ils  ne  connaîtront 
pas  la  rêverie  intellectuelle,  ce  papillonnement  de  la  pensée  à 
travers  les  souvenirs  du  Passé  et  les  espérances  de  l'Avenir. 

Même  chez  les  intellectuels,  la  rêverie  peut  ne  pas  se  pro- 
duire et  seule  une  somnolence  paisible  et  sereine,  envahir 
agréablement  le  fumeur.  Surtout  que  le  dilettante  toxico- 
mane ne  garde  pas,  s'il  l'a  puisée  en  quelque  récit  fantai- 
siste, sa  croyance  en  la  vertu  magique  de  l'opium  donnant 
au  fumeur  la  puissance  d'évoquer  à  sa  guise  les  tableaux  les 


122  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

plus  divers.  «  Sous  l'influence  de  la  volonté,  avoue  non  sans 
quelque  réticence  Laurent,  cet  observateur  trop  expérimenté 
des  méfaits  de  l'opium,  parfois  un  tableau  peut  se  présenter 
à  l'esprit,  mais  l'effort  psychique  ne  durera  pas  longtemps  » . 
La  rêverie  abdique  aussitôt  toute  autonomie  directrice  et 
évocatrice.  Elle  s'appauvrit  même  peu  à  peu  jusqu'à  ne  plus 
être  composée  que  d'images  éparses,  flottantes,  imprécises 
et  mériter  presque  l'appellation  de  rêverie  sans  pensée,  ou 
ne  comporte  qu'une  seule  idée,  monotone  et  quasi  obsédante. 
«  Aucune  cause  d'excitation  ne  survenant,  le  fumeur  pense  à 
peine,  les  idées  flottent,  très  vagues,  à  peine  reconnues  par  la 
conscience...  On  a  presque  la  sensation  de  tableaux  grisâtres, 
vagues,  ondulant   devant  l'esprit,  qui  n'a  pas    la    force  de 

s'apercevoir  nettement  de  ses  pensées Parfois  pourtant, 

dans  cette  agréable  insomnie  l'idée  se  présente  à  l'esprit,  très 
simple;  la  conscience  s'en  empare,  la  médite  lentement,  la 
retourne  sur  toutes  ses  faces  sans  jamais  les  approfondir;  s'il 
s'agit  d'un  travail  à  faire,  d'un  acte  à  accomplir,  il  paraît 
facile,  d'une  pensée,  elle  paraît  bonne.  Les  choses  sont  vues 
sous  leur  meilleur  aspect,  et  longuement,  lentement,  l'esprit 
ressasse  la  même  idée,  la  revoyant  cent  fois  de  la  même 
façon  sans  jamais  s'en  lasser...  »  (Laurent). 

Nos  sujets  nous  ont  confirmé  dans  cette  opinion  :  l'idéale 
rêverie  si  magnifiquement  décrite  par  quelques-uns  est  rare, 
très  rare. 


«  Les  rêveries  que  j'ai  pu  avoir  étant  éveillé  sont  très  rares.  Jai 
conduit  ma  pensée  sur  des  faits  anciens,  vers  des  paysages  déjà 
vus  et  que  je  revoyais  alors  avec  une  netteté  extraordinaire. 
Fumant  à  présent  très  raisonnablement  je  n'ai,  à  proprement 
parler,  plus  de  rêveries.  Je  fume  pour  ne  pas  souffrir  de  la  priva- 
lion  surtout.  Une  fois  seulement,  dans  les  commencements,  une 
rêverie  m'a  fait  voir  un  panorama  exotique  que  je  n'avais  certai- 
nement vu  ni  en  nature  ni  en  reproduction  »  (F.) 

«  Rêveries  éveillé,  dit  un  autre,  je  ne  connais  rien  de  tout  cela  : 
ta  seule  chose  de  ce  genre  est  la  suivante  :  lorsque  j'ai  beaucoup 
fumé,  je  suis  quelque  temps  avant  de  trouver  le  sommeil  complet, 


PÉRIODE    D  ÉTAT  123 

dans  un  état  de  somnolence;  danscet  état,  j'ai  souvent  une  impres- 
sion de  vertige,  je  me  trouve  au  bord  d'un  précipice,  d'un  toit,  ou 
sur  la  corniche  d'un  monument  élevé.  Cette  impression  a  lintensité 
de  la  réalité  ». 


Nous  ne  pouvons  livrer  ici  les  confessions  entières  de  tous 
nos  fumeurs  d'opium  ;  nous  allongerions  fastidieusement  cette 
élude.  Xous  avons  choisi,  parmi  les  confidences  que  nous 
avons  reçues,  quelques  échantillons,  très  inégaux  à  tous 
points  de  vue  —  cette  inégahté  étant  à  la  fois  celle  des  intel- 
lectualilés,  des  afTinités  et  des  prédispositions,  partant  celle 
des  effets  psychiques  de  Fopium,  Nous  reproduirons  d'abord 
dans  son  intégralité  une  sorte  de  monographie  sur  l'opium, 
rédigée  sur  notre  demande  et  nos  indications  par  un  fumeur 
intelligent,  instruit  et  observateur.  Les  impressions  que  pro- 
cure l'opium  sont  tout  à  fait  personnelles  et  le  fumeur  ne  res- 
sent pas  fatalement  ce  qu'éprouve  son  voisin  de  natte.  Néan- 
moins, les  pages  qui  vont  suivre,  écrites  dans  un  style  alerte 
et  coloré,  reflètent  avec  exactitude  cette  volupté  intellectuelle 
dont  tous  les  opiomanes  prétendent  jouir  durant  leur  rêverie  ; 
elles  renferment,  en  outre,  des  détails  topiques  que  nous 
avons  jugés  intéressants.  Nous  mettrons  cependant  nos  lec- 
teurs en  garde  contre  ce  conteur  brillant  et  convaincu,  aux 
descriptions  enthousiastes  et  séduisantes...  Son  intelligence, 
jadis  souple  et  vivace,  a  dépéri  sous  l'influence  du  poison  ;  sa 
situation  sociale  était  fort  compromise,  sa  moralité  viciée 
quand  nous  l'avons  connu  ;  lui-même  nous  avouait  son 
découragement  et  son  éliolement  intellectuel,  pleurant  sur 
le  temps  «  où  il  avait  encore  des  idées  à  lui  ».  Ajoutons  enfin 
que  ce  malheureux,  esclave  de  la  drogue  malfaisante,  a  tenté 
à  plusieurs  reprises  de  s'en  affranchir  au  prix  des  plus 
cruelles  souffrances  et  nous  n'oserions  affirmer  qu'il  en  est 
aujourd'hui  définitivement  libéré,  malgré  le  désir  sincère 
qu'il  avait  de  se  régénérer  et  de  se  refaire  une  nouvelle  vie. 


124  KTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

D.  C.  34  ans.  C'est  une  sorte  de  monographie  que  vous  m'avez 
demandée,  cher  docteur,  et  je  m'efforcerai  de  rester  strictement 
dans  les  limites  de  mon  sujet  en  respectant  le  canevas  que  vous 
avez  eu  la  sagesse  de  m'imposer.  J'essaierai  de  parcourir  une  fois 
de  plus  et  par  un  effort  de  mémoire  le  chemin  suivi  déjà  dans  la 
vie  réelle.  N'étant  pas  médecin,  je  soupçonne  à  peine  les  points 
sur  lesquels  je  devrais  m'appesantir  pour  intéresser  votre  curiosité 
scientifique.  Mais  je  m'arme  de  courage  en  me  disant  que  l'intérêt 
que  vous  prendrez  à  cette  lecture  proviendra  peut-être  de  la  spon- 
tanéité sincère  de  la  phrase  et  d'une  certaine  négligence  de 
style.  Aussi  bien  la  littérature  n'a-t-elle  que  faire  là  où  vous  pré- 
tendez établir  un  diagnostic.  C'est  donc  la  vérité  sans  fard  que  je 
prétends  vous  livrer.  Dans  le  fatras  de  ces  feuillets  noircis,  si 
vous  pouvez  retenir  quelques  observations  intéressantes,  je  me 
trouverai  largement  rémunéré  de  ma  peine  et  vous  aurai  témoigné 
un  peu  de  ma  reconnaissance. 

Considérations  générales.  —  Pourquoi  l'opium  tente-t-il  l'homme 
qui  n'en  a  pas  encore  goûté  ?  Parce  qu'il  lui  promet  plus  de  sen- 
sations, plus  de  joies  que  ne  lui  en  a  jusqu'alors  livré  la  vie. 
Pourquoi,  après  y  avoir  goûté,  l'homme  veut-il  user  encore  du 
poison  qui  l'avait  une  première  fois  séduit  '?  Parce  qu'il  a  conquis 
un  équilibre  physique  et  mental  nouveau  dont  il  a  peur  de 
déchoir. 

Avant  d'aborder  franchement  le  sujet,  avant  de  décrire  méticu- 
leusement  les  phases  successives  de  l'initiation,  ne  serait-il  pas 
intéressant  de  rechercher  les  causes  qui  poussent  l'être  humain  à 
se  créer  une  personnalité  nouvelle  par  l'ingestion  d'un  toxique 
quelconque  ?  A  cette  question  chacun  répondra  suivant  son  tem- 
pérament et  sa  croyance  philosophiques.  Les  matérialistes  affirme- 
ront que  l'homme  moderne,  affligé  de  tares  héréditaires  innom- 
brables, s'efforce  instinctivement  à  récupérer,  par  des  moyens 
illicites  et  maladroits,  un  état  physiologique  qui  aurait  dû  rester 
le  sien.  Les  idéalistes  verront  dans  l'effort  de  l'homme  cherchant 
à  décupler  par  le  poison  le  tribut  des  sensations  légitimes,  une 
preuve  de  son  ambition  morale.  Et  parmi  eux,  les  théologiens, 
voulant  exprimer  en  deux  mots  la  réalisation  anticipée  et  illégitime 
d'un  état  supérieur  auquel  les  fils  d'Adam  ne  doivent  pas  prétendre 
ici-bas,  nommeront  volontiers  avec  Baudelaire  «  Paradis  artifi- 
ciels »  ces  à-compte  de  bonheur  dérobés  à  l'au-delà. 

De  ces  systèmes  explicatifs,  lequel  semble  l'emporter?  Aucun  à 
vrai  dire  puisque  toutes  ces  philosophies  peuvent  subsister  côte 
à  côte  sans  s'exclure.  La  métaphysique  apparaît  une  fois  de  plus 
comme  un  jeu  brillant  de  l'esprit  qui  ne  doit  espérer  de  son 
secours  aucune  solution  absolue.  Mais  il  semblait  nécessaire,  au 
début  de  ce  travail  et  pour  accroître  son  intérêt,  de  rappeler  en 


PERIODE    D  ETAT  125 

quelques  mots  les  idées  générales  qu'il  évoque,  avant  que  de 
passer  à  l'étude  simple  et  stricte  des  faits  mentaux  engendrés  par 
ce  poison  spécial  :  l'opium. 

Le  décor.  —  C'est  ici  que  la  littérature  descriptive  intervient  forcé- 
ment pour  noter  avec  exactitude  le  milieu  spécial  où  le  fumeur 
en  arrive  à  goûter  la  «  divine  drogue  ».  Et,  pour  mettre  à  contri- 
bution un  poète  qui  exprime  admirablement  les  qualités  essen- 
tielles d'une  belle  fumerie,  disons  avec  lui  : 

«  Là  tout  n'est  qu'ordre  et  beauté, 
Luxe,  calme,  volupté.  ». 

Chacun  des  termes  ainsi  choisis  par  Baudelaire  évoque  avec 
maîtrise  les  attributs  nécessaires  du  parfait  décor.  Fumer  dans 
une  paillotte  sordide,  à  même  la  terre  battue,  ainsi  que  cela  nous 
est  arrivé  aux  mauvaises  étapes,  constitue  pour  l'adepte  à  ses 
débuts  un  véritable  supplice.  Plus  tard,  cette  souffrance  s'atténuera 
chez,  lui  parce  que  son  imagination  plus  ductile  suppléera  aisément 
à  la  réalité.  La  fumerie  idéale  se  constitue  en  Chine  par  l'adoption 
d'une  pièce  vaste,  grand  rectangle  allongé  dénommé  compartiment 
et  qui  étonne  par  sa  simplicité,  nous  allions  dire  par  son  dénue- 
ment. Les  murs  blanchis  à  la  chaux  soutiennent  de  distance  en 
distance  des  panneaux  de  soie  polychrome  sur  lesquels  se  con- 
tournent d'énormes  et  horrifiques  dragons,  à  moins  que  le  pro- 
priétaire de  l'immeuble  n'ait  préféré  se  dérober  à  ce  motif  par 
trop  banal  et  n'ait  ordonné  aux  brodeurs  indigènes  de  substituer 
aux  monstres  effrayants  des  caractères  idéographiques  de  dimen- 
sion colossale.  Longue  vie,  santé,  bonheur,  signifient  en  général  ces 
inscriptions  brodées.  Du  moins  témoignent-elles,  par  ces  souhaits 
bien  choisis,  d'une  certaine  ironie  à  l'égard  du  fumeur. 

Le  regard  du  visiteur,  après  s'être  amusé  aux  teintes  jaunes, 
noires,  écarlates  des  broderies  appendues  aux  murailles,  se  porte 
nécessairement  sur  le  meuble  unique  de  la  pièce  :  le  lit.  Très  bas, 
excessivement  large,  il  apparaît  d'un  bois  noir  et  brillant,  prodi- 
gieusement massif.  Mais  le  poids  qu'il  révèle  semble  s'alléger  de 
la  délicatesse  inouïe  des  sujets  sculptés  en  pleine  matière  et  qui 
font  à  cette  plate-forme  du  rêve  une  ceinture  de  personnages 
expressifs,  d'animaux  réels  ou  fantastiques,  de  fleurs  et  de 
plantes  aux  délicates  nervures.  Sur  ce  lit.  point  de  matelas,  mais 
une  simple  natte,  fine  et  douce  comme  un  mouchoir  de  soie,  qui 
cache  imparfaitement  la  surface  polie  et  sombre  sur  laquelle  a  cou- 
tume de  s'allonger  le  fumeur. 

Voilà,  dira-t-on,  une  piètre  mise  en  scène  pour  l'extase  promise. 
Là  où  l'on  imaginait  une  profusion  magnifique  de  tapis  finement 
historiés,  de  meubles  de  laque,  d'objets  d'art  révélateurs,  d'ivoires 
exsangues,  de  cloisonnés  japonais,  de  porcelaines  bizarres,  de 


126  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

poteries  en  relief,  de  soieries  chatoyantes...,  rien,  ou  pour  dire 
juste  presque  rien. 

C'est  que  le  fumeur  déteste  la  complication  voulue  de  l'entou- 
rage. Autant  il  aime  l'exquise  propreté  du  lieu  et  la  simplicité 
raffinée  des  objets  sur  lesquels  se  posera  sa  vue,  autant  il  abomine 
le  bric-à-brac  artistique  qui  prétendrait  aider  son  concept  Imagi- 
natif et  ne  ferait  que  l'entraver.  Et  c'est  un  de  ses  orgueils,  de 
prétendre  tisser  avec  sa  propre  substance  l'écran  où  défileront  les 
paysages,  les  choses  animées  ou  les  choses  vivantes  qu'il  y 
retiendra  à  loisir  pour  son  plaisir  délicat.  Cette  appréciation  ne 
nous  est  d'ailleurs  pas  personnelle.  A  Toulon,  oîi  nous  avons  sou- 
vent fumé,  il  nous  a  été  donné  de  fi'équenter  en  une  rue  étroite  et 
mal  famée  un  rez-de-chaussée  misérable  dont  Ihôtesse  vieille  et 
famélique  faisait  très  obséquieusement  les  honneurs  à  une  clien- 
tèle de  fumeurs  riches  et  d'officiers  de  marine.  Tous  ceux  qui 
venaient  là  avaient  essayé  de  satisfaire  leur  goût  chez  les  hétaïres  à 
la  mode,  depuis  la  Rivièrajusqu'à  Marseille.  Tous  avaient  été  écœu- 
rés par  le  luxe  ignoble  qu'ils  avaient  été  forcés  d'y  subir.  Et  ils  pré- 
féraient le  coupe-gorge  pittoresque,  la  grimace  édentée  de  la  tenan- 
cière, aux  allongements  honteux  de  leur  individu  surdes  tapis  de 
mauvais  goût,  auprès  d'une  demi-mondaine  prétentieuse  et  sotte. 

Pour  contredire  notre  opinion,  on  pourrait  nous  citer  les  riches 
fumeries  de  Cholen,  la  ville  chinoise  voisine  de  Saigon.  Effective- 
ment il  se  trouve  là  de  superbes  maisons  dont  les  toits  aux  angles 
retroussés,  les  murs  de  brique  vernissée  et  les  motifs  d'orne- 
mentation cantonnaise  semblent  attester  l'opulence  de  quelque 
richissime  mandarin.  Après  avoir  traversé  quelque  parc  merveil- 
leux par  la  variété  des  essences  et  l'ordonnance  savante  du 
dessin,  si  vous  pénétrez  dans  ce  palais  cerné  de  bambous  frisson- 
nants, de  banians  gigantesques,  d'aréquiers  minces  et  rectilignes, 
cette  attente  d'un  luxe  splendide  et  amusant  qui  vous  hantait 
dès  l'abord  ne  se  trouve  pas  déçue.  Dans  les  salles  que  vous  par- 
courez, voici  bien  cet  amas  de  meubles  incrustés,  ces  armes  du 
Laos,  ces  étoffes  de  soie  cambodgienne,  ces  collections  de 
Bouddhas  monstrueux  et  ruisselants  d'or,  ces  déesses  de  bronze 
au  geste  hiératique,  ces  kimonos  de  nuance  délicate,  cessatsumas 
fragiles,  ces  pelleteries  fauves,  tout  le  décor  extrême-oriental  que 
vous  apercevez  dans  sa  magnificence.  Des  bâtonnets  de  benjoin 
brûlent  devant  quelque  dieu  au  sourire  narquois  et  mêlent  leur 
délicieux  parfum  aux  flagrances  émanées  des  coffres  de  camphrier 
et  de  toutes  ces  boiseries  auxquelles  la  chaleur  tropicale  soustrait 
leurs  arômes  puissants.  Et,  nouvel  arrive  dans  le  pays,  vous  vous 
dilatez  de  bien-être,  vous  vous  jurez  de  ne  jamais  fumer  qu'en  un 
pareil  décor.  Quelle  erreur  est  dès  l'instant  la  vôtre  !  Le  soir,  vous 
assisterez  à  la  réunion  qui  se  tient  dans  ce  palais  du  rêve.  Des 


PERIODE    D  ÉTAT  127 

Européens,  des  filles  d'exportation  l'auront  envahi.  Vous  y  enten- 
drez parler  de  la  Cannebière  ou  du  boulevard  parisien.  Vous  y 
assisterez  à  de  formidables  parties  de  poker,  à  des  beuveries  de 
Champagne  et  de  cocktail,  mais  vous  n'y  verrez  que  rarement 
lumer.  Pourquoi  cela  '?  Parce  que,  ainsi  que  nous  le  di.sions  à 
l'instant,  tout  cela  est  trop  beau,  trop  nombreux,  trop  compliqué. 
Parce  que  toutes  ces  formes,  tous  ces  coloris  prétendraient 
s'imposer  au  fumeur,  se  rendre  maître  de  son  cerveau,  et  que  la 
joie  du  fumeur  est  de  rester  l'ouvrier  souverain  de  sa  pensée  qu'il 
travaille  et  conduit  avec  une  autorité,  une  habileté  incroyables. 

Pour  étayer  par  une  preuve  tirée  d'une  expérience  personnelle 
ce  que  nous  prétendions  affirmer  tout  à  l'heure,  à  savoir  que  le 
décor  restreint  est  le  seul  qui  soit  indispensable  au  fumeur,  rap- 
pelons ici  nos  tribulations  de  nouvel  initié.  Dès  notre  arrivée  à 
Hanoï,  nous  avions  été  séduit  par  l'exotisme  curieux  des  quartie^-s 
indigènes,  et,  dans  une  rue  étroite,  commerçante,  mouvementée, 
nous  avions  fait  choix  d'une  maison  annamite.  Façade  exiguë, 
étage  unique  qui  se  couronnait  d'une  terrasse  encombrée  de  pote- 
ries chinoises  d'une  belle  teinte  verte  où  vivaient  des  Heurs.  Ce 
fut  dans  cette  demeure  bien  tonkinoise  qu'une  annamite  délicieu- 
sement frêle  nous  initia  aux  voluptés  de  l'opium.  Mais  le  bruit 
impatientant  de   la  rue,   les  mélopées  criardes  des  marchands 
ambulants,   le  grincement  éperdu  des  roues  de  pousse-pousse 
lancés  à  toute  allure  irritèrent  si  fort  notre  congaie  qu'elle  nous 
dit  un  soir  d'un  ton  mystérieux  et  dans  son  français  simplifié; 
n  Ici  pas  moyen  fumer.  Viens  avec  moi  ».  Et  elle  nous  entraîna 
vers  le  Fleuve  Rouge,  large  en  cet  endroit  comme  un  bras  de  mer 
et  qui  reflétait  dans  son  eau  sanglante  le  rayonnement  merveil- 
leusement intense  de  la  lune.  Elle  nous  montra  sur  la  rive  un 
sampan,  barque  très  allongée,  recouverte  à  l'avant  d'une  série  de 
toits  de  bambous  glissant  à  volonté  l'un  sur  l'autre.  Et  elle  nous 
déclara:   «  Moyen  fumer  là  ».  Nous  embarquâmes.  Un  indigène 
détacha   le   sampan  qui  gagna   le  milieu   du  fleuve.  Nous  nous 
étions  couchés  sur  une  natte.  Et,  tandis  que  le  rameur,  debout  à 
l'arrière,  maniait  l'aviron  et  scandait  son  effort  d'une  mélopée 
triste,  nous  commencions  à  fumer  dans  ce  décor  invraisemblable- 
ment  beau,   irréalisable   ailleurs  qu'en  ces   pays   du    tropique. 
C'est  que  rien,  pas  un  détail  inutile  n'accaparait  ni  ne  violentait 
notre  regard.  En  haut,  le  ciel  merveilleusement  pur.   Et  là-bas, 
dans  la  pénombre  des  rives  lointaines,  lescintillement  des  villages 
qui  envoyaient  aux  promeneurs  du  fleuve  mais  surtout  à  Bouddha 
les  coups  de  gong  d'abord  espacés,  précipités  ensuite,  qui  chas- 
sent de  l'ombre  nocturne  la  troupe  rôdante  des  Esprits  malheu- 
reux et  sans  gîte.  C'est  dans  cette  barque  que  nous  avons  ren- 
contré le  décor  merveilleusement  vague,  imprécis  et  changeant 


128  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

qui  réunissait  pour  un  fumeur  toutes  les  qualités  requises  : 
silence  absolu  où  le  bruit  d'une  goutte  d'eau  qui  tombe  prend  une 
signification  jolie,  visions  lointaines  de  rives  harmonieuses  dont 
le  contour  s'amollit  au  loin.  Très  peu  de  choses  à  voir,  beaucoup 
à  deviner.  Ce  fut  dans  ce  sampan  que  nous  prîmes  goût  à  l'opium 
qui  sut  tirer  de  notre  esprit,  en  ce  décor  noble  et  tranquille, 
toutes  les  combinaisons  d'idées,  tous  les  mélanges  de  souvenirs, 
tous  les  accords  de  sensations  qu'il  est  susceptible  de  faire  naître 
en  une  cervelle  opiacée.  Cette  barque  dérivant  sans  bruit,  au  fil 
rapide  du  courant,  et  glissant,  entre  des  rives  à  peine  entrevues, 
vers  on  ne  sait  quel  havre  de  joie,  était,  nous  le  croyons  bien,  le 
véhicule  idéal  d'un  rêve  savamment  conduit.  De  tous  les  décors,  il 
est  celui  qui  nous  a  semblé  le  plus  propice  à  la  volupté  de  l'opium. 

La  sensation.  —  Nous  parvenons  ici  au  point  le  plus  délicat  de 
notre  sujet  :  l'analyse  exacte  de  la  sensation  provoquée  par 
l'opium.  Deux  manières  se  présentent:  ou  bien  se  référer  à  des 
impressions  scrupuleusement  personnelles  et  noter  les  progrès 
successifs  qui  aboutissent  à  la  constitution  d'un  plaisir  désormais 
immuable;  ou  bien  chercher  à  établir,  au  moyen  des  observations 
faites  sur  les  fumeurs  que  l'on  a  connus,  les  lois  générales  de 
l'intoxication. 

De  ces  deux  manières,  la  première  nous  semble  la  plus  légitime. 
D'abord  elle  exclut  les  erreurs  qui  naîtraient  du  désir  puéril  de 
formuler  hâtivement  des  généralisations  abusives  qui  constituent 
le  grand  danger  en  matière  psychologique. 

Contentons-nous,  en  conséquence,  d'exposer  ici  un  cas  particulier . 
Si,  parmi  les  faits  analysés,  certains  semblaient  appartenir  indu- 
bitablement à  tel  ou  tel  chapitre  de  la  clinique  mentale,  la  science 
avertie  du  médecin  les  retiendrait  au  passage  pour  les  étiqueter 
doctement.  Ne  nous  inquiétons  donc  pas  de  notre  ignorance  et 
décrivons,  avec  le  plus  de  naïveté  possible,  la  genèse  des  sensa- 
tions éprouvées  au  cours  de  notre  carrière  de  fumeur  :  la  vérité  y 
gagnera. 

Disons  tout  d'abord  que  les  premières  séances  de  pipes  appor- 
tent au  débutant  une  grande  déconvenue.  Alors  même  que  l'initié 
a  été  dirigé  habilement  par  des  vétérans  de  l'opium,  et  malgré 
que  les  conseils  qu'il  en  a  reçus  lui  aient  évité  les  nausées,  les 
vertiges  inhérents  aux  initiations  maladroites,  il  ne  conserve  de 
la  première  fumerie  que  le  souvenir  de  migraines  affreuses, 
d'abrutissement  absolu.  L'absorption  difficile  de  la  fumée  acre, 
en  une  seule  aspiration  continue  et  lente,  a  fatigué  les  poumons 
du  fumeur  malhabile.  La  gorge  brûlée,  les  jambes  molles,  il  doit 
rentrer  chez  lui  et  s'y  allonger  prudemment  de  façon  à  éviter  les 
conséquences  d'un  mal  de  cœur  violent.  Étendu  à  nouveau,  il 
attend  impatiemment  ces  rêves  étranges,  ces  visions  sensuelles 


PERIODE    U  ÉTAT  129 

qui  seraient  une  compensation  légitime  au  malaise  qu'il  éprouve. 
Mais  à  sa  grande  déception,  rien  de  beau,  de  suave,  ne  surgit  devant 
ses  yeux.  Désillusionné,  il  s'endort  d'un  sommeil  stupide  que 
n'intéresse  aucun  rêve. 

Si  le  démon  de  la  curiosité  le  talonne,  il  essaiera,  le  lendemain, 
à  son  réveil,  de  découvrir  les  raisons  de  son  insuccès.  Il  croira  les 
surprendre  là  où  elles  ne  sont  pas.  Il  supposera  que  les  éléments 
du  repas  qui  précédait  sa  tentative  étaient  nuisibles  à  l'éclosion 
de-,  son  rêve.  H  s'imaginera  avoir  trop  bu  ou  pas  assez  bu.  Il 
élèvera  des  doutes  concernant  la  qualité  de  l'opium  dont  il  aura 
fait  usage.  Il  taxera  de  maladresse  son  faiseur  de  pipes. 

Mais  si  le  débutant  se  sent  prêt  à  condamner  définitivement  le 
poison,  du  moins  veut-il  se  montrer  juste  à  son  égard  et  lui  donner 
les  moyens  de  se  défendre.  Il  l'interrogera  donc  une  seconde  fois. 
Moins  nerveux,  dans  une  disposition  meilleure,  armé  d'un  scepti- 
cisme inébranlable  à  l'égard  de  visions  auxquelles  il  ne  croit 
plus,  le  voilà  s'essayant  à  tirer  de  sa  pipe  d'ivoire  ou  de  bambou 
les  volutes  de  fumée  lourde.  Surprise  agréable  !  L'opium  com- 
mence à  donner  des  raisons  humbles  mais  valables  de  sa  raison 
d'être.  L'aspiration  du  narcotique  se  fait  plus  facilement.  La  poi- 
trine se  dilate.  Le  corps  étendu  sur  une  planche  solide  et  dure  a 
la  sensation  d'un  contact  infiniment  moelleux  avec  des  coussins 
de  nuée  au  milieu  desquels  il  s'enfoncerait  lentement.  Dans 
l'intervalle  de  temps  nécessaire  à  la  préparation  des  pipes,  le 
regard  du  fumeur  parcourt  les  objets  qu'il  peut  atteindre.  II 
découvre  alors  une  harmonie  mystérieuse,  un  lien  subtil  entre 
les  choses  dont  il  comprend  pour  la  première  fois  la  beauté 
magique.  Quel  échange  de  confidences  esthétiques  entre  ces  pan- 
neaux de  soie  qui  font  chanter  leurs  couleurs  diverses,  qui  balan- 
cent sur  des  tiges  de  bambou  ces  oiseaux  à  l'attitude  souple! 
Comme  le  végétal  s'accorde  savamment,  par  son  vert  tendre  et 
sa  svelte  flexibilité,  avec  l'être  ailé  qui  le  courbe  sous  le  poids 
léger  de  son  plumage  aux  nuances  exquises  !  Mais  ces  soieries 
multicolores  étaient  faites  pour  chatoyer  à  la  lumière  douce  qui 
monte  vers  elles  de  la  lampe  minuscule  de  la  fumerie!  Comme 
cette  flamme  qui  brûle  sur  son  support  d'argent  ouvragé  éclaire 
joliment  le  plateau  où  sont  disposés  les  ustensiles  classiques  ! 
Voici  les  longues  aiguilles  à  la  tête  aplatie  et  filigranée  que  choi- 
sit à  tour  de  rôle  la  main  de  la  congaie,  faiseuse  de  pipes.  Comme 
cette  main  aux  doigs  effilés  s'active  élégamment  à  la  manipula- 
tion délicate  de  l'aiguille!  Trempée  dans  l'opium,  soumise  à  la 
flamme,  voici  que  la  pointe  de  cette  aiguille  supporte  une  boule 
légère  et  creuse  qui  se  boursoufle  et  qu'il  va  falloir  pétrir.  La 
main  gauche  de  l'Annamite  s'empare  de  la  pipe,  l'approche  de  la 
lampe  pour  réchauffer  le  fourneau  large,  plat  et  rond,  percé  au 

Ddpouy.  —  Les  opiomanes.  •' 


130  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

centre  du  trou  imperceptible  où  se  fixera  la  boulette.  Sa  main 
droite  retient  l'aiguille  dont  elle  fait  rouler  la  pointe  engluée 
d'opium,  avec  un  mouvement  de  rotation  rapide,  sur  la  paroi 
chaude  du  fourneau.  Que  cette  cuisine  méticuleuse  est  jolie  !  Com- 
bien sont  simples  et  charmants  tous  les  instruments  qui  y  coopè- 
rent! Quelle  douce  lumière  émane  de  cette  lampe  fragile  pour 
donner  au  plateau  les  reflets  voulus  et  faire  scintiller  les  person- 
nages de  nacre  qu'il  enchâsse  ;  pour  prêter  à  cette  main  légère 
qui  s'active  à  la  besogne  les  reliefs  d'un  jeu  puissant  et  délicat; 
pour  baigner  d'une  blondeur  fauve  l'opium  brun  qui  se  strie  de 
filets  dor  en  sagglutinant  !  Combien  les  attitudes  de  cette  jeune 
congaïe  sont  charmantes  !  Quelle  gravité  bizarre  pour  cette 
besogne  d'enfer  !  Quelle  souplesse  témoignée  par  ces  mouvements 
de  bras  qui  ont  des  torsions  de  lianes  !  Quelle  précision  du  geste 
pour  attirer  ces  bibelots,  pour  faire  épouser  par  les  doigts  minces 
ces  longues  aiguilles  ! 

(Une  compréhension  admirable  des  couleurs  et  des  lignes  a  con- 
quis le  cerveau  du  fumeur  novice,  exalte  le  don  qu'il  possède  de 
l'interprétation  plastique.  Non  seulement  il  assigne  aux  choses 
qu'il  voit  leur  signification  vraie,  mais  il  leur  donne  ce  qu'on 
appelle  en  langage  de  peintre  leur  valeur  exacte;  c'est-à-dire 
qu'il  est  capable  de  saisir  le  rapport  des  couleurs  entre  elles. 
Mais  là  ne  se  borne  point  la  sagacité  de  sa  vision.  Il  prête  aux 
objets  soumis  à  son  regard  le  sentiment,  cette  qualité  indispensable 
que  l'artiste  véritable  est  seul  capable  d'infuser  à  l'œuvre  qu'il 
représente.  C'est  que  l'opium  lui  a  concédé  le  don  admirable  de 
synthétiser  en  un  tout  indissoluble  les  objets  épars  devant  ses 
yeux,  de  les  unir  merveilleusement  par  une  telle  soudure  émotive 
que  pas  un  détail  du  tableau  ne  peut  être  soustrait  sans  nuire 
irrémédiablement  à  l'ensemble.  Chaque  partie  de  cet  ensemble 
explique  la  partie  voisine,  la  complète,  lui  prête  de  son  rayon- 
nement, en  reçoit  un  indispensable  reflet.  Ce  qu'on  appelle  l'âme 
des  choses  cesse  d'être  une  expression  poétique  pour  se  laisser 
effectivement  surprendre  par  le  fumeur  qui  peut  affirmer  désor- 
mais que  l'opium  ne  provoque  pas  d'hallucinations  mais  évoque, 
avec  une  intensité  inouïe,  la  beauté  qui  sommeille  dans  la  réalité 
nue. 

Désormais  son  éducation  se  perfectionnera  en  s'exerçant  dans 
le  domaine  des  impressions  reçues.  Non  seulement  les  sensations 
visuelles  provoqueront  en  lui  une  interprétation  continue  de  la 
\  vie  plastique,  mais  tous  ses  sens  deviendront  des  pourvoyeurs 
/  actifs  pour  son  esprit  contemplatif  et  curieux.  Les  moindres  sono- 
rités jalonnant  l'absolu  silence  prendront  pour  lui  des  significa- 
tions importantes,  deviendront  révélatrices.  La  voix  humaine, 
cette  voix  de  congaie  qui  lui  parle  avec  des  inflexions  chantées, 


PÉRIODE    U  ÉTAT  131 

lui  apparaîtra  profondément  mélodieuse.  Et  l'impossibilité  où  il 
se  trouve  d'en  approfondir  le  charme  lui  fera  tourner  par  un  sub- 
terfuge cette  difficulté  d'analyse  :  il  associera  l'émission  de  cette 
parole  musicale  au  dessin  mouvant  de  la  bouche  qui  la  prononce. 
Les  voyelles,  les  consonnes  lui  apparaîtront  modelées  par  le  mou- 
vement assoupli  de  ces  lèvres  lourdes.  Les  sonorités  gutturales,  < 
amincies  ou  rendues  massives  par  le  jeu  expressif  de  la  physio-  \ 
nomie,  lui  sembleront  s'associer  par  leur  légèreté  ou  leur  pesan- 
teur aux  choses  différentes  qu'elles  frappent  alentour. 

Paroles  musicales,  gestes  harmonieux,  décor  plastique,  tout  se 
fond  désormais,  tout  s'amalgame  pour  faire  retentir  à  cette  table 
de  résonance  qu'est  la  sensibilité  humaine  le  plus  parfait  des 
accords. 

La  pensée.  —  Mais  la  distinction  la  plus  curieuse  à  établir  au 
sujet  de  l'opium  est  celle-ci  :  L'opium  approfondit,  il  est  vrai,  les 
sensations,  leur  impose  un  éveil  automatique,  les  associe  en  les 
modifiant.  Mais,  d'autre  part,  il  laisse  vivre  d'une  vie  intégrale  la 
pensée  supérieure  qu'il  respecte  totalement,  laissant  à  la  raison 
son  pouvoir  distributif  et  ordonnateur.  Et  c'est  là  l'incontestable 
supériorité  de  ce  poison  de  laisser  à  l'intelligence  proprement 
dite  tout  son  pouvoir  de  direction  sur  le  mécanisme  inférieur  de 
lacérébralité. 

On  peut,  à  la  suite  de  cette  affirmation  importante,  établir  de 
suite  entre  fumeurs  une  classification  essentielle.  Les  uns  frustes, 
ignorants,  grossiers,  se  jettent  sur  l'opium  comme  ils  se  jette- 
raient sur  l'alcool,  aggravant  chaque  jour  le  nombre  de  pipes  et 
ne  pouvant  gagner,  à  l'intoxication,  qu'une  sensation  d'abrutisse- 
ment ignoble.  Les  autres,  possédant  une  intellectualité  suffisante 
pour  étudier  avec  rigueur  l'éducation  progressive  de  leur  sensi- 
bilité, tirent  de  la  fumerie  méthodique  un  adjuvant  précieux  à  la 
gymnastique  intellectuelle  qu'ils  perfectionneront  jusqu'à  l'acro- 
batie. «  Tant  vaut  l'homme,  tant  vaut  l'opium  »,  pourrait-on 
affirmer  sans  crainte  d'être  démenti. 

Remarquons  en  passant  que  cette  distinction  a  une  importance 
capitale  pour  le  médecin  qui  interviendra.  A-t-il  affaire  à  un  être 
simple,  à  une  intelligence  rudimentaire,  il  n'aura  qu'à  désintoxi- 
quer le  malade  qui,  ayant  reconquis  son  équilibre  primitif^ 
n'éprouvera  plus  le  besoin  de  recourir  à  un  empoisonnement  nou- 
veau. Le  cérébral,  au  contraire,  sera  plus  difficile  à  guérir.  Tou- 
jours il  se  souviendra,  en  dépit  de  la  vie  normale  redevenue 
sienne,  du  bonheur  artificiel  qu'il  goûtait  jadis  en  participant  à 
une  existence  supérieure.  La  tentation  restera  pour  lui  la  même 
parce  qu'elle  aura  sa  source  dans  le  souvenir,  non  dans  un  état  de 
besoin  évanoui  désormais. 
Nous  avons  vu  le  fumeur  prenant  contact  avec  l'opium,  nous 


432  ÉTUDE    CLlNIoUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

avons  étudié  le  mécanisme  des  sensations  éprouvées.  Examinons 
à  présent  le  rôle  de  l'intelligence  accueillant  les  thèmes  fournis 
par  la  sensibilité. 

Il  est  une  classification  pédagogique  en  honneur  dans  les 
manuels  de  philosophie  remis  aux  écoliers  et  qui  leur  permet 
d'étudier  facilement  les  diverses  opérations  de  l'esprit.  Ils  s'appli- 
quent successivement  à  l'étude  des  sensations,  de  la  mémoire,  de 
la  volonté.  Après  avoir  désuni  toutes  les  pièces  du  casier  mental, 
ils  s'essaieront  à  les  rapprocher  par  le  ciment  de  Ihypothèse 
métaphysique  et  tâcheront  de  donner  une  explication  plausible  du 
microcosme  humain.  Ils  suivront  en  cela  le  programme  universi- 
taire qui  les  dirige  en  leur  étude  consciencieuse. 

Hàtons-nous  de  dire  que  le  fumeur  n'eût  pas  accepté  volontiers 
ce  processus  scolastique  et  que,  d'instinct,  il  eût  répugné  à  cet 
isolement  méticuleux  des  phénomènes  psychologiques.  C'est  que 
sa  tendance  l'incite,  non  pas  à  séparer  les  éléments  dont  est  com- 
i  posé  le  substratum  psychique,  mais  à  réunir  les  parties  en  appa- 
rence inconciliables  de  l'armature  pensante.  Là  où  le  philosophe 
essaie  d'isoler  le  fait  psychologique,  de  le  circonscrire  pour  l'étu- 
dier mieux,  le  fumeur,  habile  à  noter  les  points  de  comparaison 
les  plus  éloignés,  éprouve  l'invincible  besoin  de  les  réunir,  de  les 
concilier,  d'établir  entre  les  systèmes  didées  l'accord  qu'il  a 
réalisé  dans  l'ordre  des  sensations.  D'instinct,  sans  jamais  ana- 
.  lyser,  il  synthétise.  Il  surprend  dans  les  idées  les  plus  inconcilia- 
bles la  partie  subtile  qui  leur  est  commune,  et  ce  lui  est  une  joie 
de  les  faire  vivre  côte  à  côte,  en  sœurs  apaisées,  sur  son  support 
mental.  Par  tempérament,  le  fumeur  n'est  pas  un  polémiste.  C'est 
un  diplomate  qui  se  plait  aux  besognes  délicates  et  lentes  de  la 
médiation.  Le  «  divin,  le  subtil  opium  »  lui  donne,  dans  la  vie 
.morale  et  intellectuelle,  le  violent  désir  d'ordre  qu'il  applique  au 
)décor  matériel  ambiant.  Sa  bonhomie  absout  la  malignité  de  la 
nature  humaine.  11  accepte  avec  sérénité  la  cohorte  de  vices  qui 
s'agite  dans  le  tréfond  de  l'être  pensant.  Et  il  prend  plaisir  à 
..  découvrir  la  parenté  secrète  qui  unit  le  Bien  au  Mal,  le  Dévoue- 
ment à  l'Égoisme,  la  Chasteté  à  la  Luxure,  la  Générosité  à  l'Avarice, 
l'Intelligence  souveraine  à  la  Bêtise  raisonneuse.  Indulgent  parce 
qu'il  a  compris,  il  pardonne  à  tout  et  à  tous.  Sachant  que  sa  com- 
préhension n'atteindra  pas  la  vérité  essentielle,  quelle  s'arrêtera 
seulement  à  saisir  les  contingences,  il  ne  se  lamente  point  de  ne 
jamais  pouvoir  saisir  les  apparences  du  «  noumen  »  kantien.  Et 
il  accepte  la  barrière  qui  le  sépare  de  l'inconnaissable,  n'essaie 
pas  de  la  franchir.  Il  est  tranquille.  Il  se  répète  avec  bonne 
humeur  que  si  Adam  et  Eve  ont  perdu  la  vision  de  l'Être  parfait 
pour  avoir  mangé  le  fruit  défendu,  lui-même  a  su,  en  goûtant  au 
poison  enchanteur,  se  créer  sur  la  terre  un  nouveau  royaume.  Il 


PERIODE    D  ÉTAT  133 

se  console  de  la  perte  de  1'  «  absolu  »  par  la  conquête  qu'il  a  su 
faire  du  «  relatif  »,  et  il  se  propose  de  parcourir  attentivement, 
sans  se  presse  r,  les  régions  les  plus  agréables  du  second  paradis 
qui  lui  est  échu. 

Cette  philosophie  essentielle  du  fumeur  sest  constituée  assez 
vite  en  son  entendement.  Rapidement,  les  sensations  reçues  ont 
été  négligemment  dédaignées  par  lui.  Pour  mieux  dire,  il  est  par- 
venu à  les  goûter  sans  effort,  s'est  désintéressé  de  leur  analyse 
et  s'est  atta  ché  à  la  conquête  d'un  bonheur  plus  réel  et  plus  noble. 
Comme  il  fallait  s  y  attendre,  c'est  sa  vie  passée  qui  lui  a  fourni 
les  moyens  essentiels  de  son  perfectionnement.  Le  bagage  litté- 
raire, philosophique,  sentimental,  artistique  qu'il  possède  va  le 
suivre  dans  son  initiation  progressive,  lui  procurer  les  thèmes 
utiles  de  rêveries,  de  réflexions  qui  lui  donneront  l'illusion  d'une 
personnalité  suprêmement  équitable  et  bonne. 

Sous  l'influence  de  la  drogue,  le  fumeur  convie  en  esprit  à  des 
entretiens  doctes  et  fleuris  la  troupe  des  amis  sympathiques  qu'il 
aimait  fréquenter  jadis.  Les  voici  tous  près  de  lui.  Il  les  voit  et 
leur  propose  un  sujet  de  causerie.  La  discussion  s'engage,  ardente, 
spirituelle,  fertile  en  trouvailles  heureuses.  Par  un  prodige  de 
reconstitution  exacte,  chacun  exprime,  avec  une  absolue  certi- 
tude, les  idées,  les  paradoxes  dont  il  est  coutumier  dans  la  vie 
réelle.  Ce  sont  bien  les  mêmes  attitudes,  les  mêmes  gestes,  la 
même  combativité,  la  même  assurance.  Avec  une  habileté  socra- 
tique, le  fumeur  pousse  le  raisonneur  dans  l'impasse  où  il  va 
l'enfermer.  Puis,  avec  la  politesse  raffinée  inhérente  à  la  recherche 
désintéressée  du  vrai,  il  dégage  l'adversaire  de  son  argumentation 
malheureuse  pour  le  ramener  insensiblement  sur  un  terrain  plus 
solide  et  plus  large.  La  conversation  se  poursuit.  Chacun  y 
apporte  les  ressources  de  son  esprit  particulier,  de  ses  tendances 
propres. 

Mais  les  conversations  amicales  peuvent  lasser  à  la  longue.  Et 
les  souvenirs  amoureux  ont  bien  leur  charme  aussi.  Les  femmes 
qu'il  a  connues  arrivent  donc  à  l'appel  du  fumeur.  Avec  cette 
même  coquetterie,  avec  ce  même  sourire  qu'elles  avaient  jadis.  T 
elles  s'ingénient  à  une  entreprise  identique.  Les  voici  se  dévê-  ^ 
tant  dans  la  chambre  dont  le  fumeur  se  souvient  et  répétant  leur 
pantomime  amoureuse.  La  robe,  le  linge  glissent  à  terre  et  la 
femme  d'autrefois  apparaît.  Elle  se  met  à  parler.  Ce  sont  bien  les 
mêmes  affirmations,  les  mêmes  réticences,  les  mêmes  gaietés,  les 
mêmes  tristesses,  les  mêmes  mensonges  que  ceux  entendus  ou 
surpris  naguère.  A  tour  de  rôle,  le  fumeur  évoque  ces  acteuses 
d'amour  sur  le  plateau  de  sa  rêverie.  Il  leur  répond  comme  il  leur 
répondait,  de  ce  ton  badin  ou  sérieux  qu'il  avait  adopté  pour 
chacune  d'elles.  Finalement  il  les  chasse,  car  l'opium  paralyse  en 


134  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

lui  le  désir  sensuel,  le  condamne  à  rester  le  voyeur  impuissant 
de  ses  spasmes  antérieurs.  Alors  il  appelle  à  son  secours  Tamie 
pure  et  vraie  dont  révocation  l^alaiera  l'écurie  de  son  imagination 
souillée.  Elle  obéit  à  cet  appel.  Il  lui  explique  ses  rancœurs,  ses 
tristesses,  ses  ignominies.  Il  la  supplie  d'agréer  son  amour.  Il  le  lui 
explique  avec  des  mots  délicats,  des  phrases  ardentes,  des  images 
subtiles.  -Mais  comme  elle  semble  fatiguée  de  tant  de  rhétorique 
sentimentale  et  comme  son  visage  se  fige  en  une  expression  de 
lassitude,  de  tristesse,  il  la  congédie  à  son  tour  et  retombe  dans 
sa  solitude. 

Alors  il  appelle  à  son  aide  le  plaisir  musical  quil  se  plaît  tant 
à  goûter  au  théâtre  ou  dans  les  concerts.  Il  choisit  la  symphonie 
([u'il  aime.  Le  chef  d'orchestre  lève  sa  baguette.  Les  musiciens, 
entassés  sur  la  scène,  obéissent  au  geste  et  la  mélodie  s'élance  et 
plane  dans  le  silence  magique  de  la  salle.  La  phrase  chantante  se 
déroule  orgueilleusement  soutenue  par  les  masses  orchestrales. 
Mais  le  fumeur  ne  Ventend  pas.  Il  n'éprouve  aucune  hallucination 
auditive  lui  permettant  de  discerner  le  timbre  des  instruments  ou 
le  détail  technique  de  l'exécution.  Unique  pourvoyeuse  pour  le 
désir  qu'il  a  formulé,  sa  mémoire  lui  restitue  avec  exactitude  un 
plaisir  éprouvé  jadis.  Il  a  suivi  l'exécution  du  morceau  avec  un 
peu  de  cette  joie  immense  que  le  compositeur  devait  ressentir  à 
la  lecture  de  son  œuvre  manuscrite  et  non  encore  jouée. 

(Les  souvenirs  littéraires  viennent  aussi  le  hanter  et  lui  fournir 
les  éléments  dont  il  a  besoin  pour  contenter  sa  pensée  active.  Les 
poètes  préférés  lui  redisent  à  l'oreille  leurs  subtils  morceaux  et 
il  prend  un  plaisir  incroyable  à  comprendre  leur  intention,  à 
savourer  la  perfection  du  métier  bien  rendu.  Il  se  répète  ces 
strophes  où  l'habileté  de  l'écrivain  est  parvenue  à  doter  la  phrase 
de  ces  reliefs  souples  qui  accusent  l'idée  forte  en  lui  gardant  son 
revêtement  d'exquise  élégance.  Il  comprend,  avec  un  instinct  sub- 
til, le  choix  de  l'épithète,  l'élection  du  rythme,  l'opposition  voulue 
des  assonances.  L'ambition  qui  tenaillait  les  Parnassiens  de  com- 
muniquer à  l'œuvre  écrite  l'immobilité,  la  plasticité  de  la  statuaire 
antique,  se  réalise  dans  l'interprétation  qu'il  donne  aux  poésies 
évoquées.  Aussi  bien  serait-il  capable  d'assigner  à  tel  hémistiche 
la  force  ramassée  en  un  gladiateur  de  bas-relief;  de  prêter  à  la 
chute  élégante  d'une  strophe  la  retombée  harmonieuse  d'un 
péplum  sur  un  torse  jeune.  Sinueuse  comme  un  ruisseau  harmo- 
nieux, la  phrase  rythmée  lui  murmure  le  secret  de  sa  naissance 
et  les  accidents  de  sa  course.  Elle  lui  révèle  le  point  précis  de  son 
jaillissementhorslaréserveténébreuseoùsommeillaient  les  nappes 
épaisses  du  génie.  Elle  lui  fait  admirer  la  fantaisie  savante  des 
circuits  et  lui  rappelle  que  les  méandres  de  son  parcours  ont  le 
caractère  fatal,  indestructible  des  choses  à  jamais  fixées.  Poésie, 


PÉRIODE    D  ÉTAT  43!i 

ce  mot  qui  dérive  de  -otî'.v,  impose  à  son  esprit  la  signification 
profonde  de  son  origine:  poésie,  œuvre  faite,  terminée,  à  laquelle 
on  ne  peut  imposer  la  moindre  relouche.  Le  fumeur  s'étonne  du 
retentissement  énorme  que  le  verbe  grec  provoque  en  lui.  Il 
évoque  de  nouvelles  strophes,  et  la  solidité  des  images,  la  flexi- 
bilité des  enchaînements,  le  rayonnement  brutal  ou  délicat  émané 
des  termes,  le  confirment  dans  sa  croyance  en  l'immuable  beauté 
des  chefs-d'œuvre  qu'il  est  parvenu  à  ressusciter. 

Mais  le  fumeur  ne  se  contente  pas  de  matérialiser  avec  bonheur 
tous  les  termes  de  la  phrase  reconstituée  par  lui.  Son  esprit  se 
joue  à  deviner  l'endroit  faible  du  morceau  littéraire,  à  surprendre 
la  défaillance  soudaine  de  l'expression.  Se  servant  de  l'idée  four- 
nie par  l'auteur,  il  la  scrute  en  la  modifiant.  Il  discute  la  légiti- 
mité du  thème,  la  valeur  des  développements,  l'autorité  de  la  con- 
clusion. Abandonnant  son  examen  minutieux  du  métier  littéraire, 
il  étudie  dans  telle  ou  telle  œuvre  les  raisons  philosophiques  qui 
l'animent.  II  s'amuse  à  prévoir  les  conséquences  qui  découleront 
d'une  affirmation,  d'une  négation  ou  d'un  doute.  Et  il  se  plaît  à 
imaginer  l'importance  des  répercussions  à  l'égard  de  la  moralité 
des  foules.  Gomme  eût  pu  le  faire  la  censure  romaine,  il  s'essaie 
à  condamner  tel  passage  dangereux  pour  la  masse  des  croyants. 
Et  il  appuie  cette  condamnation  d'arguments  qui,  pour  n'être  pas 
prononcés  ex  cathedra,  n'en  sont  pas  moins  fort  catholiques. 
L'avocat  de  Dieu,  l'avocat  du  Diable  développent  chacun  très  clai- 
rement leur  argumentation  difficile,  et  le  fumeur  suit  attentive- 
ment les  répliques  de  ces  plaidoieries  éloquentes.  A  mesure  que 
se  perfectionne  son  éducation  opiacée,  le  fumeur  échappe  aux 
essais,  aux  tâtonnements  qui  retardaient  tout  d'abord  l'éclosion 
de  son  plaisir  intellectuel.  Dans  chacun  des  carrefours  d'idées,  il 
choisit  désormais  le  chemin  très  sûr  qui  le  mènera  sans  retard 
au  rendez-vous  assigné  par  la  Ciiimère.  Volontairement  il  s'y 
engage,  volontairement  il  se  hâte  sur  la  route  du  rêve.  Et  c'est  un 
point  sur  lequel  il  semble  utile  de  vouloir  insister  :  au  point  de 
vue  catholique,  le  péché  existe  pleinement  dans  les  phases  suc- 
cessives de  l'intoxication  par  l'opium.  C'est  que  la  volonté  de 
l'homme  subsiste  entière  dans  chacune  des  phases  de  la  fumerie. 
C'est  qu'avec  une  intention  délibérée,  il  prépare  et  dirige  cha- 
cune des  opérations  mentales  dont  il  conserve  la  direction  abso- 
lue. 

Aussi  bien  le  poète  des  fumeurs.  Charles  Baudelaire,  n'était- 
il  pas  le  plus  subtil,  le  plus  averti  des  théologiens?  Et  n'avait-il 
pas  compris  que  l'opium  ne  faisait  que  perfectionner  le  mécanisme 
cérébral,  sans  ravir  à  l'homme  aucun  des  éléments  constitutifs 
de  sa  noblesse  intellectuelle  :  liberté  de  penser,  joie  de  com- 
prendre, possibilité  de  choisir,  enthousiasme  d'aimer? 


i36  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

Troubles  occasionnés  par  l'opiuin.  —  Après  avoir  exposé  le  méca- 
nisme de  la  sensation  et  de  la  pensée  soumises  à  cette  intoxica- 
tion spéciale,  après  avoir  chanté  les  louanges  de  ce  poison  qui 
procure  à  son  adepte  un  agrandissement  de  personnalité  très  réel, 
recherchons  à  présent  les  troubles  engendrés  par  Ihabitude  de 
fumer. 

Ces  troubles  différeront  selon  les  individus  et  varieront  avec 
leur  tempérament,  leur  degré  d'intoxication.  N'étant  pas  médecin, 
il  nous  sera  interdit  d'aborder  1  étude  approfondie  des  troubles 
d'ordre  physiologique  et  d'indiquer  leurs  répercussions  sur  le  sys- 
tème nerveux,  artériel,  sur  chacun  des  organes  de  nutrition  ou 
d'élimination.  Notons  seulement  à  ce  sujet  les  phénomènes  con- 
nus qui  impressionnent  l'organisme  de  tous  les  fumeurs. 

L'opium  diminue  considérablement  l'appétit.  Il  rend  lestomac 
capricieux,  difficile  pour  le  choix  des  mets.  Dans  les  pays  où  la 
chaleur  rend  la  digestion  plus  pénible,  l'opium  est  considéré  par 
ceux  qui  en  usent  comme  un  aliment  réparateur  et  bienfaisant 
parce  qu'il  sait  priver  l'organisme  de  cette  surcharge  que  lui 
imposerait  l'ingestion  d'aliments  trop  nombreux.  Les  partisans 
de  l'opium  affirment  qu'il  est  un  modérateur  utile  des  fonctions 
nutritives  en  s'opposant  à  l'accumulation  d'éléments  inassimi- 
lables en  des  climats  brûlants.  Voilà,  si  nous  faisons  exactement 
la  balance  des  avantages  et  des  inconvénients,  l'avoir  qu'enre- 
gistre en  laveur  de  l'opium  notre  comptabilité  scrupuleuse. 

Passons  à  la  colonne  qui  s'inscrit  fatidiquement  sous  le  titre  : 
doit.  Les  méfaits  de  l'opium  sont  les  suivants,  il  enlève  au  fumeur 
un  appétit  dont  celui-ci  aurait  peut-être  besoin  pour  conserver  à 
tousses  organes  leur  vitalité  essentielle.  Mais  surtout,  il  s'oppose 
à  l'élimination  normale  des  déchets  par  un  ralentissement  très 
sensible  du  système  intestinal,  du  système  rénal.  En  effet,  c'est 
une  des  conséquences  curieuses  de  l'usage  de  lopium,  non  seule- 
ment de  provoquer  un  état  de  constriction  intestinale,  mais  sur- 
tout de  retarder,  de  ralentir  l'émission  urinaire.  La  fonction  du 
rein  s'est-elle  accomplie  normalement  pendant  le  temps  de  l'in- 
toxication, nous  l'ignorons.  Mais  le  fumeur  éprouvera  une  diffi- 
culté très  grande  à  uriner  et  il  s'interrompra  souvent  dans  son 
opération  laborieuse.  Ce  qui  parait  indiquer  une  paralysie  passa- 
gère de  l'organe  éliminateur. 

Nous  croyons  aussi  avoir  observé  qu'aux  heures  de  chaleur 
accablante,  la  fumerie  procurait  une  sorte  de  résurrection  phy- 
sique dans  une  atmosphère  plus  fraîche.  La  transpiration  acca- 
blante avait  diminué  peu  à  peu,  la  peau  donnait  au  toucher  la 
sensation  d'être  sèche  et  froide.  L'opium  n'avait-il  pas,  là  encore, 
suspendu  pendant  quelque  temps  l'élimination  qui  eût  résulté 
d'une  sudation  interrompue  mal  à  propos  ? 


I 


PÉRIODE    D  ÉTAT  137 

En  ce  qui  concerne  les  fonctions  génitales,  rappelons  quelles 
sont  paralysées  chez  Ihonime  qui,  après  avoir  fumé  le  nombre 
de  pipes  auquel  il  s'est  habitué,  c'est-à-dire  après  avoir  atteint 
la  saturation,  se  trouve  incapable  de  réaliser  la  moindre  tenta- 
tive erotique.  Au  contraire,  s'il  a  eu  la  volonté  de  s'arrêter  à  mi- 
chemin  de  l'intoxication  habituelle,  il  pourra  profiter  de  la  femme 
offerte  à  son  désir.  La  copulation  sera  alors  plus  longue,  plus  labo- 
rieuse. C'est  ce  qui  explique  qu'en  Chine  la  femme  amoureuse  ne 
manque  jamais  d'offrir  h  l'amant  de  son  choix  les  quelques  pipes 
appelées  à  prolonger  son  plaisir.  La  femme  est-elle  aussi  fumeuse, 
on  peut  observer  infailliblement  chez  elle  les  déviations  de  l'ins- 
tinct sexuel.  Fatalement,  après  avoir  recouru  aux  complications 
de  l'amour  provoquées  par  l'homme  et  goûtées  avec  lui,  elle  abou- 
tit à  la  pratique  journalière  d'un  saphisme  avéré.  Les  perversions 
génitales  guettent  d'autant  plus  le  fumeur  lui-même  qu'il  est  en 
général  dans  un  pays  où  la  pédérastie  est  fréquente.  Les  boys 
efféminés,  à  la  chevelure  longue,  aux  mains  soignées  et  fines,  le 
consoleront  facilement  des  femmes  qu'il  oubliera  vite.  L'inversion 
apparaît  donc  comme  une  conséquence  presque  infaillible  de 
l'usage  de  l'opium. 

Si  nous  passons  à  l'étude  des  troubles  mentaux,  nous  pourrons 
peut-être  faire  preuve  d'une  précision  plus  réelle.  D'abord  le 
caractère,  c'est-à-dire  l'ensemble  des  qualités  qui  constituent 
l'être  moral  du  fumeur,  subit-il  à  la  longue  quelque  altération? 
Cela  n'est  pas  douteux.  Sous  l'influence  progressive  de  la  drogue, 
une  désorganisation  complète  du  clavier  moral  se  manifeste  avec 
évidence.  L'habitude  qu'il  a  prise  de  faire  apparaître  chaque 
chose  sous  l'angle  d'une  relativité  absolue  et  de  transporter  sur 
le  mode  mineur  les  grands  airs  chantés  en  majeur  par  la  foule 
des  honnêtes  gens,  a  fait  du  fumeur  un  individu  socialement  très 
dangereux.  Devenu  incapable  de  distinguer  le  juste  de  l'injuste, 
l'utile  et  le  nuisible,  par  sa  manie  obstinée  de  rapprochements 
entre  les  contraires,  il  juge  ineptes  les  gens  qui  veulent  lui  faire 
récupérer  son  sens  moral  et  les  traiterait  volontiers  de  brutes. 
Si  les  fonctions  qu'il  exerce  lui  donnent  de  l'autorité,  ses  infé- 
rieurs seront  étonnés  par  l'exercice  de  sa  justice  distributive. 
Habile  aux  enquêtes,  prompt  à  démêler  les  fils  les  plus  embrouillés 
d'une  affaire  criminelle,  il  se  sentira  conquis  subitement  par 
l'art  habile  du  malfaiteur  qui  lui  deviendra  sympathique.  Amené 
devant  lui,  celui-ci  captera  d'un  seul  coup  la  bienveillance  de  son 
juge  qui  le  fera  bénéficier  d'un  acquittement  scandaleux.  Par 
contre,  le  fumeur  se  montrera  féroce  a  l'endroit  d'un  très  léger 
délit.  Il  y  découvrira  les  circonstances  les  plus  aggravantes  :  une 
inélégance  absurde  de  procédés,  un  manque  d'invention  notoire. 
Tant  de  platitude,  de  bêtise,  l'exaspérera  jusqu'à  la  férocité,  et 


138  ÉTUDE    CLIMyUE    ET    PSYCHOLOGInUE 

le  coupable  s'effondrera  sous  le  poids  de  la  condamnation  la  plus 
inhumaine.  Démoralisé,  le  fumeur  démoralisera  l'ambiance  où 
s'exerce  son  autorité. 

D'instinct,  il  aimera  la  société  des  gens  tarés  et  ira  vers  elle. 
Au  cours  des  entretiens  qu'il  aura  avec  les  plus  notoires  coquins, 
il  saura  apprécier  avec  bienveillance  la  savante  mise  au  point 
que  sont  susceptibles  de  donner  à  leurs  ignominies  ses  interlocu- 
teurs infâmes.  Curieusement  il  notera  la  tactique  de  leurs  aveux, 
les  subtilités  de  leurs  mensonges,  la  saveur  de  leur  impudence. 
Et  si  on  lui  reproche  de  fréquenter  ces  misérables,  il  haussera  les 
épaules  et  demandera  sincèrement  la  différence  qu'il  y  aurait 
lieu  d'établir  entre  ces  bandits  et  les  plus  vertueux  échantillons 
de  l'espèce  humaine.  Aussi,  la  solitude  qu'il  recherche  s'établit- 
elle  pour  lui  d'autant  mieux  que  beaucoup  d'amis  véritables 
l'abandonnent,  s'éloignent.  Il  sait  s'en  consoler  par  un  nombre 
croissant  de  pipes. 

Le  caractère  du  fumeur  n'est  pas  seul  touché.  L'humeur  de 
l'homme  qui  fume  devient  extrêmement  changeante,  capricieuse. 
A-t-il  satisfait  son  vice  en  respectant  strictement  la  dose  qui  lui 
convient,  il  se  sent  alerte,  joyeux.  Au  contraire  n'a-t-il  pu  conten- 
ter son  penchant,  l'état  de  besoin  où  il  se  trouve  le  rend  malheu- 
reux, désemparé,  hargneux.  La  vie  morale  à  laquelle  il  ne  peut 
participer  désormais  ne  le  tente  aucunement  par  ses  distractions 
habituelles.  Il  demeure  abattu,  sans  vigueur  physique,  sans  éner- 
gie morale.  Tout  lui  paraît  absurde  dans  les  conventions  sociales. 
Et  sa  détresse  se  reflète  en  tous  ceux  qu'il  voit  et  dont  il  surprend, 
avec  une  amère  clairvoyance,  les  ridicules  et  les  bassesses.  Par- 
tout surgit  devant  ses  yeux  le  mensonge  des  attitudes,  la  hideur 
des  calculs,  l'hypocrisie  du  langage,  l'affirmation  des  égoïsmes. 
En  lui,  il  n'aperçoit  que  des  ruines  :  ruines  d'amitiés,  ruines 
d'ambitions,  ruines  d'amours,  ruines  d'espoirs.  Et  farouche,  il  se 
sent  haïr  le  monde  et  lui-même. 

Examinons  l'hypothèse  inverse.  Le  fumeur  a-t-il  fumé  exagéré- 
ment, le  voici  qui  se  sent  incapable  de  coordonner  en  lui  les  élé- 
ments de  sa  rêverie.  Les  sensations,  les  idées  se  heurtenl,  s'amal- 
gament, se  disjoignent  au  hasard  d'un  jeu  tumultueux.  Au  bonheur 
calme  émané  de  l'ordre,  succèdent  la  colère,  l'indignation,  pro- 
voquées par  l'incohérence  des  associations  d'idées  forcément 
subies.  Le  fumeur  maudit  l'intempérance  qui  l'a  dépossédé  de 
son  rôle  superbe  de  dominaleur.  Il  ne  préside  plus  à  l'évocation 
raisonnée  des  êtres  et  des  choses.  Il  n'éveille  plus  à  son  gré  les 
sensations  ni  ne  dirige  désormais  l'enchaînement  de  sa  pensée. 
Mais  dans  un  effondrement  chaotique  s'écroule,  en  chacune  de 
ses  parties  laborieusement  édifiées,  le  palais  construit  par  son 
esprit  agile.  S'il  veut  se  réfugier  en  un  coin  du  monument  qui  lui 


PÉRIODE    D  ÉTAT  139 

paraît  le  plus  solide,  les  matériaux  de  ce  recoin  s'affaissent  à  leur 
tour  et  il  subit  la  souffrance  très  réelle  de  ce  désordre  inébran- 
lable. Furieusement,  il  se  fatigue  à  vouloir  rassembler  ces  ruines, 
à  rapprocher  ces  murs  lézardés,  à  réparer  ces  brèches.  Peine 
inutile,  car  sa  pensée  a  perdu  le  pouvoir  constructeur.  Désespéré 
de  l'inutilité  de  ses  efforts,  il  subit  d'une  façon  douloureuse  le 
déclic  brutal  des  associations  didées  qui  viennent  imposer  à  sa 
vision  hagarde  des  chocs  inattendus  et  pénibles.  Pour  avoir 
dépassé  la  juste  mesure,  le  fumeur  assiste  à  la  destruction  de 
son  plaisir.  L'état  de  besoin  qui  avait  été  pour  lui  une  souffrance 
affreuse  a  fait  place  à  cet  état  de  saturation  qui  lui  devient  tout 
aussi  pénible.  Son  équilil>re  moral,  son  humeur  habituelle  ne  se 
récupéreront  que  par  labsorption  de  la  dose  voulue. 

Nous  avons  observé  les  troubles  du  caractère  et  de  l'humeur. 
Quels  sont  ceux  pouvant  affecter  l'imagination?  Pour  répondre  à 
cette  question,  force  nous  est  d'établir  à  nouveau  les  mêmes  dis- 
tinctions :  état  de  besoin,  état  de  saturation,  état  d'équilibre. 

Dans  l'état  de  besoin,  l'imagination,  c'est-à-dire  cette  faculté 
de  grouper  les  êtres,  d'inventer  les  circonstances,  de  restituer  les 
milieux,  de  supputer  les  causes,  de  multiplier  les  combinai- 
sons, de  colorer  les  aspects,  l'imagination  demeure  stagnante  et 
endormie. 

L'observation  superficielle  d'un  entourage  morne  et  désolé  ne 
livre  plus  à  l'homme  désemparé  que  l'apparence  triviale  d'un 
monde  extraordinairement  hideux. 

Inversement  l'état  de  saturation  n'abolit  pas  complètement 
l'imagination.  Mais  il  lui  enlève  la  noblesse  de  sa  fonction  réelle 
qui  est  d'obéir  à  la  raison  en  lui  fournissant  une  aide  utile  par 
l'apport  des  comparaisons  et  des  hypothèses.  Furieusement  et 
dans  une  sorte  de  délire,  l'imagination  apporte  désormais  et  livre 
en  désordre  les  matériaux  inutiles  dont  la  raison  stupéfiée  ne 
pourra  faire  un  emploi  valable. 

Il  n'en  est  pas  ainsi  lorsque,  sagement,  le  fumeur  s'en  est  tenu 
à  la  limite  de  l'intoxication  valable.  Dès  lors,  conduite  par  une 
raison  supérieure  qui  n'a  perdu  aucune  des  qualités  d'un  indi.s- 
pensable  sang-froid,  l'imagination  s'exerce  avec  logique  dans  le 
domaine  qui  lui  est  propre.  Savamment  elle  travaille  là  où  la  rai- 
son ordonne  qu'elle  s'emploie.  Comme  l'abeille,  elle  choisit  dans 
son  vol  capricieux  les  calices  parfumés  des  fleurs  dont  la  ruche 
cérébrale  attend  impatiemment  le  pollen.  D'instinct,  avec  un 
bonheur  qui  tient  du  miracle,  elle  fait  sa  récolte  habile  et  revient 
chargée  de  tous  les  sucs  qui  agréeront  à  la  raison.  Celle-ci  opère 
rapidement  le  tri  nécessaire.  Elle  organise  les  matériaux  appor- 
tés, s'empare  de  ceux  qui  lui  paraissent  indispensables,  rejette 
les  inutiles.    Et    quand    son    œuvre  édificatrice   est   achevée    et 


140  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

quelle  a  joui  de  la  contemplation  d'une  architecture  désormais 
parfaite,  elle  donne  des  ordres  nouveaux  à  l'imagination,  cette 
pourvoyeuse  diligente  dont  elle  a  besoin  et  qui  lui  apportera  les 
autres  éléments  indispensables  à  sa  passion  constructive. 

Le  fumeur  habile  sera  donc  celui  qui,  par  un  dosage  rigoureux 
de  Tintoxication,  conservera  au  pouvoir  imaginatif  le  rôle  défé- 
rent qu'il  doit  jouer  vis-à-vis  de  la  raison  souveraine  ;  qui,  par  sa 
modération  sage,  saura  conserver  aux  différents  processus  de 
l'esprit  la  hiérarchie  nécessaire.  Ces  conditions  remplies,  l'opium 
deviendra  un  stimulant  énergique  pour  l'intelligence  qui,  non 
seulement  gardera  toutes  ses  facultés,  mais  les  contemplera 
accrues  en  vigueur,  en  souplesse,  en  cohésion  habile  pourla  res- 
titution prodigieusement  intense  de  la  vie. 

Conclusion.  —  Après  avoir  exposé  le  mécanisme  général  de  l'in- 
toxication par  l'opium,  comment  résumerons-nous  ce  travail  trop 
superficiel"?  Et  quelle  conclusion  lui  donnerons-nous? 

Au  point  de  vue  strictement  médical,  nous  pouvons  affirmer 
avec  certitude  que  les  ravages  exercés  sur  l'organisme  par 
l'usage  de  la  drogue  ont  été  fortement  exagérés  en  de  récentes 
polémiques  de  presse.  Certes,  il  est  des  sujets  prédisposés  à  de 
certains  accidents  pathologiques  que  précipitera  infailliblement 
l'habitude  de  l'opium.  Mais  ces  sujets  forment  l'exception.  Com- 
bien d'Européens  avons-nous  connus,  résistant  pendant  de 
longues  années  à  l'intoxication  ?  Perdus  dans  la  solitude  impres- 
sionnante de  la  brousse,  combien  en  avons-nous  vus  tirer  de  la 
fumée  odorante  le  secours  moral  qui  leur  faisait  vaincre  les  dif- 
ficultés et  surmonter  le  spleen?  Parmi  les  populations  annamites 
et  chinoises  admirablement  travailleuses,  combien  avons-nous 
observé  de  coolies,  de  tâcherons  peinant  affreusement  sous  le 
soleil  torride  pour  acheter  l'opium  qu'ils  devaient  fumer,  la  nuit 
venue,  dans  le  silence  des  paillottes.  Combien,  parmi  les  Jaunes 
arrivés  aux  situations  commerciales  les  plus  hautes,  avons-nous 
fréquenté  d'invétérés  fumeurs  ayant  conservé  les  qualités  de 
sang-froid,  d'audace,  de  prudence  indispensables  à  l'acquisition, 
à  la  conservation  de  fortunes  colossales  !  Les  forces  physiques, 
cérébrales  de  toute  cette  armée  laborieuse,  ne  semblaient  pas 
avoir  été  atteintes  par  l'usage  de  la  drogue.  Aux  uns,  l'opium 
avait  octroyé  la  résignation,  le  courage  pour  les  besognes 
pénibles  etobscures.  Aux  autres,  il  était  apparu  comme  un  éner- 
gique levier  facilitant  l'effort  tenté  pour  soulever  le  poids  des  dif- 
cultés  journalières.  A  tous  il  était  devenu  le  conseiller  sagace,  le 
confident  muet,  le  consolateur  efficace  qu'on  appelle  au  secours 
de  sa  fatigue,  de  ses  ennuis,  de  ses  désespoirs,  et  qui  toujours 
arrive  exact,  ponctuel,  pour  infuser  au  corps  une  énergie  recons- 
tituée,   pour    proposer    à    l'esprit   embarrassé   une  transaction 


PÉRIODE    D  ETA.T  141 

logique,    pour    glisser    dans   l'âme  obscurcie   le    rayonnement 
vainqueur  d'une  lumière  joyeuse. 

Certes,  des  considérations  médicales,  morales,  sociales,  peu- 
vent s'élever  avec  justesse  contre  l'usage  de  l'opium.  N'oublions 
pas  cependant  que,  malgré  ses  dangers,  il  reste  un  verseur  d'ou- 
bli, un  dispensateur  de  rêves.  Et  soyons  indulgents  pour  ceux 
qui  ont  eu  l'audace  malheureuse  de  solliciter  sa  domination. 


X.  30  ans,  fameuse  depuis  6  ans. 

Définition  générale  :  l'opium  est  un  sport  de  gens  tristes,  de 
délicats,  d'agités  et  de  flemmards  ;  —  il  faut  n'avoir  rien  à 
faire  régulièrement. 

En  général,  d'abord,  je  crois  que  l'opium,  comme  tous  les  exci-j 
tanls  ou  stupéfiants,  ne  fait  qu'exagérer  nos  qualités  et  nos' 
défauts.  Ainsi,  j'aime  bouquiner,  ça  tient  de  famille,  je  suis  bonne 
fille,  mais  foncièrement  indifférente,  je  suis  saine,  pas  vicieuse 
du  tout,  et  pourtant  légèrement  amorale.  Je  suis  très  débrouil- 
larde par  flemme  ;  j'aimerais  beaucoup  n'avoir  à  m'occuper  de 
rien,  à  ne  penser  à  rien  et  cela  m'est  impossible.  Voilà  mon 
caractère  sans  l'opium;  eh  bien  tout  cela  s'est  exagéré,  surtout 
l'indifférence,  et  de  là  provient  mon  amoralité  extrême  mainte- 
nant —  si  toutefois  se  laisser  prendre  dans  une  fumerie  soit  si 
amoral  que  cela.  Pour  moi.  oui.  et  je  remercie  l'opium  de  m'avoir 
débarrassée  de  mon  fond  de  puritanisme  excessif.  Telle  j'étais  à 
23  ans,  telle  je  me  retrouve,  avec  les  caractéristiques  poussées 
à  l'extrême.  J'étais  une  nerveuse,  une  agitée,  l'opium  me  calme, 
me  donne  la  sérénité.  La  sérénité,  voilà  le  mot. 

J'ai  fumé  l'opium,  par  hasard,  en  Bretagne  ;  un  officier  de 
marine  était  avec  sa  maîtresse  dans  le  même  hôtel.  J'étais  très 
heureuse  à  l'époque,  comme  toujours,  pas  d'ennuis,  des  amis 
amusants,  un  beau  garçon  (Z)  que  je  ne  désirais  pas  du  tout.  La 
femme  m'offre  de  fumer  un  soir  ;  sans  une  seconde  d'hésitation, 
sans  penser  à  aucun  danger,  j'accepte.  Au  bout  de  3  pipes,  j'ado- 
rais Z.  Je  me  souviendrai  toujours  de  la  première  pipe  ;  a  la  pre- 
mière aspiration,  j'ai  senti  un  engourdissement  me  monter  le 
long  des  jambes,  c'était  d'une  douceur!  et  puis  ensuite  la  bien- 
veillance, un  terme  d'argot  dépeint  bien  cet  état  :  j'existais.  Tout 
me  semblait  sublime.  Je  fumai  ce  soir  là  10,  12,  15  pipes,  je  ne 
sais  plus,  je  n'ai  jamais  su;  nous  étions  trois  qui  habitions  l'étage 
au-dessus;  les  deux  hommes  marchaient  de  travers;  moi,  je  ne 
sentais  rien  physiquement,  j'étais  très  lucide.  Une  fois  couchée, 
j'ai  eu  des  démangeaisons  intenses;  —  je  dois  dire  que  cette 
brute  d'officier,  qui  fumait  depuis  assez  longtemps,  ne  nous  avait 
pas  prévenus  des  suites.  —  Je  n'ai  pas  dormi,  je  somnolais  et  en 


142  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

me  concentrant,  j'arrivais  à  ne  plus  sentir  mon  corps,  ni  le  lit; 
je  m'enlevais,  mais  hélas,  un  déclanchement  se  produisait;  mal- 
gré ma  volonté,  je  retombais  sur  le  lit  avec  un  coup  au  cœur. 
Pendant  longtemps,  j'ai  recherché  cette  impression-là;  il  me  faut 
45  pipes  maintenant  pour  l'avoir,  ainsi  que  l'engourdissement 
{qui  ne  vient  plus  par  les  jambes  mais  par  le  haut  du  corps), 
ainsi  que  les  démangeaisons;  seulement  depuis  quatre  ans  au 
moins  je  ne  m'amuse  plus  à  planer  (!)  car  je  me  suis  aperçue  que 
cela  me  faisait  mal,  cela  me  détraquait. 

J'ai  recommencé  à  fumer  le  surlendemain.  Pendant  un  mois  j'ai 
fumé  à  peu  près  deux  fois  par  semaine,  puis  je  suis  rentrée  à 
Paris,  sans  opium  évidemment,  mes  amis  allant  à  Bi'est.  Je  ne  me 
rappelle  pas  exactement  si  j'ai  souffert  du  manque  de  drogue  à  ce 
moment.  Je  crois  bien  que  oui.  J'étais  très  nerveuse,  mais  igno- 
rant qu'on  pouvait  souffrir  de  cela,  je  n'y  ai  pas  fait  attention. 
Un  mois  après,  la  femme  de  l'officier  s'installait  chez  moi  pour 
un  mois  avec  sa  fumerie.  Elle  partait  me  la  cédant,  et  je  fume 
depuis.  Le  lendemain  de  ma  première  fumerie,  j'étais  bien  ;  les 
autres  fois,  dès  que  je  me  levais,  je  vomissais,  sans  douleur.  Au 
bout  de  trois  mois  de  fumerie,  j'ai  eu  des  perturbations  dans  mes 
règles.  Toujours  en  avance  de  huit  jours,  j'ai  eu  des  retards;  un 
fumeur  m'a  affirmé  que  l'opium  faisait  cela  aux  femmes  en  géné- 
ral. Mais  je  me  portais  bien  ;  il  est  bon  d'ajouter  que  je  suis  très 
solide.  J'ai  fumé  exagérément  pendant  trois  ans  presque  ;  je  dis 
exagérément,  40  pipes  en  moyenne,  souvent  60,  rarement  30.  Nous 
avions  formé  un  groupe  ;  nous  ne  dormions  pas  de  la  nuit;  notre 
existence  était  ainsi  réglée  :  lever  à  3  heures  à  peu  près,  pipes, 
déjeuner  léger,  pipes,  diner,  pipes  jusqu'à  6,  7  ou  8  heures  du 
matin,  souvent  plus  tard.  J'ai  vu  pendant  ces  fumeries  où  je  gar- 
dais ma  lucidité  entière,  comme  tous  les  autres  d'ailleurs,  un  ami 
faire  des  sauts  périlleux  étonnants  ayant  30  pipes  dans  le  corps. 
Notre  vie,  ma  vie  était  dans  la  fumerie... 

...  J'ai  vécu  trois  ans  exquisément,  seulement  ne  dormant  pas, 
mangeant  peu,  je  maigrissais...  Nous  avons  été  à  la  campagne. 
Là,  ayant  la  forêt  à  côté  de  moi,  j'ai  diminué  les  pipes;  au  bout 
de  trois  mois,  j'en  fumais  9  et  j'ai  pris  l'habitude  de  manger  la 
nuit.  Rentrée  à  Paris,  j'ai  continué  de  rester  à  9;  je  n'avais  pas 
souffert  pour  en  arriver  là,  mais  pour  descendre  à  7!  J'ai  cru  que 
je  n'y  arriverais  jamais.  Ce  désir  de  diminuer,  aucune  considé- 
ration amoureuse  physique  ne  l'inspirait;  simplement  le  désir  de 
changer,  le  besoin  de  démolir  quelque  chose;  et  puis  je  m'étais 
sentie  esclave  ;  mon  vieux  fonds  de  sauvagesse  réapparaissait! 
Ah!  l'opium  croit  me  tenir,  eh  bien  nous  verrons!  J'ai  vu  :  un  an 
après  j'étais  à  3  pipes.  J'y  suis  restée  huit  mois;  puis  tout  d'un 
coup,  plus  de  drogue,   obligée  de  prendre  des  pilules,  —  ceci  se 


PERIODE    D  ETAT  143 

passait  à  la  mer  —  ;  sachant  que  le  grand  charme,  le  plus  grand 
facteur  de  l'opium,  pour  moi,  est  de  rester  étendue,  je  m'étais 
obligée  de  sortir;  mais  Paris  ne  m'y  engage  pas,  aussi  je  profi- 
tais de  mes  villégiatures  assez  nombreuses.  Bref,  à  Y...  je  pus 
m'en  passer  et  j'oubliai  mes  pilules  un  jour  sans  souffrir  physi- 
quement :  j'avais  mis  un  an  et  demi  pour  arriver  à  cela.  Pour- 
tant, j'avais  été  fumeuse  comme  il  est  impossible,  je  crois,  de 
l'être  plus  :  exemple,  je  fumais  jusqu'à  6  heures  du  soir  ;  à. 
10  heures,  je  souffrais  tant  qu'il  me  fallait  rentrer  vivement  fumer. 

Les  douleurs.  —  D'abord  une  grande  nervosité  ;  je  luttais;  mes 
mains,  cela  a  toujours  attaqué  mes  mains,  devenaient  inertes 
avec  de  grands  tirements  nerveux  sur  le  dessus  ;  je  ne  pouvais 
pas  m'en  servir.  Puis  ensuite  dans  tous  les  membres  ce  mélange 
de  paralysie  et  de  nervosité,  les  yeux  qui  pleurent  ensuite,  et  si 
l'on  est  trop  privé,  lés  coliques,  la  diarrhée.  Cela  m'est  arrivé 
rarement  à  ce  degré,  mais  je  1  ai  vu  chez  des  amis.  De  plus,  et  je 
ne  sais  si  tout  le  monde  l'avouera,  mais  je  l'ai  toujours  entendu 
dire,  moi-même  l'ai  constaté,  la  privation  d'opium  vous  met  en 
érection.  Je  dois  préciser  un  point  :  avant  de  fumer,  je  buvais 
assez  bien  ;  encore  maintenant,  je  prends  deux  pernods  par  jour; 
je  bois  beaucoup  moins  depuis  que  je  fume,  d'ailleurs  je  ne  peux 
plus,  je  suis  grise  avec  le  quart  de  ce  que  j'absorbais  autrefois  et 
je  ne  souffre  pas  de  l'estomac.  Eh  bien,  certains  soirs  où  j'ai  bu 
un  peu,  si  je  ne  fume  pas  à  l'heure  convenable,  je  m'endors  et 
me  réveille  en  train  de  me  masturber...  toute  la  douleur  s'est 
réfugiée  là...  Dès  que  je  suis  éveillée,  c'est  fini;  je  m'agite,  j'ai 
mal  autre  part,  mains  et  jambes,  mais  dès  que  je  dors,  cela  se 
localise.  Beaucoup  de  fumeurs  m'ont  avoué  qu'ils  étaient  dans  le 
même  cas  et  sans  désir  aucun  de  faire  l'amour;  eux  ne  buvaient 
pas.  Moi,  on  me  l'a  dit,  j'ai  comme  une  crise  nerveuse  en  dor- 
mant, je  fais  des  bonds  effrayants  ;  pourtant  je  n'ai  jamais  eu  de 
crises  de  nerfs  éveillée.  Quand  on  a  trop  attendu  pour  fumer,  on 
dirait  que  l'opium  se  venge;  au  lieu  de  3  pipes  pour  être  bien, 
il  en  faut  6,  8,  pour  retrouver  le  calme  et  le  bien-être. 

Privé  d'opium,  la  douleur  physique  est  plus  forte  que  tout  ;  on 
sait  qu'une  pipe  vous  rendra  le  calme,  alors  on  ne  pense  plus 
qu'à  cela.  Quand  j'ai  eu  abandonné  l'opium  à  la  mer,  je  suis  ren- 
trée à  Paris;  ah,  quel  vide!  Je  mangeais  bien  et  dormais  invaria- 
blement sept  heures  juste,  pas  une  minute  de  plus;  j'avais  toute 
ma  lucidité,  tout  mon  calme,  mais  je  m'ennuyais  ;  je  ne  pouvais 
pas  rester  chez  moi;  je  n'avais  goût  à  rien,  même  pas  à  lire,  ce 
qui  est  ma  suprême  joie.  Que  faire  "?...  Je  ne  souffrais  pas,  mais  le 
vice  de  ma  vie...  J'ai  réfléchi  ;  je  me  suis  aperçue  que  pour  vivre 
un  peu  selon  mes  goûts,  il  fallait  que  je  puisse  rester  chez  moi, 
pour  potasser  —  car  le  ménage  et  moi,  ça  ne  va  pas;  j'aime  un 


144  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

intérieur  correct,  mais  ne  pas  y  travailler  — ;  alors  j'allumai  ma 
lampe  à  opium  et  couchée  près  d'elle  j'avais  déjà  du  calme.  Je  ne 
peux  vivre  sans  rien  faire  ;  je  ne  peux  pas  m'amuser  (bien  que 
j'en  donne  l'impression)  à  faire  la  roue  devant  les  mâles  —  ça  ne 
me  suffit  pas  — ;  alors,  froidement,  tout  bien  pesé,  je  me  suis 
remise  à  fumer  après  une  expérience  de  6  mois;  seulement  je 
fume  beaucoup  moins.  Ce  fut  d'abord  par  raison,  ensuite  je  ne 
peux  plus  :  au  bout  de  10  pipes  de  bon  opium,  j'ai  des  brûlures 
dans  la  gorge  et  dans  le  pharynx  ;  cela  me  brûle  positivement  le 
tuyau  où  j'avale.  J'ajoute  que  je  fume  beaucoup  de  cigarettes 
anglaises  et  que  je  n'aime  plus  les  fumeries  tumultueuses  d'antan; 
cela  me  fait  mal  même  de  sentir  une  nombreuse  chambrée.  La 
fumerie  seule  ou  à  deux...,  voilà  ce  que  j'aime  depuis  ma  deuxième 
conversion.  Depuis,  je  ne  souffre  pas  beaucoup  physiquement  du 
manque  de  drogue,  mais,  moralement,  énormément;  je  nai  goût 
à  rien,  moi  qui  n'ai  jamais  désiré  grandchose,  sans  opium,  je 
pense  qu'il  n'y  a  plus  qu'à  se  laisser  claquer.  Il  me  donne  le  goût 
de  vivre,  l'indulgence,  la  compréhension  de  bien  des  choses,  il 
m'ouvre  des  horizons  et  me  donne  le  courage  d'accomplir  les 
actes  les  plus  inutiles  de  la  vie.  Je  me  porte  comme  un  charme, 
je  mange  bien,  je  dors  de  même,  j'ai  toute  ma  mémoire  et  une 
souplesse  d'esprit  et  de  caractère  qui  me  manquait.  J'étais  et 
suis  très  autoritaire  ;  l'opium  me  fait  plier  et  faire  des  concessions 
qui  sont  loin  de  mon  naturel.  Je  trouve  très  bien  maintenant  de 
m'asseoir  sur  ma  dignité  (quand  il  s'agit  de  petits  faits  ridi- 
cules) . 

Des  rêves?  Des  visions?  Des  cauchemars?  Connais  pas.  J'ai 
eu  plus  de  troubles  nerveux  à  17  ans,  relevant  d'une  maladie  de 
croissance.  En  dormant,  je  rêve  beaucoup,  et  depuis  que  je  fume 
je  transpire,  ce  qui  ne  m'arrivait  jamais  avant.  Si  j'ai  eu  des  hal- 
lucinations, je  les  ai  évoquées.  Exemple  :  mon  ami  XY  dans  les 
fumeries  était  toujours  étendu  le  long  de  moi.  Il  part.  Fumant 
seule  certain  soir,  le  voulant  (ce  n'était  pas  X'i'  que  je  voulais, 
mais  la  sensation,  pas  confondre,  suis  pas  erotique)  je  sentais  la 
chaleur  de  son  corps,  son  bras  se  poser  sur  ma  taille  et  même  sa 
respiration  et  les  battements  de  son  cœur.  Mais  je  répète  que  cela 
cessait  quand  je  le  voulais. 

L'abrutissement?  Je  fais  du  grec  et  de  l'égyptien,  et  tous  mes 
amis,  artistes,  littérateurs,  cabotins,  bourgeois,  vanteront  mon 
intelligence,  ce  qui  est  vexant  pour  la  jolie  femme  que  je  suis  en 
outre.  Et  puis  j'ai  de  l'argent  de  côté  et  de  beaux  mariages  à  ma 
portée.  xVlors,  l'opium  abrutit-il  à  ce  point?  Bien  sûr,  il  ne  don- 
nera pas  l'intelligence,  l'esprit,  la  mémoire  a  qui  en  était  com- 
plètement dépourvu  ;  et  le  danger,  pour  nous  fumeurs,  comme 
pour  eux,  c'est  que  par  snobisme,  des  brutes  en  fument... 


PERIODE    I)  ÉTAT  U5 

Ah  !  j'ajoute  que  ceux  qui  m'aimaient  il  y  a  six  ans,  fumeurs  ou 
pas  fumeurs,  m'aiment  toujours  autant,  «  pas  fumeurs»  jaloux  de 
la  drogue  qui  me  donne  des  voluptés  dont  ils  ne  sont  pas  les  dis- 
pensateurs. Je  suis  assez  fine,  toutefois,  pour  éviter  l'ultimatum. 

Bien  qu'à  la  campagne  en  ce  moment,  je  ne  diminue  pas;  à 
quoi  bon  gâcher  mon  bonheur?  Je  fume  3  pipes  en  me  levant, 
2  avant  déjeuner,  plusieurs  (variable)  après,  souvent  avant 
dîner,  3,  4  ou  5,  pas  plus,  avant  de  me  coucher... 

J'ajoute  enfin  que  malgré  le  calme,  la  sérénité  que  procure 
l'opium,  on  devient  très  irritable.  Quand  on  a  fumé  beaucoup,  au 
moindre  bruit  discordant,  une  voix  déplaisante,  une  contradic- 
tion, vous  voilà  irrité,  mais  cela  ne  dure  pas,  et  nous  pardonnons 
aisément  aux  gens  de  les  avoir  engueulés... 


I 


XX.  Lopium  représente  à  mes  yeux  la  vie  sans  ses  tracas  et 
ses  ennuis.  En  arrivant  à  Saigon  en  1900,  jeus  l'occasion  de  me 
donner  tout  entier  à  lopium.  J'y  ai  été  surtout  engagé  par  un  de 
mes  amis,  fumeur  passionné,  qui  me  voyant  souffrir  de  douleurs 
aiguës  produites  par  un  refroidissement  attrapé  à  bord  pendant 
le  voyage  de  Marseille  à  Saigon  me  certifia  que  quelques  pipes 
auraient  vite  raison  de  mon  mal.  C'est  ce  qui  arriva  deux  jours 
après  mon  débarquement,  les  douleurs  physiques  disparurent 
pour  faire  place  à  un  bien-être  infini.  Obligé  de  prendre  mon  poste 
quelques  jours  après,  je  commençai  à  faire  des  voyages  variant 
de  cinq  à  quinze  jours.  Oh!  ce  premier  voyage,  que  de  souffrances! 
Je  croyais  pouvoir  impunément  cesser  de  fumer;  je  me  figurais 
ne  pas  être  encore  intoxiqué;  mais  les  tiraillements  de  ventre  et 
les  douleurs  aiguës  dans  les  jambes  m'en  ont  donné  le  démenti. 
Heureusement  pour  moi,  après  avoir  confié  mes  ennuis  à  un  chi- 
nois du  bateau,  il  fit  en  sorte  qu'il  me  procura  tout  ce  qu'il 
fallait  pour  fumer.  N'étant  pas  à  même  de  préparer  mes  pipes 
moi-même,  il  se  plaça  en  face  de  moi  et  me  confectionna  quelques 
pipes.  En  ce  moment-là,  on  m'aurait  présenté  quoi  que  ce  soit, 
tout  ce  qu'il  peut  y  avoir  de  meilleur  au  monde,  or  ou  femme, 
pour  m'empêcher  de  fumer,  sans  aucune  discussion  j'aurais  opté 
pour  la  pipe. 

Plus  tard- j'eus  occasion  de  cesser  de  fumer  pendant  quelques 
mois;  j'avais  toujours  soin  de  manger  un  peu  de  cette  pâte  déli- 
cieuse. Enfin,  si  mes  moyens  me  permettaient  de  vivre  sans  tra- 
vailler, je  n'hésiterais  pas  une  minute  à  me  donner  tout  entier  à 
■cette  passion,  mauvaise  d'après  les  uns,  bonne  pour  moi  parce 
qu'elle  donne  sur  la  terre  le  rêve  ou  l'illusion  que  tout  un  chacun 
cherche  à  atteindre.  Que  m'importe  l'or  une  fois  que  j'ai  fumé 
puisque  je  n'en  sens  pas  la  nécessité!  Que  m'importe  la  femme, 

Dlpouy.  —  Les  opiomanes.  10 


146  tlLDK   CLLNIUUE    ET    PSYCHOLOGKjLE 

puisqu'cn  fumant  il  m"arrive  d'avoir  des  attouchements  avec  ma 
déesse  1 


XXX.  Renseignements  auto-biographiques.  —  Pas  d'antécédents 
né\iropatliiques  connus  héréditaires,  collatéraux  ou  personnels. 

Dans  sa  jeunesse,  lisait  beaucoup,  des  romans  d'aventure  de 
^^référence.  Lit  Monte  Christo  à  douze  ans;  la  scène  du  hachich 
lui  laisse  une  profonde  impression. 

A  seize  ans  a  une  conversation  avec  un  Égyptien  qui  lui  parle 
d'un  fumeur  d'opium  pris  pour  fou  par  quelques-uns,  pour  sorcier 
par  les  autres,  type  de  vieux  philosophe  et  qui  avait  des  rêves 
étranges,  où  il  se  voyait  roi,  empereur.  Songeait  quelquefois  à  ces 
histoires  mais  ne  désirait  pas  extrêmement  fumer. 

A  dix-huit  ans  s'engage  à  Toulon.  Entend  parler  de  Topium  par  des 
coloniaux,  en  termes  excellents:  c'est  quelque  chose  de  délicieux, 
procurant  des  rêves  magnifiques,  rêves  de  femmes  surtout... 
Aurait  voulu  en  fumer,  simplement  pour  savoir  ce  que  c'était.  Va 
avec  un  camarade  chez  un  officier,  fume  pendant  son  absence, 
très  peu,  s'étonne  de  n'obtenir  aucun  effet,  ne  songe  pas  à  recom- 
mencer. 

Prend  plusieurs  fois  du  laudanum,  dans  de  l'eau  sucrée,  XX  à 
XXV  gouttes,  à  l'occasion  de  coliques  et  en  ressent  un  certain  état 
de  bien-être.  N'en  prenait  pas  parce  qu'agréable,  mais  en  était 
content.  En  prend  tous  les  deux  à  trois  jours  pendant  un  mois 
puis  cesse.  Éprouve  le  même  effet  une  fois  qu'il  prend  3  pilules 
d'opium  et  se  promet  de  recommencer  à  la  moindre  douleur. 

Vingt-deux  ans.  Corse.  Fièvres  secondes,  très  fortes,  menaces  de 
phtisie,  hémoptysies,  hématémèses,  mekena.  Repart  à  Toulon  ;  con- 
tinue à  entendre  parler  d'opium,  n'y  fait  pas  attention,  entend  traiter 
les  officiers  fumeurs  d'abrutis  et  de  malades.  Libéré,  revient  en 
Corse. 

Vingt-trois  ans.  Part  en  Indo-Chine  où  il  a  des  parents.  Sur  le 
bateau  entend  parler  de  fumeurs.  Commence  à  y  songer  davantage, 
fait  connaissance  de  fumeurs  qui  comptaient  les  heures  pour  savoir 
quand  ils  pourraient  fumer,  et  font  l'éloge  de  l'opium.  Se  promet 
de  fumer  malgré  quelques  avis  de  non-fumeurs. 

En  Indo-Chine,  souffrait  de  douleurs  à  la  fesse  et  aux  reins  ;  vu 
chez  un  cousin  qui  fumait,  s'intéresse  à  ce  que  c'était,  en  voyant 
aux  fumeurs  lair  si  heureux  et  en  aspirant  la  bonne  odeur  de 
l'opium  ;  demande  à  fumer,  pour  calmer  ses  douleurs  ;  fume  5  à 
6  pipes  incomplètement,  revient  chez  lui  :  en  se  mettant  à 
table  se  sent  un  peu  malade,  puis  vomit,  se  remet  à  table,  mange, 
dort  bien.   Le  lendemain,    fume   2   pipes  ;    une   femme   arrive, 


I 


PERIODE    D  ETAT  147 

aucun  désir;  se  remet  à  fumer  et  éprouve  un  sentiment  délicieux 
de  béatitude. 

Fume  tous  les  jours  pendant  vingt  jours  avec  grand  plaisir  et 
sans  inconvénients.  Embarque  et  cesse  de  fumer  pendant  deux 
jours  ;  douleurs  de  non-opium.  Fume  par  intermittences  pour 
avoir  des  rêves;  fumait  déjà  une  vingtaine  de  pipes.  Se  met  à 
fumer  sur  le  bateau  avec  un  jeune  homme,  mort  depuis,  la  pipe  à 
la  bouche. 

Fume  tous  les  jours  (10  à  15  pipes).  S'embarque  comme  com- 
missaire et  fume  avec  un  compagnon  o  grammes  par  jour.  Très 
emballé  alors  sur  l'opium  ;  ne  pensait  qu'à  en  fumer  toute  la  vie  ; 
pendant  les  escales  restait  à  fumer  au  lieu  de  descendre  à  terre. 
Au  bout  de  deux  mois  fume  le  double.  Néglige  les  femmes.  Fait 
cependant  régulièrement  et  fort  bien  son  service;  bien  noté;  avan- 
cement rapide. 

Fumait  depuis  cinq  à  six  mois  (40  pipes)  quand  commence  à 
avoir  peur  d'aller  trop  loin,  de  ne  pas  pouvoir  s'arrêter  en  voyant 
qu'il  fumait  de  plus  en  plus.  Entouré  de  gens  qui  lui  font  de  la 
morale.  Reste  plusieurs  jours  à  terre,  vingt  jours  environ  ;  veut 
en  profiter  pour  cesser,  en  sachant  les  inconvénients  ;  prend  des 
pilules  rouges  chinoises.  Faisait  des  pipes  aux  autres  sans  fumer, 
mais  prenait  des  pilules.  Reçoit  l'ordre  d'embarquer  sur  un  autre 
bateau  et  retrouve  sur  ce  nouveau  bateau  sa  pipe  qu'on  y  avait 
portée.  Incité  à  fumer  par  un  compagnon,  va  dans  sa  chambre 
pour  voir,  fume  2  petites  pipes,  en  éprouve  un  grand  conten- 
tement et  recommence  pendant  trois  jours.  Le  quatrième  jour, 
était  revenu  à  40  pipes.  Cela  dure  quatre  à  cinq  mois.  N'éprouve 
aucun  trouble,  sauf  de  la  constipation  ;  pas  d'anorexie, 
mais  peu  d'appétit;  rétention  d'urine.  Ne  songeait  plus  qu'à  fumer. 
Une  fois  se  promet  de  cesser,  passe  une  nuit  sans  fumer  ;  ce  fut 
terrible.  Le  lendemain  recommence  à  fumer  autant.  A  des  his- 
toires avec  son  administration,  les  impute  à  l'opium  et  cesse  de 
fumer  pendant  un  mois  en  prenant  des  pilules  ;  apathie,  ano- 
rexie. 

Sur  un  nouveau  bateau,  trouve  un  fumeur  avec  du  très  bon 
opium.  Veut  en  goûter,  fume  pendant  quatre  à  cinq  jours  5  à 
6  pipes,  puis  reprend  de  plus  belle  et  va  cette  fois  jusqu'à  150 
pipes  pendant  sept  à  huit  mois .  Éprouve  alors  des  troubles 
accentués,  diminution  de  la  mémoire  et  de  la  volonté,  tendances 
constantes  à  mentir,  peurs  à  terre,  désirs  impétueux  de  fumer 
(au  milieu  des  repas  même;  reste  à  ce  moment  dix-huit  à  vingt 
heures  par  jour  dans  sa  cabine  à  dormir  ou  à  fumer  et  arrive 
tout  juste  à  faire  son  service),  constipation,  désordres  génitaux. 

Tout  à  coup  a  l'idée  de  rentrer  en  France,  a  l'intention  d'y 
fumer,  par  agrément  seulement;  emporte  1.500  grammes  d'opium 


148  ÉTUDE    CLIISluUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

et  quelques  petites  boîtes.  Reste  deux  jours  sans  fumer  sur  le 
bateau  mais  prend  des  pilules,  1  gramme  par  jour;  souffrances 
par  insuffisance  d'opium.  Se  remet  à  fumer,  20  pipes  par  jour. 
N'a  plus  de  pilules,  traverse  une  crise  douloureuse  d'insuffisance  ; 
trouve  une  femme  qui  lui  propose  de  lui  procurer  de  l'opium.  Fume 
pendant  quinze  jours  voulant  toujours  partir  le  lendemain;  fume 
avec  une  femme  :  ce  sont,  dit-il,  les  plus  beaux  jours  de  sa 
vie. 

Vingt-quatre  ans.  Va  en  Corse.  Essaie  de  ne  plus  fumer  et 
prend  des  pilules  pour  que  personne  n'en  sache  rien  ;  présente  alors 
des  crises  de  sommeil  très  dur  n'importe  où,  au  café,  au  jardin... 
Après  trois  ou  quatre  jours,  loue  une  chambre,  fume  pendant  huit 
mois  avec  un  ami  qui  fumait  beaucoup  depuis  quatre  ou  cinq  ans 
(2  kilogrammes  en  3  mois  à  eux  deux);  fume  à  ce  moment  70  à 
80  pipes.  Son  père  ne  le  savait  pas,  mais  le  trouvait  changé, 
malade  par  la  colonie,  drôle,  froid  et  indifférent,  de  caractère 
ironique,  fier  avec  les  étrangers  ;  jouait  et  «  se  fichait  » 
de  perdre  (3.400  francs).  Aucune  envie  de  cesser  de  fumer  pen- 
dant ces  huit  mois.  Cherche  un  prétexte  pour  ne  pas  aller  en 
Amérique  et  n'y  va  pas  malgré  le  désir  et  les  encouragements  de 
sa  famille.  Vient  à  Paris  avec  un  ami,  fume  à  l'hôtel,  à  bord  du 
bateau,  s'arrête  deux  jours  à  Marseille  pour  fumer  et  constate  à 
cette  occasion  que  la  femme  lui  est  totalement  indifférente.  Passe 
huit  jours  à  Paris;  son  congé  expire;  il  s'en  piéoccupe  peu  et 
demeure  à  Paris. 

Octobre  1903.  Paris.  60  à  80  pipes  par  jour  (400  grammes 
par  mois).  N'essaie  pas  de  cesser;  mène  une  vie  active  les  quinze 
premiers  jours,  théâtre,  boulevards,  mais  pas  de  femmes.  Prend 
goût  à  la  vie  de  Paris  et  pour  cette  raison  recule  le  moment  de  son 
départ. 

Décembre.  Va  chez  un  parent,  médecin;  veut  avant  de  repartir 
en  Indo-Chine  cesser  de  fumer,  prend  une  quarantaine  de  pilules 
en  quinze  jours  ;  souffre  des  reins  et  du  manque  d'opium  ;  se  fait 
refaire  des  pilules  ;  reste  dix-huit  heures  par  jour  au  lit,  dormant 
facilement  douze  heures,  mais  dur  à  se  rendormir  ;  incapable  de 
rien  faire.  Essaie  de  Téther  pour  calmer  son  estomac.  Au  bout 
de  vingt  jours  veut  revenir  à  Paris,  n'ayant  plus  de  pilules. 
Avant  de  monter  dans  le  train  se  fait  donner  chez  un  pharmacien 
18  grammes  d'opium  en  extrait  aqueux;  un  peu  abruti  seulement, 
mais  n'éprouve  aucun  trouble. 

Arrivé  à  Paris,  se  remet  aussitôt  à  fumer  et  fume  tous  les  jours 
30  pipes  (opium  de  Toulon)  pendant  deux  mois.  Veut  ensuite 
se  déshabituer  petit  à  petit  parce  qu'il  n'a  plus  d'argent.  Fume  de 
l'opium  pharmaceutique,  arrive  à  ne  plus  fumer  que  2  pipes, 
puis  pendant  quelques  jours  plus  du  tout,  mais  en  prenant  des 


PÉRIODE    D  KTAT  149 

pilules.  Depuis  ce  temps-là.  fume  tous  les  jours  un  peu.  surtout 
du  dross,  deux  fois  par  jour,  après  midi  et  le  soir  au  lit.  Fume 
moins  que  jamais.  N'essaie  plus  de  s'en  passer,  puisqu'il  sait  ne  plus 
pouvoir  y  arriver,  mais  a  la  ferme  résolution  de  ne  fumer  que  très 
peu.  Ne  veut  pas  s'en  passer,  car  l'existence  serait  trop  vilaine  sans  cela. 
S'il  était  riche,  il  s'>j  donnerait  corps  et  âme,  ne  s  arrêtant  à  rien,  ne 
comprenant  pas  la  vie  sans  opium,  car  il  n'aime  plus  rien  sérieusement 
en  dehors  de  lui,  ni  théâtre,  ni  lecture. 

Examen  pratiqué  par  un  médecin,  lui-même  très  au  courant  des 
choses  de  l'opium. 

Mémoire  diminuée  pour  les  noms  propres  et  les  faits  récents. 

Volonté  très  amoindrie. 

Sentiments  affectifs  émoussés  pour  la  famille  (restait  longtemps 
sans  lui  écrire)  ;  accrus  au  contraire  pour  les  étrangers  et  les 
malheureux  ;  très  accusés  pour  les  auteurs  de  délits  contre  la 
société,  excusant  et  comprenant  les  voleurs  et  les  gens  qui  ont  mal 
tourné;  très  prononcés  pour  les  autres  fumeurs;  pas  le  moindre 
égoïsme,  au  contraire. 

Caractère  très  peu  irascible,  sauf  quand  on  le  gène  (n'aime  pas 
que  ses  amis  fassent  du  bruit,  qu'on  froisse  un  journal,  qu'on 
chante  dans  les  escaliers,  qu'on  parle  trop  haut,  que  la  lumière 
soit  trop  vive...)  Jamais  de  grands  accès  de  colère;  moments  d'irri- 
tation vite  passés.  Devenu  misanthrope,  ne  souhaitant  plus  que 
sa  pipe  et  un  ou  deux  amis;  n'éprouve  plus  aucun  plaisir  aux 
réunions  nombreuses,  au  théâtre... 

Sommeil.  Les  premiers  temps,  dormait  dix  à  douze  heures  par 
jour;  maintenant  dort  sept  à  neuf  heures  par  jour.  S'endort  faci- 
lement. Rêves  bien  plus  fréquents  depuis  l'opium.  Rêves  souvent 
délicieux.  Cauchemars  depuis  un  an  ou  deux:  choses  dramatiques    . 
où  il  a  toujours  le  dessus  ;  rêve  de  bandits,  de  guerre,  de  gnomes    Ij 
à  tête  hideuse  ;  rêve  souvent  aux  choses  de  la  journée. 

Pas  d'aneslhésies  en  dehors  de  l'ivresse. 

Pas  d'hyperesthésies.  Douleurs  très  vives  dues  à  des  névralgies 
ophtalmi(iues  survenant  quelquefois  deux  ou  trois  fois  par  mois, 
durant  une  heure  ou  deux  et  coupées  par  le  fumage. 

Vue  normale.  Acuité  visuelle  parfaite.  Photophobie;  préfère  une. 
lampe  faible,  une  lumière  douce,  les  stores  baissés,  des  tapisseries 
sombres;  aime  moins  le  rouge. 

Hallucinations  (à  l'état  de  veille)  :  auditives.  S'entend  appeler.   ^^ 
Entend  des  conversations  de  voix  connues;  entend  des  chants,  de 
la  musique,  des  cloches. 

Hallucinations  (à  l'état  de  veille)  :  visuelles.  Jamais  de  personnes.     \ 
Voit  quelquefois  un  tableau  sur  un  rideau  et  sur  une  porte;  moins 


150  ÉTUDE   CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

il  le  fixe  et  plus  il  le  voit.  Se  dérange  pour  aller  voir  et  ne  trouve 
que  du  vide  ou  de  l'ombre. 

Peurs  immotivées,  au  point  de  ne  pas  oser  sortir  de  crainte  de 
trouver  quelqu'un;  regarde  s'il  n'y  a  personne.  Se  dit  «  il  n'y  a 
personne  »  et  cependant  tremble  d'une  peur  indéfinissable. 

Idées  de  suicide  mais  aucune  tentative. 

Indolence;  mouvements  lents,  doux  et  nonchalants;  touche  les 
choses  avec  précaution,  s'efforce  de  ne  jamais  faire  de  bruit. 

Faiblesse  dans  les  jambes,  véritable  paraparésie:  marche  avec 
peu  d'entrain,  ne  ferait  de  grandes  promenades  qu'avec  difficulté; 
articulations  sensibles  ;  courbatures.  Crampes  quelquefois. 
Décharges  électriques,  brusques  mouvements,  surtout  dans  les 
jambes,  le  réveillant  en  sursaut  la  nuit  mais  se  produisant  aussi 
à  l'état  de  veille. 

Pas  d'incontinence  durine. 

Pas  d'incoordination  motrice. 

Appétit  bon  sauf  quand  il  fume  beaucoup. 

Soif  fréquente. 

Constipation  marquée  :  une  selle  tous  les  deux  jours  ;  augmen- 
tant encore  quand  il  fume  beaucoup  ;  une  selle  tous  les  quatre  ou 
cinq  jours  ;  matières  dures,  marronnées,  déchirant  l'anus.  Sensi- 
bilité normale  aux  purgatifs.  Quelquefois  selles  jaune  d'or. 

Pouls  régulier,  92;  palpitations  avant  de  fumer. 

Quelques  démangeaisons  cutanées. 

Pollakiurie  avec  légère  polyurie;  urines  chargées  quelquefois, 
un  peu  douloureuses. 

Un  peu  d'impuissance  sexuelle,  au  moment  psychologique  ;  quel- 
quefois cependant  érections  presque  sans  cause  physique  et  par 
simple  souvenir,  mais  érections  peu  sérieuses.  Traite  surtout  les 
femmes  en  camarade. 

B.  —  Le  théba'is.me  chronique 

Le  fumeur  qui  ne  dépasse  point  10  à  12  pipes  par  jour  ou 
atteint  exceptionnellement  le  chiffre  de  20  à  2o  (je  ne  parle 
encore  une  fois  que  de  nos  congénères  et  non  des  indigènes 
annamites  ou  chinois  héréditairement  accoutumés  à  l'opium) 
peut  ne  point  éprouver  de  troubles  graves,  encore  que  ces 
doses  relativement  minimes  ne  soient  pas  tolérées  par  tous 
les  organismes.  Et  cependant  déjà  le  poison  imprime  sa 
marque  :  le  teint  pâlit  et  se  plombe,  les  masses  musculaires 
maigrissent,  la  démarche  devient  plus  lenle  et  moins  assurée, 


PÉRIODE  d'État  151 

l'esprit  s'alourdit  et  le  corps  s'aveulit.  Puis  l'intestin  fonc- 
tionne difficilement,  l'estomac  douloureux  se  contracte  et 
refuse  les  aliments,  la  virilité  s'aiïaissc,  l'énergie  déchoit  et 
les  forces  s'épuisent.  Enfin  des  vertiges,  du  tremblement,  des 
parésies  s'installent,  en  compagnie  de  troubles  divers  de  la 
sensibilité,  fourmillements,  douleurs  vagues  et  erratiques  ; 
névralgies  fixes  et  cruelles  ;  les  facultés  intellectuelles  s'obs- 
curcissent et  c'est  trop  souvent  le  ramollissement  cérébral 
avec  ses  tristes  infirmités  qui,  au  bout  d'un  temps  plus  ou 
moins  long,  termine  la  scène  —  prématurément.  Si  l'usage 
dégénère  en  abus  et  que  l'intoxication  soit  plus  prononcée,  le 
tableau  est  encore  plus  sombre  :  tous  les  organes  sont  lésés  et 
leurs  fonctions  perturbées,  les  facultés  psychiques  sont  rapi- 
dement et  profondément  altérées,  des  accidents  convulsifs  ou 
délirants  peuvent  même  éclorc  sur  le  terrain  du  thébaïsme 
chronique  et  la  mort  survenir  brusquement,  subitement. 

Avant  de  détailler  ce  tableau  de  l'intoxiqué  chronique, 
nous  voulons  en  quelques  lignes  attirer  l'attention  du  lecteur 
sur  ces  deux  conséquences  de  l'accoutumance  :  l'augmenta- 
tion progressive  des  doses  et  la  création  d'un  besoin  patho- 
logique. 

Lorsque  le  fumeur  d'opium  est  bien  habitué  à  son  poi- 
son, il  éprouve,  nous  l'avons  vu,  une  certaine  volupté  phy- 
sique et  intellectuelle  à  s'en  griser  ;  il  se  complaît  dans  sa 
béatitude  alanguie,  dans  son  oublieuse  et  euphorique  rêverie 
et  presque  toujours  il  a  hâte,  sitôt  que  l'heure  de  la  fumerie 
a  sonné,  de  s'y  replonger  au  plus  vite.  ^lais  avec  l'habitude, 
les  effets  de  la  drogue  s'émoussent  et  l'ivresse  qui  jadis  venait 
à  la  septième  ou  huitième  pipe  s'attarde  maintenant  et  devient 
plus  exigeante  ;elle  réclame,  pour  apparaître,  quelques  pipes 
de  plus,  que  le  fumeur  s'empresse  de  lui  accorder.  Gomme 
celle  de  l'alcoolique  et  du  morphinomane,  sa  sensibilité  s'en- 
durcit et  résiste  davantage  ;  il  lui  faut  pour  céder  une  dose 
chaque  fois  croissante.  Pour  se  maintenir  à  son  niveau,  l'état 
d'engourdissement  thébaïque  veut  pareillement  un  entretien  de 


Ib2  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

plus  en  plus  instant.  Les  pipes  se  succèdent  donc  sans  inter- 
ruption et  tel  qui  dans  sa  nuit  n'en  fumait  que  10  ou  12  arrive 
à  en  fumer  40,  60  ou  100. 

D'autre  part,  son  incessant  assouvissement  use  le  plaisir 
qui  à  son  tour  s'émousse.  Le  fumeur  ne  goûte  plus  le  même 
ravissement  ni  les  mêmes  délices  :  il  ne  se  sent  plus  allégé  de 
ses  peines,  déchargé  de  ses  préoccupations  physiques  ou  mo- 
rales ;  le  vagabondage  du  rêve  ne  l'emporte  plus  à  travers  un 
monde  idéal.  Il  souffre  à  nouveau,  mais  il  est  devenu  l'esclave 
du  poison  de  Tinfluence  duquel  il  ne  peut,  même  passagère- 
ment, se  libérer.  Des  malaises  surgissent  dès  que  l'action  des 
dernières  pipes  est  épuisée  :  l'organisme  réclame  une  nouvelle 
dose  d'opium  et  le  fumeur  en  est  réduit  à  absorber  des  pilules 
dedrossou  d'extrait  thébaïque  pour  calmer  les  exigences  de  sa 
seconde  nature.  Il  est  curieu.v:  d'observer  un  vieil  habitué  de 
l'opium  lorsqu'il  accepte  par  hasard  d'aller  dans  le  monde  et  de 
dîner  en  ville.  Malgré  l'ingestion  préalable  d'opium  en  nature, 
il  souffre  quand  vient  l'heure  de  la  pipe...  On  le  voit  s'agiter 
sur  sa  chaise,  devenir  soucieux  et  ne  plus  prêter  attention  ni 
au  milieu  ni  à  l'entourage  ;  ses  ^-eux  luisent,  une  sueur  froide 
perle  à  son  front  et  à  ses  joues,  ses  mains  tremblent,  sa  respi- 
ration s'accélère  et  son  visage  trahit  l'anxiété...  Il  semble 
implorer  de  la  maîtresse  de  maison  l'autorisation  de  se  reti- 
rer et  de  regagner  sa  fumerie.  Et,  s'il  n'a  pas  la  latitude  de 
puiser  quelques  pilules  dans  sa  bonbonnière  à  opium,  on  le 
voit  bientôt  s'esquiver  précipitamment. 

L'opium  lui-même  ne  le  satisfait  qu'incomplètement  :  il  lui 
manque  le  geste  rituel,  le  décor  et  l'atmosphère.  Nous  revien- 
drons sur  ce  point  lorsque  nous  aurons  à  parler  des  soutïrances 
physiques  et  morales  provoquées  par  l'abstinence.  Nous 
pouvans  cependant  faire  remarquer  dès  maintenant  l'analogie 
qui  existe,  toutes  proportions  gardées,  entre  les  fumeurs 
d'opium  et  de  tabac.  \'oyez  ces  derniers  lorsque,  après  le 
dîner,  le  café  vient  à  être  servi  :  leurs  yeux  se  tournent  im- 
patiemment,  quêtant  la   permission...,    leur  main  se  dirige 


PÉRIODE    d'kTAT  <'JÎ 

machinalement  vers  relui  ou  la  blague,  leurs  doigts  incons- 
ciemment exécutent  le  geste  de  rouler  une  cigarette,  leurs 
lèvres  avides  se  plissent  comme  pour  aspirer  une  imaginaire 
lumée...  Et  ce  n'est  pas  seulement  le  goût  et  l'odeur  du  tabac 
qui  leur  manquent,  mais  le  ge>ite  dont  ils  ont  l'obsession.  Le 
fumeur  de  pipes  est  malheureux  de  ne  point  pouvoir  accomplir 
la  série  entière  de  ses  manipulations,  dont  le  bourrage  métho- 
dique constitue  la  partie  essentielle  ;  le  fumeur  qui  fait  lui-même 
ses  cigarettes  n'aime  guère  fumer  que  celles-là  et  j'en  ai  connu 
qui   préféraient   se  passer   momentanément  de  fumer  plutôt 
que  d'user  de  cigarettes  toutes  faites,  même  préparées  avec 
le  même  tabac  ;  le  priseur  se  délecte  autant  à  sortir  de  sa 
poche  sa  tabatière,  à  frapper  sur  elle  de  petits  coups  prudents, 
à  saisir  délicatement  sa  prise  et  à  l'élever  lentement  à  ses 
narines,  qu'à  goûter  l'impression  irritante  du   tabac  sur  sa 
muqueuse.  Et  ce  fait  est  si  vrai  que  le  fumeur  se  satisfait 
souvent  du  geste,  qu'il  oublie  d'allumer  sa  pipe  ou  sa  ciga- 
rette ou  qu'il  les  laisse  éteindre,  tout  en  continuant  en  ce  cas 
un  autre  geste  stéréotypé  de  succion  aspiratrice  ;  de  môme  le 
priseur  distrait  demeure  un  long  moment  figé  dans  l'attitude 
classique  si  souvent  reproduite  par  les  caricaturistes  et  par- 
fois, laissant  tomber  sur  lui  les  grains  de  tabac,  remet  en  son 
gousset  la  tabatière  dont  il  n'a  usé  que  pour  obéir  à  une  obses- 
sion impulsive  purement  kinétique.  Que  dire  alors  du  fumeur 
d'opium  qui  passe  une  grande  partie  de  sa  vie  à  exécuter  la 
série  de   mouvements  compliqués  et  méticuleux  que  nous 
avons  appris  à  connaître,  et  cela  dans  une  salle,  un  décor, 
un  costume,  une  altitude  spéciale.  Ceux  qui  se  sont  laissés 
aller  à  acquérir  une  habitude  régulièrement  et  chroniquement 
entretenue  se  rendront   facilement  compte  du  désarroi  du 
fumeur  privé  de  son  opium. 

L'habitude  a  ainsi  créé  un  besoin,  dont  la  satisfaction, 
malgré  son  origine  arlificicUe,  est  très  impérieuse.  L'opio- 
mane en  est  à  ce  moment  à  ce  que  Brunet  appelle  la  période 
de  besoin,  par  opposition  à  la  période  d'euphorie  —  celle  où 


-154  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

quelques  pipes  suffisent  pour  donner  une  sensation  de  bien- 
être  général  extraordinaire  avec  exaltation  des  facultés. 
«  La  deuxième  période,  dit-il,  période  de  besoin,  arrive, 
l'accoutumance  une  fois  établie,  avec  les  doses  élevées.  Par 
suite  de  l'habitude,  le  plaisir  est  devenu  un  besoin  de  trouver 
un  état  de  bien-être  et  surtout  une  sensation  de  force  et  d'in- 
telligence d'autant  plus  marquée  qu'après  l'ivresse,  l'individu 
se  sent  réellement  inférieur  à  lui-même,  affaibli  dans  sa 
volonté  et  son  énergie.  A  ce  moment,  il  est  obligé  de  fumer 
parce  qu'il  se  sent  déprimé  et  ne  saurait  plus  se  passer  de 
l'état  de  mieux-être  auquel  il  s'est  habitué.  Arrivé  à  ce  point, 
le  plaisir  d'autrefois  est  bien  diminué  ;  il  ne  se  retrouve  plus 
que  par  les  fortes  doses.  Fait  digne  de  remarque,  c'est  un 
état  auquel  parviennent  surtout  les  Européens,  par  suite  de 
leurs  désirs  de  maintenir  constamment  à  la  même  intensité 
les  sensations  agréables  du  début;  les  Chinois  ont  soin,  au 
contraire,  de  ne  pas  dépasser  certaines  limites,  de  se  res- 
treindre à  goûter  un  plaisir  moyen,  elles  fumeurs  occidentaux 
assez  énergiques  savent  très  bien  les  imiter  et  diminuer  les 
pipes  à  certains  moments.  Malheureusement  l'opium  affaiblit 
chaque  jour  davantage  cette  volonté,  qui  serait  si  précieuse 
à  conserver  puisque  c'est  la  seule  sauvegarde  de  l'intoxiqué. 
Si  précisément  son  caractère,  son  genre  de  vie,  en  un  mot 
l'homme  qu'il  s'est  fait,  ne  lui  a  laissé  qu'une  volonté  molle 
et  faible,  c'en  est  fini  ;  l'opium  l'affaiblit  encore  et  le  malheu- 
reux glisse  rapidement  vers  l'instant  où  le  besoin  et  la  néces- 
sité créés  ont  remplacé  le  plaisir  et  l'acheminent  vers  la 
période  où  il  est  incapable  de  réaction,  vers  la  déchéance 
morale,  intellectuelle  et  physique.  » 

Le  fumeur  parvenu  à  celte  phase  d'intoxication  chronique 
se  reconnaît  de  loin  :  il  est  sec  et  émacié,  courbé  et  grelot- 
tant, le  teint  hâve,  d'une  pâleur  mate  et  maladive  ;  le  visage 
est  flétri,  ridé,  atone,  prématurément  sénilisé,  et  ses  traits 
expriment  une  stupide  indifférence  quand  ils  ne  respirent  la 
tristesse  ou  la  souffrance  ;  les  paupières  chassieuses  tombent 


PÉRIODE    d'état  Ib5 

lourdement;  les  yeux  caves  sont  cernés  d'un  halo  bleuâtre, 
la  pupille  dilatée,  le  regard  inexpressif  et  hébété.  Le  corps 
affaissé  et  mou,  il  se  traîne  péniblement,  morne  et  silencieux, 
laissant  sur  sa  poitrine  tomber  sa  tôte  douloureuse  et  taci- 
turne ;  sa  démarche  est  lente  et  incertaine,  vacillante  et  par- 
fois claudicante,  sa  parole  embarrassée  et  tremblotante... 
Sous  l'excitation  de  la  subtile  drogue,  ses  traits,  au  contraire, 
s'animent  et  se  durcissent  ;  les  pupilles  se  rétrécissent,  Toeil 
métallisé  s'allume  et  flamboie,  et  le  verbe  sort  facile,  scandé 
et  comme  martelé,  avant  de  se  ternir  à  nouveau  et  de  se 
monotoniser. 

a)  Troubles  i^^ijchiques,  du  thébaïsé  chronique . 

Sa  tnentalité  est  profondément  altérée,  diminuée  et  viciée 
tout  à  la  fois.  L'intelligence  baisse  peu  à  peu  ;  le  fumeur  ne 
comprend  plus  comme  avant  ;  son  travail  habituel  lui  devient 
de  plus  en  plus  difficile  et  finalement  impossible.  L'autocri- 
tique disparaît  entièrement  avec  la  perte  du  sentiment  du 
devoir  et  des  responsabilités.  Mais  le  jugement  n'est  pas  seul 
atteint  ;  l'attention  ne  peut  plus  se  fixer  ;  elle  se  laisse  à  tout 
moment  distraire  ;  le  moindre  effort  la  fatigue.  La  mémoire 
enfin  décline. 

Nous  avons  signalé,  en  étudiant  l'état  de  rêverie,  que 
rhypermnésie  qui  la  caractérise  était  uniquement  reproductrice 
et  que,  d'autre  part,  les  souvenirs  évoqués  sous  l'excitation  de 
l'opium  s'évanouissaient  avec  celle-ci  et  ne  pouvaient  être 
volontairement  rappelés.  Laurent  qui  les  connaissait  bien  a 
particulièrement  insisté  sur  ces  troubles  de  la  mémoire  et  de 
l'intelligence.  «  Si  l'opium,  déclare-t-il,  peut  exciter  la  mé- 
moire de  reproduction,  il  ne  peut  que  gêner  et  entraver  la 
mémoire  à' acquisition.  Ces  souvenirs  acquis  sous  l'influence 
de  l'opium  puis  disparus  de  l'esprit  ne  se  retrouvent  môme 
pas,  ou  du  moins  fort  peu,  sous  l'influence  d'une  nouvelle 
intoxication  thébaïque,  et  lorsque  le  fumeur  cherche  à  s'ana- 
lyser lui-même,  il  est  frappé  du  vide  de  sa  vie  pendant  l'in- 


156  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

toxication.  Les  conversations  sont  agréables,  le  théâtre,  la 
musique  font  plaisir,  on  peut  même  analyser  ce  plaisir,  mais 
il  n'en  reste  presque  rien.  Cet  empiétement  de  la  rêverie 
diminue  en  somme  la  période  d'activité  fonctionnelle  du  cer- 
veau, aussi  bien  pour  l'accumulation  des  sensations  présentes 
que  pour  le  rappel  des  souvenirs  anciens,  aussi  arrive-t-il 
que  ceux-ci,  rappelés  moins  souvent,  s'effacent  aussi  peu  à 
peu.  Fumer  l'opium  de  façon  régulière  équivaut  donc  à 
diminuer  volontairement  le  fonctionnement  et  la  capacité  de 
son  intelligence  au  profit  d'une  satisfaction  momentanée  '.  » 

«  Si  sous  1  influence  du  coup  de  fouet  de  l'intoxication 
aiguë,  la  mémoire  se  précise  et  l'esprit  s'exalte,  il  n'en  est 
pas  moins  vrai  que  l'effet  capital  de  l'opium  sur  la  mémoire 
et  l'intelligence  est  leur  affaiblissement  progressif.  Les  faits 
accomplis  sous  son  influence  laissent  peu  de  traces,  les  souve- 
nirs même  acquis  antérieurement  diminuent  et  le  fumeur 
imprudent  devient  vite  inférieur  à  lui-même".  » 

Les  exemples  sont  malheureusement  trop  fréquents  de 
fonctionnaires  que  leur  amnésie  a  rendus  incapables  de  con- 
server leur  situation  et  qui,  déchus  de  leur  capacité  anté- 
rieure, ont  dû  être  rétrogrades  ou  même  cassés.  Tous  les 
fumeurs,  d'ailleurs,  reconnaissent  la  faiblesse  de  leur  mémoire 
en  dehors  de  l'excitation  thébaïque. 

La  volonté  s'annihile.  Alors  même  que  l'intelligence  n'est 
pas  encore  éteinte  ni  le  jugement  obscurci,  malgré  qu'il 
voie  tous  les  dangers  auxquels  l'expose  son  obnubilation 
toxique,  le  fumeur  chronique  «  ne  peut  plus  vouloir  ».  Il  se 
laisse  aller.  Il  se  néglige  de  plus  en  plus,  et  dans  sa  tenue 
et  dans  son  service  ou  ses  affaires,  devient  nonchalant  et 
paresseux,  veule  et  insouciant.  Tout  effort,  physique  ou  moral, 
ui  coûte.  Plutôt  que  de  prendre  une  décision,  il  patientera  et 

1.  L.   Laurent.   Essai  sur  la  psycliologie  el    la  physiologie  du  fumeur 
d'opium.  Paris.  1897. 

2.  Ibid.  Essai  sur  la  psychologie  des  excitants.  L'opium.  Bull,  de   l'Ins- 
titut gén.  psYchol.,  décembre  l'JU'J. 


PERIODE    D  KTAT  157 

tergiversera  —  malgré  Turgence  et  malgré  le  péril.  Et  tel 
acte  qui  pourrait  paraître  aux  veux  non  prévenus  un  exemple 
de  courage  placide  et  d'abnégation  héroïque  n'est  que  le 
résultat  d'une  lâcheté  de  la  volonté. 

L'abdication  de  la  volonté  fait  des  fumeurs  d'opium  des 
êtres  impulsifs,  fantasques,  déconcertants,  irrésolus  :  «  Il 
existe  chez  eux,  dit  Brunet,  un  état  d'instabilité  mentale,  de 
variations  brusques  dans  le  jugement,  les  idées  ou  les  actes, 
qui  interdit  de  compter  absolument  sur  eux.  Une  allure 
sombre,  égarée  par  moments,  une  maussaderie  sans  cause 
succèdent  subitement  à  la  bonne  humeur  et  à  l'expansion. 
Un  projet  arrêté  avec  entrain  devient  tout  à  coup  une  corvée 
insipide;  un  exercice  désiré,  une  fatigue;  un  travail  facile, 
une  accablante  besogne.  »  Les  fumeurs  sont  incapables  de 
résister  à  leurs  désirs  et  susceptibles  de  toutes  les  faiblesses, 
de  toutes  les  turpitudes  pour  satisfaire  à  l'aise  le  plaisir  de 
fumer.  «  Dès  qu'ils  désirent  fumer  ou  en  ont  besoin,  ils  ne 
sont  plus  maîtres  d'eux-mêmes  :  rien  ne  les  arrêtera,  ni  les 
conventions  sociales  les  plus  respectables  ni  les  devoirs  pro- 
fessionnels, ni  les  lois  de  l'honneur.  »  Aussi  comprend-on  qu'on 
ait  mis  en  discussion  leur  capacité  testamentaire  (Hughes)  \ 
qu'on  ait  considéré  leur  responsabilité  comme  atténuée  (Lau- 
rent) et  qu'on  prétende  leur  refuser  un  commandement  ou 
une  responsabilité.  «  A  mon  sens,  affirme  Petit  de  la  Villéon, 
un  fumeur  est  un  être  éminemment  dangereux  entre  les  mains 
duquel  ne  doit  reposer  ni  un  commandement,  ni  un  service 
hospitalier,  ni  une  responsabilité  quelconque.  » 

Le  caractère  se  ressent  de  cette  hypotonie  de  la  volition 
et  de  la  perte  de  l'autocritique  précédemment  signalée.  Le 
fumeur  d'opium  devient  passif,  résigné,  indifférent  à  tout, 
mais  son  indifférence  se  nuance  curieusement  d'une  teinte 
euphorique.  Une  se  désintéresse  de  sa  carrière,  de  son  avenir, 


1.  Hughes.  Influence  du  méconisme  chronique  sur  les  disposilions  tesia- 
mentaires.  In  :  Méconisme  ou  papavérisme  chronique.  The  alienist  and  neu- 
rologist,  1884. 


158  KTLbE    CLINIQUE    ET    PSYCHULOGinUE 

de  ses  charges,  voire  de  sa  vie  que  parce  que  tout  lui  paraît 
bien,  beau,  agréable,  parfait.  Dégagé  des  soucis  du  vulgaire, 
il  s'élève  au-dessus  des  basses  contingences,  faisant  fi  des 
conventions  mondaines  ou  sociales  et  méprisant  les  nécessités 
vitales.  Pourquoi  aimer  ou  haïr,  pourquoi  combattre,  pour- 
quoi lutter...?  La  vie  est  si  peu  de  chose...  que  le  sage  et 
ataraxique  fumeur  ne  doit  s'en  soucier.  Pourvu  quil  fume  et 
qu'à  travers  les  nuages  odorants  de  sa  fumée  grise  il  pour- 
suive son  rêve  infatigable  et  magnifique  qui  lui  permet  de  se 
hausser  au  niveau  des  plus  grands  génies...  le  reste  ne 
compte  plus...  et  tout,  à  ses  yeux,  va  pour  le  mieux  dans  le 
meilleur  des  mondes.  Michaut  compare  l'état  mental  du  fumeur 
d'opium  thébaïsé  chronique  à  celui  du  paralytique  général 
avec  délire  ambitieux  ;  car  dans  l'exaltation  de  la  fumerie  qui 
l'a  révélé  à  lui-même  comme  une  intelligence  supérieure  il 
a  pris  une  haute  idée  de  ses  capacités  et  il  vous  dira,  ce 
fumeur  :  «  A  l'état  normal,  je  ne  peux  pas  dire  deux  mots 
sans  bégayer...  ;  après  avoir  fumé,  je  me  fais  fort  de  faire  un 
discours  digne  d'être  applaudi  à  la  Chambre  »  ;  ou  ((  j'écris 
assez  mal  et  le  travail  de  composition  m'est  pénible...  Après 
quelques  pipes  d'opium,  je  fais  des  rapports  ad?7iirabies  ».  Or. 
mettez-le  à  l'épreuve  ;  le  discours  est  une  suite  d'idées  déli- 
rantes exprimées  dans  un  langage  peu  grammatical,  le  rap- 
port lui  vaudra  des  observations  peu  aimables  de  ses  chefs. 
On  comprend  le  danger,  conclut  Michaut  :  «  Le  fumeur  croit 
trouver  dans  l'opium  une  énergie,  une  vigueur  intellectuelle 
et  physique,  précieuses  surtout  dans  un  pays  anémiant  et  où 
la  température  diminue  toutes  les  activités,  et,  en  réalité,  le 
médecin  trouve  comme  cause  de  l'anémie,  de  la  perte  des 
forces,  de  l'affaibhssement  intellectuel  :  l'opium.  Le  malade 
traite  le  médecin  d'ignorant  et  continue  à  fumer.  » 

11  est  alassique  de  dire  que  le  fumeur  d'opium  est  d'une 
affabilité  extrême  ;  d'un  abord  facile  et  de  relation  agréable, 
il  se  montre  bienveillant  et  indulgent  à  l'excès,  il  ne  connaît 
plus  la  colère  ni  aucun  violent  sentiment.  Il  ne  faut  cepen- 


PliUIOUI-:    D  KTAT  159 

dant  point  so  payer  de  mois.  Car  si  l'opiomane  affecte  une 
souveraine  amabilité,  c'est  en  réalité  parce  qu'il  se  croit  émi- 
nemment supérieur,  affranchi  de  tout  préjuoé  de  rang  ou  de 
caste,  dédaigneux  de  Topinion  d'autrui  ou  des  coups  du  sort. 
Ne  vous  liez  pas  à  sa  parole  lénifiante,  prometteuse  et  char- 
meresse;  il  est  incapable  d'une  démarche  active,  d'un  ser- 
vice réel.  Au  surplus  il  est  devenu  entièrement  inaffectif  : 
l'opium  a  dénoué  tous  les  liens  qui  le  rattachaient  à  sa  famille, 
à  ses  amis,  à  tout  ce  qu'il  aimait  avant.  Il  est  l'esclave  de  sa 
pipe  ;  il  ne  vit  que  par  elle  et  pour  elle,  fait  remarquer  Jean- 
selme.  «  Honneur,  affections,  carrière,  tout  est  sacrifié  à  cette 
passion  de  plus  en  plus  exigeante.  Rien  n'est  plus  navrant 
que  de  lire  le  journal  d'un  opiomane,  où  il  relate,  jour  par 
jour,  son  calvaire,  ses  minutes  de  lucidité  et  de  révolte  contre 
l'opium,  ses  heures  de  lâcheté  et  d'abdication  !  Peu  à  peu,  le 
fumeur  se  désintéresse  de  tout  ce  qui  n'est  pas  sa  passion.  Ses 
proches,  ses  amis,  remarquent  avec  anxiété  les  lacunes  de  sa 
mémoire,  l'inexactitude  de  ses  assertions,  la  faiblesse  de  son 
jugement,  l'inégalité  de  son  caractère,  le  relâchement  de  ses 
liens  affectifs.  Il  n'est  plus  que  l'ombre  de  lui-même  et  tombe 
dans  une  torpeur  invincible,  au  milieu  d'une  conversation  ou 
d'un  repas  dès  qu'il  n'est  plus  sous  l'influence  du  poison.  » 

A  la  longue,  son  caractère  devient  non  seulement  capri- 
cieux, fantasque  et  irrésolu,  mais  ombrageux,  irritable, 
inquiet,  hargneux  et  injuste,  en  même  temps  que  les  cauche- 
mars viennent  hanter  ses  nuits.  Et  l'euphorie  se  change  en 
dépression  et  en  hypocondrie  :  le  fumeur  souffre,  se  lamente 
et  se  désespère.  Il  ne  voit  plus  autour  de  lui  que  jalousie, 
envie,  hostilité.  Cruellement  tourmenté  par  d'intolérables 
névralgies,  harcelé  par  d'obsédantes  idées  de  persécution,  tout 
son  sens  moral  détruit  par  le  déformant  toxique,  le  malheu- 
reux thébaïsé  est  à  ce  moment  capable  de  tomber  aux  pires 
déchéances  et  de  commettre  les  actions  les  plus  viles. 

V affaiblissement  dit  sens  moral  est,  en  effet,  très  pro- 
noncé chez  le  fumeur  d'opium  comme  chez  le  paralytique 


160  ÉTLDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

général  démentiellement  satisfait  auquel,  nous  l'avons  vu,  le 
compare  Michaut.  La  satisfaction,  la  sereine  et  indulgente 
quiétude  que  nous  avons  vue  constituer  le  fonds  de  l'état  de 
rêverie  chez  le  fumeur  d'opium,  incline  à  sa  future  amora- 
lité  en  reculant  les  bornes  de  sa  compréhension,  en  élevant 
ses  conceptions  imaginatives  à  une  hauteur  démesurée,  au 
détriment  de  son  jugement  obnubilé.  Les  moindres  fumeurs 
affirment  cet  effet  amoralisant  —  ou  immoralisant  —  de 
l'opium.  «  Il  élargit  les  idées,  donne  une  grande  indulgence 
pour  soi  comme  pour  les  autres.  S'il  ne  rend  pas  complète- 
ment amoral,  du  moins  la  moralité  qu'il  laisse  à  ses  adeptes 
affolerait  un  bon  bourgeois...  »  «  Il  rehausse  la  moralité,  cer- 
tainement!,., car  il  fait  concevoir  une  moralité  plus  élevée 
que  celle  des  codes  civils,  religieux,  militaires,  ou  des  salons 
bien  pensants...  » 

Mais  la  perversion  de  la  moralité  relève  encore  de  l'aboulie 
et  du  besoin.  Cette  tendance  au  mensonge,  notamment,  si 
couramment,  si  classiquement  observée,  est  commandée 
d'abord  par  les  circonstances  :  découverte  d'une  faute  pro- 
fessionnelle, oubli,  retard,  erreur,  négligence,  ou  nécessité  de 
se  procurer  des  heures  de  loisir  pour  fumer  ou  cuver  son 
opium,  de  l'argent  pour  en  [acheter...  Puis  elle  dégénère  en 
une  perversion  instinctive,  en  une  sorte  d'habitude  ou  d'ob- 
session mythomaniaque  que  J.-B.  Clair,  très  judicieusement, 
stigmatise  en  ces  termes  :  «  Le  maniaque  d'opium  ment 
d'abord  par  urgence,  ensuite  par  goût,  enfin  par  tic  ^  » 

L'aboulie  du  ihébaïsé  qui,  dans  bien  des  cas,  tient  à  la  fois 
de  l'hypogénésie  des  facultés  volitives  du  déséquilibré  toxi- 
comane et  de  la  torpeur  cérébrale  subcontinue  effet  direct 
du  poison,  nous  paraît  devoir  jouer  un  rôle  important  dans  la 
genèse  de  l'amoralité.  Celle-ci,  en  effet,  quand  elle  n'est  pas 
constitutionnelle,  ne  s'acquiert  pas  du  premier  coup  ;  elle 
doit,  avant  de  dominer  l'esprit,  vaincre  certaines  résistances. 

1.  J.  B.  Clair.  Causerie  sur  l'opium.  Ann.de  la  Soc.  des  Missions  étran- 
gères. Paris.  1909. 


PERIODE    D  ETAT  161 

J'ai  pu  recevoir  les  confidences  détaillées  d'un  fumeur  qui 
avait  à  se  reprocher  plusieurs  «  peccadilles  »  (amoralité 
sexuelle,  tentatives  de  chantage...).  Et  il  semble  bien  qu'au 
début  la  compréhension  du  caractère  délictueux  ou  immoral 
de  l'acte  apparaisse  entière  mais  ne  soit  pas  capable  d'éveiller 
l'énergie  suffisante  pour  repousser  la  tentation  —  d'autant 
que  les  premières  fois  il  s'agit  souvent  de  simple  complicité — . 
L'acte  est  timidement  accepté,  après  des  hésitations  et  des 
velléités  de  refus,  mais  la  lutte  à  soutenir  est  trop  pénible 
pour  cet  abouhque.  Enfin  l'impunité  reconnue  pour  des  faits 
analogues  dont  il  a  été  témoin  ou  confident,  l'optimisme  et 
l'insouciance  morbides  font  le  reste  et  assurent  le  développe- 
ment de  son  amoralité  dont  la  conscience  s'efface  et  qui 
désormais  adhère  à  la  nouvelle  personnalité  créée  par  l'opium. 
L'opium  coûte  cher  et  le  fumeur  peu  fortuné,  dont  les 
dépenses  augmentent  du  fait  de  la  drogue  et  dont  souvent  les 
recettes  diminuent  considérablement  en  raison  de  son  incapa- 
cité professionnelle  croissante,  en  est  vite  réduit  aux  dettes, 
à  la  misère  et  par  suite  aux  expédients.  Ses  combinaisons 
les  plus  ingénieuses  mais  aussi  déshonnêles  pour  se  procurer 
de  l'argent  s'ébauchent  alors  dans  la  demi-conscience  de  la 
rêverie  et  la  certitude  morbide  de  leur  succès  aboutit  à  la 
réalisation  effective  du  projet  ainsi  enfanté,  si  étrange  ou 
audacieux  soit-il.  Les  escroqueries  et  les  vols  du  fumeur 
d'opium  ne  peuvent  se  comparer,  pour  leur  fréquence  et  pour 
leur  ingéniosité,  qu'à  ceux  du  morphinomane.  Même  appétit 
pour  le  poison,  même  inconsciente  et  inclairvoyante  immora- 
lité, mêmes  tendances  mythomaniaques  *  !  Petit  de  la  Yilléon 
s'étend  avec  raison  sur  l'idée  fixe  qui  travaille  le  cerveau  du 
fumeur  :  surmonter  à  tout  prix  l'obstacle  —  la  pénurie  d'ar- 
gent le  plus  souvent  —  qui  s'oppose  à  la  satisfaction  de  sa 

1.  Le  morphinomane  se  livre  rarement  à  des  actes  de  violence,  mais 
il  peut  voler,  tromper,  dissiper,  escroquer,  faire  des  faux,  et  en  général 
accomplir  tous  actes  répréhensibles  dénotant  un  manque  absolu  de  sens 
jnoral.  C.  K.  Mills.  Morpliiiiomania,  cocamania  and  gênerai  narcomania, 
and  some  of  their  légal  conséquences.  Philadelphia,  1904. 

DtPouY.  —  Les  opiomanes.  11 


162  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

passion.  «  A  ce  moment,  dit-il,  sa  volonté  s'exalte  dans  un 
sens  pathologique,  son  jugement  se  vicie,  son  sens  moral 
s'obscurcit,  rien  ne  peut  l'arracher  à  sa  ration  nécessaire  de 
poison.  Et  à  ce  sujet,  je  pourrais  longuement  vous  rapporter 
de  lamentables  anecdotes  :  tel  chef  de  poste,  affamé  d'opium, 
rendant  son  poste  pour  un  peu  de  poison  ;  tel  fumeur 
assassin,  tel  autre  voleur...  Et  combien  d'autres  exemples 
montrent  à  quel  degré  cette  funeste  passion  a  pu  vicier  l'or- 
ganisation intellectuelle  et  morale,  la  volonté,  le  jugement 
des  individus  les  plus  hautement  et  généreusement  doués.  » 
Le  rôle  criminologique  de  l'opium  n'est  cependant  pas  à 
comparer  avec  celui  de  l'alcool  '■  ou  du  hachich,  ces  deux 
poisons  étant,  de  tous,  ceux  qui  poussent  le  plus  aux  actes  de 
violence,  aux  agressions  et  au  meurtre.  L'opium  n'est  pas 
meurtrier,  mais  seulement  amoral.  M.  Dupré,  à  l'occasion  de 
l'affaire  Ullmo,  esquisse  l'histoire  médico-légale  de  l'opium. 
La  première  phase  de  l'intoxication  est,  dit-il,  absolument  sté- 
rile en  réactions  criminelles  et  délictueuses,  car  elle  engendre 
un  état  psychologique  (exaltation  voluptueuse  de  l'intelli- 
gence et  des  sens,  euphorie  organique  et  morale  de  tout  l'être, 
oubli  des  réalités  et  détachement  de  toutes  choses ,  effacement 
des  soucis  et  des  inquiétudes...)  en  lui-même  défavorable  à 
l'initiative  et  contraire  à  l'action.  La  période  d'opiumisme 
chronique  —  en  dehors  des  moments  d'abstinence  —  serait 
également  très  pauvre  en  faits  criminels  et  délictueux,  en 

i.  Dans  une  conférence  faite  en  1893,  M.  G.  White  a  comparé  les  effets 
moraux  dus  à  la  consommation  de  l'opium  et  de  l'alcool  dans  l'armée  de 
rinde-Anglaise.  73.000  Européens  consomment  de  l'alcool;  15.000  cipayes, 
de  l'opium.  Une  enquête  a  montré  que  presque  tous  les  crimes  commis 
par  les  soldats  européens  doivent  être  attribués  à  l'abus  des  boissons  alcoo- 
liques, tandis  que  l'opium  ne  peut  être  incriminé  dans  aucun  de  ceux  com- 
mis par  les  cipayes.  Les  statistiques  criminalistes  prouvent  que  l'alcool  est 
la  cause  des4;o  des  crimes  en  Angleterre:  les  juristes  indiens  ne  trouvent 
pas  de  crimes  causés  par  l'opium  (Le  Bullelin  /«érf/ca^,  10  décembre  1893). 

Cependant,  d'après  Brunet,  les  statistiques  des  prisons  de  Hong-Kong  et 
de  Singapour  imputeraient  60  p.  100  des  vols  et  des  crimes  commis  aux 
fumeurs  {fumeurs  de  dross).  Cf.  Pellereau.  La  médecine  légale  à  l'île  Mau- 
rice. Ann.  d'hyg.  publ.  et  de  méd.  lég.,  mars  1883;  Aug.  Ley  et  René 
Charpentier.  Alcoolisme  et  criminaUté.  Rapport  présenté  au  Congrès  des 
médecins  aliénistes  et  neurologistes  de  Bruxelles,  août  1910. 


PERIODE    D  ÉTAT  163 

raison  surtout  de  l'anéantissement  de  la  volonté  qui  la  carac- 
térise. «  L'opium  en  général  et  surtout  son  principal  alca- 
loïde, la  morphine,  exercent,  dit  Dupré  ',  au  cours  des  intoxi- 
cations chroniques  une  influence  néfaste  particulièrement 
élective  sur  la  volonté  d'abord  et  sur  le  sens  moral  ensuite, 
qu'ils  diminuent  bien  avant  de  compromettre  l'intelligence. 
L'opium  est,  avant  tout,  un  poison  de  la  volonté  sous  tous  ses 
modes  :  il  diminue  l'énergie,  abat  le  courage,  dégoûte  de 
l'action  et  condamne  ses  victimes  à  une  perpétuelle  inertie  ; 
il  atteint  ensuite  les  facultés  éthiques  et  morales,  considérées 
non  pas  comme  concepts,  mais  comme  mobiles  d'action,  en 
diminuant  et  en  supprimant  leur  influence  déterminante,  leur 
vertu  directrice  de  la  conduite.  Ce  n'est  qu'à  une  période 
beaucoup  plus  avancée  de  l'intoxication  que  l'opium  diminue 
l'intelligence,  et  celle-ci  persiste  encore  longtemps  au  milieu 
des  ruines  des  autres  domaines  de  l'activité  psychique. 

«  C'est  précisément  en  vertu  de  cet  anéantissement  de 
la  volonté  et  de  cette  apathie  morale  que  l'histoire  médico- 
légale  de  l'opiomanie  chronique  est  pauvre  en  faits  crimi- 
nels et  délictueux,  surtout  si,  à  cet  égard,  on  compare 
l'opium  à  l'alcool,  à  la  cocaïne,  au  hachich,  etc.  Ces  derniers 
poisons  provoquent,  en  effet,  des  hallucinations,  de  l'anxiété 
et  des  impulsions  motrices  qui  poussent  aux  réactions  crimi- 
nelles des  malades  déjà  mentalement  affaiblis.  L'opiomane, 
au  contraire,  indifférent  au  monde  extérieur,  reste  tranquille, 
tant  que  sa  passion  demeure  satisfaite  et  ne  devient  dange- 
reux, surtout  pour  lui-même,  que  par  les  conséquences  de 
son  inactivité.  Nous  laissons  de  côté  ici  l'histoire  médico- 
légale  des  périodes  d'abstinence  au  cours  desquelles  l'opio- 
mane pour  satisfaire  son  besoin  de  poison,  devient  capable  de 
toutes  les  infractions  pénales.  » 

Les  faits,  croyons-nous,  ne  sont  peut-être  pas  tout  à  fait 
conformes  à  cette  estimation  si  minime  du  rôle  criminolo- 

1.  E.  Dupré.  L'affaire  Ullmo.   Arch.  d"anthrop.  crim.,  de  mûd.  lég.,  de 
psychol.  norm.  et  palhol.,  aoùlliiOS. 


J64  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

gique  de  ropium  ;  malheureusement  pour  l'éducation  de  ceux 
qui  seraient  tentés  d'user  de  la  drogue,  ils  restent,  il  est  vrai, 
ignorés,  d'autant,  je  le  répète,  que  les  délits  et  les  crimes  des 
opiomanes  consistent  le  plus  souvent  en  vols,  dilapidation  de 
deniers  publics,  tentatives  d'escroquerie  ou  de  chantage,  fautes 
professionnelles...  que  Ton  peut  facilement  étouffer  en  raison 
de  la  situation  sociale  du  coupable. 

L'opinion  du  professeur  Dupré  n'en  demeure  cependant 
pas  moins  fort  juste  en  ce  qui  concerne  l'explication  psycho- 
logique des  réactions  médico-légales  du  fumeur  d'opium. 
C'est  pour  satisfaire  son  besoin  du  poison,  c'est  pour  se  pro- 
curer sa  nécessaire  drogue  qu'il  s'ingénie  à  trouver  de  l'ar- 
gent :  d'oîi  s'ensuit  que  c'est  la  privation  et  l'abstinence  qui 
le  poussent  à  commettre  les  crimes  d'exaction  et  de  concus- 
sion ou  le  délit  d'escroquerie  dont  il  a  été  maintes  fois  inculpé. 
Il  n'est  toutefois  pas  nécessaire  que  l'abstinence  soit  prolongée 
ni  même  réelle  pour  que  s'exerce  son  influence.  Il  suffit  que 
le  fumeur  prévoie  l'épuisement  de  sa  réserve,  la  difficulté  ou 
l'impossibilité  de  se  procurer  de  nouvelle  drogue  pour  qu'aus- 
sitôt il  imagine,  avec  l'amoralité  que  nous  lui  connaissons, 
les  moyens  de  remédier  à  son  insuffisance  pécuniaire  ou  à  la 
rigueur  des  règlements  prohibitifs.  C'est  toujours  en  fin  de 
compte  le  besoin  du  toxique  servi  par  une  absence  plus  ou 
moins  complète  de  scrupules  et  une  hypotonie  de  la  volonté, 
souvent  d'origine  mixte,  toxique  et  constitutionnelle,  qui  se 
retrouve  à  la  base  des  méfaits  imputables  à  l'opium. 

Une  certaine  catégorie  de  délits  ou  de  crimes  ne  peuvent 
néanmoins  recevoir  cette  explication  :  les  fautes,  impru- 
dences professionnelles,  dont  les  conséquences  peuvent  être 
incalculables  si,  de  par  sa  situation  militaire,  politique,  éco- 
nomique ou  industrielle,  le  fumeur  tient  en  son  pouvoir  la  vie 
et  les  intérêts  d'une  collectivité  ou  d'un  pays.  Le  faussement 
du  jugement,  l'amnésie  et  surtout  la  faiblesse  de  l'attention 
volontaire,  joints  à  un  sentiment  pathologique  de  supériorité 
intellectuelle,  d'infaillibilité,  de  confiance  exagérée  en  soi  et 


PÉRIODE    D  ÉTAT  165 

en  la  marche  optimiste  des  événements  entrent  en  commun 
dans  l'appréciation  de  chaque  cause. 

Reste  enfin  à  traiter  tout  le  côté  sexuel  de  la  question. 
Nous  avons  eu  occasion,  en  étudiant  les  opiophages,  de 
parler  de  l'excitation  génésique  provoquée  par  l'opium.  Les 
fumeurs,  et  surtout  les  fumeurs  européens,  abusent  du 
toxique  plus  facilement  que  les  mangeurs  et  versent  en  con- 
séquence plus  rapidement  vers  son  aboutissant  fatal,  Tana- 
phrodisie  et  l'impuissance.  De  Fexcitation  génitale  s'observe 
cependant  aux  débuts  de  l'intoxication  par  le  fumage  et  en 
période  de  besoin,  capable  de  conduire  l'individu  à  l'outrage 
public  à  la  pudeur  ou  l'attentat  aux  mœurs,  à  l'exhibition  et 
la  masturbation  publiques  ou  au  viol.  L'assurance  de  l'exalta- 
tion de  la  puissance  virile  qui  suit  les  séances  intermittentes 
de  fumage  fournie  par  quelques  initiés  a  même  déterminé  à 
notre  su  l'éclosion  de  nouveaux  adeptes,  désireux  d'apprécier 
personnellement  le  pouv^oir  aphrodisiaque  de  la  drogue.  Les 
crimes  sexuels  que  nous  venons  de  citer  sont  plutôt  rares  ; 
ce  que  l'on  reproche  surtout  à  l'opium  est  la  dépravation  du 
sens  génésique,  la  pédérastie  et  le  saphisme  principalement;  en 
émoussant  l'appétit  et  la  volupté  des  plaisirs  naturels,  il  favori- 
serait la  recherche  de  sensations  plus  neuves  ou  plus  raffinées. 

La  plupart  de  nos  fumeurs,  hommes  ou  femmes,  étaient 
homosexuels  ;  mais  doit-on  attribuer  exclusivement  à  l'opiu- 
misme  leurs  pratiques  contre  nature?  Assurément  non.  Deux 
facteurs  essentiels  se  disputent  l'origine  de  leur  perversion  : 
une  déséquilibration  psychique  constitutionnelle  et  l'influence 
du  milieu.  Point  n'est  besoin  d'exciper  de  l'intoxication  thé- 
baïque  pour  vouloir  expliquer  de  telles  mœurs  :  un  grand 
nombre  de  dégénérés  amoraux  —  nullement  thébaïsés  —  se 
livrent  à  l'homosexualité  et  vont  jusqu'à  en  tirer  vanité. 
Nous  avons  étudié  au  point  de  vue  psychologique  des  homo- 
sexuels des  deux  sexes'  et  nous  pouvons  sur  beaucoup  de 

1.  Dupouy  et  Delmas.   Deux  cas  d'ijwersion  sexuelle  féminine.  Un  cas 


166  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

points  les  comparer  aux  toxicomanes  :  les  uns  et  les  autres 
sont  des  anormaux  intellectuels  ;  l'opiomanie  s'allie,  sur  le 
terrain  de  la  dégénérescence  mentale,  avec  l'homosexualité, 
mais  celle-ci  n'est  pas  le  produit  de  celle-là. 

Nous  n'insisterons  pas  sur  la  pédérastie  qui  de  tout  temps  a 
régné  dans  les  régiments  coloniaux  et  dans  la  marine  :  la 
privation  de  la  femme  est  invoquée  comme  excuse...  Quant 
aux  civils  qui  ont  séjourné  en  Chine  et  au  Tonkin,  ils  se 
trouvent  là-bas  soumis  à  deux  influences  tendant  au  même 
but  :  l'instinctive  répulsion  pour  la  femme  indigène  et  la  con- 
sidération excessive  que  Ton  affiche  pour  la  pédérastie.  «  La 
femme  annamite,  écrit  Michaut'  pour  qui  la  syphilis,  l'opio- 
manie et  la  pédérastie  sont  les  trois  éléments  d'une  sorte  de 
trépied  nosographique  qu'on  retrouve  chez  différents  peuples 
d'Extrême-Orient,  la  femme  annamite  comme  la  femme 
coréenne,  est  généralement  d'une  laideur  repoussante  et,  de 
plus,  certaines  habitudes  incorrigibles  la  rendent  hideuse  (le 
laquage  des  dents  en  noir  qui  transforme  la  bouche  en  une 
horrible  cavité  qui  semble  édentée,  l'habitude  générale  de 
chiquer  du  bétel  qui  salit  la  langue  et  les  lèvres  d'un  jus 
rouge  que  la  femme  rejette  à  chaque  instant).  » 

Les  races  orientales,  d'autre  part,  tiennent  en  honneur 
l'inversion  sexuelle  qui  leur  semble  parfaitement  légitime  et 
naturelle^.  Et  ce  ne  seraient  même  point  les  classes  inté- 
rieures de  la  société  qui,  par  dégradation  morale,  préconise- 
raient cette  coutume,  mais  l'élite  sociale,  intellectuelle  et  raf- 
finée. «  Il  y  a  tout  lieu  de  supposer,  déclare  en  effet  Matignon  % 


d'inversion  sexuelle  masculine.  Journ.  de  psychol.  norm.  et  pathol..  sep- 
tembre et  novembre  1908. 

1.  Michaut.  Syphilis  et  pédérastie,  fumeurs  d'opium  et  climat.  Bull, 
gén.  de  thér.  méd.  et  chir.,  1893,  p.  274. 

2.  Voir  :  Westermack.  The  origine  and  development  of  Ihe  moral  ideas 
London.  1908.  xliii»  chap.  trad.  par  Epaulard  [homosexualité  et  pédé- 
rastie) in  Arch.  d'anthrop.  crim.,  mai  1910:  et  Havelock  EUis.  L'inversion 
sexuelle.  Trad.  par  A.  Van  Gennep.  Paris,  l'J09. 

3.  J.-J.  Matignon.  Deux  mots  sur  la  pédérastie  en  Chine.  Arch.  d'an- 
throp. crim.,  janvier  1899. 


PÉRIODE    d'état  167 

que  certains  Chinois  raffinés  au  point  de  vue  intellectuel 
recherchent  dans  la  pédérastie  la  satisfaction  des  sens  et  de 
Tesprit.  La  femme  chinoise  est  peu  cultivée,  ignorante  même, 
quelle  que  soit  sa  condition,  honnête  femme  ou  prostituée.  » 
La  femme  ne  compte  pas  pour  FOriental.  L'Annamite  fortuné 
ne  se  promène  pas  avec  une  femme,  mais  avec  son  boy.  Ce 
sont  encore  des  boys  qui  assurent  le  service  des  fumeries,  des 
bovs  au  visage  insexué  et  aux  allures  efféminées  induisant 
parfois  le  nouveau  venu  en  erreur,  et  qui,  au  surplus,  se 
prêtent  complaisamment  à  tout  ce  qu'on  leur  demande. 

Sans  donc  vouloir  de  parti  pris  rejeter  l'opinion  d'observa- 
teurs avisés  et  consciencieux  pour  qui  «  l'un  des  premiers 
effets  de  Topium  est  la  perversion  de  l'instinct  génésique,  la 
perte  du  sens  moral  et  l'affaiblissement  de  la  volonté  »,  nous' 
aurions  tendance  à  incriminer  au  point  de  vue  des  aberrations 
sexuelles  bien  plutôt  le  terrain  et  l'influence  favorisante  du 
milieu  que  le  toxique  surajouté. 


[v)  Troubles  phijsiques. 

Les  troubles  physiques  du  thébaïsé  chronique  *  vont  de  pair 
avec  les  troubles  intellectuels  et,  de  même  que  ceux-ci  attei- 
gnaient toutes  les  facultés,  de  même  ils  frappent  tous  les 
organes,  avec  une  prédilection  marquée  pour  les  fonctions 
sécrétoires. 

L'aspect  et  la  physionomie  du  fumeur  nous  sont  connus. 
Il  est  classique  cependant  de  décrire  deux  types  bien  diffé- 
rents :  le  petit  fumeur,  ne  dépassant  pas  10  pipes  par  jour, 
bien  portant,  gros  et  gras  (l'opium,  modérateur  de  la  nutri- 
tion, favoriserait  l'obésité...)  et  le  grand  fumeur  allant  parfois 
jusqu'à  \  oO  pipes,  cachectique  à  la  mine  terreuse,  aux  yeux 

1.  Nous  regrettons  vivement  pour  la  rédaction  de  ce  chapitre  d'avoir 
eu  trop  tard  connaissance  de  l'excellent  article  de  Gaide  sur  l'opiomanie 
dans  le  Traité  pratique  de  patholoçjie  exotique  de  Grall  et  Clarac. 


168  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

creux  et  ternes.  Cette  distinction  n'existe  guère  que  chez  les 
indigènes  d'Extrême-Orient.  Les  fumeurs  européens,  non  an- 
cestralement  préparés  comme  ces  derniers  aux  effets  de  l'o- 
pium et  plus  portés  à  l'abus  par  Tardeur  de  leur  tempéra- 
ment et  la  curiosité  native  de  leur  caractère,  maigrissent 
tous  considérablement  mais  leur  maigreur  est  parfois  mas- 
quée par  une  bouffissure  œdémateuse  du  \isage. 

Motilité.  —  La  force  musculaire  est  très  diminuée  ;  au 
moindre  effort,  le  sujet  est  pris  d'essouflement,  d'oppression, 
de  palpitations,  de  sueurs,  et  éprouve  un  sentiment  de 
fatigue  accablante.  Les  mouvements  sont  lents  et  incertains. 
La  démarche,  chez  les  vieux  fumeurs,  est  pénible,  hésitante, 
chancelante,  titubante,  ataxique  comme  dans  la  maladie  de 
Duchenne.  Un  tremblement  menu  s'installe  aux  extrémités, 
surtout  perceptible  aux  mains  et  à  la  langue,  la  trémulation 
de  ce  dernier  organe  déterminant  des  troubles  de  la  parole, 
bégaiement,  achoppement  et  élision  syllabiques,  très  compa- 
rables à  la  dysarthrie  de  la  paralysie  générale.  Des  parésies 
ou  paralysies  diverses  s'observent,  faisant  faucher  la  jambe 
du  fumeur  ou  tomber  sa  main  ou  son  pied  (paralysie  des 
extenseurs  des  doigts  ou  des  orteils  déterminant  une  para- 
lysie analogue  à  la  paralysie  saturnine  ou  alcoolique).  Cer- 
tains troubles  que  nous  signalerons  ultérieurement  sont  dus, 
d'autre  part,  à  des  accidents  parétiques  :  vomissements 
incoercibles  et  diarrhée  chronique  par  paralysie  des  muscles 
lisses  de  l'estomac  et  de  l'intestin,  dyspnée  par  paralysie  des 
muscles  de  Reissessen,  incontinence  d'urine  et  spermatorrhée 
par  paralysie  vésicale  et  prostato-vésiculaire,  amblyopie, 
diplopie,  larmoiement  par  paralysie  de  la  musculature 
externe  ou  interne  de  Tcfil. 

Tous  ces  accidents  moteurs  s'accompagnent  de  troubles 
sensitifs,  paresthésies,  anesthésies,  névralgies,  etc.,  dépen- 
dant d'une  polynévrite  thébaïque  et  de  troubles  intellec- 
tuels d'origine  confusionnelle  (amnésie  rétro-antérograde, 
difficulté   de  l'attention,  obnubilation  mentale  avec  parfois 


I 


PÉRIODE    D  ÉTAT  169 

oiiirisme  délirant  et  syndrome  de  Korsakofl").  Il  nous  faut 
noter  cependant  qu'ils  s'observent  avec  une  prédilection 
marquée  chez  les  fumeurs  qui  sont  en  môme  temps  alcoo- 
liques. A  la  période  terminale  l'atrophie  musculaire  est  con- 
sidérable et  Fémacialion  squelettique. 

Sensibilité.  —  Nous  n'avons  pas  à  revenir  sur  les  troubles 
transitoires  de  la  sensibilité  pendant  ou  immédiatement  après 
le  fumage  :  l'hyperesthésie  sensorielle,  à  ce  point  accusée 
que  le  tic-tac  d'une  montre  devient  intolérable  et  qui  est  une 
des  raisons  pour  lesquelles  le  fumeur  réclame  expressément 
une  atmosphère  de  calme  et  de  recueillement;  l'acénesthésie, 
à  laquelle  nous  avons  fait  jouer  un  rôle  important  dans  l'in- 
terprétation psychologique  de  l'état  de  rêverie  thébaïque  et 
que  recherchent  les  thérapeutes  préconisant  l'action  de 
l'opium  dans  certaines  affections  douloureuses  aiguës 
(crampes  d'estomac,  coliques  néphrétiques,  etc,),  et  les 
sybarites  ayant  reconnu  la  disparition  sous  son  influence  de 
la  sensation  de  fatigue  musculaire  et  désireux  de  jouir  d'un 
idéal  repos  ou  de  faire  naître  en  eux  une  nouvelle  et  toute 
factice  activité  intellectuelle. 

Au  cours  du  thébaïsme  chronique,  la  sensibilité  périphé- 
rique est  diversement  atteinte.  C'est,  au  début,  une  hyperes- 
Ihésie  diffuse  avec  paresthésies,  fourmillements,  picotements, 
douleurs  vagues  dans  les  membres,  démangeaisons  tenaces 
comparables  à  celles  des  cocaïnomanes,  moins  vives  en 
général  et  ne  soUicitant  pas  aussi  énergiquement  le  grattage, 
siégeant  à  la  face  \  aux  ailes  du  nez,  aux  lèvres,  au  front, 
aux  parties  génitales,  au  devant  de  la  poitrine  et  à  la  partie 
postérieure  du  tronc,  quelquefois  à  la  paume  des  mains  et  à 
la  plante  des  pieds.  Ces  démangeaisons  peuvent  cependant 
aller  jusqu'au  prurit  et  les  douleurs  affecter  le  type  des 
névralgies  les  plus  rebelles.  La  peau  se  marbre  en  outre,  au 

1.  Ces  démangeaisons  dont  le  siège  particulier  est  la  face  provoquent 
chez  le  fumeur  d'opium  un  geste  familier  auquel  on  le  reconnaît  facile- 
ment, celui  de  passer  constamment  la  main  sur  son  visage  comme  pour 
en  chasser  une  invisible  mouche. 


170  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

niveau  de  la  figure,  du  cou,  du  cuir  chevelu,  de  placards 
érjihémateux  ou  orties  avec  sensation  de  cuisson  pénible  ; 
elle  s'écaille  et  desquame. 

Puis,  à  cette  h3^peresthésie  succède  une  hypoesthésie 
générale  au  tact  mais  surtout  à  la  douleur  (par  piqûre,  pin- 
cement, brûlure...)  et  cette  analgésie  coïncidant  avec  une 
conservation  encore  entière  des  fonctions  musculaires  (le 
système  musculaire  est  le  dernier  à  s'affecter)  est  tout  à  fait 
remarquable  :  Libermann  aurait  observé  des  fumeurs  parfai- 
tement éveillés  garder  sur  leur  corps  pendant  quelques  mi- 
nutes un  charbon  ardent  sans  s'en  apercevoir.  La  sensibilité 
viscérale  participe  à  cette  abolition  fonctionnelle. 

Malgré  cette  analgésie  superficielle  et  profonde,  il  est  de 
règle  que  les  thébaïsés  se  plaignent  de  douleurs  névralgiques 
ou  plutôt  névritiques,  parfois  d'une  extrême  violence,  fron- 
tales, costales,  mais  principalement  osseuses  et  articulaires, 
de  crampes  musculaires  ;  la  peau  enfin  est  souvent  le  siège 
de  sensations  thermiques  douloureuses,  de  feu  dévorant  ou 
de  froid  glacial. 

Sécrétions.  —  La  caractéristique  de  l'opium  est  de  tarir 
les  sécrétions.  La  fonction  sudoripare  est  d'abord  exaltée  et 
nous  avons  noté  les  sueurs  abondantes  qui  inondaient  le 
fumeur  au  moindre  mouvement,  mais  celles-ci  se  font  de  plus 
en  plus  rares  et  finissent  par  devenir  presque  nulles.  L'opium 
s'éliminant  en  grande  partie  par  la  peau  et  par  ses  glandes, 
c'est  à  l'irritation  produite  par  ce  travail  d'expulsion  que 
paraissent  dues  les  démangeaisons,  les  sueurs  et  les  derma- 
toses sèches  précédemment  signalées.  Une  heure  environ 
après  l'apparition  des  picotements  et  du  prurit,  des  sueurs 
sourdent  spontanément  ;  elles  cessent  en  même  temps  que  la 
sensibilité  cutanée  s'émousse. 

La  salive  s'épaissit  et  se  raréfie,  ce  qui  entraîne  une  séche- 
resse désagréable  de  la  bouche  et  du  pharynx  que  le  fumeur 
combat  généralement  par  de  petites  gorgées  de  thé.  Toutes 
les  autres  sécrétions,  gastro-intestinales,  hépatiques,  génito- 


PÉRIODE    D  ÉTAT  171 

urinaires,  etc.,  sont  pareillement  diminuées;  nous  les  passe- 
rons en  revue  avec  leurs  appareils  réciproques. 

Sommeil.  —  De  ce  trouble  des  fonctions  sécrétoires  nous 
pouvons,  avec  Salmon  *,  rapprocher  les  troubles  du  som- 
meil. Le  sommeil  est  troublé  de  plusieurs  façons  :  par  Tin- 
--omnie,  par  la  torpeur  narcosique  et  par  les  rêves.  Nous 
avons  déjà  signalé  Finsomnie  des  fumeurs  pendant  et  après 
leur  état  de  rêverie  ;  ils  somnolent,  lucides  ou  vaguement 
obnubilés,  attendant  un  sommeil  qui  ne  vient  pas  ou  n'appa- 
raît que  tardivement.  L'insomnie  peut  se  montrer  rebelle  et 
s'accompagner  de  crises  terribles  de  palpitations  chez  les 
fumeurs  chroniques  qui  arrivent  à  ne  plus  dormir  que  deux 
ou  trois  heures  par  nuit  ;  cette  privation  du  sommeil  a  certai- 
nement une  influence  favorisante  considérable  sur  l'émacia- 
tion  du  thébaïsé  et  sur  sa  cachexie  terminale. 

Nous  n'insisterons  pas  davantage  sur  les  différents  états 
de  torpeur  narcosique,  de  somnolence  stupide  et  de  coma  qui 
suivent  les  excès  :  nous  en  avons  parlé  à  propos  des  ivresses. 
Nous  signalerons  seulement  des  crises  d'hypersomnie,  qui 
succèdent  heureusement  chez  certains  fumeurs  à  une  série 
de  nuits  insomniques  ou  à  une  «  cuite  »  d'opium,  crises  répa- 
ratrices durant  de  douze  à  vingt  heures  et  plus.  De  temps  en 
temps,  nous  explique  un  fumeur,  j'ai  des  «  nuits  d'écrase- 
ment »  pendant  lesquelles  je  dors  d'un  sommeil  lourd  et  pro- 
fond, extrêmement  prolongé  et  sans  rêves,  ou  bien  j'éprouve 
un  besoin  de  repos  complet,  avec  possibilité  de  rester  deux 
jours  entiers  sans  bouger  du  lit  ou  de  la  natte,  sans  manger 
ni  boire,  ni  fumer,  sans  aller  à  la  selle  et  presque  sans  uri- 
ner. 

Quant  aux  rêves,  ils  sont  de  deux  ordres  :  agréables  ou 
pénibles.  Le  rêve  agréable  est  le  véritable  rêve  d'opium  ;  ses 
caractères  sont  exactement  ceux  de  la  rêverie,  du  moins  de 
la  rêverie  passive  que  nous   avons  décrite  dans  le  chapitre 

1.  A.  Salmon.  La  fonction  du  sommeil.  Physiologie.  Psychologie.  Patho- 
logie. Paris,  1910. 


172  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

précédent  ;  il  est  seulement  plus  automatique,  plus  décousu, 
plus  incohérent  que  la  rêverie;  comme  elle,  il  est  imprégné 
d'optimisme  béat,  paré  de  riantes  couleurs,  rempli  d'immen- 
site  et  d'éternité.  Ce  qui  domine  essentiellement  le  rêve  du 
fumeur  d'opium,  c'est  une  sensation  subjective  de  bien-être 
physique  et  moral,  de  béatitude  suprême.  Quant  à  son  con- 
tenu, il  est  extrêmement  variable,  sous  l'immédiate  dépen- 
dance du  caractère  et  de  l'intelligence  du  sujet  :  rêve  lascif] 
quelquefois,  rêve  de  voyage  ou  d'avenir  le  plus  souvent, 
mais  toujours  rêve  euphorique  et  riant.  Les  images  du  rêve 
d'opium  ont  encore  cette  note  particulière  d'être  plus  colo- 
rées, plus  nettes,  surtout  plus  rapides  que  celles  du  rêve 
habituel  et  normal.  Son  thème  enfin  est  plus  continu  et  pluS' 
personnel  ;  le  rôle  qu'y  joue  le  fumeur  plus  actif. 

En  règle  générale,  le  travail  subconscient  du  rêve  conti- 
nue la  poursuite  de  l'idée  ou  du  projet  que  le  fumeur  évo- 
quait avant  de  s'endormir,  ou  le  ressassement  de  la  préoccu- 
pation qui  assiégeait  sa  pensée.  Cette  continuité  du  rêve  et  de 
la  rêverie  permet  ainsi  au  fumeur  d'orienter  son  rêve,  mais 
seulement  dans  une  certaine  mesure  ;  car,  l'embrayage  une 
fois  amorcé,  la  direction  du  rêve  échappe  complètement  à  la 
volonté  et  n'obéit  plus  qu'aux  incitations  automatiques  du 
subconscient. 

Ainsi  qu'il  arrive  chez  la  plupart  des  intoxiqués,  affligés 
d'une  évanescente  mémoire,  les  thébaïsés  ne  se  souviennent 
que  difficilement  et  fugitivement  de  leurs  rêves,  malgré  la 
précision  et  l'harmonieuse  liaison  des  images  ;  il  leur  est 
généralement  impossible,  sauf  immédiatement  au  réveil,  d'en 
donner  une  description  tant  soit  peu  détaillée  ;  ils  ne  se  sou- 
viennent guère  que  de  l'impression  de  béatitude  alanguie  et 
d'euphorie  subhme  dans  laquelle  ils  se  sentaient  plongés,  au 
milieu  d'un  élargissement  ilUmité  de  l'Espace  et  d'un  allon- 
gement infini  du  Temps. 

Cependant  des  cauchemars  surviennent,  des  rêves  aff'reux 
où  l'horrible  s'allie  au  démesuré  et  au   surhumain,  d'où  le 


PÉRIODE    D  KTAT  173 

lumeur  s'cveille  en  sursaut,  terrorisé,  palpitant  et  anxieux, 
ainsi  qu'un  délirant  alcoolique.  Ces  cauchemars  ne  se  mon- 
dent guère  que  chez  les  sujets  alcoolisés,  aiFectés  de  tares 
iiévro  ou  psychopathiques  particulièrement  lourdes,  atteints 
d'altérations  organiques  concomitantes  (insuffisance  hépa- 
tique surtout),  ou  parvenus  à  la  période  ultime,  cachectique, 
de  l'intoxication  thébaïque.  Après  un  excès  inaccoutumé, 
des  rêves  pénibles  peuvent  passagèrement  surgir,  mais  ils 
ne  s'installent  pas  à  demeure  comme  dans  les  cas  précé- 
dents. Hue  et  Armand  ont  insisté  avec  raison  sur  le  rôle  de 
l'appoint  alcoolique  et  Anglade  ^  a  rapporté  l'observation  tout 
à  fait  démonstrative  d'un  couple  de  fumeurs  d'opium  :  le 
mari,  sobre,  était  demeuré  parfaitement  calme,  alors  que  la 
iemme,  buveuse  de  vin  en  même  temps  que  fumeuse  d'opium, 
fille  au  surplus  d'un  mère  délirante,  avait  été  prise  d'un 
délire  terrifiant.  Ces  fumeurs  alcoolisés  ou  hépatisés,  souf- 
frant de  l'action  combinée  de  plusieurs  intoxications  exo  ou 
endogènes,  sont  à  rapprocher  des  buveurs  de  laudanum  dont 
Th.  de  Quincey  et  Poe  nous  ont  décrit  avec  une  horreur  tra- 
gique les  épouvantables  cauchemars. 

Avant  de  clore  ce  paragraphe,  rappelons  que  Laurent  a 
signalé  l'impossibilité  de  l'hypnose  dans  l'intoxication  aiguë, 
même  légère,  par  la  fumée  d'opium  (Bail  avait  fait  la  même 
remarque  chez  les  morphiniques). 

Appareil  digestif.  —  La  gorge  est  constamment  sèche, 
la  soif  ardente,  la  langue  chargée,  la  constipation  opiniâtre 
(par  diminution  des  sécrétions  des  glandes  intestinales  et 
sécheresse  de  la  muqueuse  auxquelles  viennent  encore 
s'ajouter  la  paralysie  des  libres  lisses  de  la  tunique  muscu- 
leuse  et  la  perte  de  la  sensation  du  besoin  de  défécation)  et 
ne  permettant  qu'une  selle  maigre  et  marronnée  tous  les  huit 
ou  dix  jours.  L'inappétence  est  complète  ;  le  fumeur  ne 
mange  pour  ainsi  dire  pas  et  l'on  reste  surpris  à  le  voir  sub- 

1.  Anglade.  Un  couple  de  fumeurs  d'opium.  Communication  à  la  Sociétô 
de  médecine  de  Bordeaux.  Le  Caducée,  o  septembre  11)08. 


174  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

sister  avec  une  alimentation  aussi  restreinte.  Une  véritable] 
inflammation  de   tout   le  tube   digestif  est  enfin   la   consé-| 
quence  des  abus  prolongés  :  la  langue  est  sèche,  saburrale, 
rouge  sur  les  bords  ;  les  dents  noires  se  déchaussent  et  tom-| 
bent  ;  les  gencives  sont  fuligineuses  et  saignantes  ;  une  dou- 
leur spontanée  se  montre  à  l'épigastre,  irradiée  à  Tabdomen  J 
exaspérée  par  la  pression  ;  des  crises  diarrhéiques  alternent 
avec  la  constipation.  Le  foie  surtout  est  touché  et  l'opium 
sur  lui  une  action  élective  ;  les  selles  se  décolorent  par  suite 
de  Tacholie,  ou  bien  de  la  congestion  hépatique  s'installe, 
passant  à  la   chronicité  (hépatite  toxique  des    thébaïsés) 
favorisant  l'éclosion  secondaire  d'une  hépatite  infectieuse  ef 
suppurée. 

Toutes  les  muqueuses,  en  résumé,  paraissent  se  crisper 
sous  l'influence  de  la  fumée  d'opium  et  leurs  sécrétions  se 
tarissent.  A  Tétat  de  besoin,  au  contraire,  ou  à  la  période 
terminale,  c'est  le  phénomène  inverse  qui  se  produit,  et  Ton 
voit  s'établir  une  diarrhée  colliquative  et  des  vomissements 
très  abondants.  «  La  constipation  des  fumeurs,  constate 
Laurent,  n'est  maintenue  que  par  Fabsorption  répétée  du 
toxique,  rapidement  remplacée  par  de  la  diarrhée  colliqua- 
tive si  l'on  dépasse  de  quelques  heures  le  moment  habituel 
de  fumer.  C'est  même  là,  comme  dans  la  morphinomanie,j 
un  des  écueils  du  traitement,  cette  diarrhée  étant  probable-' 
ment  due,  comme  l'a  dit  M.  Séglas,  à  l'élimination  intesti- 
nale des  alcaloïdes.  » 

Ajjpareil  gcnito-urinahe.  —  Le  rein  et  la  vessie  mani- 
festent leur  souffrance  par  différents  symptômes.  Les  urines, 
d'abord  abondantes  (polyurie  initiale  ou  intermittente  par 
excitation  du  centre  sécrétoire  :  l'opium  en  petite  quantité 
est  diurétique),  chargées  de  mucus  tout  au  début  de  l'impré- 
gnation ou  lorsque  le  fumeur  se  trouve  en  état  de  besoin 
(par  irritation  de  la  muqueuse  vésicale,  de  la  prostate  et  des 
glandes  uréthrales),  se  font  rares  chez  l'intoxiqué  chronique, 
foncées,   fortement   odorantes,    hypoazoturiques    et  albumi- 


PÉRIODE    D  ÉTAT  11^ 

neuses  (par  congestion  rénale  passagère,  puis  par  néphrite 
toxémiqiie  avec  sclérose  de  l'organe  ^). 

L'étude  des  modifications  urinaires  au  cours  de  l'opiu- 
misme  chronique  et  surtout  de  ses  accès  de  psychose  aiguë 
ou  subaiguë  est  du  plus  haut  intérêt.  Nous  n'avons  malheu- 
reusement pu  dans  les  cas  qui  nous  ont  été  soumis  nous 
livrer  à  des  examens  sufTisammcnt  précis  et  complets.  Nous 
le  regrettons  d'autant  plus  vivement  que  le  professeur  Régis 
vient  à  nouveau  d'attirer  l'attention  des  aliénistes  sur  les 
relations  de  la  crise  urinaire  avec  la  })hase  de  réveil  du 
délire  onirique  ^  et  que  nous  lui  devons  la  relation  d'un  cas 
de  psychose  thébaïque  subaiguëe  chez  un  fumeur  dans  les 
urines  duquel  Fexamen  chimique  décela  encore  la  présence 
de  morphine  trois  mois  après  la  cessation  complète  de 
l'opium. 

La  miction  fréquente  au  début  (poUakiurie  accompagnant 
la  polyurie,  mais  dépendant  aussi  de  l'irritation  du  col), 
devient  par  la  suite  douloureuse  et  difficile  —  douloureuse 
par  suite  de  la  concentration  des  urines  et  de  la  diminution 
de  la  sécrétion  muqueuse  de  l'urèthre,  —  difficile  en  raison 
de  la  paralysie  vésicale.  Des  efforts  puissants  des  muscles 
abdominaux  sont  nécessaires  pour  expulser  l'urine  de  son 
réservoir.  Le  jet  s'élance  faiblement,  s'arrêtant  dès  que 
s'amoindrit  l'effort  d'expulsion.  La  vessie,  inerte,  ne  se  vide 
pas  et  demeure  en  rétention  partielle.  La  sensation  pénible 
de  cuisson  —  manifeste  surtout  après  un  excès  inaccoutumé 
—  disparaît  avec  l'habitude  et  avec  l'émoussement  de  la  sen- 
sibilité ;  mais  la  dysurie  parétique  demeure  :  la  sensibilité 
du  col  s'eff'ace,  le  besoin  d'uriner  se  perd  comme  tout  à 
Iheure  celui  de  la  défécation,  l'urine  s'accumule  dans  la 
vessie  dont  la  contraclilité  faiblit,  et  la  distend  peu  à  peu. 

Nous  avons  déjà  signalé,  en  parlant  des  mangeurs  comme 
des  fumeurs  d'opium,  l'action  de  la  drogue  sur  la  fonction 

1.  Cf.  Les  albuminuries  morphiniques  étudiées  par  Levinslein. 

2.  L'Encéphale,  mai  1911. 


176  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

sexuelle.  Nous  avons  montré  que  ses  premiers  effets  pouvaient 
consister  en  de  l'excitation  génitale  —  surtout  d'ordre  psy- 
chique —  variable  suivant  les  circonstances  et  suivant  l'apti- 
tude individuelle.  Mais  rapidement  l'opium  se  révèle  sédatif 
puissant  de  l'énergie  virile,  d'abord  en  affaiblissant  le  pou- 
voir réflexe  de  la  moelle,  ensuite  en  tarissant  la  sécrétion 
spermatique.  Nicolas  a  nettement  établi  l'existence  de  ce 
double  mécanisme  de  la  frigidité  et  de  l'impuissance.  Quand 
l'on  fume  jusqu'aux  confins  de  l'ivresse,  l'érection  se  produit 
facilement  si  le  sujet  se  comptait  en  des  idées  lascives,  les 
sensations  voluptueuses  naissent  aussi  vives  qu'à  l'état 
normal  mais  l'éjaculation  est  retardée  (certains  de  nos  fumeurs 
restaient  en  érection  une  heure,  une  heure  et  demie  avant  de 
pouvoir  éjaculer).  «  C'est  là,  dit-il,  évidemment  une  action 
nerveuse  (l'éjaculation  étant  le  dernier  degré  d'un  acte  réflexe 
dont  le  point  de  départ  est  aux  extrémités  du  nerf  honteux 
interne  et  la  terminaison  dans  la  contraction  des  canaux  sper- 
matiques).  Si  cet  acte  est  retardé,  c'est  que  le  pouvoir 
réflexe  de  la  moelle  est  amoindri.  » 

Avec  les  progrès  du  thébaïsme,  la  sensibilité  spéciale 
s'émousse  comme  les  autres,  la  volupté  décroît  et  l'éjacula- 
tion devient  très  difficile,  puis  impossible.  Enfin  toute  érection 
cesse  d'être  réalisée,  la  glande  ne  secrète  plus  et  déchoit;  le 
testicule  se  ratatine  au  fond  des  bourses  et  se  sclérose. 

La  femme  serait,  dit-on,  beaucoup  moins  influencée  que 
l'homme  au  point  de  vue  sexuel.  Cette  remarque  a  surtout 
été  faite  chez  les  fumeuses  d'Extrême-Orient  et  l'action  du 
climat  suffirait  à  expUquer  cette  différence.  «  Les  climats  des 
tropiques,  affirme  Claude  Farrère  S  amollissent  et  dépriment 
les  mâles,  mais  les  femelles,  au  contraire,  en  reçoivent  un 
coup  de  fouet  qui  cingle  leur  ardeur  aux  plaisirs,  —  à  tous 
les  plaisirs  — .  »  Nous  avons  reçu,  sur  ce  point,  des  confi- 
dences féminines  parfaitement  conformes  à  cette  opinion. 

1.  Claude  Farrère.  Les  Civilisés,  p.  216. 


PERIODE    D  ÉTAT  177 

Les  fumeuses,  par  contre,  que  nous  avons  connues  en 
France  sont  aussi  frigides  que  les  fumeurs  sont  impuissants; 
seulement  leur  métier,  un  peu  spécial,  les  oblige  parfois  à 
résister  à  leur  anaphrodisie  et  à  surmonter  leur  répugnance. 
On  note  chez  elles  l'irrégularité  puis  la  suppression  des  règles. 
Nicolas  ne  signale  pas  d'avortements  chez  les  indigènes 
d'Extrême-Orient  et  a  constaté  chez  celles  qui  n'ont  pas 
commis  d'abus  excessifs  ou  trop  prolongés  la  possibilité  de  la 
fécondité  et  de  l'allaitement.  Et  il  ajoute  ce  détail  curieux  : 
quand  son  enfant  est  malade,  la  mère  lui  insuffle  sur  le  visage 
une  bouffée  de  fumée  d'opium  ;  elle  le  force  ainsi  à  absorber 
par  la  voie  pulmonaire  une  certaine  quantité  de  toxique,  La 
susceptibiHté  de  l'enfant  pour  l'opium  est  nettement  émoussée, 
preuve  que  le  poison  passe  dans  le  lait. 

Toutefois  les  enfants  procréés  par  de  grands  intoxiqués  ne 
sont  que  des  produits  dégénérés,  scrofuleux  et  rachitiques, 
arriérés  et  idiots,  voués  le  plus  souvent  à  une  mort  précoce. 

Appareil  respiratoire.  —  La  respiration  perd  de  son 
ampleur,  de  sa  fréquence  et  de  sa  régularité.  Le  thébaïsé 
chronique,  d'autre  part,  éprouve  dans  les  bronches  et  dans 
les  fosses  nasales  une  sécheresse  pareille  à  celle  de  la  bouche. 
Vers  la  fin,. au  contraire,  ou  dans  les  états  de  besoin,  la  rhi- 
norrhée  et  la  bronchorrhée  accompagnent  la  diarrhée  et  les 
vomissements.  On  observe  assez  fréquemment  des  congestions 
aiguës  du  poumon  et  presque  fatalement  de  la  bronchite  chro- 
nique, de  l'emphysème  avec  toux  suffocante,  pseudo-asthma- 
tique, et  une  sorte  de  pneumokoniose  spécifique,  thébaïque. 
La  fumée  d'opium  finit,  en  effet,  comme  certaines  poussières, 
siliceuses,  calcaires,  métaUiques,  etc.,  par  déterminer  une 
véritable  pneumonie  chronique  de  la  base,  siégeant  de  préfé- 
rence du  côté  où  le  fumeur  a  l'habitude  de  se  coucher.  Les 
fumeurs  d'opium  enfin  meurent  souvent  d'une  tuberculose 
pulmonaire,  au  développement  de  laquelle  contribuent  pour 
une  part  importante  la  dénutrition  générale  de  l'organisme 
et  l'irritation  locale  du  poumon  incessamment  répétée. 

DupouY.  —  Les  opiomanes.  *" 


178  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

Appareil  circulatoire.  —  L'oppression  et  les  palpitations 
dont  souvent  se  plaignent  les  fumeurs  d'opium  tiennent  autant 
aux  troubles  de  l'appareil  respiratoire  qu'à  ceux  de  l'appareil 
circulatoire.  La  dilatation  du  cœur  droit  avec  toutes  ses  con- 
séquences (insuffisance  tricuspidienne,  asystolie)  peut  suc- 
céder aux  congestions  pulmonaires  aiguës  ou  chroniques  des 
thébaïsés  et  à  la  stase  sanguine  qui  en  résulte.  Le  cœur  et 
les  artères,  d'autre  part,  souffrent  manifestement  d'une  parésie 
de  leurs  fibres  contractiles  et  c'est  à  cette  lésion  que  Matteï 
attribue  les  convulsions  que  présentent  certains  opiomanes.  Le 
pouls  des  fumeurs  d'opium  est  habituellement  lent,  faible, 
arythmique. 

C .  —  Les  psychoses  thébaïques 

[Délire  narcotique.  Accès  subaigus  et  accidents  aigus 
du  thébaïsme  chronique.  Psychoses  chroniques). 

Un  certain  nombre  d'accidents  aigus  ou  subaigus,  à  forme 
délirante  ou  convulsive,  ont  été  mis  sur  le  compte  du  thé- 
baïsme chronique  ;  il  convient  toutefois  de  ne  pas  les  accep- 
ter sans  critique,  car  pour  quelques-uns  d'entre  eux  leur 
origine  est  très  contestable.  Il  faut  se  rappeler  tout  d'abord 
que  tous  les  opiums  n'ont  pas  le  même  coefficient  toxique, 
tous  les  organismes  la  même  susceptibilité  pathologique, 
tous  les  cerveaux  la  même  formule  réactionnelle.  «  Le  grand 
fumeur,  dit  Gaide  ^ ,  est  sous  le  coup  d'une  intoxication 
chronique  dont  les  effets  dépendent  des  conditions  suivantes  : 
de  la  provenance  de  la  substance,  de  son  mode  de  prépara- , 
tion,  de  la  dose  journellement  employée,  du  tempérament  et' 
de  la  condition  sociale  du  fumeur.  »  L'on  n'oubliera,  non 
plus,  en  second  lieu,  que  l'opium  est  souvent  de  mauvaise 
qualité  (dross) ,  saupoudré  de  morphine  ou  mélangé  de 
hachich,   ni    que  le  fumeur  est  fréquemment  doublé    d'un 

1.  Rapport  Gaide.  In  Santarel.  Quelques  notes  médicales  sur  Ssé-Mao. 
Ann.  dhyg.  et  de  méd.  colon.,  1902,  p.  179. 


PERIODF.    D  ÉTAT  179 

alcoolique.  Ambiel  insiste  pour  expliquer  la  gravité  de  cer- 
tains cas  sur  le  rôle  de  la  vacuité  de  l'estomac  chez  les  Chi- 
nois pauvres,  Hue  et  Armand  sur  les  excès  d'alcool  (eau-de- 
vie  de  sorgho,  de  millet  ou  de  riz),  Nicolas  sur  la  nocuité  du 
dross  lequel,  contrairement  au  chandoo,  aurait  provoqué  chez 
lui  des  troubles  très  accusés.  «  Quoi  qu'il  en  soit,  jamais  avec 
ie  dross  pur  je  n'ai  ressenti  ce  bien-être  général  que  donne 
l'opium.  Même  en  ne  fumant  qu'une  dose  excessivement 
faible,  j'ai  eu  de  la  céphalalgie  et  des  crampes  d'estomac. 
L'action  sur  la  sensibilité  est  plus  accusée  que  celle  du 
chandoo  ;  après  trois  pipes  j'ai  eu  un  commencement  d'anes- 
thésie  de  la  plante  des  pieds  avec  démarche  ataxique,  un 
malaise  général  qui  a  duré  toute  la  nuit,  puis  des  vomisse- 
ments. Le  cerveau  n'est  pas  excité  ou  l'est  mal,  les  idées 
sont  incohérentes,  difficiles  à  associer.  On  dirait  que  les  prin- 
cipes les  plus  nauséeux  et  les  plus  toxiques  persistent  seuls. 
Rien  d'étonnant  alors  que  celui  qui  ne  fume  que  cette  subs- 
tance ait  le  sommeil  troublé  par  des  cauchemars,  comme  dans 
les  exemples  cités  par  le  D""  Armand,  qu'il  n'obtienne  que 
des  résultats  désastreux  pour  la  santé  » . 

L'influence  de  la  race,  son  impressionnabilité  particulière 
à  l'opium,  est  certainement  très  importante  dans  le  détermi- 
nisme variable  des  accidents  aigus  ;  mais  peut-on  lui  attri- 
buer un  rôle  prépondérant  comme  le  veulent  Lewin  et  Pou- 
chet,  pour  qui  «  les  doses  élevées  d'opium  provoqueraient 
des  convulsions  et  du  délire  chez  les  nègres  et  les  Malais, 
tandis  que  chez  les  Caucasiens  elles  sont  suivies  d'une  nar- 
cose profonde  »  ^ 

Nous  nous  sommes  déjà  expliqué  sur  ce  point  au  chapitre 
des  opiophages  et  émis  l'opinion,  d'accord  en  cela  avec  la 
plupart  des  auteurs  modernes,  que  certains  déhres  hilarants 
ou  furieux  sont  dus  non  à  l'opium  mais  au  chanvre.  L'ivresse 
joyeuse  et  loquace  dont  parle  lord  Jocelyn  -,  que  suffit  à  faire 

i.  Lewin  et  Pouchet.  Traité  de  ioxicologie.  Paris,  1903,  p.  20. 

â.  ...  «  A  9  heures  du  soir,  on  peut  voir  ces  tristes  victimes  dans  tous 


180  ëtudl:  cijniqce  et  psyi-hologioue 

éclater  —  chez  de  vieux  habitués  —  la  première  pipe  et  qui 
se  termine  par  un  coma  complet,  est  une  ivresse  hachichique. 
De  même  Tamok  des  Javanais  *,  état  terrible  de  confusion 
mentale  hallucinatoire  finissant  assez  souvent  par  la  mort 
avec  ou  sans  phénomènes  convulsifs  et  dans  lequel  on  trouve 
à  l-autopsie  une  congestion  cérébrale  et  pulmonaire  allant 
jusqu'à  l'hémorragie  méningée  et  l'apoplexie,  doit  figurer  au 
bilan  du  hachich  (Xicolas). 

Malgré  tout,  il  semble  que  chez  le  Ihébaïsé  exclusivement 
intoxiqué  par  l'opium  mais  épuisé  et  cachectique  (devenu 
fatalement  victime  de  nombreuses  intoxications  endogènes  par 
insuffisance  viscérale  et  glandulaire),  un  délire  narcotique, 
analogue  au  délire  alcoolique,  puisse  se  déclarer.  Des  hallu- 
cinations pénibles,  dégoûtantes  ou  terrifiantes,  à  prédomi- 
nance visuelle,  viendraient  assaillir  le  fumeur  parvenu  à  ce 
stade  ultime  de  l'intoxication.  «  Les  images  les  plus  dégoû- 
tantes, les  scènes  les  plus  atroces  se  déroulent  devant  lui. 
C'est  ordinairement  pendant  la  nuit,  où  il  cherche  en  vain 
le  sommeil,  que  ces  images  le  poursuivent   et   l'obsèdent  ; 


les  états  qui  résultent  de  l'ivresse  de  ropium.  Les  uns  entrent  à  moitié 
fous,  poussés  par  le  terrible  appétit  qu'ils  ont  dû  vaincre  à  si  grand'peine 
pendant  le  jour:  les  autres,  encore  sous  l'effet  d'une  première  pipe,  rient 
et  parlent  sans  raison,  tandis  que  sur  les  canapés  voisins  gisent  d'autres 
malheureux,  immobiles  et  languissants,  avec  un  sourire  idiot  sur  la  face, 
trop  accablés  par  l'effet  du  poison  et  trop  absorbés  par  leur  cruelle  jouis- 
sance pour  faire  attention  à  ce  qui  se  passe  autour  d'eux.  La  dernière 
scène  de  cette  tragédie  s'accomplit  ordinairement  dans  une  pièce  écartée 
de  la  maison,  une  véritable  chambre  des  morts,  où  sont  étendus,  raides 
comme  des  cadavres,  ceux  qui  sont  arrivés  à  cet  état  d'extase  que  le 
fumeur  d'opium  recherche  follement,  image  du  long  sommeil  où  son 
aveugle  folie  le  précipitera  bientôt  ».  Lord  Jocelyn,  cité  par  Delasiauve. 
Des  diverses  formes  mentales.  Folies  ou  délires  par  intoxication.  Journ. 
de  méd.  ment.,  1863,  p.  213. 

1.  ...  «  A  Bornéo,  à  Sumatra,  à  Batavia,  dans  la  race  malaise,  la  fumée 
de  l'opium,  bien  loin  de  donner  lieu  à  un  assoupissement  tranquille, 
détermine,  au  contraire,  une  excessive  exaltation...  Après  avoir  fumé  ses- 
pipes,  le  Malais  devient  furieux,  il  dégaine  son  redoutable  cric,  dont  la 
pointe  acérée  est  toujours  trempée  dans  le  suc  des  strychnos  qui  abon- 
dent dans  le  pays,  court  dans  les  rues  en  poussant  des  cris  sauvages,  et 
malheur  à  ceux  qui  se  rencontrent  sur  son  passage...  »  Barailiier.  médeciit 
en  chef  de  la  marine,  professeur  à  l'Ecole  de  médecine  de  la  marine  à 
Toulon,  in  Réveil,  thèse  citée,  p.  79.  Voir  également  :  Van  Brero.  Sur 
lamok.  Ann.  méd.  Psychol.,  décembre  1896,  p.  364. 


PÉRIODE    D  KTAT  .V^  181 

tantôt  il  se  voit  entouré  de  crapauds  et  des  animaux  les  plus 
immondes,  tantôt  un  dragon  de  feu  tourne  autour  de  lui  et 
l'entraîne  dans  un  gouffre  béant;  il  est  soumis  à  toutes  les 
tortures  de  l'enfer  boudhique  ;  d'autres  fois  encore  il  em- 
brasse sa  femme  et  c'est  un  spectre  hideux  qu'il  serre  dans 
ses  bras  et  dont  les  débris  informes  viennent  joncher  la 
couche  nuptiale  »  ^ 

Des  observations  publiées  par  Libermann,  nous  détache- 
rons celle-ci  qui  nous  paraît  typique  : 

«  X...  30  ans,  fils  de  fumeur,  fumeur  lui-même  depuis  neuf  ans, 
consomme  depuis  un  an  40  grammes  par  jour)...  «  Au  mois  de 
février  1860,  son  intelligence  qui  était  assez  nette  jusqu'à  ce 
moment  se  troubla  ;  il  avait  souvent  des  absences  ;  sa  mémoire 
était  devenue  dune  faiblesse  extrême  ;  il  ne  se  sentait  plus 
capable  d'aucune  espèce  de  travail.  Son  appétit,  qui  était  demeuré 
exceptionnellement  robuste,  malgré  ses  excès  d'opium,  diminua 
en  même  temps.  Il  était  pris  tous  les  matins  de  vomissements  et 
ne  digérait  presque  plus.  Sa  nourriture  consistait,  presque  exclu- 
sivement, en  bouillie  de  farine  de  riz. 

«  Au  mois  d'août  il  fut  pris  d'hallucinations  fréquentes;  il  lui 
semblait  souvent  que  sa  table  était  couverte  de  crapauds  ou 
d'araignées  ;  quand  il  embrassait  sa  femme  ou  ses  deux  enfants, 
il  voyait  un  squelette  horrible,  et  il  fuyait  avec  dégoût.  C'était 
surtout  pendant  la  nuit  que  ses  idées  délirantes  atteignaient  leur 
maximum  d'intensité  ;  il  poussait  alors  des  cris,  ses  yeux  étaient 
hagards  et  tout  son  corps  se  couvrait  de  sueurs.  Dans  le  même 
mois,  il  fut  pris  également  d'une  faiblesse  musculaire,  qui  fut 
bientôt  suivie  dun  tremblement  presque  continu  des  extrémités 
supérieures  et  surtout  des  deux  mains.  Il  ne  retrouvait  un  peu 
d'intelligence  qu'en  fumant  l'opium.  Tous  ces  symptômes  allèrent 
!    en  s'aggravant  jusqu'en  décembre  1860. 

»<  État  à  cette  époque.  —  Émacialion  extrême;  figure  jaune, 
osseuse;  les  yeux  sont  ternes,  le  regard  inquiet  et  hagard  ;  les 
I  avant-bras  et  les  mains  sont  affectés  d'un  tremblement  continu, 
I  les  extrémités  inférieures  dune  faiblesse  extrême.  Quand  il 
!  marche,  il  fauche  du  pied  ;  du  reste,  il  peut  à  peine  faire  quelques 
I    pas. 

;       «  11  s'exprime  avec  peine,  sans  aucune  suite;  la  langue  est 

I    sujette  à  un  tremblotement  intermittent,  qui  le  force  à  bégayer. 

Il  est  en  proie  aux  hallucinations  les  plus  étranges;  souvent, 

1.  Libermann.  Op.  cit.,  p.  357-358. 


182  KTUDE    CLINIOUK    ET    PSYCHOLOGIQUE 

quand  il  mange,  il  s'arrête  tout  à  coup  parce  que  sa  tasse  de  thé 
lui  semble  remplie  de  sang  humain;  les  personnes  qui  l'entourent 
se  transforment  en  démons;  la  nuit,  il  est  hanté  par  les  images 
les  plus  terribles.  Il  est  emporté  par  un  dragon  rouge  et  livré 
tout  vivant  aux  tortures  de  l'enfer  ;  il  crie  et  se  démène  alors 
dans  ses  nuits  sans  sommeil,  jusqu'au  matin.  Il  s'endort  générale- 
ment aux  premières  lueurs  du  jour.  Dans  la  journée,  après  une 
vingtaine  de  pipes,  la  lucidité  intellectuelle  revient  en  partie  ; 
il  cause  alors  un  peu  ;  le  reste  du  temps  il  est  morne  et  silen- 
cieux. 

«  L'état  du  malade  ne  fit  qu'empirer.  Tous  les  signes  de  la 
paralysie  progressive  se  déclarèrent  au  mois  de  février  1861  et  il 
mourut  quelque  temps  après.  » 

Déjà  nous  avons  signalé  les  ivresses  Ihébaïques  hallucina- 
toires et  dit  leur  entière  analogie  clinique  avec  les  accès 
aigus  et  subEiigus  de  l'opiumisme  chronique.  L'ivresse  thé- 
baïque,  comme  toutes  les  ivresses  d'ailleurs,  s'observe  aussi 
bien  chez  l'intoxiqué  chronique  que  chez  l'accidentel.  Le  pro- 
nostic des  accès  de  psychose  doit  seulement  être  plus 
réservé  chez  le  premier  en  raison  de  l'atteinte  plus  profonde 
de  l'organisme  par  le  poison.  Le  délire  narcotique,  en  effets 
se  terminerait  fréquemment  dans  ce  cas  par  la  mort,  soit  au 
milieu  d'attaques  convulsives  (Morache),  soit  après  passage  à 
la  chronicité  (Libermann).  Michaut,  d'autre  part,  rapporte 
des  cas  de  delirium  tremens  survenu  chez  des  blessés,  hospi- j 
talisés  après  un  traumatisme  quelconque  et  sevrés  brusque- 1 
ment  d'opium.  Ce  délire  athéba'ique  est  à  rapprocher  du  deli- 
rium tremens  amorphinique  de  Pichon. 

Existe-t-il  enfin  des  psychoses  thébaïques  chroniques,  ana- 
logues à  celles  de  l'alcoolisme  ?  Les  opinions  sur  ce  point 
manquent  de  détails  et  de  précision  et  sont  parfois  contradic- 
toires. 

Les  anciens  psychiatres,  Pinel ',  Georget",  parlent  bien 
d'aliénations  déterminées  par  l'abus  de  l'opium,  mais  sans 

1.  Pinel.  Traité  médico-p/iilosophique  de  l'aliénation  mentale.  Paris, 
an  IX,  p.  23  6138. 

2.  Georget.  De  la  folie.  Paris.  1820.  p.  228. 


PERIODE    D  ÉTAT  183 

fournir  aucun  renseignement.  Esquirol  ^  soutient,  sans  plus, 
que  l'abus  de  Topium  cause  souvent  la  lypémanie  et  conduit 
les  mélancoliques  au  suicide.  Morel  ^  étudie  longuement  la 
dégénérescence  tiiébaïque,  mais  il  ne  reconnaît  pas  à  l'opium 
de  psychose  spéciale. 

Libermann  qui  a  longtemps  vécu  au  milieu  des  fumeurs 
d'opium  décrit  chez  eux  : 

Un  délire  de  persécution  hallucinatoire  (les  thébaïsés  se 
croient  poursuivis  et  menacés  par  des  ennemis  imaginaires)  ; 

De  la  manie  aiguë  ; 

De  la  dépression  mélancolique  avec  idées  de  suicide  ; 

Une  forme  de  délire  narcotique,  très  fréquent  puisqu'il  l'a 
observé  92  fois  chez  865  fumeurs,  tantôt  aigu  et  passager 
(21/92),  tantôt  permanent  et  chronique.  En  ce  cas,  «  il  s'ac- 
compagne d'une  grande  faiblesse  intellectuelle  ;  le  malade 
est  complètement  incapable  de  s'occuper  de  ses  affaires  ou 
de  se  livrer  à  une  suite  d'idées.  La  mémoire  est  abolie,  en 
partie  ou  en  totalité  ». 

L'idiotie  ; 

La  paralysie  générale  (Cf.  Michaut,  op.  cit.). 

Pour  Jeanselme,  au  contraire,  «  le  fumeur  invétéré  n'est 
pas  sujet,  comme  l'alcoolique,  à  de  violentes  crises  d'excita- 
tion et  jamais  il  n'est  nécessaire  de  l'interner.  D'après  les 
observations  concordantes  des  médecins  aliénistes  des  Indes 
anglaises  et  néerlandaises,  l'opium  est  rarement  l'origine  de 
maladies  mentales  ». 

Ces  deux  opinions  paraissent  bien  difïicilemeni  conciliables, 
et  cependant  chacune  renferme  une  part  de  vérité  qu'il  s'agit 
de  découvrir  parmi  l'inexpliqué  ou  le  sous-entendu  qui  la 
masque.  Tout  en  reconnaissant  la  parfaite  exactitude  des 
assertions  de  Jeanselme,  il  faut  ajouter  que,  si  le  fumeur  est 
quelques  rares  fois  un  confus  halluciné  et  délirant  et  excep- 

1.  Esquirol.  Des  maladies  mentales.  Paris,  1838.  p.  iI3. 

2.  Morel.  Traite'  des  dégénérescences  physiques,  intellectuelles  el  morales 
de  l'espèce  humaine,  l'aris.  KSiJT. 


184  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

tionnellement  un  agité  —  c'est-à-dire  un  malade  dont  l'état 
d'aliénation  est  pour  tous  évident  — ,  il  est  toujours  un  dé- 
primé et  un  affaibli  intellectuel,  souvent  un  mélancolique  à 
idées  de  suicide,  et  que  s'il  n'est  jamais  nécessaire  de  l'in- 
terner, il  serait  fréquemment  utile  de  le  faire.  Quand  des 
asiles  d'aliénés  fonctionneront  en  Indo-Chine  et  que  les  indi- 
gènes consentiront  à  y  faire  traiter  leurs  malades,  nous  y 
rencontrerons,  nous  en  sommes  persuadé,  un  grand  nombre 
de  fumeurs.  Déjà  à  Paris  nous  en  connaissons  plusieurs  qui 
ont  échoué  à  l'asile  ou  à  la  maison  de  santé  en  raison  de 
leurs  troubles  mentaux.  Notons  enfin  que  certaines  statisti- 
ques établies  en  Chine  ou  en  Indo-Chine  indiquent  un  pourcen- 
tage de  7  à  10  p.  1000  de  fumeurs  manifestement  aliénés. 

Les  malades  de  Libermann,  d'autre  part,  étaient  incontes- 
tablement des  fumeurs  d'opium  et  des  déhrants  hallucinés, 
mais  c'étaient  aussi  —  pour  beaucoup  d'entre  eux  —  des 
alcoolisés  et  des  fumeurs  de  chanvre.  L'action  de  l'alcool 
est  trop  connue  pour  que  nous  en  parlions.  Celle  du  chanvre  ' 
ou  des  plantes  analogues  (stramoine,  dogga  -  ...)  est  peut- 
être  encore  plus  nocive. 

De  l'analyse  des  travaux  parus  sur  la  question  et  des 
observations  publiées  il  n'en  reste  pas  moins  acquis  que 
l'usage  de  fumer  l'opium  occasionne  des  troubles  mentaux 
indéniables,  dont  la  caractéristique  est  la  dépression ,  la  con- 
fusion et  la  déchéance  intellectuelle. 

La    dépression    mélancolique,    avec    lassitude    générale, 


1.  Sur  827  aliénés  placés  dans  les  asiles  du  Bengale  en  1872,  276  (c'est-à- 
dire  1/3)  devaient  leur  insanité  au  hachich  (chang  ou  ganjà  des  Indiens). 
Sur  4i8  aliénés  non  criminels  admis  pendant  l'année,  172  (ou  plus  d'un 
tiers)  avaient  perdu  la  raison  pour  la  même  cause.  Ann.  Méd.  Psych., 
1873,  p.  520.  Voirégalement  :  John  Davidson,  Bruno  Battaglia,  Thomas  Ire- 
land,  Meilhon,  Glouston,  J.  Warnock,  op.  cit. 

2.  Parmi  les  causes  de  folie  relevées  chez  les  naturels  de  l'Afrique, 
D.  Greenlees  mentionne  au  premier  rang  l'alcoolisme  et  une  intoxication 
spéciale  par  la  dogga,  plante  presque  identique  au  chanvre  indien,  dont 
la  fumée  détermine  des  accès  d'excitation  maniaque.  Duncan  Greenlees. 
La  folie  chez  les  naturels  de  l'Afrique  méridionale.  The  Journ.  of  ment. 
Se,  1,  p.  95. 


PÉRIODE    D  ÉTAT  185 

dégoût  de  la  vie  et  idées  de  suicide,  s'observe  fréquemment, 
oomme  d'ailleurs  dans  toutes  les  intoxications  chroniques 
(xo  ou  endogènes.  G.  Shearer,  frappé  du  nombre  considé- 
rable des  suicidés  par  Topium,  qualifiait  l'opiomanie  «  la  plus 
sûre  destruction  de  la  santé,  de  la  propriété  et  de  la  vie  »  '. 

K.  M'Leod  "  fait  les  mômes  constatations.  E.  Martin,  ana- 
lysant le  Si-yuen-lu,  remarque  que  le  suicide  et  l'aliénation 
mentale  ne  s'observent  que  chez  les  alcooliques  et  les  fumeurs 
d'opium, 

La  confusion  mentale  se  présente  sous  différents  aspects. 
Nous  n'avons  plus  à  nous  occuper  de  l'onirisme  si  particu- 
lier de  la  rêverie  Ihébaïque  ni  des  états  hallucinatoires  pro' 
voqués  par  une  ivresse  anormale  ou  un  accès  de  narcotisme 
aigu  ou  subaigu.  Mais  la  confusion  mentale  tend  parfois  à 
passer  à  la  chronicité  et  prend  alors  le  masque  de  l'hébétude 
€t  de  la  torpeur  (idiotisme  des  anciens  auteurs)  avec  incons- 
cience complète  de  la  situation,  désorientation  dans  le  temps, 
le  milieu  et  l'espace,  phénomènes  hallucinatoires  effrayants. 
L'intoxiqué  de  longue  date  arrive  presque  fatalement  à  ce 
stade  de  confusion,  en  même  temps  que  l'épuisé  la  cachexie 
terminale.  On  ne  saurait  évidemment  attribuer  ces  accidents 
confusionnels  à  la  seule  intoxication  thébaïque  ;  le  délabrement 
de  l'organisme  entier,  et  en  particulier  les  lésions  du  foie  et 
des  reins,  doivent  pour  une  grande  part  contribuer  à  leur 
genèse  ;  mais  il  en  est  de  môme  pour  l'alcoolisme  et  depuis 
longtemps  Klippel,  Régis  et  Chevalier-Lavaure,  M.  Faure, 
Vigouroux,  ont  montré  toute  l'importance  du  rôle  que  l'insuf- 
fisance hépatique  ou  hépato-rénale  jouait  dans  la  production 
des  syndromes  confusionnels  chez  les  alcooliques  et  tous  les 
intoxiqués  de  cause  exogène. 

Un  véritable  délire  peut  venir  se  greffer  sur  le  fonds  de 


i.  Georges  Shearer.  Notes  lelativen  à  la  folie  et  autres  maladies  ner- 
veuses en  Chine.  The  Journ.  of  Ment.  Se,  1875. 

2.  Kenneth  M'Leod.  Statistique  et  causes  du  suicide  chez  les  Indiens.  Ben- 
gale Social  Assoc.  4879 


186  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

confusion  mentale  chronique  :  les  opiomanes  se  croient  espion- 
nés, poursuivis,  persécutés  par  une  bande  d'ennemis  lancés 
à  leurs  trousses  ;  ce  délire  toxique  de  persécution,  à  base 
confusionnelle  et  hallucinatoire,  est  en  tous  points  comparable 
à  celui  des  alcooliques.  (11  faut  ajouter,  d'ailleurs,  qu'il  sur- 
vient de  préférence  chez  ceux  qui  joignent  l'alcool  à  l'opium.) 

Cet  état  de  confusion  mentale  chronique,  dans  lequel  trop 
souvent  se  terminent  les  jours  des  fumeurs  d'opium,  s'accom- 
pagne ordinairement  d'accidents  de  polynévrite,  moteurs, 
sensilifs  et  trophiques,  et  le  tableau  qu'à  leur  dernière 
période  offrent  les  thébaïsés  chroniques  répond,  volontiers, 
à  ce  que  certains  décrivent  sous  l'appellation  de  démence 
polynévritique  :  affaiblissement  intellectuel  prononcé  et  dé- 
crépitude  ph3^sique  ;  amnésie  étendue,  désorientation  énorme, 
délire  incohérent  et  fabulant,  hallucinations  visuelles  et  audi- 
tives diverses,  émaciation  considérable  avec  fonte  muscu- 
laire, douleurs  névritiques  extrêmement  pénibles,  troubles 
parétiques  variés...  Seul  l'état  des  réflexes  ne  se  trouve  pour 
ainsi  dire  jamais  noté  dans  les  observations  des  auteurs  ;  et 
cependant,  j'ai  pu  personnellement  constater  une  diminution 
très  nette  des  réflexes  dans  un  cas  d'opiumisme  chronique 
avec  sensations  de  fourmillement  et  de  picotement  générali- 
sées aux  extrémités,  douleurs  à  la  palpation  des  masses  mus- 
culaires, hypoesthésie,  tremblement,  amyotrophie,  etc. 

Avec  le  professeur  Régis  nous  ne  croyons  pas  cependant 
qu'il  faille  isoler  cette  variété  de  confusion  mentale  pour  cette 
seule  raison  qu'elle  possède  un  concomitant  névritique, 
inconstant  au  surplus,  et  créer  avec  elle  une  entité  nosolo- 
gique  particulière,  une  psf/chose  de  Korsakoff^.  Un  point  à 
nos  yeux  beaucoup  plus  important  que  cette  réunion  fortuite 
chez  le  même  sujet  de  deux  manifestations,  l'une  cérébrale  et 
l'autre  périphérique,  dues  au  même  toxique,  est  le  caractère 
pseudo-démentiel  de  cette  confusion  chronique.  La  plupart 

1.  Voir  Régis.  Précis  de  Psychiatrie.  Article  Polynévrite,  p.  719. 


PERIODE    D  ETAT  187 

des  ailleurs  admettent,  en  effet,  que  l'opiumisme  chronique 
verse  dans  la  démence.  Or,  il  nous  parait  difficile  d'accepter 
lexistence  des  démences  vésanique  et  paralytique  d'origine 
thébaïque  bien  que  la  paralysie  générale  tliébaïque  soit  men- 
tionnée par  presque  tous,  à  la  suite  de  Libermann.  Les 
malades  que  cet  observateur  remarquable  décrit,  ceux  éga- 
lement de  Michaut,  présentent  bien  un  affaiblissement  global 
des  fîicultés  intellectuelles  avec  parfois  délire  absurde  de 
grandeur  comme  celui  des  paralytiques  généraux,  un  trem- 
blement généralisé  avec  prédominance  aux  extrémités,  des 
mouvements  de  trombone  de  la  langue  et  un  embarras  consi- 
dérable do  la  parole,  mais  les  symptômes  oculaires  caracté- 
ristiques, l'inégalité  pupillaire  et  le  myosis  avec  signe  d'Ar- 
gyll  Robertson,  ne  sont  signalés  nulle  part,  non  plus  que  la 
lymphocytose  céphalo-rachidienne  ni  les  ictus.  Les  multiples 
accidents  parétiques  ou  paralytiques  (paraplégie  surtout)  qui, 
avec  la  cachexie,  dominent  la  situation  physique  de  ces 
malades,  ne  se  voient,  d'autre  [)art,  que  très  rarement  dans 
la  P.  G.  classique  et  se  rencontrent,  au  contraire,  avec  une 
fréquence  marquée  dans  la  polynévrite.  Aussi  pensons-nous 
que  tous  les  cas  de  paralysie  générale  progressive  mis  au 
compte  du  thébaïsme  chronique  n'appartiennent  pas  à  la 
maladie  de  Bayle,  mais  à  celle  de  Korsakoff. 

Quant  à  la  démence  simple,  banale,  de  cause  toxique,  assi- 
milable à  la  démence  alcoolique,  classiquement  admise,  nous 
ne  la  nions  pas,  mais  nous  n'osons  non  plus  l'affirmer.  Les 
cas  de  démence  thébaïque  qui  nous  ont  été  rapportés  nous  ont 
paru  beaucoup  plus  justiciables  de  la  confusion  mentale  chro- 
nique avec  terminaison  ou  appoint  démentiel  (|ue  d'une 
démence  toxique  autonome  et  non  confusionnelle.  Xous  rap- 
pellerons à  ce  sujet  les  travaux  de  Dupré  '■  sur  les  psychopo- 


1.  Dupré.  Psychopolipiévrites.  In  Traité  de  pathologie  mentale  de  Gilbert 
Ballet,  1903.  —  Dupré  et  René  Charpentier.  Les  psyckopohjnévriles  chro- 
niques. L'Encéphale,  avril  1908.  —  Dupré  et  René  Charpentier,  l'syclio- 
pohjnévrite  chronique  et  (Umence.  L"Encéphale,  février  1909. 


188  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

lynévrites  chroniques,  non  pour  reconnaître  avec  son  école 
Texistence  de  psychopolynévrite  sans  polynévrite  clinique- 
ment  appréciable,  mais  pour  souligner  une  fois  de  plus  les 
liens  qui  unissent  la  confusion  mentale  chronique  aux  états 
démentiels  de  source  toxique. 

Citons,  pour  terminer,  l'opinion  de  Tarenetzki  ^  pour  qui 
l'opiomanie  pourrait  faire  éclater  l'épilepsie  ^  Cette  affection 
est  cependant  peu  répandue  chez  l'Annamite  dont  le  système 
nerveux,  moins  sensible  que  celui  des  Européens,  réagit 
aussi  moins  violemment. 

1.  Tarenetzki.  L'emploi  du  saké  au  Japon  et  les  fumeurs  d'opium  en 
Chine.  Wratch,  1894,  n''4o. 

2.  Cf.  L'épilepsie  tabagique.  Gilbert  Ballet  et  Maurice  Faure.  Attaques 
épilepiiformes  produites  par  l'intoxicalio7i  tabagique.  C.  R.  de  la  Soc.  de 
biol.,  17  février  1899  et  Méd.  Mod.,  15  février  1899,  p.  97;  Gy.  Le  taba- 
gisme. Thèse  Paris,  1909. 


CHAPITRE  III 

PÉRIODE  DE  DÉCHÉAN'CE  OU  DE  TERMINAISON. 
LA  MORT  DES  FUMEURS  D'OPIUM. 


La  terminaison  naturelle  du  fumeur  d'opium  est  donc, 
ainsi  que  nous  le  laissions  comprendre  tout  à  l'heure,  la 
cachexie  et  la  mort  au  milieu  d'un  effondrement  total  de 
l'organisme  physique  et  de  la  personnalité  morale  que  Brunet 
décrit  ainsi  ^  : 

«  La  troisième  période,  que  j'appelle  de  déchéance,  arrive 
rapidement,  si  le  fumeur  d'opium  continue  les  doses  crois- 
santes. A  l'abandon  moral  et  intellectuel,  qui  s'est  installé  peu 
à  peu  et  s'accentue,  succède  la  déchéance  organique  où  le 
corps,  après  l'intelligence,  va  sombrer  peu  à  peu.  Par  suite 
de  l'affaiblissement  graduel  de  la  volonté,  le  malheureux 
intoxiqué  devient  comme  un  enfant  qui  se  laisse  aller  à  ses 
impulsions,  fantasque,  déconcertant,  irrésolu,  et  surtout  inca- 
pable de  résister  au  moindre  désir,  fùt-il  absolument  opposé 
aux  lois  de  la  moralité  et  de  l'honneur.  Il  devient  capable  de 
tout  :  mensonge,  absence  de  dignité,  acte  frauduleux  ou 
indélicat,  sans  qu'il  ait  le  sentiment  exact  de  la  gravité  de 
ces  faits.  A  ce  point,  le  corps  tout  entier  ne  tarde  pas  à  se 
ressentir  et  du  poison  et  de  la  faiblesse  cérébrale.  Tous  les 
organes,  plus  ou  moins  saturés,  commencent  à  ne  plus  fonc- 
tionner :  le  foie,  qui  emmagasine  les  produits  toxiques,  est  le 
premier  à   dérailler  ;   les   organes  digestifs  en  subissent  le 

1.  Brunet.  Désintoxication  du  fumeur  d'opium  par  La  suppression  brusque 
et  l'emploi  momentané  du  chanvre  indien..  Le  Progrès  médical.  22  juin  1901, 
p.  402. 


190  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

contre-coup,  rappélit  diminue,  les  digestions  sont  difficiles, 
la  maigreur  et  la  teinte  jaune  des  téguments  s'installent  peu 
à  peu.  Les  reins  sécrètent  de  moins  en  moins,  l'urine  est  rare, 
haute  en  couleur  ;  l'intestin  devient  de  plus  en  plus  pares- 
seux, la  constipation  augmente  à  un  degré  incroyable.  Les 
fonctions  sexuelles  jusqu'au  désir  sont  complètement  éteintes; 
enfin  le  cœur,  subissant  à  son  tour  la  dégénérescence,  com- 
mence à  faiblir  et  avoir  des  faux  pas. 

«  Le  malade,  incapable  de  tout  effort  physique  comme  il 
l'élait  de  tout  effort  intellectuel,  s'achemine  vers  une  cachexie 
qui  se  rapproche  beaucoup  comme  apparence  extérieure  de 
la  cachexie  cancéreuse.  C'est  une  dénutrition  générale  avec 
teinte  jaune  des  téguments,  maigreur  excessive,  sécheresse 
de  la  peau,  inappétence  et  dégoût  de  tout.  Parvenu  à  ce 
degré,  le  fumeur  est  presque  toute  la  journée  sous  l'action  du 
poison,  complètement  abruti  et  ne  sort  du  rêve  que  pour 
rester  dans  une  morne  torpeur.  Végétant  sans  se  rendre 
compte  de  sa  situation,  il  est  à  la  merci  du  moindre  accident 
qui  brise  le  mince  fil  de  son  existence.  » 

Hue  emploie  pour  stigmatiser  cette  fin  les  expressions  les 
plus  dures  et  malheureusement  tout  à  fait  méritées  ^  :  «  A 
part  quelques  rares  fumeurs  qui,  grâce  à  une  organisation 
exceptionnelle,  peuvent  se  contenir  dans  les  bornes  d'une 
prudente  modération,  tous  les  autres  vont  rapidement  à  la 
mort,  après  avoir  passé  successivement  par  la  paresse,  la 
débauche,  la  misère,  la  ruine  de  leurs  forces  physiques  et  la 
dépravation  complète  de  leurs  facultés  intellectuelles  et 
morales.  Rien  ne  peut  distraire  de  sa  passion  un  fumeur  déjà 
avancé  dans  sa  mauvaise  habitude.  Incapable  de  la  plus  petite 
affaire,  insensible  à  tous  les  événements,  la  misère  la  plus 
hideuse  et  l'aspect  d'une  famille  plongée  dans  le  désespoir  ne 
sauraient  le  toucher.  C'est  une  atonie  dégoûtante,  une  pros- 
tration absolue  de  toutes  les  facultés  et  de  toutes  les  énergies.  » 

1.  Hue.  L'empire  chinois.  3«  édit,  Paris,  1857,  t.  I,  p.  34,  3o. 


PÉRIODE    DE    DÉCHÉANCE    OU    DE    TERMINAISON,    ETC.         191 

Le  fumeur  d'opium  ressemble  à  un  spectre,  tant  saillante  est 
sa  maigreur  et  terreuse  sa  peau.  C'est,  suivant  l'énergique 
expression  de  Sirr,  un  squelette  idiot.  Les  yeux,  aux  pupilles 
dilatées,  sont  ternes,  flétris,  profondément  enfoncés  dans  l'or- 
bite, la  figure  décharnée,  livide,  avec  les  lèvres  et  les  pau- 
pières d'un  violet  sale,  la  voix  faible,  presque  éteinte,  la 
démarche  embarrassée,  chancelante,  puis  impossible  môme 
en  dehors  de  toute  complication.  La  soif  est  ardente  mais  tout 
appétit  absent  et  les  digestions  nulles  ;  les  aliments  traversent 
l'intestin  comme  un  tube  inerte  et  une  diarrhée  s'établit  que 
rien  ne  peut  tarir.  C'est  le  signal  de  l'agonie  ;  la  constipation 
cesse  dès  que  l'organisme  est  à  bout  de  résistance.  Des  pro- 
duits muqueux  sécrétés  en  abondance  s'écoulent  en  même 
temps  par  l'urèthre  et  le  nez  ou  sont  expulsés  par  expecto- 
ration ;  des  sueurs  visqueuses  suintent  le  long  du  corps. 
Marastique  et  grabataire,  secoué  d'un  tremblement  convulsif, 
hypothermique  et  impotent,  l'intelligence  sombrée  dans  l'am- 
nésie et  la  démence,  le  thébaïsé  s'endort  lentement  de  son 
dernier  sommeil  après  des  souffrances  sans  nombre,  passant 
insensiblement  du  coma  à  la  mort,  ou  bien  il  meurt  subite- 
ment, emporté  par  une  syncope. 

La  mort  survient  ainsi  fatalement  par  l'évolution  toute 
naturelle  de  l'intoxication  chronique  dont  elle  constitue  l'ul- 
time phénomène.  Elle  peut  cependant  se  produire  précoce  et 
accidentelle,  spontanée  ou  provoquée. 

L'opium  étant  un  poison  cardiaque,  une  s}  ncope  peut  bru- 
talement enlever  le  fumeur  après  un  excès  d'opium,  après  une 
fatigue,  un  surmenage  du  cœur,  quelle  qu'en  soit  la  cause 
(intoxication,  exercice  pénible,  émotion  vive,  maladie  inter- 
currente, état  de  besoin,  etc.).  Le  fumeur  d'opium  peut  encore 
mourir  foudroyé  par  une  congestion  ou  une  hémorragie  céré- 
brale au  cours  d'un  accident  aigu  ou  subaigu  (ivresse  coma- 
teuse ou  convulsive,  délire  thébaïque...)  ou  d'un  état  de 
besoin  prolongé.  L'état  de  besoin  dont  nous  décrirons  les 
souffrances  au  chapitre  suivant  est  un  moment  extrêmement 


192  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

critique  pour  le  fumeur.  Martyrisé  par  d'intolérables  dou- 
leurs, épuisé  par  un  flux  intestinal  et  par  des  vomissements 
incessants,  en  proie  à  la  céphalée  et  à  l'insomnie,  tenaillé 
par  un  irrésistible  besoin  de  fumer,  tout  palpitant  et  angoissé, 
il  est  à  la  merci  d'une  syncope,  d'une  hémorragie  cérébrale^ 
d'un  état  d'exaltation  pseudo-maniaque  d'origine  confusion- 
nelle,  peut-être  même  d'un  véritable  accès  de  delirium  tre- 
mens  athébaïque  ;  parfois  encore,  las  de  lutter,  désespéré  ou 
anxieux,  il  se  suicidera. 

Le  suicide  est  si  fréquent  chez  le  fumeur  d'opium  euro- 
péen qu'il  en  constitue  pour  ainsi  dire  la  fin  naturelle.  Les 
circonstances  les  plus  diverses  le  conditionnent,  tantôt  physi- 
ques et  tantôt  morales.  Le  fumeur  se  suicide,  en  effet,  dans 
un  raptus  anxieux  comme  l'alcoolique  poursuivi  par  ses  hallu- 
cinations, ou  bien  dans  une  crise  de  douleurs  névralgiques, 
dans  un  accès  de  dépression  mélancolique,  ou  encore,  à  froid 
en  quelque  sorte,  par  honte  d'une  vie  gâchée,  par  déses- 
poir de  ne  pouvoir  se  libérer  d'un  vice  dégradant,  par  un 
dernier  sentiment  d'honneur  enfin  et  pour  échapper  aux 
humiliantes  et  tristes  conséquences  d'un  acte  déshonnête 
ou  criminel  consenti  en  une  minute  d'aberration.  «  Pertes 
de  réputation,  d'honneur,  d'argent,  de  santé,  de  situation 
sociale,  de  famille,  de  carrière,  d'avenir,  mariages  man- 
ques, unions  malheureuses,  responsabilités  engagées,  com- 
promissions, abandons,  malheurs  irréparables,  indélicatesses, 
fautes  de  toute  espèce...,  dirons-nous  avec  Brunet  '.  Qu'elle 
est   lono-ue  et    tristement   chargée  la  liste  des   détresses  et 

o  O 

des  infortunes  qu'a  semées  par  le  monde  une  drogue  si 
exigeante,  qu'après  lui  avoir  tout  sacrifié  il  faille  encore  la 
payer  de  sa  vie  !  » 

Ce  suicide  s'accomplit  généralement  par  le  revolver  et  quel- 
quefois par  l'opium  lui-même,  le  désespéré  fumant  pendant 
vingt-quatre  ou  trente  heures  de  suite,  «  jusqu'à  la  mort  », 


1.  F.   Brunet.    La    mort    des   fumeurs   d'opium.    Le    Bulletin    médical, 
14  octobre  190-3.  p.  839. 


1 


PERIODE    DE    DECHEANCE    OU    DE    TERMINAISON,    ETC.         193 

tout  comme   certains   alcooliques,    se  tuent  par  Tabsinthe, 
buvant  jusqu'au  coma  foudroyant. 

La  mort  du  fumeur  d'opium  peut  enfin  être  amenée  par  une 
des  nombreuses  complications  greffées  à  la  faveur  du  poison 
sur  cet  organisme  débilité,  notamment  par  une  congestion 
pulmonaire  aiguë  ou  chronique,  une  insuffisance  tricuspi- 
dienne  et  son  aboutissant,  Fasystolie,  par  une  tuberculose 
pulmonaire,  par  une  hépatite,  par  une  maladie  intercurrente, 
immédiatement  et  mortellement  aggravée.  En  règle  générale, 
déclare  Libermann,  1/10  des  maladies  de  la  classe  pauvre 
de  Shangaï  proviennent  de  Tabus  de  l'opium.  Gorre  *  insiste 
sur  la  dysenterie  chronique  des  fumeurs  d'opium  et  Santarel  ^ 
sur  la  rapidité  avec  laquelle  évolue  chez  eux  le  paludisme  : 
«  Il  n'y  a  pas  même  lutte  dans  l'organisme  ;  l'envahissement 
est  si  rapide  qu'en  quelques  jours  l'homme  est  emporté,  là 
où  l'Européen  résistera  pendant  plusieurs  mois.  »  L'expérience 
a  démontré  que,  parmi  les  courriers  postaux  qui  font  le  ser- 
vice entre  Ssé-Mao  et  Montzé  et  entre  Ssé-Mao  etMuong-Hou, 
ne  sont  malades  que  ceux  qui  fument  l'opium.  Après  quelques 
voyages,  ils  meurent  ou  bien  sont  hors  d'état  de  continuer 
leur  service.  Ceux  qui  ne  fument  pas  vont  plus  vite  et  ne  sont 
jamais  malades. 

1.  Corre.  Traité  clinique  des  maladies  des  pays  chauds.  Paris,  1887. 

2.  Santarel.  Op.  cit. 


DcpODY.  —  Les  opiomanes.  13 


CHAPITRE  IV 

L'ABSTINENCE.  L'ÉTAT  DE  BESOIN.  LA  DÉTHÉBAISATION. 

Le  fumeur  d'opium,  au  bout  d'un  temps  plus  ou  moins 
long  suivant  qu'astreint  à  une  discipline  rigoureuse  il  se  con- 
damne à  ne  prendre  sa  pipe  que  le  soir  et  après  son  dîner, 
c'est-à-dire  toujours  au  même  moment,  ou  que,  irréglé  dans 
ses  habitudes,  il  se  laisse  aller  à  «  tirer  sur  le  bambou  »  à 
toute  heure  disponible  de  la  journée,  éprouve  le  besoin  d'as- 
pirer à  nouveau  les  vapeurs  de  la  drogue  :  il  s'est  créé  par 
l'usage  continu  de  l'opium  une  seconde  nature  qui  témoigne 
elle  aussi  d'impérieuses  exigences.  Aux  heures  accoutumée^ 
de  la  pipe,  si  ce  besoin  reste  insatisfait,  un  malaise  général 
surgit,  une  sorte  de  tiraillemenl,  de  crispation  intérieure  avec 
angoisse,  palpitations,  tremblement,  frissons,  sueurs... 

Prolongé,  ce  malaise  général  s'accentue  :  c'est  Véêat  de 
besoin.  Les  souffrances  qu'il  occasionne  sont  atroces  et  les 
troubles  qu'il  détermine  peuvent  conduire  à  la  mort  ;  le  très 
grand  fumeur,  consommant  de  100  à  150  grammes  par  jour, 
qui  cesse  brusquement  de  fumer  meurt  presque  fatalement 
dans  le  coma  le  deuxième  ou  troisième  jour. 

L'abstinence  peut  être  volontaire  —  pratiquée  dans  le  but 
de  se  guérir  d'une  pernicieuse  habitude  —  ou  accidentelle  et 
plus  terrible  encore,  car  il  manque  alors  cet  encouragement 
que  l'on  se  donne  à  soi-même  et  qui  vous  aide  à  supporter  la 
douloureuse  épreuve  en  faisant  luire  derrière  elle  le  but  pour- 
suivi, la  libération  de  la  drogue  malfaisante  et  avilissante. 
Déjà  avec  ce  soutien  moral  qu'est  le  désir,  la  volonté  de 
vaincre,   la  lutte  est  extrêmement  pénible,  d'autant  que  le 


l'abstinence,   l  état  de  besoin,   la  DÉTHÉBAISAïION     195 

fumeur  manque  précisément  de  cette  énergie  psychique  qui 
lui  serait  tant  nécessaire.    «  Cherche-t-il  à   suspendre  ses 
séances  de  fumerie,  alors  des  troubles  graves  éclatent  aus- 
sitôt :  hébétude,  tendance  à  la  syncope,  spasmes  et  inquié- 
tudes dans  les  jambes,  douleur  oppressive  dans  la  poitrine, 
énervement,  crises  de  larmes  et  de  désespoir.  On  ne  peut 
rester  ni  debout,  ni  couché,  ni  assis,  ni  obtenir  le  sommeil. 
Des  nausées,  des  vomissements  surviennent,  on  tousse,  on 
crache,  le  goût  est  mauvais,  les  extrémités  se  refroidissent 
malgré  les  couvertures  accumulées  et  les  boules  d'eau  chaude; 
la  faiblesse  est  si  profonde  qu'on  traîne  à  peine  les  pieds,  et, 
cloué  sur  place,  les  douleurs  des  membres  inférieurs  l'exas- 
pèrent. Comment  résister  à  ce  supplice,  sachant  qu'il  n'y  a 
qu'à  se  laisser  aller  à  prendre  la  pipe  pour  dissiper,  comme 
par  enchantement,  les  tortures  du  moment,  pour  les  rem- 
placer par  un  heureux  apaisement,  et  qu'on  n'a  que  ce  seul 
moyen  d'échapper  à  la  soulFrance  qui  vous  broie  ?  Il  faudrait 
une  volonté  énergique  ou  intacte,   or  c'est  précisément  la 
perte  la  plus  rapide  et  la  plus  complète  que  fasse  le  fumeur 
d'opium  »  (Brunet). 

L'état  de  besoin  donne  naissance  à  différents  troubles 
physiques  et  mentaux  dont  l'acuité  peut  aller  jusqu'au  delirium 
tremens  athébaïque  pour  certains  auteurs  et  jusqu'à  la  mort  : 
le  génie  de  l'opium,  disent  les  Chinois,  est  un  dieu  tellement 
jaloux  de  ses  serviteurs  qu'il  punit  de  mort  ceux  qui  lui  sont 
infidèles. 

Le  fumeur,  en  cet  état,  se  sent  fatigué  sans  raison,  mal  à 
l'aise,  déprimé,  abattu,  courbaturé  avec  la  sensation  d'ôtre 
«  ligotlé  ».  Il  bâille,  crache,  mouche  (le  nez  coule  comme  une 
fontaine),  transpire,  larmoie,  bave,  éprouve  des  bouffées  de 
chaleur  et  des  frissons  glacés,  grelotte  malgré  une  chaleur 
torride  de  35  ou  40"  à  l'ombre.  Il  se  sent  incapable  de  se 
livrer  à  ses  occupations  accoutumées,  à  son  travail  ou  à  ses 
plaisirs  favoris  ;  il  tomberait  dans  une  prostration  stupide  s'il 
ne  devenait  presque  aussitôt  la  proie  anxieuse  d'un  énerve- 


196  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

ment  atrocement  douloureux.  Des  crampes  brisent  ses  mem- 
bres, puis  d'intolérables  névralgies,  lancinantes,  fulgurantes, 
lérébrantes,  le  piquent,  le  brûlent  ou  le  broient.  «  Rien  ne 
peut  les  calmer  :  ce  sont  des  pointes  d'aiguilles  ou  des  épines 
qui  transpercent  les  membres,  des  fourmis  qui  brûlent  la  peau, 
des  contractures  qui  tordent,  des  fulgurations  qui  déchirent, 
des  crampes  qui  broient.  L'insomnie  est  complète,  la  sensi- 
bilité exaspérée  au  point  que  le  moindre  bruit,  la  plus  faible 
lumière,  l'odeur  la  plus  ténue  s'amplifient  et  deviennent  des 
obsessions.  Après  quelque  temps  de  ce  supplice  l'énervement 
et  la  surexcitation  sont  démesurés  et  s'exaltent. . .  » 

Des  vomissements  répétés,  une  diarrhée  coUiquative  et 
biheuse  épuisent  le  patient  dont  le  foie  est  congestionné, 
lourd  et  douloureux,  le  cœur  affolé,  le  cerveau  hanté  d'images 
obsédantes.  Le  besoin  de  fumer  le  tenaille  et  le  harcèle.  A 
grands  cris  il  réclame  sa  pipe  et  son  pot  d'opium,  pendant 
qu'une  angoisse  formidable  l'étreint  et  que  des  hallucina- 
tions, surtout  visuelles,  le  jettent  dans  l'épouvante  et  la  ter- 
reur :  ce  sont  des  lumières  qui  s'agitent,  des  animaux 
immondes  qui  l'entourent,  le  poursuivent  et  s'élancent  sur  lui, 
des  vers  qui  le  rongent,  des  précipices  béants  qui  s'entr'ou- 
vrent,  des  ennemis  grimaçants  et  rugissants  qui  s'apprêtent  à 
le  sacrifier,  de  l'eau  qui  monte,  submergeante,  des  flammes 
qui  le  dévorent,  des  cercueils  qui  l'engloutissent...,  des 
choses  sans  nom  qui  défilent,  s'étendent,  s'allongent,  se  mul- 
tiplient à  l'infini...  Toute  sa  vie  passée  se  déroule  devant  lui 
avec  ses  misères,  ses  chagrins,  ses  deuils,  ses  fautes,  ses 
turpitudes...,  et  des  pensées  l'assaillent  sans  qu'il  puisse  les 
chasser;  il  se  reproche,  s'accuse,  se  repent,  a  honte  et  peur; 
maintenant  c'est  la  mort  qu'il  appelle  et  non  pas  l'opium.  Un 
délire  hallucinatoire  s'empare  de  lui  qui  peut  affecter  la 
forme  et  atteindre  l'intensité  du  delirium  tremens  ou  revêtir  le 
type  maniaque  :  une  véritable  crise  d'agitation  furieuse  le 
dresse  sur  son  lit  ou  le  lance  à  travers  la  chambre. 

Nombreux  sont  les  opiomanes  qui  meurent  ainsi  par  la  pri- 


L  ABSTINENCE,    L  ETAT   DE    RESOIN,    LA   DÉTHÉBAISATION        107 

vation  brusque,  spontanée  ou  accidentelle,  de  leur  indispen- 
sable poison.  Et  leur  fin  est  parfois  dramatique,  telle  la  mort 
de  ce  sergent  de  la  légion  étrangère,  contée  dans  la  Revue 
de  Paris'.  Au  cours  d'une  campagne  contre  les  pirates 
d'Indo-Chine  son  camarade  est  tué  et  leur  fumerie  commune 
ainsi  que  le  pot  d'opium  saisis  et  inventoriés.  Un  malaise 
général  l'envahit,  qui  croît  progressivement  et  se  mue  en 
énervement,  en  exaspération  nerveuse  indéfinissable  avec 
insomnie,  préoccupations  obsédantes,  angoisse  précordiale, 
arythmie  cardiaque,  scènes  hallucinatoires  qui  provoquent 
chez  lui  une  réaction  anxieuse  de  défense  :  il  se  met  à  tirer 
des  coups  de  fusil  dans  les  ténèbres  menaçantes,  d'où  une 
alerte  sans  raison  en  pleine  brousse  au  miheu  de  la  nuit  et 
la  panique  de  tout  un  poste  dont  les  hommes,  réveillés  en  sur- 
saut et  subitement  égarés  par  une  terreur  insensée,  tiraient 
comme  lui,  tiraient  dans  le  noir,  criblaient  de  balles  cette 
horrible  forêt  peuplée  de  fantômes.  Mais  écoutons  le  récit  de 
ses  souffrances  : 

«  Tout  dabord,  je  n'ai  eu  qu'un  mouvement  d'humeur  :  je  ne 
fumerai  pas  pendant  quelques  jours,  ce  ne  sera  qu'une  privation 
de  plus.  Le  malaise,  cependant,  persiste  et  s'aggrave.  J'ai  dans 
la  tête  des  bourdonnements  singuliers;  des  points  lumineux  dan- 
sent devant  mes  yeux... 

«  Je  suis  allé  me  recoucher  sur  mon  lit  de  feuilles  sèches  et  pen- 
dant de  longues  heures  je  me  suis  tordu  par  terre  sans  trouver 
le  repos.  Cramponné  aux  poteaux  de  l'abri,  le  corps  raidi,  j'essayais 
de  rester  immobile  les  yeux  clos.  Tous  les  bruits  de  la  forêt  bour- 
donnaient dans  mes  oreilles  et  toujours  la  même  plainte  sanglo- 
tait. Je  me  suis  efforcé  de  ne  pas  entendre,  de  misoler,  et  peu  à 
peu  je  me  suis  engourdi...  Des  coups  de  feu  m'ont  réveillé...  Je  me 
suis  assis  sur  une  caisse  de  munitions  et  je  suis  resté  là,  les 
coudes  sur  mes  genoux,  les  reins  brises  jusqu'à  ce  qu'une  nouvelle 
alerte  m'ait  encore  une  fois  mis  debout.  Cette  nuit  atroce  ne 
finira-t-elle  pas  ?  Des  spasmes  nerveux  contractent  ma  gorge,  mes 
poings  se  crispent  et  je  guette  le  jour,  le  jour  qui  ne  veut  point 
venir... 

«  L'approche  de  la  nuit,  cependant,  réveille  mes  anxiétés.  Je  vois 

1.  X.  L'ennemi  invisible.  Revue  de  Paris.  1"  juillet  1903.  p.  129. 


198  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

avec  terreur  l'ombre  s'abattre...  Plus  impérieux  encore  qu'hier 
soir  le  désir  d'opium  me  torture  et  la  même  agonie  va  recom- 
mencer. Il  me  semble,  quand  j'essaie  de  rester  immobile,  que  de 
fines  aiguilles  s'enfoncent  de  toutes  parts  dans  ma  chair.  Je  sens 
la  piqûre  s'exaspérer:  j'étends  la  main,  mes  dents  grincent  et  se 
serrent  et  je  me  relève  d'un  bond.  Je  sors  et  je  m'assieds  par  terre 
un  moment.  Devant  mes  yeux  le  sol  noir  se  creuse,  des  sillons 
lumineux  passent  et  disparaissent  et  peu  à  peu  je  vois  surgir  des 
images  monstrueuses.  Je  vois,  je  vois  distinctement  la  citadelle 
maudite  et  les  pieux  aigus  des  palissades  et  les  tètes  lamentables 
plantées  au  sommet.  Et  j'entends  des  rires  cruels.  Derrière  le 
parapet,  parmi  tous  ces  bandits  qui  se  cachent,  il  en  est  un  qui 
me  regarde  obstinément.  C'est  un  visage  borgne  et  lœil  unique 
me  fascine  sanglant  et  rouge;  il  me  verse  un  effroi  sans  nom,  des 
ondes  de  terreur  me  parcourent  et  me  glacent  :  des  cris  montent 
à  ma  gorge  ;  je  veux  fuir  et  je  ne  puis  bouger  et  j'entends  près  de 
moi  des  détonations,  le  vacarme  d'un  assaut. 

«  Ces  deux  nuits  d'insomnie  m'ont  brisé.  Je  marche  péniblement, 
les  jambes  vacillantes,  et  mes  yeux  clignotants  ne  peuvent  sup- 
porter la  lumière  grise  du  jour.  Je  puis  à  peine  manger... 

«  Dans  l'après-midi  mes  souffrances  m'ont  ressaisi.  Ce  sont 
dans  la  face,  des  névralgies  atroces,  des  mains  dures  et  maigres 
qui  serrent  mes  tempes,  des  pointes  aiguës  qui  pénètrent  jusqu'au 
cerveau  et  des  crampes  qui  courent  comme  des  traits  de  feu  dans 
mes  reins  et  dans  ma  poitrine.  J'ai  voulu  marcher  un  peu  ;  mes 
jambes  affaiblies  tremblent  et  se  dérobent.  Le  médecin  ne  com- 
prend rien  à  mon  mal  et  farouche,  je  n'ai  rien  voulu  dire... 

La  mort  en  état  de  besoin  survient  de  plusieurs  manières, 
par  syncope  (la  mort  subite  dont  la  cause  reste  souvent 
insoupçonnée  est  fréquente  chez  les  fumeurs  d'opium),  par 
épuisement,  par  congestion  cérébrale  avec  quelquefois  des 
accidents  épilepliformes  analogues  à  ceux  que  l'on  observe 
chez  les  morphinomanes  brusquement  sevrés  \  par  sui- 
cide, elc.  Aussi,  quoi  qu'en  disent  certains  auteurs,  qui  osent 

1.  Leidesdorf,  Wiener  medizin.   Wochensch,  1874. 

Galvet.  Essai  sur  le  morphinisme  aigu  et  chronique.  Thèse  Paris.  1876. 

Dalbane.  Morphinomanie.  Thèse  Paris,  1877. 

Jacques.  De  quelques  accidents  produits  parla  morphine.  Thèse  Paris. 
1882. 

P.  Garnier.  De  l'état  mental  et  de  la  responsahilitë  pénale  dans  le 
morphinisme  chronique.  Ann.  Méd.  Psychol,.  1886.  p.  351 . 


L  ABSTINENCE,    L  ÉTAT    DE    BESOIN.    LA   DÉTHÉBAISATION       199 

défendre  l'usage  modéré  de  ropium  fumé  qu'ils  considèrent 
«  comme  inoCfensif  et  parfois  avantageux  »,  soutiennent  que  le 
sevrag<^  brusque  ne  provoque  ni  hallucinations,  ni  tremble- 
ment comme  chez  les  morphiniques  de  Levinstein,  «  preuve 
indirecte  que  la  fumée  de  chandoo  ne  contient  pas  ou  très 
peu  de  morphine  »,  et  qui  eux-mêmes  ne  sont  souvent  que 
de  malheureux  intoxiqués  mourant  de  leur  opiumisme  comme 
d'autres,  historiens  de  la  morphine,  sont  morts  du  môme  mal 
qu'ils  dénonçaient,  nous  croyons  fermement  qu'il  est  dange- 
reux de  procéder  à  la  déthébaïsation  brutale  d'un  fumeur 
d'opium,  depuis  longtemps  adapté  à  son  poison.  Comme  pour 
la  cure  de  démorphinisation,  la  désintoxication  des  opiomanes 
par  la  méthode  lente  et  par  la  méthode  brusque  a  chacune  ses 
partisans.  La  première  consiste  non  pas  à  diminuer  progressi- 
vement le  nombre  de  pipes  jusqu'à  cessation  complète  —  c'est 
là  un  procédé  irréalisable  —  mais  à  substituer  aux  pipes  des 
pipules  de  chandoo,  de  dross  ou  d'extrait  thébaïque  (Laurent 
va  jusqu'à  donner  l^'joO  d'opium  par  jour,  avec  comme  anti- 
dysentérique  du  naphtol  et  de  l'extrait  de  belladone),  des 
gouttes  de  laudanum,  des  granules  ou  des  injections  de  chlor- 
hydrate de  morphine,  dont  on  usera  par  doses  décroissantes. 
Cette  méthode  ofîre  de  gros  inconvénients  ;  le  malade  ne  peut 
se  décider  de  plein  gré  à  descendre  au-dessous  d'une  certaine 
quantité  d'opium  en  nature,  solide  ou  liquide  ;  il  ne  se  guérit 
pas  de  son  appétit  pour  le  toxique  et  s'il  cesse  (ce  qui  est  tout 
à  fait  exceptionnel)  de  fumer,  c'est  pour  devenir  un  opiophage 
ou  un  morphinomane.  Beaucoup  d'auteurs  la  condamnent 
donc,  Brunet  et  Jeanselme  entre  autres, 

La  méthode  de  suppression  brusque  que  ceux-ci  préconisent 
ofTre  une  période  critique  de  cinq  à  sept  jours  dont  l'on  combat 
les  troubles  par  une  médication  appropriée  :  calmante  et 
analgésiante,  bains  chauds,  bromures,   chloral,  morphine  ^ 

1.  Nous  ferons  remarquer  que  dans  ladite  cure  «  par  suppression 
brusque  »  les  auteurs  n'excluent  pas  l'emploi  du  principal  alcaloïde  de 
l'opium,  dont  l'efficacité  est  souveraine  chez  les  fumeurs  d'opium  en  mal 
de  déthébaïsation. 


200  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

sulfonal,  aconitine,  asa-fœlida,  extrait  de  chanvre  indien  * 
dont  raction  euphorique  et  exhilarante  «  relève  l'intelligence 
et  la  gaieté  du  malade,  si  gravement  affaiblies  par  la  priva- 
tion de  l'excitant  ordinaire  »  (Brunet);  tonicardiaque  et  diuré- 
tique, caféine,  théobromine,  huile  camphrée  ;  reconstituante, 
glycérophosphate  de  chaux  et  de  fer,  jus  de  viande,  ovoléci- 
thine... 

Malgré  toute  l'énergie  de  cette  thérapeutique  dont  les  heu- 
reux résultats  affirment  Texcellence,  nous  estimons  que  lors- 
qu'on en  a  le  temps  et  les  moyens  on  peut  user  de  la  méthode 
lente  qui  a  l'inappréciable  avantage  sur  la  précédente  de  ne 
point  faire,  comme  celle-ci,  souffrir  atrocement  le  patient  et  de 
lui  laisser  courir  le  risque  d'une  mort  subite  par  syncope 
cardiaque.  Mais  cette  méthode  devra  comporter  une  technique 
particulière  dérivée  de  celle  que  notre  maître,  le  professeur 
Joffroy,  a  instituée  pour  le  traitement  des  morphiniques. 

Le  malade  est  soumis  à  Tisolement  et  à  une  surveillance 
des  plus  rigoureuses,  sevré  même  de  visites  (on  ne  saurait 
trop  se  méfier  des  visiteurs  d'un  toxicomane),  encouragé  à 
poursuivre  avec  ténacité  son  traitement  ;  mais  surtout  l'on  doit 
se  garder  de  lui  expliquer  tous  les  détails  de  la  méthode.  On 
substitue  au  fumage  de  chandoo  l'ingestion  d'extrait  thébaïque 
en  pilules,  soit  d'emblée  si  le  fumeur  n'a  pas  l'habitude  de 
fumer  continuellement  et  sans  règle,  à  toute  heure  du  jour  ou 
de  la  nuit,  au  gré  de  son  désir  sans  cesse  renaissant,  soit, 
dans  cette  dernière  éventualité,  après  quelques  jours  (8  ou  15) 
de  fumage  discipliné,  c'est-à-dire  que  pendant  ce  laps  de 
temps  on  n'autorisera  le  fumage  qu'à  une  certaine  heure  de 
la  journée  et  que  le  nombre  de  pipes,  ou  plutôt  le  poids  d'opium 
fumé,  sera  limité,  en  rapport  avec  celui  fumé  antérieurement. 
Notre  maître  distinguait  avec  infiniment  de  raison  chez  les 
morphinisés  ce  qu'il  appelait  la  ration  d'entretien,  c'est-à-dire 
la  dose  de  morphine  nécessaire  au  malade  pour  qu'il  n'éprouvât 

1.  Fleming  préconisait  déjà  le   chanvre  indien  dans  le  traiicment  des 
opiophages.  associé  au  lupulin  el  à  l'acide  phosphorique. 


L  ABSTINENCE,    LKTAT    DE    BESOIN,    LA    DÉTHÉBAISATION       201 

aucun  malaise,  et  la  ration  de  luxe,  quantité  superflue 
que  Ton  pouvait  dès  le  premier  jour  supprimer  sans  incon- 
vénient. La  ration  d'entretien  varie  naturellement  suivant 
chaque  sujet:  le  morphinomane  avouant  l'''",50  ou  2  gram- 
mes de  morphine  par  jour  pouvait  en  général  descendre 
d'emblée  à  Os'^,40  et  celui  qui  ne  dépassait  pas  habituelle- 
ment 1  gramme,  à  (F,20  ou  0^''",2o.  Il  en  est  de  même 
pour  les  fumeurs  d'opium  ;  tel  fumeur  consommant  une 
moyenne  de  20  grammes  (80  ou  100  pipes)  peut  sans  souf- 
france et  sans  trouble  aucun  abaisser  le  chiffre  de  sa  con- 
sommation à  o,  6  ou  7  grammes  (20  à  30  pipes),  une  dimi- 
nution analogue  s'appliquant  proportionnellement  aux  cas 
moindres  ou  supérieurs. 

Le  premier  temps  consiste  donc  à  discipliner  le  fumage  ; 
le  deuxième  à  remplacer  celui-ci  par  l'ingestion  que  nous 
préférons  à  l'injection  hypodermique.  On  emploie  générale- 
ment en  Angleterre,  lorsque  l'on  adopte  la  méthode  de 
déthébaïsation  lente,  des  granules  de  0,003  à  0,004  milli- 
grammes de  chlorhydrate  de  morphine.  Nous  estimons  cepen- 
dant qu'il  est  préférable  d'utiliser  l'extrait  d'opium,  moins 
toxique  que  la  morphine  et  se  rapprochant  davantage  du 
chandoo,  dont  nous  ne  parlons  pas  en  raison  de  la  prohibition 
de  son  importation  malgré  qu'en  pareilles  circonstances  son 
usage  thérapeutique  soit  courant  dans  l'Orient  et  son  effi- 
cacité reconnue.  Une  dose  de  6  à  8  centigrammes  de  mor- 
phine, correspondant  par  conséquent  à  0,30  et  0,40  d'extrait 
thébaïque,  serait  suffisante  pour  équilibrer  approximativement 
les  effets  de  40  pipes,  équivalant  à  10  grammes  de  chandoo. 
En  réalité,  le  tempérament  particulier  du  sujet  et  sa  suscep- 
tibilité vis-à-vis  des  divers  produits  opiacés  interviennent 
dans  Festimalion  de  la  dose  d'extrait  donnée  en  remplace- 
ment du  chandoo  et  Ton  pourra  utilement  se  baser  sur  les 
propres  déclarations  des  malades  lesquels  ont  presque  tou- 
jours été  privés  de  leur  pipe  à  un  moment  donné  et  pour  un 
temps  plus  ou  moins  long  et  ont  dû  recourir,  pour  n'en  point 


202  ÉTUDE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

trop  souffrir,  aux  pilules  palliatives  (Laurent,  nous  le  répé- 
tons, donnait  jusqu'à  1^'',50  d'opium). 

Admettons  que  la  dose  suffisante  soit  de  O^'^iO,  on  pres- 
crira des  pilules  ainsi  composées  : 

Extrait  thébaïque 06^02 

Poudre  de  quassia  amara Os^Ol 

Excipient  (réglisse,  extrait  de  gentiane,  miel,  ad.  lib.)  Q.  S.  pour 
une  pilule  de  Os'',lo  (argentée  si  l'on  veut)  n°  20. 

Ces  pilules  seront  prises,  suivant  les  cas,  espacées  réguliè- 
rement à  raison  d'une  toutes  les  heures,  ou  irrégulièrement 
distribuées,  leur  répartition  à  certaines  heures  de  la  journée 
étant  en  rapport  avec  les  moments  habituels  des  séances  de 
fumage  et  par  suite  avec  la  montée  périodique  des  désirs  et 
les  paroxysmes  de  l'angoisse,  ou  enfin  laissées  à  la  libre  dis- 
position du  fumeur,  pratique  que  nous  ne  saurions  guère 
recommander,  convaincu  de  la  nécessité  de  discipliner  rigou- 
reusement tout  le  traitement  des  toxicomanes. 

Le  deuxième  temps  de  ce  traitement  est  ainsi  constitué  par 
le  remplacement  de  la  pipe  par  la  pilule.  11  est  de  toute  im- 
portance de  donner  une  dose  d'opium  suffisante  pour  que  ses 
effets  puissent  équilibrer  approximativement  ceux  produits 
par  la  fumée  de  chandoo;  avant  de  trouver  cette  dose  un 
certain  tâtonnement  est  parfois  nécessaire.  La  substitution 
étant  enfin  opérée  sans  avoir  occasionné  de  troubles  sérieux, 
il  n'y  a  plus,  après  quelques  jours  d'attente,  qu'à  procéder 
au  troisième  temps  de  la  méthode,  la  décroissance  progres- 
sive des  doses  à  l'insu  du  malade.  Celui-ci  doit  rester  dans 
l'ignorance  complète  du  procédé;  l'on  doit,  au  contraire,  lui 
persuader  que  la  cure  de  déthébaïsation  ne  commencera  que 
dans  le  délai  d'un  mois  ou  six  semaines,  lorsqu'il  aura  pris 
suffisamment  de  forces  pour  la  supporter  sans  danger  ni 
souffrances.  //  ne  faut  pas  que  le  malade  sache  qu'on  le 
déthébaïse.    Cet  élément    psychothérapique    est    capital  et 


l'abstinence,   l'état  de  besoin,   la  DÉTHÉBAISATION     203 

notre  maître  Joffroy  en  a  montré  l'absolue  nécessité  dans  le 
traitement  des  morphiniques. 

L'on  continuera  donc  à  donner  au  malade  ses  20  pilules 
journalières,  mais  la  quantité  d'opium  diminuera  régulière- 
ment d'un  ou  d'un  demi-centigramme.  Les  pilules  doivent 
avoir  toujours  le  même  volume,  la  même  consistance,  la 
même  amertume  due  au  quassia  et  dont  la  présence  empêche 
l'opiomane  de  se  rendre  compte,  au  goût,  de  leur  moindre 
teneur  en  opium.  Au  cas  où  l'on  craindrait  de  voir  survenir 
des  troubles  cardio-vasculaires,  on  remplacerait  chaque  cen- 
tigramme d'opium  retiré  par  un  ou  un  demi-centigramme  de 
sulfate  de  spartéine.  Si  même  on  le  désire,  on  y  adjoindra, 
ainsi  que  Brunet  et  Jeanselme  le  recommandent,  de  faibles 
doses  de  cannabis  indica.  Le  régime  diététique  enfin  et  toutes 
les  ressources  thérapeutiques  préconisées  dans  le  traitement 
brusque  classique  seront  employés  si  besoin  est  ;  ils  ne  sont 
nullement  inconciliables  avec  le  principe  essentiel  de  notre 
méthode  de  déthébaïsation  lente  qui  est  de  laisser  complète- 
ment ignorer  au  malade  sa  désintoxication  —  les  troubles 
gastro-intestinaux,  les  crises  de  sueurs,  les  défaillances  car- 
diaques que  malgré  tout  l'on  peut  observer  ne  devant  pas 
conserver  pour  lui  leur  véritable  signification. 

Après  un  temps  variable,  trois,  quatre  ou  cinq  semaines, 
les  pilules  dont  Ton  continue  la  prescription  ne  contiennent 
plus  d'opium  :  elles  sont  uniquement  composées  de  l'exci- 
pient additionné  ou  non  de  sulfate  de  spartéine,  de  même  que 
chez  les  morphiniques  les  injections  hypodermiques  ne  sont 
plus  constituées  que  par  du  sérum  artificiel  agrémenté  de 
quassia  amara.  Quelques  jours  encore  se  passeront,  durant 
lesquels  l'état  général  fera  d'énormes  progrès  et  c'est  lorsque 
le  sujet  sera  entièrement  déthébaïsé  et  en  pleine  convales- 
cence, qu'on  lui  proposera  la  suppression  graduelle  des 
pilules,  dénuées  à  ce  moment  de  tout  opium  et  ne  devant  plus 
contenir  que  quelques  centigrammes  de  spartéine. 

La  déthébaïsation  du  fumeur  d'opium  s'effectue  de  la  sorte 


204  ÉTL'DE    CLINIQUE    ET    PSYCHOLOGIQUE 

lacilenient,  automatiquement,  sans  accidents  graves  et  sans 
souffrances  sérieuses*.  Et  cependant  le  malade  n'est  pas 
encore  guéri  ;  des  rechutes  sont  à  craindre.  Le  toxicomane 
type  est  un  amoindri  de  la  volonté  que  guettent  toutes  les 
impulsions  et  toutes  les  défaillances.  Mal  armé  pour  lutter 
contre  le  désir  qui  l'envahit  à  nouveau,  il  succombera  à  la 
moindre  occasion  ou  parfois,  pour  résister  à  la  tentation  de 
Fopium,  cherchera  son  oubli  dans  un  autre  poison,  l'alcool, 
la  morphine  ou  l'éther.  Le  toxicomane  se  conduit  en  obsédé  : 
il  abandonne  une  obsession  pour  en  acquérir  une  nouvelle. 
Et  c'est  pourquoi  il  faut  éviter  de  l'orienter  vers  la  morphine 
et  ne  pas  lui  tendre  l'aiguille  empoisonnée  de  la  seringue  de 
Pravaz  -, 

Tout  un  traitement  prophylactique  doit  succéder  à  la  cure 
de  désintoxication,  comprenant  les  mesures  les  plus  éner- 
giques dont  la  principale  est  la  suppression  de  la  vie  colo- 
niale, et  les  occupations  les  plus  distrayantes  parmi  lesquelles 
en  première  ligne  nous  inscrivons  les  voyages  efîectués  en 
compagnie  de  quelque  sérieux  mentor.  Nos  anciens  psy- 
chiatres, Pinel,  Esquirol,  Morel,  Leuret,  Falret,  etc.,  recom- 
mandaient tous,  lors  de  la  convalescence  d'un  de  leurs  ma- 
lades suffisamment  aisé  pour  en  supporter  les  frais,  de  le 
faire  voyager  sous  la  direction  d'un  médecin  compétent  ; 
cette  prescription  était  des  plus  efficaces  pour  chasser  les 
préoccupations  obsédantes,  mélancoliques  ou  hypocon- 
driaques qui  subsistaient  encore;  les  péripéties  du  voyage, 
l'attrait  de  la  route,  l'imprévu  de  la  vie  aventureuse,  ses 


1.  Nous  signalerons  sans  aucunement  y  insister  les  traitements  indi- 
gènes par  le  combreium  sunddicum  et  la  mitragyna.  en  faisant  remarquer 
toutefois  que  certain  procédé  annamite  se  rapproche  grandement  de  celui 
que  nous  préconisons.  Cf.  Millant,  op.  cit..  p.  III;  Gide.  L'opium.  Paris, 
1910. 

Ajoutons  enfin  que  Bérillon  prône,  comme  toujours,  la  suggestion 
hypnotique,  agent  thérapeutique  tout-puissant  à  l'en  croire. 

2.  Presque  tous  les  opiomanes  deviennent  morphinomanes  lorsqu'ils 
sont  privés  de  leur  fumerie,  en  voyage  par  exemple.  L'usage  de  la  mor- 
phine est  très  répandue  en  Indo-Chine  et  chaque  année  fait  de  nouveau.^ 
progrès. 


L  ABSTINENCE,    L  ÉTAT    DE   RESOIN,    LA    DÉTHÉBAISATION       205 

difficultés  et  parfois  ses  dangers  dérivaient  à  leur  profil  l'at- 
tention et  l'intelligence  du  convalescent,  cependant  que  les 
marches  à  pied  ou  à  cheval  aiguisaient  son  appétit  paresseux, 
exerçaient  ses  muscles  rouilles  et  contribuaient  puissamment 
à  son  rétablissement  physique.  Aujourd'hui  les  voyages 
n'exigent  plus  la  même  tension  d'esprit  ;  Ton  n'a  plus  guère 
à  se  préoccuper  de  Tauberge  et  du  relai  ;  le  chemin  de  ier  et 
l'automobile  ont  détrôné  Fantique  carrosse,  ont  démodé  le  che- 
val ;  le  temps  court  trop  vite  et  les  longs  voyages  d'antan 
sont  désuets  :  c'est,  pour  nos  malades,  chose  assurément 
regrettable. 

Ils  ont,  en  effet,  à  oublier,  les  malheureux,  tout  ce  que 
nous  venons  de  leur  retirer,  leur  opium  et...  leur  pipe.  Et  je 
ne  sais  trop  lequel  leur  coûte  le  plus.  Le  suave  parfum  du 
chandoo,  sa  saveur  douceâtre,  la  sublime  magie  de  son 
philtre  grisant  appellent  leur  désir  et  de  ces  souvenirs  tour- 
mentent leur  esprit.  Mais  combien  aussi  leur  manquent  la 
salle  de  fumerie,  leur  «  compartiment  »  si  joliment  paré,  les 
fines  nattes  sur  lesquelles  nonchalamment  leur  corps  s'allon- 
geait avant  que  de  s'assoupir  et  de  s'envoler  dans  le  rêve, 
les  pipes,  bambous  ou  ivoires,  vieux  compagnons,  intimes 
confidents,  que  leurs  mains  dévotes  caressèrent  et  sur 
lesquelles  se  collèrent  leurs  lèvres  fiévreuses. . .  Tout  ce  décor, 
cette  mise  en  scène,  ces  longues  et  savantes  manipulations 
leur  font  douloureusement  défaut  :  leur  bouche  se  souvient 
et  s'entr' ouvre  involontairement,  leurs  mains  s'égarent  dans 
le  vide  à  la  recherche  d'imaginaires  aiguilles,  leurs  doigts 
inconsciemment  roulent  une  impalpable  boulette;  le  geste 
consacré  s'ébauche... 

L'abstinence  du  poison  n'est  pas  la  seule  cruelle,  celle  du 
geste  l'est  pareillement  et  si  pénible  est-elle  que  plusieurs  de 
nos  fumeurs  étaient  hantés  d'accomplir  le  simulacre  de  leur 
ancienne  passion  et  de  fumer  à  vide...  Nous  n'insistons  pas. 
Tous  ceux  qui  ont  soigné  des  toxicomanes,  à  quelque  genre 
qu'ils  appartinssent,  savent  combien  puissante  est  chez  eux 


206  ÉTUDE    MÉDICO-LITTliRAIRE 

l'obsession  du  gesle  '  et  combien,  si  Ton  veut  éviter  une  réci- 
dive ou  plus  exactement  une  rechute,  le  traitement  doit  être 
long,  sévère,  et  j'ajouterai  méthodique  et  distrayant. 

1.  Cette  obsession  du  geste  se  retrouve  même  chez  les  morphinomanes, 
chez  les  «  amants  de  la  seringue  »,  et  Morel-Lavallée  a  donné  le  nom  de 
kentoman'ie  à  cette  «  manie  de  la  piqûre  »  aussi  puissante  chez  eux, 
sinon  davantage,  que  l'appétit  de  la  morphine  (Morel-Lavallée.  La  kento- 
manie  ou  manie  de  la  pigûre  chez  les  morphinomanes.  Soc.  méd.  des  Hôp., 
5  mai  l'Jll  et  Acad.  de  Méd..  i8  juillet  19H). 


TROISIÈME  PARTIE 

ÉTUDE   MÉDICO-LITTÉRAIRE   DE   L'OPIUM 
ET   DE  QUELQUES   OPIOMANES 


CHAPITRE  PREMIER 
THOMAS   DE   QUINCEY 

Comment  Thomas  de  Quincey  prit  t habitude  de  lopiian  *. 
—  Thomas  de  Quincey  s'élève  avec  indignation  contre 
l'accusation  que  lui  lance  Coleridge  d'avoir  adopté  Fopium 
par  un  penchant  abominable  pour  la  recherche  aventureuse 
de  la  volupté.  C'est  là,  dit-il',  une  étourderie  injuste  de  la 
part  du  grand  poète  :  «  Coleridge  se  trompe  dans  toute 
l'étendue  possible  du  mot  ;  il  se  trompe  dans  son  fait,  il  se 
trompe  dans  sa  théorie  ;  un  petit  fait,  une  grosse  théorie.  Ce 
dont  il  m'accuse,  je  ne  l'ai  pas  fait  et,  quand  cela  serait,  il 
ne  s'ensuivrait  pas  que  je  suis  un  citoyen  de  Sybaris  ou  de 
Daphné  w.  Quincey  eut  pour  la  première  fois  recours  à 
l'opium  en  1804;  il  s'adressa  à  lui,  sur  les  conseils  d'un  ami, 
comme  à  un  simple  analgésique  et  par  la  seule  violence  de 

i.  Th.  de  Quincey.  Confessions  of  an  english  opium-eater,  being  an 
extract  from  the  life  of  a  sdiolar.,  1821.  Th.  de  Quincey  a  été  plusieurs 
fois  traduit  en  français,  notamment  par:  Alfred  de  Musset.  L'anglais  man- 
geur d'opium,  1828.  Mame  éd.  Rééd.  in  Moniteur  du  biiîliophile,  Paris,  1878; 
Ch.  Baudelaire.  Les  paradis  artificiels.  Opium  et  haschiscli.  Paris,  1861  ; 
V.  Descreux.  Confessions  d'un  mangeur  d'opium.  Nouvelle  édition.  Paris, 
I'jO'J;  a.  Savine.  Id.  "j."  éd.  Paris,  1890. 

2.  Les  citations  que  nous  ferons  de  Th.  de  Quincey  sans  en  spécifier 
l'origme  sont  empruntés  à  l'excellente  traduction  de  V.  Descreux,  qui  a 
suivi  le  texte  original  pas  à  pas,  avec  le  souci  de  rendre  exactement, 
malgré  les  immenses  difficultés  de  la  tâche,  chacune  des  expressions 
employées  par  l'auteur. 


208  ÉTUDE    MÉDICO-LITTÉRAIRE 

la  douleur  la  plus  cruelle  (rhumatisme  facial  combiné  avec 
une  névralgie  dentaire  de  même  nature  et  d'une  extrême 
violence).  Ce  fut  donc,  dit-il,  par  accident,  par  fatalité,  qu'il 
devint  un  mangeur  d'opium  (comme  Coleridge  qui,  lui  aussi, 
chercha  dans  l'opium  un  remède  aux  douleurs  exaspérantes 
du  rhumatisme),  et  non  par  perversité  ou  snobisme.  «  Ainsi 
donc,  Coleridge  et  moi,  nous  occupons  la  même  situation, 
au  point  de  vue  de  notre  initiation  baptismale  aux  effets  de 
cette  substance  énergique.  Nous  sommes  embarqués  sur  le 
même  esquif  ». 

L'opium  réussit  à  calmer  ses  cruelles  douleurs  ;  mais, 
celles-ci  disparues,  Thomas  de  Quincey  n'en  continua  pas 
moins  l'usage  du  toxique  :  le  besoin  était  né,  enfanté  avec 
une  foudroyante  rapidité  !  Quelle  fut  donc  la  cause  de  ce 
soudain  appétit  pour  le  poison  ?  Nous  en  trouvons  les  raisons 
dans  les  documents  auto-biographiques  ^  que  nous  fournit  le 
narrateur,  car  il  cherche  lui-même,  rétrospectivement,  la 
cause  de  son  opiomanie.  «  Cette  affection  qui  a  fini  par 
établir  en  moi  Yhabitiide  de  l'opium,  se  demande-t-il,  quelle 
était-elle?  Était-ce  la  douleur?  Non,  c'était  rabattement. 
Etait-ce  la  disparition  accidentelle  de  la  lumière  du  soleil? 
Non,  c'était  la  livide  désolation.  Etait-ce  une  obscurité  qui 
pouvait  se  dissiper?  Non,  c'étaient  des  ténèbres  fixes,  perpé- 
tuelles. C'était  : 

«  L'éclipsé  totale, 

«  Sans  espérance  d'un  jour  nouveau  ». 

Et  il  ajoute  :  «  Mais  d'où  venait  cet  état  ?  Quelles  en  étaient 
les  causes  ?  Il  venait,  je  pourrais  le  soutenir  sincèrement, 
des  misères  de  ma  jeunesse  à  Londres.  11  est  vrai  que  ces 
misères  étaient  dues,  en  dernière  analyse,  à  mon  impardon- 
nable folie,  et  qu'à  cette  folie  je  dois  bien  des  ruines  ». 

J .  Th.  de  Quincey  a  laissé  d'importants  renseignements  sur  sa  vie.  son 
caractère,  ses  antécédents...,  non  seulement  dans  les  Confessions,  mais 
aussi  dans  les  Souvenirs  autobiographiques  d'un  mangeur  d'opium,  dans 
ses  Lettres  et  son  Journal. 


THOMAS    DE    QL'INCEY  209 

Ainsi,  de  son  aveu  même  et  sans  que  nous  ayons  besoin 
de  recourir  à  la  critique  de  sa  vie  et  de  ses  actes,  à  l'analyse 
de  ses  défectuosités  psychiques  congénitales,  au  détail  des 
troubles  mentaux  qu'il  a  présentés  (impulsions  diverses  et 
notamment  au  changement  de  milieu,  obsessions  phobiques, 
accès  de  somnambulisme  et  plus  tard,  idées  délirantes 
d'hypochondrie,  de  persécution  et  de  possession^),  à  l'exposé 
de  ses  tares  héréditaires  et  collatérales,  Thomas  de  Quincey 
nous  apparaît  nettement  comme  un  type  de  déséquilibré 
constitutionnel,  comme  un  hypersensitif,  Imaginatif  et  rêveur, 
comme  un  névrosé,  amant  de  la  solitude,  de  la  méditation  et 
du  mystère,  assoiffé  de  liberté  et  d'indépendance',  laissant 
percer  dans  ce  besoin  un  sentiment  pathologique  d'orgueil 
et  d'autophilie  %  comme  un  esprit  inégal  épris  du  paradoxe 
et  du  bizarre,  doué  de  qualités  intellectuelles  exceptionnelles 
(mémoire  et  imagination  plus  particulièrement),  mais  aussi 
ravagé  par  des  lacunes  énormes,  —  enfin  et  surtout  comme 
un  perpétuel  irrésolu,  à  l'énergie  impersévérante,  un  déprimé 
chronique  à  tendances  mélancoliques.  Dès  sa  jeunesse  il  se 
reconnaît  enclin  à  une  profonde  mélancolie  dont  il  impute 
l'origine  à  une  maladie  de  foie  gagnée  au  collège  de  Man- 
chester, par  la  faute  de  M.  Lawson,  maître  d'études  féru  de 
discipline  et  de  didactique,  dont  le  fanatisme  outrancier 
privait  ses  élèves  de  tout  exercice  physique  et  abrégeait  leurs 
instants  de  repos  jusqu'à  les  supprimer  en  quelque  sorte,  au 
fatal  détriment  de  leur  santé.  Nous  aurons  occasion,  plus 
loin,  de  revenir  sur  le  fonds  mélancolique  de  Quincey,  fonds 

1.  Voir  P.  Guerrier.  Elude  médico-psycholor/ique  sur  Th.  de  Quincey. 
Thèse  Lyon,  1907-1908. 

2.  Rappelons,  'a  ce  propos,  sa  fuite  de  l'école  de  Manchester,  qui  brisa 
sa  carrière  et  l'obligea  pendant  quelque  temps  à  une  vie  aventureuse 
faite  de  misère  et  de  privations. 

3.  Ne  semble-t-il  pas,  en  effet,  se  glorifier  «  de  s"ôtre  livré  à  l'opium 
jusqu'à  un  degré  qui  n'a  été  atteint  pa?"  aucun  homme,  de  son  aveu  »,  lui 
qui  s'intitule  fièrement  le  pape  de  l'opium.  «  Telle  est  la  doctrine,  dit-il, 
que  professe  au  sujet  de  l'opium  la  véritable  ICglise  dont  je  prétends  être 
le  Véritable  Pape,  infaillible,  par  conséquent,  et  le  légat  a  lalere  qui  s'est 
désigné  lui-même  pour  tous  les  degrés  de  latitude  et  de  longitude.  » 

DtpouY.  —  Les  opiomanes.  1« 


âl0  ÉTUDE    MÉDICO-LITTÉRAIRE 

que  l'on  retrouve  si  fréquemment  chez  les  toxicomanes  ^  quel 
que  soit  l'objet  de  leur  appétence. 

D'une  volonté  mal  tendue  et  n'offrant  pas  un  ressort  suffi- 
sant pour  supporter  sans  un  heurt  douloureux  les  menues 
misères  de  l'existence,  le  fin  lettré  qu'était  Th.  de  Quincey, 
dont  l'esprit  subtil  se  voilait  de  mélancoliques  brumes,  se 
^.rouvait  ainsi  porté  d'instinct  vers  Tusage  des  excitants  du 
système  nerveux.  Trop  grossière  pour  son  âme  d'artiste  et 
son  style  d'Hellène,  l'ivresse  du  vin  le  rebuta,  mais  celle 
de  l'opium  le  souleva  d'enthousiasme  sitôt  qu'il  y  goûta.  Les 
aspirations  d'éther  ou  la  piqûre  de  morphine  l'eussent  enfié- 
vré des  mêmes  délices,  brûlé  des  mêmes  désirs,  s'il  les  eût 
connues.  Quincey  était  voué  aux  griseries  d'esthète  ;  il  était 
victime  désignée  d'une  de  ces  idoles  modernes,  verte,  blanche 
ou  noire,  mais  hélas  toujours  meurtrières  du  cerveau  qui  les 
adore  et  plus  puissantes  que  le  plus  puissant  génie.  Sous  la 
chaude  caresse  de  l'opium  marié  aux  capiteux  aromates  du 
laudanum,  il  se  crut  évadé  de  cette  maussade  sphère  ter- 
restre et  transporté  au  sein  d'un  paradis  des  rêves,  tout  peu- 
plé d'idéal  par  sa  riche  et  généreuse  imagination. 

Quincey  prend  quelques  gouttes  de  laudanum  pour  calmer 
des  douleurs  névralgiques  et  son  sens  critique,  sagace,  lui 
permet  immédiatement  de  reconnaître  à  son  breuvage  médi- 
camenteux trois  propriétés  différentes  qu'il  classe  de  la  sorte. 
L'opium  :  1°  calme  toutes  les  irritations  du  système  nerveux; 
2°  stimule  les  dispositions  gaies  ;  3°  répond  à  l'appel  d'un 
effort  extraordinaire.  Or,  celte  action  analgésiante  de  l'opium 
et  surtout  cette  euphorie  avec  exaltation  passagère  du  moi 
qui  caractérise  le  prélude  de  toute  ivresse  (aussi  bien  élhy- 
lique,  haschischique,  sulfocarbonée...,  que  Ihébaïque)  nous 


1.  Le  professeur  Gilbert  Ballet,  MM.  G.  Deny  et  René  Charpentier  ran- 
gent la  dipsomanie  parmi  les  accidents  de  la  psychose  périodique,  ma- 
niaco-mélancolique et  nous-mème  avons  pu  remarquer  \es  rapports  étroits 
qui  relient  cette  obsession  impulsive  aux  états  intermittents  (E.  Lallemant 
el  R.  Dupouy.  Note  statistique  et  clinique  sur  la  manie  ;  quelques  sources 
d'erreurs  de  diagnostic.  Soc.  de  Psychiatrie,  21  octobre  1909). 


THOMAS    DE    <jUINCEY  211 

allons  voir  en  quels  termes  éloquents  l'enthousiasme  poé- 
tique de  Quincey  va  les  traduire,  de  quel  hymne  de  recon- 
naissance il  les  gratifiera  et  quel  cri  d'amour  il  va,  en  leur 
honneur,  lancer  dans  la  Postérité.  Une  heure  après  avoir 
absorbé  de  la  teinture  d'opium  achetée  chez  un  apothicaire 
d'Oxford-Street,  «  inconscient  dispensateur  des  voluptés 
célestes  »,  une  révolution  s'opéra  dans  son  esprit,  éveillé 
jusqu'en  ses  ultimes  profondeurs.  Sous  l'influence  de  cette 
panacée,  de  ce  '-pàpjji.axov  Yr-.hHtç,  non  seulement  ses  souf- 
frances avaient  disparu,  mais  un  abîme  de  volupté  divine 
s'était  soudain  révélé,  l'apocalypse  d'un  monde  entier  s'était 
déployée,  le  secret  lui  était  dévoilé.  —  Quel  est  donc  ce  bon- 
heur ?  Quelle  est  donc  cette  volupté  ?  Ecoutons  l'apôtre  bien- 
heureux et  illuminé,  le  Pape  de  l'Opium  ;  nous  aurons  tout 
à  l'heure  à  entendre  les  imprécations  et  les  cris  de  souffrance 
du  martyr. 

Les  plaisirs  de  r opium.  —  L'opium,  dit-il,  renforce  cliez 
l'homme  son  empire  sur  lui-même  alors  que  le  vin  le  lui  fait 
perdre.  «  Le  vin  agite  le  jugement,  donne  un  éclat  extraordi- 
naire, une  exagération  bruyante  dans  l'expression  des  senti- 
ments de  mépris  ou  d'admiration,  d'amour  et  de  haine  chez 
le  buveur  ;  l'opium,  au  contraire,  produit  la  sérénité,  l'équi- 
libre entre  toutes  les  facultés  actives  ou  passives  ».  C'est, 
nous  semble-t-il,  singulièrement  ravaler  ce  paradis  de  l'opium 
que  de  le  mettre  en  parallèle  avec  l'ivresse  tumultueuse, 
désordonnée  et  dégradante  du  pochard,  mais  passons. 

«  L'opium  donne  plus  d'expansion  au  cœur  et  aux  senti- 
ments bienveillants  ;  l'on  prodigue  les  poignées  de  mains, 
les  serments  d'éternelle  amitié,  l'on  fond  en  larmes  sans  que 
personne  sache  pourquoi,  et  la  créature  sensuelle  se  mani- 
feste librement  ».  Où  donc  est  cette  maîtrise  de  soi,  si  à  pre- 
mière vue  et  sans  critique  aucune  l'on  se  jure  l'éternel  ami 
d'un  étranger,  d'un  indifférent,  qu'en  d'autres  circonstances 
l'on  eût  peut-être  jugé  antipathique  ou  taxé  d'indigne;  si  l'on 
se  met  à  sangloter  devant  tous  sans  motif  avouable,  comme 


212  ÉTUDE    MÉDICO-LITTÉRAIRE 

un  ivrogne  ou  un  dément  affectés  de  sensiblerie  ;  si  Ton  ne 
peut  refréner  ses  désirs  et  que  leur  aiguillon  vous  pousse  à 
les  dévêtir  publiquement  au  mépris  de  toute  décence  ? 

«  L'opium  semble  toujours  faire  succéder  le  calme  au 
désordre,  la  concentration  à  l'éparpillement...  Sous  son 
influence  l'homme  sent  s'exalter  en  lui  la  partie  la  plus 
divine  de  sa  nature,  c'est-à-dire  que  les  affections  morales 
jouissent  en  lui  d'une  sérénité  sans  nuages  sur  laquelle  plane 
la  grande  et  majestueuse  lumière  de  l'intelligence  ».  Quincey 
ne  peut  se  défendre  à  ce  moment  de  rapporter  l'avis  d'un 
chirurgien  de  ses  amis,  également  opiophage  mais  à  un  bien 
moindre  taux  que  lui,  qui  reconnaissait  les  mauvais  effets  du 
toxique  :  «  Je  maintiens,  disait-il  à  Quince}^  qui  s'entêtait  à 
ne  le  point  vouloir  croire,  que  je  dis  des  sottises...  purement 
et  simplement  parce  que  je  suis  ivre  d'opium,  et  cela  tous 
les  jours  ». 

Poussant  plus  à  fond  l'anal^^se  des  effets  intellectuels  de 
l'opium,  Quincey  lui  attribue  une  exaltation  tout  particulière 
de  l'activité  psychique  et  il  en  donne  un  exemple  curieux. 
Lors  de  ses  débauches  périodiques  d'opium,  il  se  rendait  au 
King's  Théâtre  (Opéra)  et  y  éprouvait  des  voluptés  intellec- 
tuelles extraordinaires,  —  mais  bien  personnelles  à  son  tempé- 
rament spécial.  —  «  L'opium,  dit-il,  en  exaltant  fortement  et 
dans  son  ensemble  l'activité  intellectuelle  accroît  naturelle- 
ment  le  mode  particulier  de  l'activité  par  lequel  nous 
sommes  aptes  à  transformer  en  délicats  plaisirs  intellectuels 
les  matériaux  bruts  d'une  sensation  sonore  transmise  par  un 
organe...  A  un  chœur,  à  tout  autre  morceau  chanté  avec 
ensemble  et  harmonie,  je  voyais  se  déployer  devant  moi 
comme  une  tapisserie  sur  laquelle  était  représentée  ma  vie 
tout  entière  ;  cette  perspective  n'était  pas  un  acte  de  mé- 
moire, car  tout  me  semblait  actuel  et  incorporé  à  la  mu- 
sique; je  n'éprouvais  plus  la  douloureuse  sensation  des 
détails,  car  les  accidents  de  mon  existence  étaient  éloignés 
et  enveloppés  dans  une  sorte  d'abstraction  obscure,  tandis 


THOMAS    DE    QUINCEY  213 

que  les  passions  y  étaient  exaltées,  exprimées  dans  un  appel 
idéal  et  élevé  ».  Mais  cette  exaltation  intellectuelle  qui  le 
pousse  à  se  mêler  à  Télite  mondaine  et  à  se  rendre  à  TOpéra 
goûter  le  charme  d'une  musique  délicieuse,  évocatrice,  au 
surplus,  de  rôves  enchanteurs,  cette  jouissance  surnaturelle, 
que  le  lecteur  ne  s'abuse  et  n'espère  en  surprendre  à  son  tour 
la  révélation  !  Quincey  est  seul  au  monde  à  l'éprouver  ;  il 
s'écarte  complètement,  en  cela,  de  la  règle  qui  plie  sous  le 
joug  de  la  solitude  et  de  la  claustration  les  fervents  de 
l'opium  et  il  a  la  franchise  de  nous  l'avouer. 

Quel  bienfait  suprême  le  mangeur  d'opium  doit-il  donc, 
enfin,  attendre  de  son  idole  ?  La  consolation  !  clame  Quincey, 
au  cœur  de  qui  monte  toute  l'amertume  de  sa  triste  jeu- 
nesse. «  L'opium  est  comme  l'abeille  qui  puise  indifTérem- 
ment  ses  matériaux  sur  les  roses  ou  dans  la  suie  de  chemi- 
née ;  il  peut  subordonner  tous  les  sentiments  à  une  dominante 
commune  qui  sert  de  clef  musicale  ».  L'opium,  artisan  de 
rêves  alanguis  dont  la  trame  ténue  se  déroule  sans  fin  dans 
un  silence  recueilli  et  mystique,  est  le  grand  dispensateur 
d'oubli  !  Ses  adeptes,  quelles  que  soient  leurs  afflictions, 
quelles  que  soient  leurs  douleurs,  quelle  que  soit  leur  déses- 
pérance, se  laissent  consoler  par  sa  magie  ;  ils  oublient  leur 
vie  passée  et  leurs  affres  présentes,  toutes  leurs  misères  ou 
leurs  flétrissures,  et  les  heures  coulent,  extasiantes...  «  Un 
mangeur  d'opium  est  trop  heureux  pour  s'apercevoir  que  le 
temps  marche  ». 

Voilà  donc  ce  qui  fait  tout  le  charme  de  l'opium,  sa  poé- 
sie, sa  suavité,  sa  sublimité,  tout  son  paradis  en  un  mot  :  le 
rêve  consolateur  et  verseur  d'oubli..  «  0  juste,  subtil  et 
puissant  opium  !  s'écrie  Quincey  *  avec  la  ferveur  exaltée 
d'un  prêtre  de  Baal.  Toi  qui,  au  cœur  du  pauvre  comme  du 
riche,  pour  les  blessures  qui  ne  se  cicatriseront  jamais  et 
pour  les  angoisses  qui  induisent  l'esprit  en  rébellion,  apportes 

1.  Traduction  Baudelaire.  Les  paradis  artificiels. 


214  ÉTUDE    MÉDICO-LITTÉRAIRE 

un  baume  adoucissant  ;  éloquent  opium  !  toi  qui,  par  ta  puis- 
sante rhétiiorique,  désarmes  les  résolutions  de  la  rage  et  qui, 
pour  une  nuit,  rends  à  l'homme  coupable  les  espérances  de  sa 
jeunesse  et  ses  anciennes  mains  pures  de  sang;  qui,  à 
l'homme  orgueilleux  donnes  un  oubli  passager 

Des  torts  non  redressés  et  des  insultes  non  vengées; 

qui  cites  les  faux  témoins  au  tribunal  des  rêves,  pour  le 
triomphe  de  l'innocence  immolée;  qui  confonds  le  parjure; 
qui  annules  les  sentences  des  juges  iniques;  tu  bâtis  sur  le 
sein  des  ténèbres,  avec  les  matériaux  imaginaires  du  cer- 
veau, avec  un  art  plus  profond  que  celui  de  Phidias  et  de 
Praxitèle,  des  cités  et  des  temples  qui  dépassent  en  splendeur 
Babylone  et  Hékatompylos  ;  et  du  chaos  d'un  sommeil  plein 
de  songes  tu  évoques  à  la  lumière  du  soleil  les  visages  des 
beautés  depuis  longtemps  ensevelies,  et  les  ph3^sionomies 
familières  et  bénies,  nettoyées  des  outrages  de  la  tombe.  Toi 
seul,  tu  donnes  à  l'homme  ces  trésors,  et  tu  possèdes  les 
clefs  du  paradis,  ô  juste,  subtil  et  puissant  opium  !  » 

De  quelles  tortures  il  va  payer  ces  heures  d'oubli,  ces  mi- 
nutes d'extase  ! 

Les  tortures  de  l'opium^.  —  Cette  partie  des  Confessions 
est  véritablement  poignante,  car  elle  nous  fait  assister  à  l'en- 
gourdissement, à  la  torpeur,  à  la  décrépitude  progressive  et 
consciente  d'une  intelligence  d'élite.  Quincey  voit  son  génie 
sombrer  ;  il  ne  peut  plus  diriger  son  travail,  les  lectures  le 
fatiguent,  la  composition  lui  est  impossible.  Il  somnole  lour- 
dement, sans  pouvoir  rompre  son  hébétude.  «  En  décrivant 
et  en  détaillant  ma  torpeur  intellectuelle,  dit-il,  j'emploie  des 
mots  qui  s'appliquent  plus  ou  moins  à  toutes  les  parties  de 
ma  vie  pendant  lesquelles  j'ai  habité  les  profondeurs  cir- 
céennes  de  l'opium.  Si  l'on  en  excepte  l'état  de  misère  et  de 
souffrance,  je  puis  dire  que  j'ai  vécu  de  la  vie  d'un  dormeur. 

1.  Voir  aussi  :  Saspiria  de  profundis;  suite  aux  Confessions  d'un  man- 
geur d'opium  anglais.  1845  (Traduclions  par  Baudelaire  et  par  A.  Savine). 


THOMAS    DE    QUINCEY  215 

Je  ne  pouvais  que  rarement  parvenir  à  écrire  une  lettre  ; 
répondre  en  quelques  mots  à  celles  que  je  recevais,  voilà  le 
maximum  dont  j'étais  capable  et  plus  d'une  fois  je  le  fis  alors 
que  la  lettre  traînait  depuis  des  semaines,  et  môme  des  mois 
sur  mon  bureau  ». 

Il  se  sent  envahir  par  la  faiblesse  et  l'incapacité,  avachir 
par  la  négligence  et  la  paresse  ^  11  a  pleine  conscience  de 
son  abrutissement  et  des  ennuis  de  toute  sorte  qui  en  sont 
les  tristes  mais  justes  conséquences  ;  il  en  a  honte,  il  en 
éprouve  de  cuisants  remords.  C'est  en  vain...,  il  est  prison- 
nier; sa  volonté  ne  lui  appartient  plus...  «  Le  mangeur 
d'opium  conserve  intactes  toutes  ses  sensibilités  morales, 
toutes  ses  aspirations;  il  veut,  il  souhaite  aussi  ardemment 
que  jamais  la  réahsation  de  ce  qu'il  croit  possible,  de  ce  qu'il 
sent  comme  une  exigence  du  devoir,  mais  son  intelligence 
l'entraîne  infiniment  au  delà  de  ce  qu'il  considérerait  comme 
son  pouvoir  réel,  non  seulement  au  point  de  vue  de  son  exé- 
cution, mais  encore  de  la  réflexion  et  de  la  décision.  Il  gît 
sous  un  incube,  un  cauchemar  lourd  comme  le  monde,  il  gît 
en  présence  de  tout  ce  qu'il  brûle  d'accomplir,  il  est  dans 
l'état  d'un  homme  que  la  paraWsie  tient  enchaîné  dans 
son  lit,  dans  une  langueur  mortelle,  et  qu'elle  forcerait  de 
voir  insulter  ou  déshonorer  les  êtres  qui  lui  sont  le  plus 
chers.  Il  donnerait  sa  vie  pour  pouvoir  se  lever  et  marcher, 
mais  il  est  aussi  impuissant  qu'un  enfant  et  ne  parvient  pas 
même  à  faire  un  effort  pour  se  mouvoir.  » 

Puis  des  rêves  hantent  ses  nuits  et  jusqu'à  ses  veilles, 
rêves  m3''stérieux  qui  l'emplissent  d'une  sombre  terreur,  et 
qu'il  ne  parvient  à  chasser  malgré  ses  sursauts  de  révolte 
engendrés  par  Ihorreur  et  l'épouvante.  «  Dès  1817,  déclare- 

i.  «  Un  voile  épais,  écrit  M-"^  A.  Darine,  s'é-tait  étendu  sur  son  intelli- 
gence. Les  matériaux  de  son  grand  ouvrage  gisaient  dans  un  tiroir,  aban- 
donnés, inutiles,  souvenirs  humiliants  et  amers  des  vastes  espoirs  de  sa 
première  jeunesse.  Kant  et  Shelling  étaient  relégués  sur  leur  rayon  :  il  ne 
les  comprenait  plus.  Tout  travail  était  odieux  à  son  cœur,  tout  effort 
d'attention  impossible  à  son  cerveau.  C'était  presque  de  l'imbécilité...  » 
{Poètes  et  névrosés,  p.  98-99). 


216 


ETUDE    MEDICO-LITTERA.IRE 


l-il,  la  nuit,  pendant  que  j'étais  couché  sans  dormir,  de  vastes 
processions  défilaient  devant  moi  sans  interruption,  avec  une 
pompe  funèbre,  ou  c'étaient  des  frises  d'iiistoires  intermi- 
nables... tristes  et  solennelles...  Un  théâtre  s'ouvrait  tout  à 
coup  et  s'illuminait  dans  mon  cerveau,  m'offrant  des  spec- 
tacles nocturnes  d'une  splendeur  plus  que  terrestre.  » 

Mais  la  hantise  et  l'horreur  des  rêves  croissent  à  mesure 
qu'il  s'enfonce  plus  avant  dans  son  vice.   Il   ne  peut  plus 
penser  sans  qu'apparaissent  lumineusement  découpés  au  mi- 
lieu des  ténèbres  et  transformés  en  autant  de  fantômes  grima- 
çants et  horrifiants,  tous  les  objets  dont  son  esprit  évoque 
il'idée.  Il  choit,  haletant,  en  des  gouffres  sans  fond,  en  des 
abîmes  sans  soleil,  et  l'angoisse  qui  l'élreint  à  cette  sensa- 
tion persiste  avec  cette  dernière  au  réveil.  Quincey  se  mor- 
fond désormais  dans  une  noire  mélancolie,  dans  un  désespoir 
affreux,  voisin  de  l'anéantissement  et  qui  le  porte  au  suicide. 
Ses  rêves  sont  empreints  du  surnaturel;  il  voit  surgir  devant 
;  lui  des  édifices  monstrueux,  des  paysages  immenses;  «  l'es- 
;  pace    s'enfla   pour  ainsi  dire  à  l'infini  »   (Baudelaire).    Le 
temps  pareillement  ne  connut  plus  de  bornes  ;  chaque  nuit  lui 
'^  coûte  soixante-dix  ou  cent  ans  d'angoisses.  Il  est  écrasé  par 
l'éternel,  noyé  dans  l'infini.  Des  événements  quelconques, 
des  incidents  ridicules  se  muent  en  obsessions  qui,  sans  répit, 
le  harcèlent.  Et  bientôt  la  face  humaine  vient  le  tyranniser. 
«  Alors  sur  les  eaux  mouvantes  de  l'Océan  commença  à  se 
montrer  le  visage  de  l'homme  ;  la  mer  m'apparut  parée  d'in- 
nombrables têtes  tournées  vers  le  ciel  :  des  visages  furieux, 
suppliants,  désespérés,  se  mirent  à  danser  à  la  surface,  par 
milliers,   par  myriades,   par  générations,  par  siècles  ;  mon 
agitation  devint  infinie  et  mon  esprit  bondit  et  roula  comme 
les  lames  de  l'Océan  »  (Baudelaire). 

L'Orient  lui  souffle  des  cauchemars  qui  le  laissent  pante- 
lant et  stupéfié,  le  cœur  levé  de  dégoût,  tandis  qu'une 
barbare  mythologie  le  torture  et  le  supplicie.  «  Des  singes, 
des   perroquets,  des  cacatoès,  me  regardaient  fixement,  me 


THOMAS    DE    oUINCEY  217 

huaient,  me  faisaient  des  grimaces,  m'adressaient  leur  l)abil- 
lage.  J'entrais  en  courant  dans  des  pagodes,  j'étais  fixé 
pendant  des  siècles  à  leur  sommet  ou  dans  quelque  chambre 
secrète.  J'étais  l'idole,  le  prêtre,  j'étais  adoré,  j'étais  sacrifié. 
Je  fuyais  la  colère  de  Brahma  à  travers  toutes  les  forêts  de 
l'Asie  ;  ^'ishnou  me  haïssait,  Siva  m'attendait  immobile.  Je 
tombais  tout  à  coup  sur  Isis  et  Osiris  ;  j'avais,  prétendaient- 
ils,  commis  une  action  qui  faisait  trembler  l'ibis  et  le  croco- 
dile. Pendant  des  milliers  d'années,  j'étais  enseveli  vivant 
dans  des  sarcophages  de  pierre,  avec  des  momies  et  des 
sphinx  dans  d'étroites  cavités,  au  cœur  des  pyramides  éter- 
nelles ;  je  recevais  les  baisers  cancéreux  des  crocodiles,  je 
gisais  sans  mouvement  dans  les  roseaux  et  la  boue  du  Nil, 
parmi  des  tas  de  créatures  avortées  et  indescriptibles  ». 

Il  ne  vit  plus  que  dans  un  monde  d'oiseaux  difformes,  de 
serpents  et  surtout  de  crocodiles.  «  Le  maudit  crocodile 
devint  pour  moi  l'objet  d'une  horreur  plus  violente  que  tout 
le  reste.  J'étais  obligé  de  vivre  avec  lui,  et  pendant  des  siè- 
cles, ce  qui  se  produisait  toujours  dans  mes  rêves.  Parfois  je 
m'échappais  et  me  retrouvais  alors  dans  mes  maisons  chi- 
noises. Tous  les  pieds  des  tables,  des  canapés,  s'animaient, 
devenaient  vivants  ;  l'abominable  tête  du  crocodile,  avec  ses 
yeux  sanglants,  me  regardait,  répétée,  multipliée  par  my- 
riades, et  je  restais  pétrifié,  fasciné  ». 

Il  assiste  enfin  à  des  mêlées  terribles  dont  il  lui  semble  pos- 
séder la  faculté  mais  non  le  pouvoir  de  décider  l'issue,  gisant 
impuissant  «  à  des  profondeurs  que  n'atteindra  jamais  le 
plomb  de  la  sonde  ».  Dans  une  obscurité  toute  scintillante  de 
lumières  il  voit,  il  entend  passer  la  course  précipitée  d'une 
multitude  fuyante,  «  une  tempête  semée  de  figures  humaines  ». 
Dressé  en  sursaut  sur  son  lit,  glacé  d'effroi,  la  respiration 
haletante,  le  cœur  battant  à  rompre,  affolé  d'angoisse,  Quin- 
cey  ne  connaît  plus  le  repos  et  n'ose  plus  s'endormir.  «  Au- 
jourd'hui, écrit-il  en  1819,  j'en  suis  venu  à  redouter  l'ap- 
proche du  sommeil,  s'il  doit  m'apporter  des   visions  aussi 


218  ÉTUDE    MÉDICO-LITTÉRAIRE 

douloureuses,  pleines  d'une  vie  aussi  intense  que  celles  qui 
persécutaient  mon  cerveau  plein  de  fantômes  ». 


Au  résumé,  quel  tableau  saisissant  des  méfaits  du  «  divin 
breuvage  »,  et  combien  ceux-ci  l'emportent  par  leur  nombre, 
leur  diversité,  leur  intensité,  sur  les  quelques  jouissances 
qui  marquent  le  début  de  son  usage  !  Calme  momentané, 
sérénité  passagère,  gaieté  factice,  rêves  éphémères,  conso- 
lation mort-née...  voilà  ce  que  chante  Quincey.  Qu'est-ce  à 
côté  de  ce  qu'il  pleure,  torpeur  intellectuelle,  ruine  psy- 
chique, écrasement  moral,  hantises  incessantes,  terreurs, 
angoisses,  épouvantes,  vie  de  misère  et  de  souffrance,  de  tor- 
ture et  de  désespoir,  empoisonnée  encore  par  le  remords  et 
dont  il  voudrait  s'évader  ! 

A  lire  Quincey,  il  semblerait  donc  qu'on  ne  dût  point  se 
sentir  attiré  vers  l'opium,  auteur  responsable  de  tant  de  dou- 
leurs et  de  tant  de  hontes,  mais  au  contraire  qu'on  éprouvât 
fatalement  pour  cette  néfaste  substance  une  répugnance  invin- 
cible, une  insurmontable  aversion.  Or,  certains  de  nous 
sont  ainsi  faits  que  le  spectacle  qui  devrait  les  remplir  d'hor- 
reur et  de  dégoût  est  précisément  celui  qui  les  captive  et  qui 
les  séduit.  Kane  '  a  connu  un  certain  nombre  de  personnes 
qui  commencèrent  à  prendre  du  laudanum  parce  qu'elles 
avaient  lu  les  Confessions.  Nous-mèmc  avons  été  profondé- 
ment surpris  d'entendre  de  nos  malades  imputer  à  cette 
lecture  leur  attirance  pour  l'opium  et  nous  déclarer  que  «  s'ils 
avaient  eu  l'idée  de  fumer  l'opium,  c'est  parce  qu'ils  avaient 
lu  Quincey  et  Baudelaire  ».  Nous  avons  parlé  en  un  autre 
chapitre  de  l'influence  de  notre  grand  poète  qui,  au  charme 
dont  se  pare  toujours  la  sensation  inconnue,,  joignit  la 
magie  de  son  Verbe  enivrant.  Un  autre  point  doit  nous 
retenir  pour  le  moment,  celui  de  la  sincérité  de  Quincey, 

i.  Kane.TAe  Drugs  that  enslave.  Philadelphie,  1881  (cité  par  P.  Guerrier). 


THOMAS    UE    C'UINCEY  21^ 

sincérité  fortement  attaquée  ces  derniers  temps,  à  tort 
croyons-nous.  Cette  digression  ne  sera  pas  inutile  car  elle 
nous  servira  à  éliminer  du  tableau  de  l'opiumismc  certains 
traits  qui  ne  lui  appartiennent  pas  et  qu'on  tendait  trop  faci- 
lement à  lui  attribuer  d'après  les  descriptions  de  Quincey. 

L' opiumisme  de  Quincey.  —  D'aucuns,  dis-je,  ont  nié 
l'opiomanie  du  grand  écrivain  :  M.  Teodor  de  Wyzewa  ^, 
notamment,  s'exprime  de  la  sorte  :  «  Quant  à  l'opium,  son 
rôle  dans  la  vie  de  Quincey  fut,  je  le  répète,  fort  restreint. 
Les  singularités  de  son  caractère  et  de  sa  littérature  ne 
doivent  rien,  en  tout  cas,  à  cet  usage  de  Topium.  Quincey  a 
été,  dès  le  début,  l'homme  et  l'écrivain  qu'il  est  toujours 
l'esté.  L'opium  lui  a  seulement  servi  de  prétexte  pour  attirer 
l'attention  sur  ses  poèmes  en  prose.  Cet  homme  extraordi- 
naire avait,  d'ailleurs,  toutes  les  audaces.  Après  la  mort  de 
son  ami  Coleridge,  qui  avait  été  réellement  une  victime  de 
lopium,  il  s'attache  à  établir,  en  faisant,  d'ailleurs,  le  plus 
grand  éloge  de  Coleridge,  que  le  poète  défunt  n'avait  jamais 
été  un  mangeur  d'opium  sérieux  et  que  lui  seul,  Quincey, 
avait  droit  à  ce  titre.  Et  c'est  ainsi  que,  ignorant  l'extraordi- 
naire écrivain  des  Césars  et  de  la  Diligence,  nous  connaissons 
tous  Quincey  le  mangeur  d'opium,  dont  on  a  pu  dire  sans 
trop  d'invraisemblance  qu'il  n'avait  jamais  mangé  d'opium 
dans  sa  vie  ». 

M.  Aynard  "  met  pareillement  en  doute  son  opiophagie  et 
émet  cette  opinion  que  Quincey,  qu'il  déclare  perversement 
ennemi  de  la  vérité,  se  serait  servi,  pour  ses  descriptions, 
des  documents  de  Coleridge,  opiomane  authentique  et  indis- 
cuté. M.  P.  Guerrier ',  à  son  tour,  traite  la  question  dans 
une  thèse  encore  récente.  Après  avoir  rapporté  le  tableau 


,   1.  T.   de    Wyzewa.    Ecrivains   élraiicjers    {Quelques   figures    de   poêles 
anglais),  i"  sôiie.  Paris,  d896,  p.  61. 

2.  J.  Aynard.  La  vie  d'un  poêle.  Coleridge.  Paris,  l'JOT. 

3.  P.  Guerrier.  Thèse  citée. 


220  KTUDE    MÉDICO-LITTÉRAIRE 

classique  des  opiophages,  il  estime  que  ce  tableau  ne  con- 
corde pas  avec  celui  qu'a  donné  Quincey  et  conclut  que 
celui-ci  inventa  en  réalité  ses  Confessions,  qu'il  est  à  peu 
près  impossible  que  Quincey  eût  été  le  buveur  de  laudanum 
qu'il  déclare  avoir  été  et  que  Ton  croit  généralement,  qu'il  a 
presque  certainement  usurpé  son  titre  de  roi  des  mangeurs 
d'opium  et  qu'il  ne  fut  jamais  qu'un  très  petit  opiophage. 
L'immense  majorité  des  traducteurs  et  des  biographes  de 
Quincey  repousse  cette  idée.  Le  fin  critique,  le  subtil  ana- 
lyste qu'est  M"^  Arvède  Barine*,  affirme  sa  conviction  en  la 
véracité  et  la  sincérité  de  «  l'historiographe  complaisant  des 
effets  de  l'opium  sur  l'âme  humaine  ».  Tout  aussi  robuste 
est  la  foi  de  M.  Albert  Savine  -  et  Baudelaire  n'hésite  pas  à 
éloigner  l'hypothèse  que  les  Confessions  soient  une  pure  con- 
ception de  l'esprit,  «  cette  dernière  hypothèse  étant  tout  à 
fait  improbable  à  cause  de  l'atmosphère  de  vérité  qui  plane 
sur  tout  l'ensemble  et  de  l'accent  inimitable  de  sincérité  qui 
accompagne  chaque  détail  ». 

A  notre  avis,  le  problème  a  été  mal  étudié.  L'on  s'est 
surtout  contenté  de  dégager  de  l'œuvre  de  Quincey,  cet 
«  amant  de  la  vérité  »  comme  il  se  nomme  lui-même,  l'impres- 
sion de  conscience  et  d'absolue  honnêteté  qu'elle  dorme  effec- 
tivement à  l'observateur  impartial  au  lieu  de  chercher  à 
expliquer  les  différences  qui  séparent  réellement  Quincey  des 
habituels  thériakis.  Eh  oui  !  P.  Guerrier  a  raison  de  ne 
point  vouloir  identifier  le  récit  des  Confessions  à  la  symplo- 
matologie  clinique  de  l'opiophagie,  mais  il  a  tort  de  ne  voir 
en  Quincey  qu'un  «  inventeur».  C'est  qu'en  effet  Quincey  fie 
fut  pas  un  opiophage,  il  fut  un  buveur  de  laudanum  ;  en 
cette  qualité,  il  fut  une  victime  des  deux  toxiques  associés, 
l'opium  et  l'alcool.  D'autre  part,  il  faut,   dans  l'étude  de 


1.  A.  Barine.  Poêles  et  nécrosés  (Hoffmann,  Quincey,  Poe,  Serval).  2»  éd., 
Paris,  1908. 

2.  Th.  de  Quincey.  Souvenirs  autobiographiques  cV un  mangeur  d'opium 
Traduction  et  préface  par  Albert  Savine.  2»  éd.,  Paris,  1903. 


THOMAS    DK    (JUINCEY  221 

ropiumisme  de  Quincey,  tenir  le  plus  grand  compte  du  mode  1 
intermittent  de  l'intoxication  à  son  début  et  du  terrain  par-  i 
ticulier  sur  lequel  fut  versé  le  poison. 

A .  —  Nous  ne  connaissons  pas  la  formule  de  la  teinture 
d'opium  délivrée  par  l'apothicaire  d'Oxford-Street  (ou  fabri- 
quée par  Quincey  lui-même),  mais  il  ne  peut  s'agir  que  d'une 
teinture  alcoolique  ou,  pour  le  moins,  d'un  vin  opiacé  forte- 
ment alcoolique,  tel  que  celui  qui  entre  dans  la  composition 
de  notre  laudanum  de  Sydenham  '.  Et  lorsque  Quincey  en 
arrive  aux  doses  formidables  de  8000,  10  000  gouttes  et  peut- 
être  encore  plus,  de  laudanum  par  jour,  on  peut  juger  de 
l'alcoolisation  certaine  qui  s'associe  à  la  thébaïsation.  De 
fait,  un  certain  nombre  de  troubles  relatés  par  Quincey  et 
que  nous  avons  cités  sans  en  faire  aucune  critique  nous 
paraissent  beaucoup  plus  en  rapport  avec  l'alcoolisme  qu'avec 
l'opiumisme.  De  ce  nombre  sont  les  cauchemars  terrifiants, 
«  encombrés  de  faces  menaçantes  et  de  bras  flamboyants  », 
qui  viennent  l'assaillira  partir  de  1817.  Ces  fantômes  grima- 
çants, ces  sensations  vertigineuses  de  chute  au  fond  de  gouf- 
fres infinis,  ces  lumières  scintillantes  dans  la  nuit,  ces  immen- 
sités d'eau  dans  lesquelles  il  se  débat,  ces  contacts  immondes 
qui  l'effleurent,  cette  multitude  d'animaux  étranges,  apoca- 
lyptiques, qui  le  poursuivent  menaçants,  ces  visions  de  ba- 
tailles et  de  fuites  éperdues,  toute  cette  fantasmagorie  mobile, 
changeante,  cinématographique,  ces  terreurs  nocturnes,  ces 
réveils  en  sursaut  avec  persistance  de  limage  angoissante, 
celte  insomnie  épouvantée  enfin,  ne  sont  ils  pas  autant  de 
stigmates  de  l'alcoolisme  chronique  associé  au  thébaïsme  ! 

Les  opiophages  purs  -  ne  présentent  pas  ce  tableau  d'après 
nos  observations  et  nos  renseignements  personnels  comme 

1.  Quincey,  d'ailleurs,  fait  cette  remarque  au  sujet  de  la  teneur  en 
alcool  de  sa  teinture  d'opium  :  «  la  teinture  d'opium  connue  sous  le  nom 
de  laudanum  enivrerait  certainement  si  l'on  pouvait  en  ingérer  une  assez 
grande  quantité,  mais  comment?  Farce  qu'elle  contient  une  forte  propor- 
tion d'esprit  de  vin.  et  non  parce  qu'il  y  a  tant  d'opium  dans  sa  compo- 
sition »  (Trad.  Descreux,  p.  225). 

2.  Voir  sur  ce  point  p.  22. 


222  ÉTUDE    MÉDICO-LITTÉRAIRE 

d'après  nos  lectures.  ZambacoS  notamment,  après  avoir  fait 
une  description  pittoresque  des  afiondjis  de  Stamboul, 
entreprend  leur  analyse  psychologique  et  ne  parle  ni  d'hallu- 
cinations, ni  de  cauchemars  terrifiants,  tandis  qu'il  insiste  sur 
l'existence  de  ceux-ci  chez  les  morphinomanes.  L'opiophage 
se  fait  surtout  remarquer  par  son  hébétude  et  son  abrutisse- 
ment, sa  torpeur  lourde  et  obtuse.  «  Il  s'engourdit  de  plus  en 
plus  ;  son  énergie,  son  activité  baissent  progressivement  ;  il 
passerait  volontiers  tout  son  temps,  toute  sa  vie  dans  la 
paresse,  dans  le  repos  le  plus  absolu  dont  il  éprouve  le  plus 
^Tand  besoin...  Les  opiophages  sont  presque  tous  d'une  gra- 
vité solennelle  et  d'une  lenteur  désespérante...  Ils  ont  toujours 
la  tête  lourde  et  souvent  l'intelligence  confuse  et  comme 
accablée.  On  dirait  qu'ils  sont  fatigués  de  vivre.  Ils  s'intéres- 
sent peu  ou  point  à  tout  ce  qui  les  entoure.  Les  facultés 
afTectives  ont  presque  disparu  chez  eux...  » 

Les  morphinomanes,  contrairement  aux  opiophages,  ont 
souvent,  en  dehors  du  morphinisme  aigu  ou  des  périodes 
d'abstinence  et  du  delirium  tremens  «  amorphinique  »  -,  des 
rêves  et  cauchemars  dont  le  caractère  terrifiant  les  rapproche 
beaucoup  de  ceux  des  alcooliques.  Mais  aussi  la  morphine 
est-elle  bien  plus  toxique  que  l'opium,  surtout  que  certains 
opiums  (de  Perse,  d'Egypte  ou  de  Chine,  falsifiés  au  surplus), 
et  l'est-elle  davantage  absorbée  par  la  voie  hypodermique. 
Encore  doit-on  faire  remarquer  avec  Bail,  Pichon,  Chambard, 
que  beaucoup  de  morphinomanes  combinent  avec  la  mor- 
phine l'usage  du  chloroforme,  du  chloral,  de  la  cocaïne  et 
surtout  des  boissons  alcoohques  %  que  les  hallucinations 
diurnes,  très  rares  «  si  tant  est  qu'elles  existent  »  *,  se  rat- 


1.  Zambaco.  De  la  morphéomanie.  L'Encéphale,   1882,   p.  413  et  603; 
1884,  p.  658;  et  Congrès  médical  d'Athènes,  18  avril  1882. 

2.  Pichon.  Le  inorphinisme ;  habitudes,  impulsions  vicieuses,  actes  anor- 
maux,  morbides  et  délictueux  des  morphinomanes .  Paris,  1890. 

3.  «  Beaucoup  de  morphinomanes  sont  en  même  temps  des  ivrognes  de 
profession.  »  B.  ha\\.  La  morphinomanie.  2»  éd.,  Paris,  1888,  p.  51. 

4.  Chambard.  Les  morphinomanes.  Paris,  s.  d.,  p.  74. 


THOMAS    DE    gUlNCEY  223 

lâchent  le  plus  souvent  à  cette  intoxication  concomitante  et 
que  les  crises  nocturnes,  bien  que  parfois  autonomes,  recon- 
naissent souvent  la  même  étiologie.  En  outre,  les  visions 
des  morphiniques  ne  présenteraient  point  cette  mobilité  si 
particulière,  si  désordonnée,  qui  caractérise  celles  des  alcoo- 
liques et  ne  s'associeraient  que  très  rarement  à  des  troubles 
de  la  sensibilité  générale.  Chez  les  opiophages,  les  cauche- 
mars seraient  encore  moins  changeants  et  précipités.  Le 
thème  du  rêve  se  déroulerait  généralement  tout  au  long, 
revêtant  une  allure  relativement  cohérente  et  ordonnée,  et 
affecterait  parfois  un  caractère  obsédant  (cf.  le  rêve  obsédant 
du  Malais  chez  Quincey  et  l'observation  de  Gombault,  in 
thèse  Demontporcelet)  \ 

Mais,  d'autre  part,  l'alcool  incorporé  au  laudanum  n'a  pas 
dû  avoir  seulement  pour  effet  d'ajouter  ses  maléfices  à  ceux 
de  l'opium  ;  il  a  dû  vraisemblablement  jouer  un  rôle  utile  en 
la  circonstance  et  combattre  par  son  action  stimulante  celle 
torpide  de  son  associé.  Cette  supposition  nous  expliquerait 
encore  pourquoi  le  tableau  du  thébaïsme  s'est  trouvé  dès  le 
début  sensiblement  modifié  chez  Quincey  qui  lutte,  d'ailleurs, 
contre  l'opium  en  buvant  du  thé  depuis  huit  heures  du  soir  jus- 
qu'à quatre  heures  du  matin.  Nous  trouvons  dans  la  remarque 
suivante  de  Zambaco  une  confirmation  de  notre  hypothèse. 
«  J'ai  observé,  dit  ce  dernier-,  des  opiophages  usant  en  même 
temps  et  parfois  largement  du  cognac  ou  du  Raki,  et  j'ai  pu 
remarquer  que  cette  association,  loin  d'être  nuisible,  produi- 
sait des  effets  salutaires.  Il  n'\^  a  aucun  doute  que,  dans  les 
cas  où  l'alcool  est  pris  avec  modération,  il  contrebalance  avec 
eflicacité  l'effet  déprimant,  hyposthénisant,  de  l'opium...  Les 
opiophages  qui  prennent  une  quantité  raisonnable  d'alcool 
sont  moins  inaptes  au  travail  et  conservent  une  intelligence 
bien  plus  active  que  les  mangeurs  exclusifs  d'opium  w. 

t.  C.  Demontporcelet.  De   l'usage  quotidien  de  l'opium.  Les  mangeurs 
d'opium.  Thèse  Paris,  1874. 
2.  Zambaco.  L'Encéphale,  1882,  p.  420. 


224  ÉTUDE    MÉDICO-LITTÉRAIRE 

Au  surplus,  certaines  particularités  que  nous  relevons  dans 
son  mode  d'intoxication  permettent  de  mieux  comprendre  la 
résistance  de  Quincey  au  poison. 

B.  — C'est  qu'en  effet  Quincey  n'a  pas  d'emblée  voué  à  sa 
noire  idole  un  culte  quotidien  ;  il  a  d'abord  espacé  ses  ado- 
rations ;  avant  de  lui  appartenir  définitivement  il  s'est  livré 
progressivement  à  l'opium,  par  intermittences,  et  encore  a-t-il 
essayé  maintes  fois  de  se  libérer  du  joug  qui  l'asservissait, 
de  renoncer  au  divin  toxique  ou,  du  moins,  d'en  diminuer 
considérablement  ses  habituelles  doses  ;  à  quatre  reprises  il  a 
lutté,  nous  dit-il,  avec  succès  contre  sa  domination.  Durant 
de  nombreuses  années  il  ne  prit  de  l'opium  qu'à  de  longs 
intervalles,  toutes  les  trois  semaines  d'abord,  puis  tous  les 
samedis  ;  il  se  livrait  alors  à  une  véritable  débauche  toxique 
qui  semble  correspondre  tout  à  fait  aux  accès  d'ivrognerie 
périodique  des  obsédés  dipsomanes.  Il  a,  de  la  sorte,  le  temps 
d'éliminer  entièrement  sa  dose  de  poison  avant  d'en  prendre 
une  nouvelle.  En  même  temps  il  s'accoutume  à  l'opium, 
s'aguerrit  contre  son  action  ;  il  accomplit  vis-à-vis  de  lui  une 
véritable  mithridatisation  qui  lui  servira  plus  tard  à  supporter 
des  doses  énormes  et  à  coup  sûr  mortelles  pour  un  néophyte. 

Jusqu'en  1812  il  ne  prend  donc  de  l'opium  qu'en  dilettante, 
en  espaçant  convenablement  les  doses  et  «  en  se  gardant 
attentivement  de  dépasser  la  dose  de  23  onces  ^  de  laudanum 
en  une  seule  fois  ».  Il  ne  connaît  alors  ni  ne  soupçonne 
aucune  des  «  terreurs  que  l'opium  tient  en  réserve  pour  ceux 
qui  abusent  de  son  indulgence  ». 

Ainsi  accoutumé  par  huit  années  d'un  usage  intermittent 
et  relativement  modéré,  il  s'adonne  régulièrement  au  philtre 
charmeur  et  force  la  dose  jusqu'à  en  prendre  320  grains"  par 
jour,  soit  8000  gouttes  ^  Trois  ans  plus  tard,  en  1816,  d'un 


1.  Voir  à  ce  sujet  la  note  p.  224  de  la  traduction  Descreux. 

2.  Le  grain  anglais  vaut  0s'-,0648. 

3.  Quincey  compte  2o  gouttes  de  laudanum  pour  1  grain  d'opium.  Voir 
la  note  p.  248  de  la  traduction  Descreu.x. 


THOMAS    DE    QUINCEY  225 

seul  coup  et  sans  grand  effort  il  descend  à  40  grains  ;  c'est, 
dit-il,  le  jour  le  plus  heureux  de  sa  vie,  car  «  aussitôt,  et 
comme  par  magie,  le  nuage  de  profonde  mélancolie  qui 
pesait  sur  mon  cerveau  comme  les  noires  vapeurs  que  j'ai 
vues  descendre  du  sommet  d'une  montagne  se  dissipa  en 
une  semaine...  Un  dernier  printemps  était  venu  clore  la 
saison  de  la  jeunesse.  Mon  cerveau  remplissait  ses  fonctions 
aussi  aisément  que  jadis...  »  Cela  dure  un  an,  puis  il  reprend 
ses  doses  énormes  et  alors...  «  alors,  il  faut  dire  adieu  à  cette 
douce  béatitude,  adieu  pour  l'hiver  comme  pour  Tété,  adieu 
aux  sourires  et  aux  rires,  adieu  à  la  paix  de  l'esprit,  adieu  à 
l'espérance  et  aux  rêves  paisibles,  adieu  aux  consolations 
bénies  du  sommeil  !  »  (Baudelaire) .  Il  en  a  fini  désormais  avec 
les  plaisirs  de  l'opium,  il  en  est  arrivé  maintenant  aux 
tortures  de  l'opium,  à  une  iliade  de  calamités  ! 

Après  plusieurs  tentatives  d'abstinence  et  les  inévitables 
rechutes,  il  parvient  dans  les  dernières  années  de  sa  vie  ^  à 
diminuer  la  quantité  de  son  poison  quotidien  et  à  n'en  plus 
prendre  que  5  ou  6  grains  par  jour  au  lieu  de  300,  400  et 
plus-;  il  constate  alors  un  dernier  réveil  de  son  intelligence 
«  aussi  active,  aussi  infatigable  qu'une  panthère  ». 

C'est  à  cette  accoutumance  progressive  et  intermittente 
entreprise  dès  l'âge  de  dix-neuf  ans,  à  cette  mithridalisation 
précoce  de  son  organisme,  et  à  ces  trêves  plus  ou  moins 
prolongées,  que  nous  attribuons  la  tolérance  remarquable, 
encore  que  relative,  que  témoigne  Quincey  vis-à-vis  de 
l'opium  et  sa  longévité  véritablement  extraordinaire  avec  une 
pareille  intoxication.  Mais  si,  pour  toutes  les  raisons  que  nous 
venons  de  donner,  l'on  conçoit  que  l'opiumisme  de  Quincey 
soit  quelque  peu  différent  de  celui  des  opiophages,  il  ne  faut 
pas  croire  cependant  qu'il  s'en  écarte  tellement  qu'on  ne 
puisse  lui  reconnaître  les  principaux  caractères  du  thébaïsmc 

1.  Il  est  mort  à  soi.xante-quinze  ans. 

2.  Quincey  allait  jusqu'à  12000  gouttes  de  laudanum,  correspondant 
d'après  ses  calculs  à  480  grains  d'opium. 

DipotY.  —  Les  opiomanes.  *'* 


226  ÉTUDE    MÉDICO-LlTTERAIRE 

chronique  classique.  Quincey  souffre  des  mêmes  souffrances 
physiques  et  morales  que  les  autres  opiomanes,  mangeurs 
ou  fumeurs.  S'il  ne  s'étend  pas  complaisamment  sur  les 
premières,  peu  ragoûtantes  pour  le  lecteur,  il  laisse  suffisam- 
ment entendre  qu'elles  ne  lui  sont  point  épargnées  et  il 
signale  ce  symptôme  si  spécial  que  tous  décrivent  quand  ils 
en  viennent  aux  doses  limites  de  l'intoxication  massive, 
l'irritation  superficielle  de  la  peau  qui  ne  tarde  pas  à  devenir 
insupportable  et  le  prurit  nasal.  Quant  aux  tortures  mentales 
qu'il  nous  décrit  avec  la  plus  grande  minutie  et  que  nous 
avons  rapidement  analysées,  si  elles  portent  d'après  nous  le 
cachet  de  l'alcoolisme,  leur  note  dominante  est  cependant 
dévolue  à  l'opium  avec  l'apathie  insurmontable,  la  torpeur 
<léo>oûtée,  la  désespérante  mélancolie  et  surtout  l'éternelle, 
la  sempiternelle  rêverie  dont  les  motifs  roulent  sur  sa  vie 
passée...  et  gâchée,  sur  l'Orient  dont  il  se  plaît  à  évoquer 
les  magiques  splendeurs,  sur  la  métaphysique  allemande 
qu'il  médite  dans  les  écrits  de  Kant,  de  Fichte,  de  Schelling, 
ses  philosophes  préférés  toujours  à  portée  de  sa  main... 

On  a  prétendu  que  Quincey  ignorait  la  prostration  que 
procure  l'opium  et  on  a  voulu  soutenir,  de  ce  fait,  quil 
n'était  pas  opiophage.  Or,  si  réellement  dans  les  premières 
pages  de  ses  Confessions  correspondant  à  ses  premières 
années  d'intoxication  il  se  déclare  indemne  de  la  dépression 
consécutive  à  une  exaltation  intellectuelle  initiale,  de  la 
torpeur  et  de  la  stagnation  physique  et  morale  engendrées 
par  l'opium,  il  a,  quelques  pages  plus  loin,  la  franchise  de 
reconnaître  s'écarter  en  cela  de  la  règle  des  opiophages  et 
d'en  donner  les  raisons.  «  Au  plus  haut  point  de  son  état 
divin  de  volupté  le  mangeur  d'opium,  déclare-t-il,  cherche 
naturellement  la  solitude  et  le  silence  comme  conditions 
indispensables  de  ces  paroxysmes  ou  de  ces  rêveries  d'une 
profondeur  infinie  qui  sont  le  couronnement  et  la  consom- 
mation de  ce  que  l'opium  peut  produire  dans  une  nature 
humaine.  Pour  moi,  qui  avais  la  maladie  de  méditer  trop  et 


à 


THOMAS    DE    QUINGEY  227 

d'observer  trop  peu,  moi  qui  dans  les  premiers  temps  de 
mon  séjour  au  collège  faillis  tomber  dans  une  profonde  mélan- 
colie, au  souvenir  sans  cesse  présent  des  souffrances  dont 
j'avais  été  témoin  à  Londres,  j'étais  averti  assez  clairement 
des  tendances  de  mes  pensées  pour  lutter  contre  elles  de 
toutes  mes  forces...  Le  remède  que  j'employais  consistait  à 
m'imposer  à  moi-même  la  fréquentation  de  la  société,  et  à 
tenir  mon  intelligence  continuellement  occupée  sur  des 
sujets  scientifiques.  Sans  ces  moyens  je  serais  certainement 
tombé  dans  une  mélancolie  hypocondriaque.  Dans  les  années 
suivantes,  lorsque  je  fus  rentré  en  pleine  possesssion  de  la 
gaieté,  je  cédai  à  mon  penchant  naturel  pour  la  vie  solitaire. 
A  cette  époque-ci,  je  tombai  souvent  dans  ces  sortes  de  rêveries 
sous  l'influence  de  l'opium  ».  Nous  avons  vu,  d'autre  part, 
en  quels  termes  il  se  dépeignait  pour  ne  pas  insister  davan- 
tage sur  ce  point. 

C.  —  Un  dernier  détail  doit  nous  retenir  quelques  instants 
encore  sur  Quincey,  relatif  à  la  qualité  de  son  inteUigence. 
La  nature  du  terrain  influe  grandement,  comme  l'on  sait, 
sur  le  développement  des  psychoses,  même  des  psychoses 
toxiques.  L'ivresse  des  gens  cultivés  et  instruits  n'est  pas  la 
même  que  celle  des  rustres  et  des  imbéciles.  Or  Quincey,  si 
déséquilibrées  que  fussent  ses  facultés,  n'en  était  pas  moins 
une  intelligence  supérieure,  servie  par  une  mémoire  prodi- 
gieuse (que  les  330  sermons  de  son  tuteur  Samuel  H.  n'avaient 
pas  peu  contribué  à  développer).  Toujours  attiré  vers  les 
choses  de  l'esprit,  n'ayant  de  tout  temps,  dès  même  son 
séjour  à  l'école,  que  des  projets  et  des  plaisirs  intellectuels, 
également  versé  dans  toutes  les  littératures,  l'on  comprend 
aisément  que  même  tombé  par  la  faute  de  l'opium  dans  le 
nonchaloir  et  l'indolence,  même  fatigué,  miné,  épuisé,  affaibli 
par  les  cauchemars,  par  l'insomnie,  par  les  privations,  par  la 
souffrance,  même  diminué  considérablement,  l'intelligence  de 
Quincey  soit  demeurée  assez  brillante  pour  illuminer  encore 
à  travers  les  brumes  qui  la  voilent,  sa  pensée  et  ses  écrits. 


228  ÉTUDE    MÉDICO-LITTERAlRE 

Et  en  voyant  ce  que,  malade,  elle  a  produit,  on  ne  peut  que 
déplorer  cette  funeste  passion  de  l'opium  qui  gâcha  une  si 
remarquable  intelligence.  «  Si  jamais  homme  gâcha  les  dons 
reçus  en  naissant,  dit  M""^  Arvède  Barine  \  ce  fut  celui-là. 
Quincey  n'avait  pas  vingt  ans  qu'il  avait  déjà  mangé  son  blé 
en  herbe  ;  à  l'Université  il  ne  pouvait  plus  travailler  qu'en 
s'excitant  avec  de  l'opium...  Des  bijoux  de  grand  prix  parmi 
les  ossements  et  dans  la  poussière  d'un  tombeau,  voilà,  en 
effet,  ce  que  Thomas  de  Quincey  nous  a  laissé,  voilà  quelle 
a  été  l'œuvre  de  l'opium  ». 

Nous  avons  tenu  à  analyser  en  détail  le  cas  de  Quincey, 
bien  qu'il  n'ait  pas  été  un  fumeur  d'opium,  parce  que  dans 
l'histoire  de  l'opium  on  cite  à  chaque  pas  son  exemple.  Il  fut 
vraiment  le  Chantre  et  l'Apôtre,  il  fut,  suivant  sa  propre 
expression,  le  Pape  de  l'Opium  et  son  intluence  fut  immense. 
Or  l'étude  que  nous  avons  entreprise  de  son  œuvre  nous  mène 
à  cette  conclusion,  c'est  que,  malgré  sa  superbe  intelligence, 
capable  encore  de  créer  alors  que  déchue,  malgré  sa  lutte 
opiniâtre  contre  le  poison,  malgré  les  intermittences  et  les 
rémissions  de  son  intoxication,  malgré  son  exceptionnelle 
accoutumance,  Quincey  fut  une  triste,  une  malheureuse 
victime  de  l'opium,  et  son  exemple  est  de  ceux  qui  démon- 
trent jusqu'à  l'évidence  combien  pernicieux  et  irréparables 
gOnt  les  maléfices  de  la  Drogue.  Nous  tirerons  les  mêmes, 
conclusions  en  étudiant  Coleridge. 

1.  A.  Barine.  Loc.  cit.  p.  156. 


CHAPITRE  II 

COLERIUGEi 
(OPIUMISME     ET    PSYCHOSE     PÉRIODIQUE) 

Coleridge^  passe  pour  avoir  été  un  adepte  de  ropium  aussi 
fervent  que  Th.  de  Quincey^.  Or,  il  a  laissé  des  œuvres  im- 
portantes dans  les  genres  les  plus  divers  (poèmes  de  toute 
nuance,  idylliques,  élégiaques,  lyriques,  sonnets,  odes  et 
ballades,  tragédies,  drames  romantiques,  traductions  alle- 
mandes, essais  philosophiques,  méditations  religieuses,  cri- 
tiques littéraires,  articles  politiques,  sermons  laïques,  confé- 
rences multiples,  dissertations  théologiques,  études  d'art,  etc., 
enfin  lettres  innombrables),  et  dont  beaucoup  portent  la 
marque  d'un  incontestable  talent,  malgré  le  dédain  dont  les 

1.  Cette  étude  a  paru  dans  le  Journal  de  psychologie  normale  et  patho- 
logique (mai-juin  1910j. 

2.  D'autres  littérateurs  anglais  furent  comme  Coleridge  des  opiophages  : 
Robert  Hall,  John  Randolph,  William  Wilberforce.  Quant  à  Charles 
Lamb,  s'il  fut  interné  dans  une  maison  de  santé  à  Hoxton,  il  ne  semble 
pas  que  l'opium  en  ait  été  cause.  —  Signalons  encore  parmi  les  opiophages 
célèbres,  lord  Erskine,  Isaac  Miiner.  et  chez  nous  Richelieu. 

3.  Thomas  de  Quincey  ne  fut  pas  étranger  à  la  renommée  de  Coleridge 
comme  opiomane.  Il  le  cite  à  maintes  reprises  dans  ses  œuvres  et  dans 
ses  lettres,  comme  type  de  mangeur  d'opium,  et  il  attribue  à  son  opiu- 
misme  la  même  origine,  les  souffrances  aiguës  causées  par  le  rhumatisme 
qu'il  invoque  personnellement.  Nous  avons  vu  qu'il  se  défendait  énergi- 
quement  d'avoir  usé  de  l'opium  en  hédoniste,  mais  il  semble  qu'il  ait, 
jaloux  de  la  gloire  de  Coleridge,  cherché  à  faire  passer  celui-ci  pour  tel  : 
il  soutient,  en  effet,  que  la  cause  qui  fit  de  Coleridge  l'esclave  de  l'opium, 
«  un  esclave  qui  jamais  ne  put  rompre  sa  chaîne  »,  fut  uniquement  le 
goût  de  ses  voluptés  géniales.  Il  faut  voir,  d'autre  part,  en  quels  termes 
sévères  il  dépeint  celui  que  malgré  tout  il  est  contraint  d'admirer  (Passim 
in  Cotifessions  et.  Lettres).  Voir  également  le  portrait  qu'il  dessine  de  Cole- 
ridge dans  ses  œuvres  complètes  :  Samuel  Taylor  Coleridge  par  le  mari' 
geur  d'opium  anglais,  1834,  et  Coleridge  et  le  mangeur  d'opium,  1845). 


230  ÉTUDE    MÉDICO-LITTÉRAIRE 

accable  Taine.  Il  y  a  donc  un  puissant  intérêt  à  rechercher 
quelle  fut  Tinfluence  de  Topium  sur  cet  écrivain  qu'on  a  pu 
qualifier  de  rêveur  de  génie.  N'est-ce  point  l'opium  qui  lui 
donna  ce  masque,  à  la  fois  romantique  et  mélancolique,  et 
n'est-ce  pas  son  souffle  empoisonné  qui  lui  inspira  ces  poèmes 
dont  l'envolée  laisse  deviner  la  naissance  de  Byron  et  de 
Lamartine?  L'étude  psychologique  des  œuvres  et  de  la  vie 
de  Goleridge  que  nous  entreprendrons  avec  l'aide  précieuse 
de  M.  Aynard  \  va  nous  permettre  d'estimer  à  sa  juste 
valeur  le  rôle  du  malfaisant  toxique. 

A.  —  Ce  que  l'œuvre  de  Coleridge  doit  a  l'opium 

Dès  ses  premiers  ans,  Coleridge  se  révèle  comme  une 
intelligence  extraordinairement  vive  et  alerte,  mais  malheu- 
reusement aussi  déséquilibrée  que  possible.  Au  sombre  col- 
lège de  Londres  (Christ's-Hospital)  où  il  fut  placé  après  la 
mort  de  son  père,  il  dut  plier  sous  la  sévère  férule  du  Rév. 
James  Boyer  qui  ne  lui  ménagea  ni  les  coups  ni  le  fouet, 
dans  son  amour  morbide  de  la  discipline  et  sa  haine  outrée 
du  modernisme.  Coleridge  ne  s'amenda  qu'en  apparence, 
mais  il  surprit  ses  maîtres,  étonna  ses  condisciples,  émer- 
veilla les  étrangers  "  par  l'étendue  de  ses  connaissances  et  la 
souplesse  de  ses  facultés;  certaines  de  ses  compositions 
furent  précieusement  conservées  dans  les  archives  du  Christ's- 
Hospital.  L'opium  n'était  pour  rien  dans  l'éclosion  de  ce  pres- 
tigieux cerveau. 

Ses  premières  poésies  furent  écrites  au  collège  et  font  pré- 
sager déjà  le  souffle  puissant  qui,  plus  tard,  l'emportera  im- 

1.  J.  Aynard.  La  vie  d'un  poète.  Goleridge.  Paris,  1907. 

2.  «  ...  Samuel  Taylor  Coleridge,  logicien,  métaphysicien,  barde  inspiré  t 
J'ai  vu  l'étranger,  de  passage  dans  les  cloîtres,  s'arrêter  perdu  d'admira- 
tion à  t'entendre  révéler  avec  tes  intonations  douces  et  profondes,  les  mys- 
tères de  Jamblique  et  de  Plotin,  récitant  Homère  en  son  langage,  ou  Pin- 
dare,  pendant  que  les  murs  des  vieux  Frères  Gris  renvoyaient  l'écho  des 
accents  de  l'enfant  de  la  charité,  inspiré  !  » 

Charles  Lamb.  Recollections  of  Christ's-Hospital  ;  Ghrisfs-Hospital  five 
and  thirty.  years  ago  (Cité  par  Aynard). 


COLERIDGK  234 

pétueusement  à  travers  ses  rêveries  métaphvsiques.  Ses  pre- 
mières publications  datent  de  1794,  {Chute  de  Robespierre  y 
Sonnets  divers,  Méditations  religieuses)^  ses  premières 
conférences  {Conciones  ad  popidum) ,  dans  lesquelles  il 
déploie  une  réelle  éloquence,  de  1795.  En  1796,  il  écrit  des 
vers  exquis,  notamment  la  Harpe  Eolienne,  où  son  talent 
s'affirme  pleinement,  et  fonde  un  journal  de  politique  prédi- 
cante  [The  Watchman)  qui  échoua  piteusement.  C'est  à  ce 
moment  que  nous  voyons  pour  la  première  fois  apparaître 
l'opium,  commandé  parles  circonstances. 

Quelle  fut  la  raison  de  son  emploi  *  ?  Fût-ce,  comme  on  a 
dit,  l'acuité  momentanée  des  douleurs  rhumatoïdes  dont  il 
souffrit  dès  ses  primes  ennées  ?  Coleridge  ressentit  les  pre- 
mières atteintes  du  rhumatisme  après  une  fugue  dont  nous 
reparlerons  plus  loin.  A  dix-sept  ans,  il  paraît  avoir  présenté 
franchement  un  accès  de  fièvre  rhumatismale  avec  ictère. 
A-t-on  cherché  à  cette  époque  à  soulager  ses  douleurs  à 
l'aide  de  l'opium  ;  la  chose  est  possible,  néanmoins  son  habi- 
tude du  toxique  ne  fut  pas  amenée,  semble-t-il,  par  une 
souffrance  physique,  mais  par  une  crise  de  mélancolie  surve- 
nue après  l'échec  de  son  journal.  N'anticipons  point  sur  la  mé- 
lancolie de  Coleridge  et  poursuivons  notre  but,  la  recherche 
de  l'influence  de  l'opium  sur  son  œuvre. 

h  Ode  à  l'année  qui  finit  (parue  le  31  décembre  1796),  est 
une  virulente  critique  de  la  pohtique  de  Pitt,  en  concor- 
dance avec  les  opinions  que  Coleridge  a  émises  jusqu'à  pré- 
sent, mais  elle  est  aussi  empreinte  d'un  certain  décourage- 
ment et  d'un  sentiment  d'humihté  qui  cadrent  avec  l'accès 
mélancohque  dont  il  relève  à  peine.  Osorio  (1797)  est  une 
tragédie  écrite  sur  commande  et  composée  suivant  le  goût  du 
jour;  on  y  pressent  seulement  le  surnaturel  et  le  fantastique 
qui  marqueront  ses  poèmes,  le  Vieux  Marin,  Christabel, 
Kubla-Khan,  les  Trois  Tombes.  Or,  n'est-ce  pas  à  l'opium 

1.  Voir  J.  Hutchinson.  Goleridge's  accounl  of  how  the  opium-habit  was 
acquired.  Arch.  surg.  Lond..  189'J.  X.  2".'{. 


>^ 


232  ÉTUDE    MÉDICO-LITTÉRAIRE 

que  Coleridge  doit  ce  cachet  d'irréel,  d'impossible,  de  surna- 
turel, ainsi  que  le  ton  ému  et  attristé  de  la  Gelée  de  Minuit, 
de  la  Dédicace  à  George^  ou  du  Ros.ngnol?  M.  Ajmard  se 
pose  la  question,  à  propos  de  Kiibla-Khan  que  Coleridge  pré- 
sente au  lecteur  comme  une  curiosité  psychologique  dans  la 
note  prémonitoire  suivante  : 

Pendant  l'été  de  1797,  lauteur,  alors  en  mauvaise  santé,  s'était 
retiré  dans  une  ferme  solitaire  entre  Porlock  et  Linton,  dans  la 
partie  des  comtés  de  Devon  et  Somerset  qui  touche  à  l'Exmoor. 
Par  suite  d'une  légère  indisposition,  un  calmant  lui  avait  été 
ordonné.  L'effet  en  fut  qu'il  s'endormit  dans  son  fauteuil,  en 
train  de  lire,  dans  le  Pèlerinage  de  Purchas,  la  phrase  suivante, 
dont  voici  du  moins  le  sens:  «  Ici  le  Khan  Khubla  fit  bâtir  un 
palais  avec  un  jardin  splendide.  Et  ainsi  dix  mille  carrés  de  terre 
fertile  furent  enclos  d'un  mur.  » 

L'auteur  resta  environ  trois  heures  dans  un  profond  sommeil 
au  moins  des  sens  externes,  et  pendant  ce  temps  il  est  persuadé, 
autant  qu'on  peut  l'être,  qu'il  n'a  pas  dû  composer  moins  de  deux 
à  trois  cents  vers,  si  en  vérité  on  peut  appeler  composition  un 
état  dans  lequel  toutes  les  images  apparaissaient  devant  lui 
comme  des  objets  en  produisant  parallèlement  les  expressions  cor- 
respondantes, sans  aucune  sensation  ni  conscience  d'effort. 

A  son  réveil,  il  lui  sembla  avoir  gardé  un  souvenir  distinct  du 
tout,  et  prenant  sa  plume,  son  encre  et  son  papier,  il  se  mit  immé- 
diatement et  avec  passion  à  écrire  les  vers  qu'on  va  lire.  A  ce 
moment,  malheureusement,  il  fut  appelé  hors  de  la  chambre  par 
une  personne  venue  pour  affaires  de  Porlock  et  retenu  plus  d'une 
heure  par  elle.  A  son  retour  dans  sa  chambre,  il  s'aperçut  à  sa 
grande  surprise  et  à  son  grand  regret  que,  quoiqu'il  eût  conservé 
une  espèce  de  souvenir  vague  et  confus  du  thème  général  de  la 
vision,  à  l'exception  de  huit  ou  dix  vers  ou  images  éparses,  tout 
le  reste  avait  disparu  comme  les  images  sur  la  surface  d'un  cours 
d'eau  dans  lequel  une  pierre  a  été  lancée,  mais,  hélas,  sans  revenir 
comme  elles  ! 

Et  M.  Aynard  ajoute  :  «  Si  le  récit  de  Coleridge  est  vrai, 
et  il  n'}^  a  pas  de  raison  sérieuse  d'en  douter,  nous  avons  là 
un  exemple  unique,  peut-être,  de  création  poétique  dans  le 
rêve  et  sous  l'influence  de  l'opium.  »  Quant  à  la  préoccupa- 
tion du  surnaturel  qui  domine  toute  l'œuvre  de  cette  période, 
elle  ne  saurait  être  imputée  à  l'opium,  car  entre  autres  raisons 


COLERIDGE  233 

«  ceux  qui  ont  fait  usage  de  l'opium  ont  su  tirer  si  peu  de 
parti  de  leurs  visions  qu'on  peut  se  demander  si  ce  stimulant 
est  nécessaire  pour  expliquer  une  floraison  d'imagination 
comme  cela  »  '. 

Nous  nous  rangeons  à  l'avis  de  M.  Aynard,  mais  la  solu- 
tion de  la  question  comporte  en  réalité  plus  de  discussion  que 
n'en  a  soutenu  le  distingué  critique. 

L'opium  n'a  pas  créé  le  surnaturel  chez  Coleridge,  car  le 
goût  du  surnaturel  a  existé  de  tout  temps  chez  lui  et  s'était 
manifesté  bien  avant  qu'il  ne  prît  du  laudanum.  Nous  le  ver- 
rons tout  à  1" heure,  en  étudiant  son  caractère  psychopa- 
Ihique,  attiré  tout  enfant  par  le  surnaturel  des  Mille  et  une 
Nuits,  et  frissonner  à  leur  lecture  au  point  d'en  être  hanté  la 
nuit.  Plus  tard,  son  inclination  pour  la  mythologie  grecque, 
son  attirance  pour  la  théologie  et  la  métaphysique,  son 
absurde  projet  du  retour  à  la  nature  par  la  pantisocratie,  le 
caractère  mystique  de  sa  philosophie  et  de  sa  politique,  tout 
témoigne  de  son  élan  naturel  vers  un  idéal  insaisissable. 

On  peut  suivre  dans  les  rêveries  des  Méditations  reli- 
gieuses et  les  chimères  des  Conciones  ad  populum  l'envol 
de  son  esprit  vers  le  supra-terrestre.  Logiquement,  fatale- 
ment, Coleridge  était  incité  par  ses  tendances  innées  à  écrire 
ses  Ballades  lyriques  dans  lesquelles  «  ses  efforts  tendraient 
à  représenter  les  personnages  et  les  caractères  surnaturels  ou 
du  moins  romantiques  »  -.  Le  fantastique  allemand,  alors  à  la 
mode,  devait  encore  l'y  pousser. 

Vopiuin,  d'autre  part,  n'a  pas  créé  l'excitation  poétique 
qui  singularise  les  œuvres  de  Coleridge  composées  en  1797- 
1798.  Sans  vouloir  analyser  l'action  de  l'opium  sur  la  moti- 
lité  et  sur  l'idéation,  étude  que  nous  avons  faite  dans  un  cha- 
pitre précédent,  il  nous  suffira  de  dire  que  l'opium,  en 
dehors  de  certains  épisodes  paroxystiques,  est  un  paralysant 
de  l'activité  motrice  et  qu'une  imprégnation  chronique  par  ce 

4.  J.  Aynard.  Op.  cit.,  p.   149  et  152. 

2.  Binfjraphia  Literaria. 


234  '  ÉTUDE    MÉDICO-LITTKRAIRE 

poison  myasthénisant  ne  cadrerait  en  aucune  façon  avec 
l'excitation  physique  continue  qui  semble  avoir  envahi  Cole- 
ridge  en  i797,  lorsqu'il  déclare,  lui,  le  rêveur  paresseux  et 
indolent  qui  a  horreur  de  tout  exercice  musculaire,  qu'il  jar- 
dine, bêche  et  laboure  au  point  que  «  ses  deux  mains  cal- 
leuses peuvent  porter  témoignage  de  leur  activité  ».  L'opium, 
d'autre  part,  ne  fertilise  pas  la  pensée  ;  il  la  fait,  au  con- 
traire, avorter  en  la  disséminant  dans  une  extériorisation 
onirique  ;  nous  avons  vu  la  preuve  de  cette  assertion  en 
détaillant  la  psychologie  des  fumeurs  d'opium.  Et  de  Quin- 
cey,  dans  ses  Confessions,  nous  en  démontre  la  véracité. 
Seuls,  les  vieux  habitués  de  l'opium  qui  sont  tenus  par 
l'obligation  du  métier  de  fournir  régulièrement  une  certaine 
somme  de  travail  intellectuel,  ou  qui  s'y  sont  astreints  volon- 
tairement depuis  de  longues  années,  puisent  dans  le  toxique 
accoutumé  le  regain  de  stimulation  nécessaire  à  leur  besogne 
journalière  ;  privés  de  leur  fiole,  de  leur  pilule,  de  leur  pipe 
ou  de  leur  seringue,  ou  que  soit  seulement  passée  la  phase 
d'excitation  transitoire  qu'elle  leur  a  procurée,  ce  ne  sont 
plus  que  de  pauvres  créatures  anéanties,  plongées  dans  la 
somnolence,  l'engourdissement,  l'hébétude,  ou,  au  contraire, 
secouées  par  l'agitation  anxieuse  que  fait  naître  le  besoin. 
Nous  n'avons  pas  encore  ce  tableau  chez  Goleridge  en  1798. 

Un  autre  argument  nous  fait  également  repousser  l'hypo- 
thèse du  rôle  inspirateur  de  l'opium  ;  c'est  que  les  moments 
où  Goleridge  a  le  plus  fait  usage  de  l'opium  (en  1796, 
notamment,  après  sa  tentative  du  Watchman  et,  plus  tard, 
en  1801,  en  1806,  etc.),  sont  marqués  parla  stérilité  poé- 
tique, l'abattement  et  la  mélancolie.  Une  autre  explication 
doit  donc  être  donnée  de  ces  périodes  d'excitation  intellec- 
tuelle qui  alternent  chez  Goleridge  avec  ses  crises  de  mélan- 
colie, nous  la  développerons  dans  le  paragraphe  suivant. 

Un  dernier  point  est  à  discuter  au  sujet  du  problème  sou- 
levé par  la  genèse  onirique  de  Kubla-Klian.  Il  n'est  pas 
démontré,  affirme  M.  Aynard,  que  Goleridge  ait  fait  un  usage 


COLËRIDGE  235 

(du  moins  constant),  de  l'opium  pendant  les  années  1797-98. 
Il  est  vraisemblable,  croyons-nous,  qu'il  n'en  a  pris,  ordonné 
à  litre  thérapeutique,  que  passagèrement,  et  alors  qu'il  avait 
besoin  de  calmant.  De  toute  façon,  son  action  loin  de  favo- 
riser l'éclosion  du  poème,  n'a  abouti  qu'à  un  rêve,  à  une 
fugitive  représentation,  à  une  évanescente  composition  d'où 
sont,  à  grand  peine,  sortis  huit  ou  dix  vers  ou  images 
éparses.  Or,  l'attention  de  Goleridge  se  trouvait  déjà  fixée, 
lors  de  la  prise  d'opium,  sur  une  description  féerique  qui 
devait  frapper  son  imagination.  A  l'état  normal,  son  subcons- 
cient, suivant  les  lois  qui  président  à  l'inspiration',  se  serait 
emparé  de  l'épisode  du  Khan-Kubla  et,  pareillement  sans 
aucune  sensation  ni  conscience  d'effort,  aurait  abouti  à  une 
esquisse  ineffaçable,  à  un  plan  dont  les  lignes  seraient  restées 
fixées  dans  la  mémoire,  en  un  mot  à  une  création  viable. 
Remarquons  enfin  que  le  poème  a  été  secondairement  élaboré 
et  écrit  en  dehors  de  l'influence  du  laudanum. 

Notre  conclusion  est  donc  que  si  l'opium  a  engendré  chez 
Goleridge  un  rêve  dont  le  thème  a  roulé  sur  une  lecture 
immédiatement  antécédente,  l'objet  de  ce  rêve  d'opium  n'a 
pu  être  choisi  que  par  une  influence  subconsciente,  sinon  par 
un  effort  conscient,  et  parce  qu'il  avait  aupara\^ant  excité 
l'imagination  du  poète  en  pleine  période  d'activité  créatrice  et 
vraisemblablement  en  proie  à  une  exaltation  anormale,  ainsi 
que  nous  le  dirons.  Au  lieu  d'être,  comme  la  méditation 
volontaire,  un  laborieux  architecte  qui  amasse  péniblement 
ses  matériaux  avant  de  construire  avec  eux  un  solide  édifice, 
l'opium  n'a  été  qu'un  habile  prestidigitateur  qui,  par  un  jeu 
de  glaces,  fait  apparaître  aux  yeux  émerveillés  du  spectateur 
l'image  d'un  palais  enchanté,  mais  illusoire,  qui  fuit  et  s'éva- 
nouit lorsqu'on  tente  de  s'en  approcher. 

Les    autres    œuvres  de    cette  période,    pendant    laquelle 
Goleridge  n'aurait  pris  que  rarement  de  l'opium,  ne  portent 

1.  Voir  :  L'automatisme  et  l'inspiration  ;  les  conditions  mentales  de  la 
création  poétique.  In  Antiieaume  et  nromard.  Poésie  et  folie.  Paris.  1!)08. 


236  ÉTUDE    MÉDICO-LITTÉRAIRE 

nullement  l'empreinte  du  toxique.  Il  nous  faut  arriver  jusqu'à 
1801  pour  voir  Coleridge  retomber  dans  ses  abus  de  lauda- 
num. Après  un  séjour  en  Allemagne  (1798-99),  il  s'était 
résolument  lancé  dans  le  journalisme  politique,  s'y  montrant 
fin  polémiste  en  même  temps  qu'élégant  styliste.  «  Ces  arti- 
cles, comme  la  traduction  de  Wallejistein^  sont,  écrit 
M.  Aynard  \  un  frappant  témoignage  de  la  merveilleuse 
facilité  de  Coleridge,  avant  l'opium  et  le  désespoir,  du  côté 
talent  dans  son  génie.  Ils  donnent  aussi  une  heureuse  idée 
de  son  activité,  puisqu'on  peut  lui  en  attribuer  plus  de 
quarante,  de  décembre  1799  à  avril  1800,  sur  les  sujets  les 
plus  variés.  » 

Mais  en  février  1800  il  abandonne  peu  à  peu  le  journal, 
puis  émigré  de  nouveau  à  la  campagne,  termine  la  traduc- 
tion du  Wallenstein  de  Schiller,  écrit  la  deuxième  partie  de 
Christabel  sans  pouvoir  la  terminer,  et  finalement  tombe 
dans  une  crise  de  mélancolie.  C'est  alors  qu'il  reprend  de 
l'opium,  à  doses  de  plus  en  plus  élevées.  VOde  à  l'abatte- 
ment, le  Tableau  (1802),  reflètent  plus  le  sentiment  mélan- 
colique que  l'impression  de  l'opium.  Celle-ci,  en  revanche, 
apparaît  nettement  dans  les  Douleurs  du  So7nmeil  (septem- 
bre 1803).  Dans  ce  poème,  Coleridge  décrit  d'horribles 
cauchemars  qui  l'angoissent  et  le  torturent. 

«  Mais  la  nuit  dernière,  je  priai  tout  haut, 

Je  priai  dans  l'angoisse  et  l'agonie. 

Tentant  d'échapper  à  la  foule  démoniaque 

De  formes  et  de  pensées  qui  me  torturaient  : 

Désirs  étrangement  mêlés  de  dégoût, 

Fixés  sur  des  objets  horribles  ou  absurdes, 

Sentiments  de  vengeance  et  volonté  impuissante, 

Toujours  repoussée  et  toujours  brûlante  ; 

Sentiment  d'une  justice  intolérable  : 

Les  hommes  que  je  méprise  sont  devenus  puissants  ! 

Vaines  menaces,  vantardises  indignes  d'un  homme, 

Hommes  méchants  raillant  mes  vanteries  et  mes  furies. 

Rage,  passion  sensuelle,  querelles  affolantes, 

\.  J.  Aynard.  Op.  cit.,  p.  208-209. 


I 


COLERIDGE  237 

Honte  et  terreur  dominant  tout  cela. 

Je  connais  des  actions  qui  devraient  être  cachées,  qui  ne  l'ont  pas  été 

Et  dans  cette  confusion  je  ne  puis  savoir 

Si  je  les  ai  commises  ou  supportées. 

Car  tout  était  horreur,  péché  et  malheur, 

Pour  moi  comme  pour  les  autres, 

Terreur  qui  tue  la  vie,  honte  qui  tue  l'âme.  » 


Quelle  est  la  cause  de  ces  rêves  terrifiants,  qui  deviennent 
«  la  substance  de  sa  vie  »,  de  ces  troubles  qui  lui  rendent 
«  le  cœur  malade  et  la  tête  toute  brouillée  »,  et  qui  flétrissent 
ses  facultés?  L^opium,  ou  la  mélancolie?  Plutôt  les  deux  à 
la  fois...,  celle-ci  attisant  la  soif  du  poison,  et  l'intoxication 
accroissant  à  son  tour  la  dépression  et  la  désolation  du  mélan- 
colique. 

En  dehors  de  ce  triste  chant  et  de  quelques  lettres  à  ses 
amis,  sa  production  est  nulle.  Il  réussit,  grâce  au  dévoue- 
ment de  ces  derniers,  à  quitter  son  milieu  et  à  partir,  en 
avril  1804,  chercher  en  Sicile  le  rétablissement  de  sa  santé. 
Il  s'arrête  à  Malte,  et  continue  malgré  tout  l'usage  de 
l'opium  dont  il  ne  peut  plus  se  passer.  Ses  rêves  persistent. 
Il  adresse  à  ses  amis  des  lettres  peu  nombreuses,  mais  écrit 
une  foule  d'intéressantes  notes  publiées  plus  lard  sous  le 
titre  iVAninm  Poetœ.  Il  a  du  tremblement  et  ne  parvient  pas 
à  récupérer  son  énergie  qui  chancelle  de  plus  en  plus.  11  a 
des  hallucinations  et  finit  par  se  croire  persécuté  par  Napo- 
léon. Se  croyant  poursuivi,  il  fuit  l'Italie  et  rentre  en  Angle- 
terre (août  1806),  plus  désespéré  encore  qu'à  son  départ. 

L'opium  a  définitivement  terrassé  le  mélancolique  :  l'atten- 
tion est  défaillante,  la  mémoire  éteinte,  l'énergie  épuisée  ; 
la  volonté  n'existe  plus  ;  le  corps  est  usé,  les  mains  trem- 
blent au  point  de  ne  plus  pouvoir  écrire.  Seules  lui  restent 
la  causerie  et  l'improvisation,  originales  et  imagées  ;  mais 
encore  sont-elles  pleines  de  digressions  oiseuses,  de  répéti- 
tions et  d'emprunts,  et  surtout  sont-elles  inégales,  irrégu- 
lières, sous  la  dépendance  de  l'excitation  passagère  provoquée 


238  ÉTUDE    MEDICO-LITTERAIRE 

par  le  laudanum.  C'est  à  ce  moment  qu'il  fait  la  connais- 
sance de  Th.  de  Quincey  (1807).  Il  essaie  cependant  de  se 
guérir  (D'  Beddoes,  D"" Abernethy,  etc.),  mais  vainement:  il 
se  laisse  aller  «  et  les  quelques  années  qui  suivirent,  jus- 
qu'en 1816,  sont  peut-être  les  plus  tristes  de  sa  vie,  océans 
de  projets,  symphonies  de  lamentations,  aveux  répétés 
d'impuissance  »  (Aynard). 

Or  qu'a-t-il  donné  durant  cette  période  ?  Peu,  surtout  peu 
de  bonnes  choses  :  quelques  conférences  littéraires,  décou- 
sues pour  ne  point  dire  incohérentes  (1808),  quelques  articles 
de  journaux,  politiques  ou  philosophiques. 

Il  essaie  (1809-1810)  de  lancer  une  revue  philosophique 
et  morale  {The  Friend)  qui  devait  réformer  le  monde  et  dans 
laquelle  il  entreprenait  de  tout  expliquer;  cette  revue  d'allures 
insolites  et  quelque  peu  burlesques  n'a  que  27  numéros; 
c'est  un  insuccès  complet  et  lamentable  à  la  suite  duquel 
Coleridge  demeure  quelque  temps  dans  le  désespoir  et  l'inac- 
tion absolue. 

Il  donne  encore  des  conférences  littéraires  ou  philosophi- 
ques (1811-18)  qui  sont  bien  plutôt  des  causeries,  des  impro- 
visations plus  ou  moins  brillantes,  que  de  véritables  études, 
car  le  travail  de  préparation  lui  est  devenu  trop  pénible  et 
son  attention  est  si  défectueuse,  si  mobile,  qu'elle  ne  peut 
demeurer  fixée  sur  le  sujet  choisi.  Sa  pensée  n'a  souvent 
d'autre  guide  que  le  hasard  des  associations  d'idées  dont 
l'enchaînement  est  parfois  logique  et  parfois  incohérent.  Il 
en  fut  de  même  de  Quincey,  «  l'homme  aux  efforts  spasmo- 
diques  et  irréguliers,  condamné  aux  digressions  à  perpé- 
Ifuité  »  et  dont  l'intelligence  est  une  vraie  passoire  pleine  de 
trous  «  à  travers  lesquels  les  idées  coulent  sans  qu'il  puisse 
les  retenir  »  (A.  Barine^). 

Goleridge  conférencie  également  ou  écrit  des  articles  de 
critique    philosophique    sur    les    beaux-arts    (1814),    essais 

\.  Arvède  Barine.  Poètes  et  névrosés  (Hoffmann,  Quincey.  Edgar   Poe, 
G.  de  Nerval),  Paris,  1908. 


COLERIDGE  239 

obscurs  et  décevants.  «  Il  faut  toujours  en  revenir  là,  dit 
M.  Aynard,  à  propos  de  ses  Lectures^  ce  ne  sont  que  les 
ruines  d'une  pensée  que  nous  trouvons  dans  tout  ce  qu'a  fait 
Coleridge  sous  l'influence  de  l'opium.  »  En  1815-16,  ce  sont 
les  Semions  laïques;  en  1817,  c'est  l'étrange  et  confuse 
Biographia  Literaria,  «  tentative  faite  par  Coleridge  pour 
mettre  dans  une  œuvre  sans  méthode  toute  la  pensée  de  ses 
dernières  années  comme  critique,  philosophe  et  théologien, 
et  s'imposer  enfin  comme  un  des  hommes  dignes  de  l'admi- 
ration de  l'Angleterre  de  son  temps  »  (J.  Aynard),  œuvre 
malheureuse,  risible,  où  se  formule  un  aveu  d'impuissance, 
où  éclate  son  aberration.  En  1817,  enfin,  il  essaie  d'écrire 
une  tragédie  [Zapolijd),  œuvre  manquée  qui  ne  put  être 
jouée. 

L'inspiration  poétique  est  morte  chez  lui  de  même  que  la 
méditation  philosophique,  tuées  toutes  deux  par  l'opium  qui 
a  annihilé  définitivement  sa  volonté,  son  attention,  ses  facultés 
créatrices.  Coleridge  est  devenu  le  vieil  habitué  de  l'opium  ' 
qiue  Quincey  a  stigmatisé  et  que  Gottle  nous  décrit  tristement, 
«'  les  yeux  égarés,  la  physionomie  blême,  la  démarche  hési- 
tante, la  main  tremblante  et  le  corps  en  déroute  ».  Ses  che- 
veux, à  quarante-deux  ans,  sont  blancs  et  son  masque  blafard 
exprime  la  souffrance.  Il  est  à  jamais  déchu,  rivé  dans  son 
esclavage,  «  aimant  mieux  mourir  que  de  continuer  à  sup- 
porter les  souffrances  que  lui  cause  la  privation  de  l'opium  ». 
Comme  tous  les  opiomanes  chroniques,  morphinomanes, 
opiophages  ou  fumeurs,  il  ne  travaille  plus,  ne  pense  plus, 
ne  manifeste  plus  sa  vie  intellectuelle  que  lorsqu'il  est  sous 
l'influence  du  malfaisant  toxique  devenu  l'excitant  nécessaire 
et  indispensable  à  son  indolence.  Il  est  vieilli  avant  l'âge, 
miné  physiquement  et  moralement  bien  qu'il  se  fas.se  encore 
illusion  sur  son  génie  et  s'estime  supérieur  à  la  plupart  de 

1.  Sa  dose  quotidienne  de  laudanum  aurait  été  des  plus  variables  mais 
aurait  atteint  jusqu'à  deux  quarts  (1/4  gallon  =  1  litre,  136)  par  semaine 
et  même  une  pinte  (1/S  gallon  =  0  litre  568)  par  jour  (lettre  de  Southey  à 
Cottle). 


240  ÉTUDE    MÉDIGO-LITTÉI'.AIRE 

ses  contemporains,  envieux  du  travail  de  ses  rivaux  et  enclin 
h  se  croire  persécuté  par  eux.  Il  est  mûr  pour  la  retraite 
qu'il  se  décide  à  prendre  chez  le  D""  Gillmann  à  Highgate,  où 
il  reste  jusqu'à  sa  mort,  en  1834,  sans  arriver  à  s'abstenir 
totalement  de  la  fatale  drogue,  mais  trouvant  dans  sa  sobriété 
forcée  un  regain  d'activité.  (Notes  diverses.  Secours  à  la 
Réflexion,  1825.  V Église  et  l'État,  1830). 

Au  résume,  qu'a  donc  retiré  de  l'opium  Goleridge,  sinon  la 
ruine  de  son  intelligence,  remarquablement  douée  malgré 
son  déséquilibre,  sinon  la  souffrance,  la  honte  et  le  désespoir? 
Avant  son  initiation  au  poison  il  avait  donné  la  mesure  de  son 
multiple  talent  ;  il  avait  fait  admirer  son  éloquence  persuasive, 
son  souffle  poétique,  son  idéal  philosophique,  son  tempéra- 
ment politique,  et  ses  amis  étaient  en  droit  de  fonder  sur  lui 
les  plus  brillantes  espérances.  «  Envergure  large,  imagina- 
tion puissante,  grande  élégance  et  grande  richesse  d'expres- 
sion, c'eût  été,  dit  M.  Hector  France',  le  premier  poète  de 
son  temps,  si,  ne  faisant  ni  théologie  ni  politique,  il  eût 
donné  toute  sa  mesure.  »  Et  l'on  s'expUque  difficilement 
l'excessive  sévérité  de  H.  Taine-  pour  le  «  pauvre  diable  et 
ancien  dragon  ».  Vient  l'opium  et  toutes  ses  facultés  produc- 
tives s'étiolent  et  se  flétrissent  peu  à  peu.  Le  rêve  remplace  le 
travail;  l'attention  vague  au  hasard,  impuissante  ;  la  volonté 
fléchit  et  s'affaisse.  Le  génie  oratoire  de  Goleridge  se  perd  en 
un  verbiage  décousu  et  sa  pensée  se  résoud  en  une  poussière 
de  notes,  s'épuisant  à  amasser  de  stériles  matériaux,  incapable 
de  s'en  servir  pour  construire  une  grande  œuvre. 

Ge  n'est  certes  pas  l'exemple  du  malheureux  poète  à  l'ima- 
gination perdue  en  d'improductifs  rêves  que  les  chercheurs  de 
paradis  artificiels  pourront  choisir  comme  le  porte-drapeau  de 
leurs  chimériques  espoirs.  Goleridge  n'a  goûté  aucun  des 
plaisirs  de  l'opium  ;  il  n'a  connu  que  ses  tortures.  Le  poison 

1.  Hector  France.  Arîicle  Goleridge  de  la  Grande  Encyclopédie. 

2.  H.  Taine.  Histoire  de  la  Littéralure  anglaise,  12»  éd.  Paris.  1905.  t.  IV, 
p.  288. 


COLERIDGE  241 

enfin  a  tué  son  génie  au  lieu  de  le  grandir;  il  a  détruit  sans 
rien  créer...  même  point  l'étrange  attirance  de  ce  rêveur 
mystique.  Coleridge,  en  effet,  avant  d'être  un  opiomane  fut 
un  grand  déséquilibré  doublé  d'un  psychopathe  et,  à  notre 
avis,  son  funeste  penchant  est  directement  lié  à  sa  psycho- 
pathie  ;  l'histoire  de  sa  passion  de  l'opium  est  inséparable  de 
celle  de  ses  tares  et  de  son  affection  mentale  dont  il  nous  faut 
maintenant  parler. 

B.    L.\    PSYCHOPATHIE    DE    COLERIDGE 

Samuel  Taylor  Coleridge  fut  le  treizième  enfant  d'un  hon- 
nête clergyman,  très  instruit,  mais  horriblement  distrait  et 
complètement  détaché  des  biens  de  ce  monde  ;  passionné  de 
théologie,  il  demeurait  indifférent  aux  vulgaires  et  basses 
contingences  de  notre  existence  terrestre. 

Ce  père,  pathologiquement  original,  éleva  ses  enfants  avec 
une  excessive  liberté,  ne  disciplinant  aucunement  leur  intelli- 
gence, les  traitant  prématurément  en  hommes  et  conversant 
longuement  avec  eux  sur  les  sujets  les  plus  abstraits.  Cette 
éducation,  à  coup  sûr  vicieuse,  favorisa  peut-être  le  déve- 
loppement des  brillantes  facultés  dont  était  doué  le  futur 
poète  et  qui  s'annonçaient  précoces,  mais  transforma  trop 
hâtivement  sa  personnalité  qui  ne  connut  aucune  des  habi- 
tudes de  l'enfant.  «  Je  n'ai  jamais  pensé  comme  un  enfant, 
semble-t-il  regretter  dans  une  lettre  qu'il  écrit  à  vingt-quatre 
ans,  je  n'ai  jamais  parlé  comme  un  enfant'  ». 

Dès  qu'il  fut  à  même  de  lire,  il  puisa  au  hasard  dans  la 
riche  bibliothèque  paternelle,  «  lisant  tous  les  livres  qui  lui 
tombaient  sous  la  main  sans  distinction  ».  Son  imagination 
s'exalta  anormalement  à  certaines  lectures.  C'est  ainsi  qu'à 
l'âge  de  six  ans  un  conte  des  Mille  et  une  Nuits  '^  «  fit  une 

1.  Gillmann.  Life  of  Coleridge.  Londres,  183»,  p.  10. 

2.  L'analogie  des  deux  caractères  anormaux  de  Coleridge  et  de  Quincey 
€St  très  remarquable  :  môme  précocité  de  prodige,  même  déséquilibre 
mental,  môme  tempérament  mélancolique,  môme  propension  à  philosopher 

Di-Pocv.  —  Les  opiomanes.  16 


242  ETUDE    MEDICO-LITTERAIRE 

telle  impression  sur  lui  qu'il  était  hanté  par  des  spectres 
toutes  les  fois  qu'il  se  trouvait  dans  l'obscurité  ».  Il  attribua 
tout  naturellement  à  l'influence  de  ces  premiers  livres  le 
penchant  qu'il  se  découvrit  plus  tard  pour  la  rêverie  et  sa 
répugnance  aux  exercices  physiques.  «  C'est  ainsi,  dit-il, 
que  je  devins  un  rêveur  et  que  j'acquis  une  disposition 
contraire  à  toute  activité  physique,  et  j'étais  capricieux  et 
passionné  sans  mesure,  et  comme  je  ne  savais  jouer  à  rien 
et  que  j'étais  paresseux,  j'étais  méprisé  et  délesté  par  tous 
les  garçons.  »  A  vrai  dire,  si  friand  qu'on  soit  d'une  pareille 
thèse.  Ton  ne  saurait  considérer  ces  lectures,  malgré  leurs 
déplorables  effets,  comme  responsables  des  défauts  qu'offri- 
rent dans  la  suite  le  caractère  et  la  pensée  de  Coleridge.  On 
doit,  au  contraire,  les  regarder  comme  témoignant  des  ten- 
dances originelles  de  son  esprit,  héréditairement  avide  de 
rêve,  d'infini  et  d'au-delà.  Avant  d'être  un  rêveur,  le  germe, 
le  sentiment  du  rêve  existait  en  lui  et,  d'instinct,  il  se  sentait 
attiré  vers  les  lectures  et  les  études  en  harmonie  avec  sa 
nature. 

Coleridge,  «  capricieux  et  passionné  sans  mesure  »,  fut  de 
tout  temps  un  grand  impulsif.  Les  preuves  de  cette  impul- 
sivité abondent;  nous  citerons,  entre  autres,  ses  diverses 
fugues.  Un  jour,  raconte-t-il,  après  une  dispute  furieuse  avec 
un  de  ses  frères,  il  s'enfuit  de  la  maison  de  ses  parents,  passa 
toute  une  nuit  d'orage  sur  les  bords  de  la  rivière  Otter, 
«  répétant  dévotement  ses  prières  et  pensant  en  même  temps 
avec  une  amère  satisfaction  au  désespoir  dans  lequel  devait 
être  sa  mère  ».  On  le  retrouva  trempé,  on  le  rapporta 
malade  ^  —  Plus  tard  il  s'enfuit,  par  désespoir  d'amour 
semble-t-il,  de  l'Université  de  Cambridge  et  s'engagea  en 
coup  de  tête  dans  un  régiment  de  Dragons  du  Roi  à  Reading, 


sur  tout,  même  sensibilité  désordonnée...,  et  même  secousse  intellectuelle 

au  même  âge  par  la  même  lecture  des  Mille  et  une  Nuits.  Cf.  Quincey. 

Autobiography. 

1.  Cité  d  après  Aynard,  p.  7. 


COLERIDGE  243 

lui  un  fervent  de  la  paix  ayant  horreur  des  soldats  et  des 
chevaux,  un  rêveur  indolent  et  maladroit,  incapable  de 
fourbir  ses  armes  et  n'arrivant  même  pas  à  se  tenir  en  selle  ! 
«  Ce  fut,  dit  M.  Aynard^  un  besoin  pressant  et  absolu  de 
solitude  morale,  une  impulsion  de  rêveur  comme  celle  qui 
l'avait  poussé,  enfant,  à  fuir  la  maison  de  ses  parents,  comme 
celle  qui  le  poussera,  homme  fait,  à  quitter  sa  famille  et  ses 
amis  pour  aller  chercher  à  Malle  des  occupations  aussi  peu 
faites  pour  lui  que  pouvaient  l'être  celles  d'un  cavalier  au 
régiment  des  Dragons  du  Roi.  » 

Cette  impulsivité  originelle,  jointe  aux  exceptionnelles 
facultés  dont  la  nature  l'avait  doté,  devait  fatalement  lancer 
Coleridge  dans  les  voies  les  plus  diverses.  Nous  avons  vu  en 
parcourant  rapidement  l'étendue  de  ses  œuvres  combien  variées 
furent  celles-ci.  Coleridge  fut  tout  à  la  fois  poète  et  philosophe, 
critique  d'art  et  journaliste  politique,  coniérencier  littéraire 
et  prédicateur... 

Son  enthousiasme  était  d'une  décevante  mobilité  :  il  s'éveil- 
lait fougueux  à  la  moindre  incitation,  mais  s'évanouissait  avec 
la  même  soudaineté.  Tous  les  sujets  le  captivèrent  et  le  rebu- 
tèrent tour  à  tour  ;  à  peine  les  avait-il  possédés  qu'il  les  aban- 
donnait pour  passer  à  un  autre  ou  pour  s'échapper  dans  le 
rêve. 

Il  se  passionna  pendant  quelque  temps  pour  la  médecine  en 
voyant  son  frère  Luke  s'y  destiner  et,  parce  qu'il  était 
devenu  l'ami  d'un  cordonnier,  il  voulut  apprendre  son  métier. 
Dès  le  collège,  la  théologie  et  la  métaphysique  l'attirent  irré- 
sistiblement ;  il  s'enflamme  d'une  noble  ardeur  pour  la 
révolution  française  -  et  le  réformisme  mystique  de  Pricstley 
et  de  Th.  Paine  ;  peu  après  il  s'éprend  d'un  projet  bur- 
lesque de  «  retour  à  la  nature  »  élaboré  par  un  de  ses 
amis,  Rob.  Southey,  celui  de  s'embarquer  à  douze  couples 

\.  Aynard.  Op.  cit.,  p.  60. 

2.  VoirCh.  Cestre.  Les  Poêles  anglais  et  la  Révolution  française.  Paris, 
1906. 


244  ÉTUDE    MÉDICO-LITTÉRAIRE 

pour  l'Amérique  clans  le  but  de  fonder  une  société  nouvelle 
et  régénératrice,  une  République  de  sages  basée  sur  l'utopie 
d'un  collectivisme  libéral,  et  se  voue  pendant  quelques  mois 
à  cet  essai  de  réformer  le  monde  par  la  pantisocratie ,  se 
démenant  pour  recruter  des  adhérents  à  son  système  et  se 
fiançant  précipitamment  et  par  principe  à  Miss  Sarah  Fricker, 
sans  autre  raison  que  de  constituer  un  des  douze  couples 
colonisateurs.  H  se  lance  en  même  temps  dans  la  politique, 
combat  Pitt  avec  un  téméraire  acharnement  et  élabore  en 
guise  de  programme  politique  un  Evangile  philosophique  à 
allures  révolutionnaires  (les  Méditations  Rfligieiises),  obscur, 
compliqué,  prétentieux  et  emphatique,  mais  non  dénué  de 
talent  ni  d'idéal.  Il  renie  bientôt  la  démocratie  et,  socialiste 
chrétien  d'une  extrême  hardiesse,  se  jette  dans  une  sorte  de 
mysticisme  évangélisateur  ;  il  est,  tour  à  tour,  poète  délicat 
et  ardent  polémiste,  il  fonde  des  journaux,  songe  un  instant 
à  se  donnei'  à  l'agriculture,  devient  chauvin  après  avoir  été 
révolutionnaire,  puis  s'enthousiasme  pour  la  philosophie  et  les 
dialectes  allemands,  veut  traduire  Schiller  et  écrire  une  vie  de 
Lessing,  devenir  un  encyclopédiste,  et  sombre  enfin  dans  une 
philosophie  religieuse. 

Avec  ses  facultés  si  diverses  et  puissantes,  avec  cette 
mémoire  merveilleuse  qui  lui  permet  le  soir  de  répéter  mot 
à  mot  des  pages  entières  lues  dans  la  matinée,  avec  cette  éru- 
dition encyclopédique  que  donnent  à  ce  cormoran  de  biblio- 
thèque ses  innombrables  lectures  *,  avec  cette  éloquence 
fleurie  qui  fait  de  lui  le  conteur  le  plus  spirituel  de  son  temps, 
avec  cet  extraordinaire  don  de  séduction  qui  lui  attire  la  sym- 
pathie et  le  dévouement  de  tous  ceux  qui  l'approchent,  il  appa- 
raît véritablement  aux  yeux  de  ses  amis  comme  un  prodige, 
un  «  monstre  d'intellectualité  »  pour  employer  l'expression 
imagée  de  M.  Aynard,  expression  qui  sous-entend,  en  même 
temps  que  son  étendue,  l'anormalité  de  son  intelligence.  Car 

d.  «  Je  suis  et  j'ai  toujours  été,  déclare-t-ii,  un  grand  liseur  et  j'ai 
presque  tout  lu;  je  suis  un  cormoran  de  bibliothèque.  » 


à 


COLERIDGE  245 

CiOleridge  fut  toujours  un  anormal,  même  avant  l'opium,  et 
nombreuses  sont  les  défectuosités,  les  tares  que  l'on  relève  à 
l'analyse  de  son  esprit. 

Sa  sensibilité  est  désordonnée,  il  l'avoue  lui-même,  son 
imagination  déréglée.  11  est  fantaisiste,  excentrique,  extrava- 
gant :  c'est  un  fou  de  génie  diront  ses  camarades  qu'il  essaie 
d'endoctriner  à  son  absurde  utopie  de  la  pantisocratie.  C'est 
un  rêveur  indolent,  dont  l'âme  avide  de  symboles  et  embuée  de 
mysticisme  s'élance  à  la  poursuite  de  chimères,  se  heurtant 
aux  obstacles,  aux  matérialités  de  la  vie,  et  pour  qui  «  le 
monde  extérieur  n'existe  pas  ou  n'existe  que  dans  les  formes 
que  lui  prête  l'imagination  »  (A^-^nard). 

Il  n'a,  comme  son  père',  aucun  sens  de  la  réalité  :  c'est 
«  une  âme  errante  toujours  abusée  et  toujours  désabusée, 
qui  cherchait  toujours,  trouvait  toujours,  et  rejetait  toujours 
comme  faux  l'or  imaginaire  de  ses  rêves  »  ;  c'est  toujours 
un  instable,  «  incapable  de  tenir  la  ligne  droite  »  comme  le 
remarque  son  ami  Hazlitt,  facilement  enthousiaste  mais  inca- 
pable d'un  sentiment  durable  ;  tout  travail  régulier^t  disci- 
pliné est  pour  lui  un  supplice  ;  il  voit  tout  superficiellement, 
est  érudit  sans  méthode,  son  attention  est  prompte  à  s'évader 
et  son  âme  «  légère  à  s'enfuir  des  tristesses  les  plus  pro- 
fondes ».  Sa  volonté  congénitalement  faible  et  fragile  engendre 
la  négligence,  le  désordre,  l'inégalité,  l'indécision,  l'indolence, 
la  mollesse,  «  allant  presque  jusqu'à  l'imbécillité  »  écrit-il  à 
Thelwall. 

Son  affectivité  est  très  médiocre.  11  n'a  plus  pour  ses 
frères,  déclare-t-il  en  1799,  ni  goûts,  ni  sentiments  communs 
et  il  cherchera  plus  tard  à  se  séparer  de  sa  femme.  Son  orgueil 
est  grand  et  précoce,  «  naïf  et  incurable  »,  dès  le  collège,  le 
portant  à  jalouser  le  succès  des  autres,  le  poussant  à  recher- 

1.  Les  distractions  de  celui-ci  étaient  légendaires.  On  raconte  que,  parti 
un  jour  pour  un  petit  voyage,  il  était  revenu  portant  sur  le  corps  une 
demi-douzaine  de  chemises,  parce  que  sa  femme  lui  avait  recommandé 
d'en  mettre  une  chaque  jour  mais  avait  oublié  de  lui  dire  d'en  ôter  une 
en  même  temps  (Aynard,  p.  3). 


246  ÉTUDE    MÉDICO-LITTÉRAIRE 

cher  immodestement  les  marques  de  sympathie  et  d'admira- 
tion et  à  accepter  avec  trop  de  complaisance  les  secours  pécu- 
niaires que  lui  tendent  ses  amis,  l'aigaillant  souvent  enfin  vers 
un  sentiment  hypertrophique  de  sa  personnalité  et  vers  de 
véritables  idées  délirantes  de  persécution  et  de  grandeur. 

L'opium  devait  ainsi  trouver  chez  Coleridge  une  dyshar- 
monie et  un  déséquilibre  qu'il  ne  pouvait  qu'exalter,  «  Avant 
l'opium,  constate  pareillement  M.  Aynard  \  Coleridge  était 
déjà  un  nerveux,  d'une  sensibilité  physique  et  morale  extrê- 
mement délicate,  et  un  indécis  présentant  de  remarquables 
symptômes  d'instabilité  mentale.  Chez  lui  l'opium  n'a  rien 
créé,  pas  même  une  maladie  mentale  caractérisée.  » 

Coleridge  fut  donc,  les  preuves  en  sont  irréfutables,  un 
grand  déséquilibré':  mais  nous  croyons  que  sur  ce  terrain 
de  la  dysharmonie  psychique  évolua,  en  outre,  une  affection 
mentale  caractérisée,  une  psychose  périodique,  maniaque- 
dépressive.  A  plusieurs  reprises  déjà,  nous  avons  parlé  de  ses 
moments  de  mélancolie  ou  d'exaltation;  nous  voulons  main- 
tenant fixer  leurs  traits  et  en  montrer  la  périodicité  fréquem- 
ment alternante;  c'est  d'ailleurs  à  leur  histoire  que  se  rattache 
celle  de  l'opiumisme  du  poète. 

Le  premier  accès  mélancolique  de  Coleridge  fut  provoqué 
par  l'insuccès  du  journal  politico-philosophique  (The  Watch- 
mari)  qu'il  avait  lancé  le  1"  mars  1796  et  sur  la  réussite 
duquel  il  fondait  grand  espoir;  son  abattement,  sa  désolation, 
sa  douleur  morale  sont  si  accusés  qu'il  a  recours  au  laudanum 
pour  les  apaiser.  «  Depuis  que  je  vous  ai  écrit,  peut-on  lire 
dans  une  lettre  adressée  en  mars  1796  à  un  clergyman  de  ses 
amis,  j'ai  été  comme  suspendu  sur  le  bord  de  la  fohe...  Ma 
situation  a  été  telle  pendant  la  dernière  quinzaine  que  j'ai  été 
obligé  de  prendre  du  laudanum  presque  toutes  les  nuits.  » 
Et  M.  Aynard  ajoute  :  «  nous  avons  là,  jetée  comme  négli- 
gemment ,    la   première   apparition    de    la    terrible    drogue 

1.  Aynard,  p.  3. 

2.  Chambard.  Les  morphinomanes.  Paris,  s.  d.,  p.  33-37. 


COLERIDGE  247 

venant  soulager  ses  douleurs  morales,  accident  auquel  il 
n'attachait  pas  d'importance  à  cette  date,  mais  faiblesse  qui 
va  revenir  de  plus  en  plus  fréquemment  et  devenir  l'esclavage 
de  toute  une  vie  '.  » 

De  petits  accès  frustes  paraissent,  d'ailleurs,  avoir  précédé 
cette  dernière  grande  crise  et  sa  désertion  de  l'Université 
suivie  d'un  engagement  militaire  si  peu  conforme  à  ses  goûts, 
communément  attribuée  à  un  vulgaire  désespoir  d'amour, 
revêtassez  les  allures  d'un  i'aptiis  mélancolique  <\\i\\nQ\.eniii- 
tive  de  suicide  ne  vint  heureusement  point  terminer  encore 
que  de  pareilles  idées  eussent  déjà  pris  naissance  dans  son 
esprit.  La  prise  d'opium  en  de  telles  circonstances  est  com- 
parable à  une  tentative  de  suicide  ;  c'en  est,  pour  ainsi  dire, 
une  miniature.  Toutes  deux  ne  visent  qu'à  échapper  à  la  tris- 
tesse, à  l'amertume  du  moment.  Combien  de  toxicomanes 
doivent  leur  funeste  habitude  à  une  pareille  crise  de  décou- 
ragement ou  de  souffrance  morale  :  nous  en  voyons  la 
preuve  chez  les  fumeurs  d'opium. 

Ce  premier  accès  est  de  courte  durée  ;  il  est  vite  enrayé 
par  les  témoignages  de  sympathie  qu'il  reçoit  et  par  de 
généreuses  interventions  pécuniaires  qui  le  sauvent  de  la 
faillite  et  de  la  prison.  Coleridge  retrouve  sa  sérénité  mais 
pour  peu  de  temps,  car  une  rechute  se  produit  la  même 
année,  déterminée  cette  fois  encore  par  un  choc  moral. 

Une  première  édition  de  ses  poèmes  avait  paru,  bien 
accueillie  du  public  ;  un  riche  banquier  lui  avait  confié  l'édu- 
cation de  son  fils  Charles  Lloyd,  étudiant  amateur.  «  Cole- 
ridge se  voyait  à  la  fin  de  toutes  ses  peines.  Ce  pensionnaire 
béni  devait  assurer  son  existence  matérielle  et  satisfaire  par 
une  intimité  de  tous  les  instants  la  passion  d'amitié  et  de  con- 
fidences qui  le  possédait.  »  Ce  rêve  brutalement  s'effondrait  : 
Charles  Lloyd  n'était  qu'un  épileptique  doublé  d'un  mélan- 
cohque,  que  Coleridge  ne  pouvait  garder  chez  lui.  Laissons 

1.  Aynard.  p.  112. 


248  KTUDE    MEDICO-LITTKRAIRE 

la  parole  à  son  érudit  biographe.  «  Les  accès  du  malheureux 
terrifiaient  toute  la  maisonnée  et  Tébranlement  nerveux  pro- 
duit contribua  sans  doute  à  jeter  Coleridge  dans  la  tristesse 
profonde  où  nous  le  voyons  dans  les  lettres  à  Poole  de  cette 
fin  d'année  1796.  Il  était  malade  lui-même,  souffrait  de 
névralgies,  avait  recours  à  l'opium...  11  n'y  a  pas  de  doute 
que  dès  ce  temps,  si  Coleridge  prenait  de  l'opium,  c'était 
surtout  pour  apaiser  des  souffrances  morales,  plutôt  que 
plu'siques,  cette  anxiété  indescriptible  qui  s'épanchait  en 
interminables  lettres  à  ses  amis,  tissus  de  projets,  de  plaintes 
et  de  récriminations  qui  échappent  à  toute  analyse  ^  » 

Cet  accès  de  mélancolie,  coupé  probablement  d'épisodes 
h\^pomaniaques  durant  lesquels  «  il  court  tout  nu  dans  sa 
maison,  presque  frénétique  »  s'accompagne,  comme  il  arrive 
réquemment  chez  les  déséquilibrés,  de  quelques  idées  con- 
fuses de  persécution.  A  son  déclin,  mû  par  l'instinctive  répu- 
gnance des  mélancoliques  pour  le  bruit,  le  mouvement  et  le 
monde,  et  aussi  par  des  idées  d'humiUté  dont  l'existence  nous 
est  révélée  par  ses  lettres  dolentes  à  Poole,  il  fuit  Bristol  et 
se  réfugie  auprès  de  son  ami  Poole  à  la  campagne.  Là  il  fait 
la  connaissance  de  ^^'ords^vorth  et  présente  «  une  courte 
période  d'excitation  intellectuelle  »  (Aynard)  pendant  laquelle 
il  donne  des  œuvres  maîtresses,  ses  fameux  poèmes  le  Vieux 
Marin,  Christabel,  Kiibla-Khan,  les  Trois  Tombes.  Cette 
«  magnifique  période  d'excitation  poétique  »  est-elle  due  à 
Wordsworth,  comme  le  suppose  M.  Aynard,  malgré  que  ce 
savant  critique  reconnaisse  que  les  poèmes  que  nous 
venons  de  citer  «  ne  doivent  rien  directement  à  la  poésie  de 
Wordsworth  ?  » 

11  nous  paraît  difficile  d'admettre  que  l'ambiance  d'un  poète 
soit  assez  puissante  pour  enfanter  les  chefs-d'œuvre  d'un  autre 
poète,  comme  par  une  sorte  de  contagion  de  l'inspiration, 
et  nous  croyons   plus  simplement  que  cette  excitation  (que 

1.  Aynard.  p.  121. 


COLERIDGE  249 

nous  avons  vue  n'clrc  due  en  aucune  façon  à  l'opium)  est  de 
nature  psychosique,  hypomaniaque.  D'autres  que  Goleridge, 
poètes,  peintres  ou  philosophes,  dont  il  serait  facile  d'évo- 
quer les  noms,  ont  produit  des  œuvres  de  valeur  sous  le  coup 
de  fouet  d'une  excitation  périodique.  Loin  de  nous,  certes, 
la  pensée  que  la  seule  exaltation  morbide  puisse  engendrer  le 
génie,  ni  même  l'inspiration  poétique;  nous  devons  seulement 
admettre  qu'un  tempérament  doué  de  qualités  créatrices 
comme  celui  de  Coleridge  est  capable  de  produire  sous 
l'influence  d'une  excitation  quelconque,  volontaire  ou  acciden- 
telle. Nous  renvoyons,  au  surplus,  le  lecteur  que  cette  ques- 
tion des  rapports  de  la  folie  et  de  l'inspiration  poétique  inté- 
resserait au  remarquable  ouvrage  d'Antheaume  et  Dromard  ^ 
En  1797,  Coleridge  a  donc  traversé  une  phase  d'excitation 
intellectuelle  marquée  d'une  teinte  spéciale  qui  a  donné  nais- 
sance à  des  poèmes  d'un  incontestable  lyrisme  ;  mais  cette 
«  veine  de  surnaturel  psychologique  »  s'est  trouvée  rapide- 
ment épuisée,  car  trois  sur  quatre  de  ses  poèmes  sont  restés 
inachevés  comme  si  l'excitation  qui  en  avait  permis  l'ébauche 
n'avait  pu  se  prolonger  suffisamment  pour  les  terminer.  En 
revanche,  cette  période  d'une  «  vitalité  extraordinaire  »  vit 
paraître  des  œuvres  d'une  autre  tonalité,  pleines  d'harmonie, 
d'émotion  grave  ou  de  «  triste  sagesse  ».  En  même  temps,  il 
lance  en  faveur  de  la  Suisse  un  hymne  à  la  Liberté,  VOde  à 
la  France  (Palinodie,  avril  1798)  et,  brûlant  ce  qu'il  avait 
autrefois  adoré,  pousse  dans  les  Craintes  de  la  Solitude,  un 
long  cri  de  haine  contre  les  Français,  ennemis  irréconci- 
liables de  l'Angleterre.  Coleridge  semble  revenu  à  un  niveau 
mental  à  peu  près  normal  ;  il  se  ralliera  aux  idées  courantes 
de  son  pays  et  de  son  époque  mais,  si  amendé  qu'il  soit,  il 
reste  mal  équilibré,  bizarre,  perdu  dans  le  rêve;  ses  opinions 
sont  outrées  et  parfois  contradictoires  [Feu,  Famine  et  Car- 
nage, poème  politique  contre  Pitt). 

1.  Anlheaume  cl  Dromard.  Op.  ciî. 


250  ÉTUDE   MÉDICO-LITTÉRAIRE 

A  la  fin  de  1798,  il  part  pour  Hambourg,  attiré  par  la  phi- 
losophie et  la  science  allemandes,  et,  vraisemblablement, 
abandonne  momentanément  l'opium  ;  durant  tout  son  séjour 
en  Allemagne,  cependant,  son  esprit  demeure  plongé  dans 
le  désordre  et  Tindécision.  «  Comme  en  Angleterre  il  con- 
tinuait de  vivre  au  hasard,  toujours  inquiet  el  incapable 
de  se  tenir  à  un  plan  déterminé  »  (Aynard).  En  1800,  nous 
assistons  à  une  grande  crise  de  mélancolie.  Celle-ci  ne  sur- 
vient pas  brutalement  mais,  au  contraire,  s'installe  et  pro- 
gresse lentement.  Après  une  période  d'activité  littéraire,  il 
éprouve  le  désir  de  se  retirer  à  la  campagne,  termine  à  grand 
peine  la  traduction  de  Wallenstein,  travail  pour  lequel  il 
manifeste  un  «  dégoût  profond  et  indicible  »  et  qui  lui  «  exté- 
nue Fâme  »,  n'arrive  pas  à  achever  son  Christabel  et  se  sent 
frappé  de  stérilité  intellectuelle  (malgré  le  voisinage  de 
Wordsworth,  ferons-nous  remarquer).  11  est  envahi  parce  que 
M.  Aynard  appelle  la  neurasthénie  (1801-02)  et  que  nous 
préférons  nommer  la  dépression  mélancolique. 

Il  souffre  moralement  de  son  impuissance  poétique,  cons- 
ciente, et  recourt  pour  la  vaincre  à  un  excitant  artificiel,  à  l'al- 
cool puis  au  laudanum.  Ses  douleurs  rhumatoïdes  acquièrent 
en  même  temps  une  nouvelle  acuité  '.  Ses  espérances  se  flé- 
trissent ;  il  s'humilie,  se  désespère,  a  Tappétition  de  la  mort 
et  ne  recherche  plus  que  l'oubli  de  toutes  choses,  oubli  qu'il 
demande  à  l'opium  dont  il  augmente  les  doses  et  à  la  philo- 
sophie, ou  plutôt  à  une  certaine  philosophie,  faite  de  mysti- 
cisme et  imprégnée  de  fatalisme.  Il  décrit  lui-même  admira- 
blement la  dépression  dans  laquelle  il  sombre  consciemment 
et  la  douleur  morale  qui  l'étreint  :  «  un  chagrin  sans  déchi- 
rement, vide,  sombre  et  désolé,  une  douleur  étouffée,  lan- 
guissante et  sans  passion,  qui  ne  trouve  pas  d'issue  naturelle, 

1.  Il  esta  noter  à  ce  sujet  que  les  opiomanes,  comme  les  morphino- 
manes, supportent  moins  facilement  la  douleur  physique  qu'avant  leur 
imprégnation  chronique  par  le  stupéfiant.  Les  tabétiques,  entre  autres 
malades,  souffrent  davantage  de  leurs  crises  lorsqu'ils  sont  devenus  mor- 
phinomanes. 


COLERIDGE  251 

qui  ne  trouve  pas  de  soulagement  dans  les  mots,  les  soupirs 
ou  le^ larmes  ».  Il  éprouve  cette  aneslhésie  morale  si  spéciale 
du  mélancolique  :  «  Je  contemple  toujours,  mais  mon  œil 
perçoit  et  ne  sent  pas.  »  Il  se  rend  compte  de  son  inliibition 
psychique  momentanée  et  périodique,  et  de  la  contrainte  où 
il  est  de  subir  des  impressions  tristes^  contraires  à  ses  senti- 
ments normaux  :  «  Mais  chaque  crise,  oh,  chacune  d'elles 
suspend  Teffet  du  don  que  la  nature  me  fit  à  ma  naissance, 
mon  esprit,  mon  imagination  créatrice.  Ne  pas  penser  à  ce 
(]ue  je  suis  contraint  de  sentir,  rester  tranquille  et  patient, 
c'est  tout  ce  que  je  puis  faire.  » 

Cependant  des  moments  d'exaltation  coupent  la  monotonie 
de  sa  dépression  et  changent  sa  tristesse  en  une  fugitive 
gaieté.  i<  Il  a  vécu  pendant  ces  années  1800-1803  une  exis- 
tence qu'on  pourrait  ix^^elev  phéîioménale,  entendant  par  là 
que,  le  sentiment  de  la  personnalité  passant  au  second  plan 
de  la  conscience,  sous  l'obsession  des  rêves  du  jour  et  de  la 
nuit,  il  était  tout  à  l'impression  du  moment,  sans  la  sensation 
de  continuité  de  la  vie  mentale,  ne  se  souvenant  pas,  ou  î\ 
peine,  de  ses  douleurs  dans  ses  moments  d'exaltation  ni  de 
ses  moments  de  joie  dans  la  dépression  toujours  plus  habi- 
tuelle... Ses  dispositions  variaient  tellement  suivant  les 
moments  qu'on  aurait  souvent  risqué  de  tomber  à  faux  en  lui 
offrant  des  consolations  quand  il  était  plein  d'espoir,  ou  des 
encouragements  quand  il  était  amoureux  de  sa  propre  tris- 
tesse '.  » 

La  Société  l'excite  au  plus  haut  point,  comme  tous  les 
exaltés  maniaques.  Sir  Humphrey  Davy  le  dépeint  de  la  sorte  : 
«  Dans  les  grandes  réunions  il  est  la  puissance  et  l'activité 
mêmes.  Son  éloquence  n'est  diminuée  en  rien,  peut-être 
même  devenue  plus  séduisante  et  plus  forte.  Sa  volonté  est 
probablement  plus  disproportionnée  que  jamais  avec  ses 
fecultés.  De  brillantes  images  de  grandeur  flottent  sur  son 

1 .  Aynard,  p.  225-226. 


2d2  ETUDE    MEDICO-LITTERAIRE 

esprit  agité  par  toutes  les  brises  et  modifié  par  tous  les  arcs- 
en-ciel.  En  une  heure  il  parla  de  commencer  trois  ouvrages 
et  récita  le  poème  de  Christabel,  inachevé,  tel  que  je  l'avais 
déjà  entendu  ».  Lui-même  sait  s'analyser  et  prend  conscience 
de  son  esprit,  emporté  à  la  dérive  et  tourbillonnant  comme 
une  feuille  en  automne.  «  Une  folle  activité  de  pensées, 
d'imaginations,  de  sentiments  et  d'impulsions  au  mouvement 
se  lève  en  moi,  une  sorte  de  tempête  de  fond,  qui  ne  soufïlo 
vers  aucun  point  de  la  boussole,  vient  je  ne  sais  d'où,  mais 
m'agite  tout  entier.  Mon  être  entier  est  rempli  de  vagues  qui 
roulent  et  s'écroulent,  l'une  ici,  l'autre  là,  comme  les  choses 
qui  n'ont  pas  de  maître  commun.  Je  crois  que  mon  âme  doit 
avoir  préexisté  dans  le  corps  d'un  chasseur  de  chamois. 
L'image  de  l'ancien  but  de  mes  efforts  a  été  oblitérée  mais 
les  sentiments,  les  habitudes  impulsives  et  les  commencements 
d'action  sont  en  moi,  et  le  paysage  vu  autrefois  les  fait 
revivre  '.  » 

M.  Aynard  a  bien  vu,  sans  pouvoir  la  qualifier,  l'hypo- 
manie  de  Coleridge.  «  Il  est  presque  impossible,  dit-il,  de 
raconter  sa  vie  extérieure  à  cette  époque.  Ce  ne  sont  que 
projets,  déplacements,  nouveaux  projets  et  nouveaux  plans 
de  vie,  qui  ne  font  qu'apparaître  et  disparaître.  La  vie  de 
famille  était  devenue  naturellement  impossible  et  il  avait  même 
songé  à  se  séparer  de  sa  femme.  »  Son  esprit  est  inquiet  et 
s'épuise  en  projets.  Il  pense  à  partir  pour  les  Açores,  puis 
pour  le  pays  de  Galles,  veut  apprendre  le  gallois  et  l'irlan- 
dais, pour  écrire  une  «  histoire  complète  de  tous  les  livres 
gallois,  saxons  et  irlandais,  qui  ne  sont  pas  des  traductions, 
mais  la  production  naturelle  de  la  Grande-Bretagne  »,  et  aller 
en  Biscaye  étudier  le  basque.  «  Il  n'est  plus  question  de 
métaphysique  théorique,  mais  deux  autres  volumes  encore 
pourraient  fort  bien  contenir  l'histoire  de  la  métaphysique 
de  la  théologie,  de  la  médecine,  du  droit  canon  et  de  l'alchi- 

1.  Lettre  a  Wedgwood,  14  janvier  18ûj. 


COLERIDGE  2o3 

mie,  depuis  Alfred  jusqu'à  Henri  VII,  et  Thisloire  de  la  phi- 
losophie et  de  la  morale  depuis  celte  époque  jusqu'à  nos 
jours  \  )) 

L'hypomanie  de  Coleridge  ne  fait  aucun  doute  pour  nous  : 
cette  excitation  intellectuelle  mobile  et  désordonnée,  s'accro- 
chant  en  quelque  sorte  à  tous  les  incidents  qui  surgissent  fata- 
lement dans  sa  vie,  mais  n'éveillant  qu'une  attention  déses- 
pérément vagabonde,  cette  fuite  d'idées  aboutissant  seulement 
à  de  grandioses  projets  dont  la  réalisation  n'est  même  point 
ébauchée,  cet  esprit  caustique,  cette  humeur  changeante  et  ce 
goût  de  l'excentrique  qui  le  rendent  insupportable  à  ses  amis 
(lesquels  pourtant  lui  sont  extraordinairement  fidèles  et 
dévoués)  et  le  poussent  à  se  séparer  de  sa  femme,  douce  et 
aimante,  —  jusqu'à  cette  excitation  physique,  si  caractéris- 
tique de  la  manie,  qui  l'oblige,  lui,  d'habitude  si  paresseux,  à 
faire  des  centaines  de  kilomètres  à  pied  ^  soi-disant  pour 
forcer  sa  maladie,  ce  rhumatisme  peut-être  imaginaire,  dit 
M.  Aynard,  à  se  porter  aux  extrémités,..,  tout  ce  syndrome 
est  celui  de  l'exaltation  hypomaniaque.  Jamais  l'opium  ne 
produit  pareil  tableau  chnique,  surtout  pareille  fluctuation 
psychologique,  pareille  alternance  d'états  prolongés  de  mélan- 
colie et  d'exaltation  ;  l'opiumisme  de  Coleridge  n'est  qu'un 
accident  surajouté  à  sa  psychose  périodique,  maniaque-dépres- 
sive. 

Si  même  Ton  en  croit  le  malheureux  poète,  il  aurait,  en 
1803,  abandonné  opium  et  laudanum  pour  se  livrer  à  d'autres 
excitants,  éther  et  peut-être  hachich,  véritables  impulsions 
de  toxicomane  faisant  encore  partie  du  cortège  de  la  folie 
périodique. 


1.  J.  Aynard,  d'après  lettre  à  Southey,  juillet  1803. 

2.  Je  ne  crois  pas  que  l'on  puisse  comparer  Coleridge  et  Quincey  à  ce 
point  de  vue  et  mettre  leurs  randonnées  pédestres  au  compte  de  l'opium; 
car,  à  rencontre  de  Coleridge,  Quincey  fut  toujours  un  marcheur  intré- 
pide et  ses  habitudes  de  marche  sont  antérieures  à  son  thébaïsme  ;  son 
noctambulisme  a  été  favorisé  par  l'insomnie  provoquée  par  l'opium,  mais 
n'a  pas  été  créé  de  toutes  pièces  par  lui. 


254 


ÉTUDE    MÉDICO-LITTÉRAIRE 


A  Malte  où  il  essaie  de  se  guérir  (1804-06),  d'autres  crises 
mélancoliques  se  déclarent  pendant  lesquelles  il  revient  «  à 
ce  sentiment  maladif  qui  le  porte  à  s'abaisser,  à  s'humilier, 
devant  ceux  qu'il  aime  »  et  pense  au  suicide.  Et,  désormais, 
toute  sa  vie  n'est  plus  qu'une  série  d'accès  dépressifs  pendant 
lesquels  le  découragement  devient  partie  essentielle  de  lui- 
même,  et  de  petites  crises  d'excitation  dont  sa  pensée  profite 
pour  s'enfuir  en  désordre,  semant  les  idées  au  hasard  des 
rencontres  et  des  associations. 

La  prodigieuse  irrégularité  qui  domine  toute  la  vie  de 
Goleridge,  la  fièvre  de  projets  qui  l'envahit  à  certains  mo- 
ments, tandis  qu'à  d'autres  il  se  fige  en  une  abêtissante  apa- 
thie —  allant  jusqu'à  ne  pas  lire,  pendant  des  mois,  les 
lettres  qu'il  reçoit,  —  celte  «  anarchie  mentale  consciente  et 
angoissante  »  nous  semblent  ainsi  devoir  être  rapportées  bien 
plus  à  la  psychose  qui  Fa  poursuivi  son  existence  entière 
qu'à  l'opium,  dont  la  venue  est  secondaire  à  l'apparition  des 
premiers  accès  périodiques  et  de  leurs  fluctuations  mentales. 
Nous  n'entendons  cependant  point  dénier  à  celui-ci  le  rôle 
néfaste  qu'il  a  joué  sur  la  santé  physique  et  mentale  de  Cole- 
ridge,  tant  par  ses  propres  moyens  que  par  l'exacerbation 
des  troubles  psychosiques,  maniaques-dépressifs. 


CHAPITRE  III 

L'OPIUMISME   D'EDGAR  POE  i 

Il  est  difficile  d'écrire  une  histoire  de  ropiumisme  de  Poe 
qui  n'a  laissé  ni  Lettres  comme  Coleridge,  ni  Confessions 
comme  Quincey,  où  il  aurait  à  loisir  analysé  les  effets  des 
différents  toxiques  auxquels  il  se  serait  livré,  avec  chiffres  et 
dates  à  Tappui  '.  Ses  habitudes  d'opiophagie  ont  même  été 
mises  en  doute  par  plusieurs  de  ses  biographes.  «  Nous  ne 
sommes  pas  en  mesure,  dit  M"""  Arvède  Barine  '\  de  nier  ou 
d'affirmer  que  Poe  ait  aggravé  son  cas  en  prenant  lui  aussi 
de  l'opium  ;  les  témoignages  sont  aussi  contradictoires  qu'ils 
sont  formels  ».  Nous  cro3'ons,  cependant,  fermement  avec 
Baudelaire  '*,  Woodberry  ^  qui  cite  le  témoignage  irrécusable 
d'une  cousine,  Miss  Herring,  avec  Lauvrière  ^..  que  Poe  fut 
un  adepte  du  laudanum  comme  Coleridge,  son  maître  admiré 
et,  malheureusement  aussi,  son  modèle  en  psycho-pathologie. 

1.  Cet  article  avait  paru  dans  les  Annales  Médico-Psychologiques  (jan- 
vier 1911)  lorsque  M.  le  professeur  Lacassagne,  que  nous  remercions 
vivement  de  son  obligeance,  nous  signala  la  thèse  de  son  élève  G.  Petit 
(Etude  médico-psychologique  sur  l'oe.  Thèse  Lyon,  l'JOo).  Nous  avons 
trouvé  dans  ce  travail  des  plus  intéressants  une  étude  détaillée  et  métho- 
dique du  sentiment,  du  caractère  et  de  l'intelligence  de  Poe,  ainsi  qu'une 
analyse  fort  bien  conduite  de  tout  ce  que  contenait  de  pathologique, 
d'hallucinatoire  et  d'obsédant  l'œuvre  de  ce  grand  déséquilibré. 

2.  Voir  :  La  vie  el  les  lettres  d'Edgar-Allan  Poe,  par  John  H.  Ingram. 
Cf.  Henry  van  Dyke.  Edgar-Allan  Poe.  La  revue  de  Paris,  mars  1909, 
p.  349;  Gabriel  Mourey.  Poésies  complètes  d'Edgar  Poe.  Paris,  1910,  etc. 

3.  A.  Barine.  Loc.  cit. 

4.  Ch.  Baudelaire.  Œuvres  complètes. 

5.  G.  Woodberry.  Edgar-Allan  Poe.  Boston,  1894. 

6.  Em.  Lauvrière.  Edgar  Poe;  sa  vie  et  son  œuvre;  étude  de  psycho- 
logie pathologique.  Paris,  F.  Alcan,  1904. 


256  ÉTUDE    MÉDICO-LITTÉRAIRE 

A  maintes  reprises  dans  ses  œuvres,  il  parle,  en  homme  qui 
y  goûta,  de  l'opium  et  des  rêveries  qu'il  provoque  ;  et  l'avor- 
tement  de  sa  tentative  de  suicide  ^  à  Faide  du  laudanum 
(novembre  1848)  laisse  supposer  qu'il  était  familiarisé  depuis 
longtemps  avec  ce  poison  (encore  qu'il  n'avoue  n'en  avoir 
absorbé  qu'une  once). 

Puis  Poe  est,  avant  tout,  un  grand  alcoolique,  mort  en 
octobre  1849  dans  une  crise  de  delirium  tremens  ainsi  que 
l'a  définitivement  établi  M.  Woodberry.  Et  l'influence  de  l'al- 
cool se  fait  puissamment  sentir  dans  toutes  ses  œuvres  au  point 
de  les  dominer  complètement.  Enfin  il  ne  faut  pas  oublier 
le  triste  terrain  qui  vit  fleurir  son  talent.  Poe  est  un  hérédo- 
alcoolique  affecté  d'une  appétence  particulière  et  congénitale 
pour  les  boissons  alcooliques  à  laquelle  il  devait  succomber 
dès  la  première  occasion,  lors  de  son  passage  à  l'Université 
de  Virginie  à  l'âge  de  dix-sept  ans.  C'est,  toujours  comme 
Coleridge  et  Quince}^  un  déséquilibré  d'une  essence  supé- 
rieure. Dans  un  de  ses  contes  William  Wilsoii  il  se  décrit 
lui-même,  enfant  de  génie,  impulsif-né,  dont  les  impulsions 
deviennent  avec  les  années  plus  violentes  et  plus  perverses, 
obsédé  offrant  un  type  remarquable  de  dédoublement  de  la 
personnalité.  Aussi  chez  lui  l'alcoolisme  revêt-il  les  allures  de 
la  dipsomanie  comme  l'ont  bien  montré  M"*  Arvède  Barineet 


1.  Cette  tentative  de  suicide  fut  accomplie  au  cours  dun  accès  de  mé- 
lancolie ayant  succédé  à  une  phase  maniaque  des  plus  caractérisées. 

2.  Pour  M.  Lauvrière.  et  nous  pensons  volontiers  comme  lui,  Poe  serait 
également  un  intermittent  à  double  forme,  un  circulaire  tantôt  déprimé 
mélancolique,  tantôt  excité  maniaque;  et  son  exemple  serait  un  nouveau 
témoignage  de  l'étroite  parenté  qui  relie  à  la  folie  maniaque-dépressive 
la  dipsomanie  elles  autres  obsessions  impulsives,  ladromomanie  notam- 
ment (V.  Lauvrière,  p.  89,  156  et  suiv.,  244  et  suiv.).  «  Il  faut,  bon  gré  mal 
gré,  déclare-t-il,  accepter,  sans  exagération  du  moins,  dans  ce  même  être 
dédoublé  la  réelle  opposition  de  deux  personnalités  contraires  qui,  au  lieu 
de  se  juxtaposer,  se  succèdent  ou  plutôt  alternent  sans  cesse.  » 

Poe,  d'ailleurs,  sait  parfaitement  s'analyser  et  il  a.  de  bonne  heure, 
remarqué  ses  alternatives  d'excitation  intellectuelle  (d'autres  fois  motrice) 
pendant  lesquelles  il  écrit  inlassablement,  et  de  dépression  mélancolique 
qui  l'obligent  à  laisser  «  son  esprit  en  jachère  »  et  provoquent  chez  lui 
l'apparition  de  fugues  obsédantes,  dromomaniaques.  «  Mes  sentiments 
sont,  en  ce  moment,  vraiment  lamentables.  Je  souffre  d'une  dépression  de 


l'oPIUMISME    d'eDGAR    POE  j^^Ty} 

M.  Lauvrière-,  après  P.  Moreau  (de  Tours)'.  Ajoutons  qu'il 
fut  aussi  un  dromomane-  et  que,  sa  vie  entière,  il  fut  assailli 
par  diverses  obsessions  phobiques  ou  impulsives. 

Mais  il  est  aussi  épris  de  musique  et  de  poésie  ;  il  a  le  goût 
de  l'imprécis  et  le  sentiment  de  l'infini  ;  son  esprit,  dédai- 
gneux des  réalités,  se  complaît  dans  les  fictions  de  son  ima- 
gination et  se  réfugie  au  milieu  des  paysages  fantastiques  que 
son  «  œil  de  visionnaire  »  lui  permet  d'entrevoir,  «  paysages 
de  rêve,  construits  par  son  imagination  avec  les  formes  indé- 
cises et  mouvantes  que  lui  suggérait  dans  ses  longues  pro- 
menades son  cerveau  de  névrosé  \  » 

Il  est  malaisé,  pour  toutes  ces  raisons,  de  discerner  dans 
l'œuvre  de  Poe  la  marque  de  l'opium,  fortement  estompée 
sinon  effacée  par  celle  de  l'alcool.  Toutefois  nous  avons  cru 
la  reconnaître  dans  ces  visions  d'immense  et  d'infini  *,  hors  ^^ 
l'Espace  et  le  Temps,  qu'il  décrit  dans  Pays  de  songe,  l\  ti'tf' 
visions  que  nous  avons  rencontrées  déjà  chez  Quincey  et  chez 
Coleridge  et  que  nous  retrouverons  chez  les  fumeurs  d'opium, 

Y  esprit  comme  je  n'en  ai  jamais  ressenti.  J'ai  lutté  en  vain  corilre  l'influence 
de  cette  mélancolie  ;  et  vous  me  croirez  quand  je  vous  dis  que  je  suis 
toujours  malheureux  en  dépit  de  l'heureux  changement  de  mes  affaires...  :> 
^Lettre  à  Kennedy,  H  septembre  183b).  «  Je  suis  extrêmement  nonchalant 
et  prodigieusement  actif,  par  accès.  Il  y  a  des  périodes  où  toute  sorte  d'exer- 
cice mental  m'est  une  torture,  et  où  rien  ne  me  fait  plaisir,  si  ce  n'est  de 
communier  dans  la  solitude  des  montagnes  et  des  bois,  ces  autels  de 
Byron.  Je  me  suis  ainsi  perdu  en  rêves  et  en  courses  vagabondes  pen- 
dant des  mois  entiers  pour  m'éveiller  enfin  en  proie  à  une  sorte  de  manie 
d'écrire.  Alors,  je  griffonne  toute  la  journée,  je  lis  toute  la  nuit,  tant  que 
dure  cette  maladie...  »  (Lettre  à  Lowell,  2  juillet  1844). 

1.  Paul  Moreau  (de  Tours).  Edgar  Poe.  Élude  de  psychologie  morbide. 
Ann.  Méd.  Psych.,  janvier  1894. 

2.  «  ...  Quand  je  suis  pris  d'un  de  ces  accès  de  vagabondage  (et  c'est 
là  chez  moi  rien  moins  qu'une  de  mes  passions  habituelles  que  d'errer  à 
travers  les  bois  pendant  une  semaine  ou  un  mois  de  suite),  je  ne  voudrais, 
ni  en  réalité  ne  pourrais  échapper  à  cette  humeur,  eussé-je  à  répondre 
au  Grand-Mogol  m'informant  qu'il  m'a  institué  héritier  de  ses  biens...  » 
(Lettre  à  Cooke,  9  août  1846). 

3.  A.  Barine.  Loc.  cit..  p.  186. 

4.  Nous  avons  trouvé  la  même  impression  chez  M.  Lauvrière  qui  fai 
suivre  sa  traduction  de  cette  remarque  :  «  comme  en  ces  visions  les  sen- 
sations d'espace,  de  temps  et  de  mouvement  se  trouvent  amplifiées  :  tout 
est  immense,  éternel,  mouvant  :  c'est  là  un  triple  effet  habituel  de 
l'opium  »  (p.  375,  note  1). 

Dlpoly.  —  Les  opiomanes.  i' 


258  ÉTUDE    MEDICO-LITTERAIRE 

Vallées  sans  fond  et  fleuves  sans  fin, 
Gouffres  béants,  cavernes  et  forêts  de  géants. 
Dont  nul  œil  humain  n'effleure  les  formes 
Sous  la  brume  qui  pleure, 

Monts  éternellement  croulants 

En  des  mers  sans  rivages. 

Mers  qui  sans  trêve  se  soulèvent, 

Gémissantes,  vers  des  cieux  qui  flambent, 

Lacs  éployant  vers  linfini 
Leurs  eaux  solitaires,  solitaires  et  mortes, 
Leurs  mornes  eaux,  mornes  et  glacées 
Sous  la  neige  des  lys  languides, 

Sur  les  monts,  le  long  des  fleuves  murmurants, 
Tout  bas  et  toujours  murmurants, 
Sous  les  bois  gris,  dans  les  marécages 
Où  gîtent  le  crapaud  et  la  salamandre. 

Près  des  mares  et  des  étangs  sinistres 

Où  les  goules  font  leur  demeure, 

En  tous  lieux  les  plus  maudits,  J  j 

En  tous  recoins  les  plus  lugubres,  '  1 

Le  voyageur  rencontre  épouvanté 

Les  Ombres  voilées  du  passé, 

Fantômes  qui  sous  leurs  linceuls  blafards  tressaillent  et  soupirent 

En  passant  auprès  de  l'homme  errant, 

Fantômes  drapés  et  blêmes  d'amis  que  l'agonie 
A  depuis  longtemps  rendus  à  la  Terre  et  au  Ciel... 

Déjà  Quincey  avait  dit  que  l'espace  «  s'enflait  à  Tinfîni  » 
sous  le  mirao-e  de  Topium.  Poe  emploie  la  même  image  et 
Baudelaire,  préfaçant  son  œuvre,  s'exprime  ainsi  '  :  «  L'es- 
pace est  approfondi  par  Topium  ;  l'opium  y  donne  un  sens 
magique  à  toutes  les  teintes  et  fait  vibrer  tous  les  bruits  avec 
une  plus  significative  sonorité.  Quelquefois  des  échappées 
magnifiques,  gorgées  de  couleur  et  de  lumière,  s'ouvrent 
soudainement  dans  ses  paysages,  et  l'on  voit  apparaître  au 

1.  Gh.  Baudelaire.  Edgar  Poe;  sa  vie  et  ses  œuvres.  Paris,  1885,  p.  31. 


l'oPIUMISME    d'eDGAR    POE  259 

fond  de  leurs  horizons  des  villes  orientales  et  des  architectures 
vaporisées  par  la  distance,  où  le  soleil  jette  des  pluies  d'or  ». 

Dans  ses  contes  et  dans  ses  poésies,  Poe  décrit  souvent  ses 
propres  hallucinations  en  les  prêtant  à  ses  héros  créés  à  son 
image  et  commedessinés  devant  une  glace  ;  citons  parmiles  plus 
connues  l'apparition  fantomatique  de  Bérénice  et  de  Ligeia 
et  le  never  more  du  Corbeau,  malgré  que  Poe  ait  cherché 
dans  la  Genèse  (ï unpoème  à  exphquer  —  après  coup,  pensons- 
nous  avec  Baudelaire  —  sa  fantastique  composition.  11  a  honte 
de  son  vice,  disons  plutôt  de  sa  maladie,  et  il  veut  par 
instants  nier  son  alcoolisme,  prétendant  «  ne  boire  que  de 
Teau  »,  alors  qu'on  le  ramasse  ivre-mort  dans  les  rues  de 
Richmond,  de  New-York  ou  de  Washington.  A  plus  forte 
raison  rougirait-il  de  laisser  supposer  qu'il  doit  aux  visions, 
aux  cauchemars  qui  hantent  ses  nuits,  une  partie  de  son 
originalité  et  qu'il  veut  dans  ses  poèmes  élever  un  monument 
à  la  glorification  du  poison  qui  l'enivre.  Nous  trouvons 
cependant  dans  les  Souvenirs  de  M.  Auguste  Bedloe  la 
peinture  d'une  scène  hallucinatoire  qu'il  attribue  à  l'opium. 

«  Le  tempérament  de  Bedloe,  dit  Poe  ',  était  au  plus  haut 
degré  sensitif,  excitable,  enthousiaste.  Son  imagination,  sin- 
gulièrement vigoureuse  et  créatrice,  lirait  sans  doute  une 
force  additionnelle  de  l'usage  de  l'opium,  qu'il  consommait 
en  grande  quantité  et  sans  lequel  l'existence  lui  eût  été  im- 
possible. C'était  son  habitude  d'en  prendre  une  bonne  dose, 
immédiatement  après  son  déjeuner  chaque  matin  ».  Or  nous 
savons  —  tous  ses  biographes,  J.  Ingram,  G.  Woodberry, 
Ch.  Baudelaire,  A.  Barine,  E.  Lauvrière,  etc.,  ont  très  jus- 
tement insisté  sur  ce  point  —  que  les  personnages  de  Poe, 
«  ou  plutôt  le  personnage  de  Poe,  l'homme  aux  facultés 
suraiguës,  l'homme  aux  nerfs  relâchés...  »,  c'est  Poe  lui- 
même".  C'est  donc  un  aveu  d'opiomanie  que  le  conteur  nous 
fait. 

1.  Traduction  Ch.  Baudelaire. 

2.  «  is'e  cherchez  pas  dans  toute  l'œuvre  un  autre  élre  vivant,  dit  Lau- 


260  ÉTUDE    MÉDICO-LITTÉRAIRE 

De  l'hallucination  panoramique  dont  il  nous  donne  ensuite 
la  description,  nous  détachons  le  passage  suivant  :  «  Je  me 
trouvai  au  pied  d'une  haute  montagne  dominant  une  vaste 
plaine,  à  travers  laquelle  coulait  une  majestueuse  rivière.  Au 
bord  de  cette  rivière  s'élevait  une  ville  d'un  aspect  oriental, 
telle  que  nous  en  voyons  dans  les  Mille  et  une  Nuits,  mais 
d'un  caractère  encore  plus  singulier  qu'aucune  de  celles  qui 
y  sont  décrites.  De  ma  position  qui  était  bien  au-dessus  du 
niveau  de  la  ville,  je  pouvais  apercevoir  tous  ses  recoins  et 
tous  ses  angles,  comme  s'ils  eussent  été  dessinés  sur  une 
carte.  Les  rues  paraissaient  innombrables  et  se  croisaient 
irrégulièrement  dans  toutes  les  directions,  mais  ressemblaient 
moins  à  des  rues  qu'à  de  longues  allées  contournées,  et 
fourmillaient  littéralement  d'habitants.  Les  maisons  étaient 
étrangement  pittoresques.  De  chaque  côté,  c'était  une  véri- 
table débauche  de  balcons,  de  vérandas,  de  minarets,  de 
niches  et  de  tourelles  fantastiquement  découpés.  Les  bazars 
abondaient  ;  les  plus  riches  marchandises  s'y  déployaient 
avec  une  variété  et  une  profusion  infinies  :  soies,  mousse- 
lines, la  plus  éblouissante  coutellerie,  diamants  et  bijoux  des 
plus  magnifiques.  A  côté  de  ces  choses,  on  voyait  de  tous 
côtés  des  pavillons,  des  palanquins,  des  litières  où  se  trou- 
vaient de  magnifiques  dames  sévèrement  voilées,  des  élé- 
phants fastueusement  caparaçonnés,  des  idoles  grolesque- 
ment  taillées,  des  tambours,  des  bannières,  et  des  gongs,  des 
lances,  des  casse-têtes  dorés  et  argentés.  Et  parmi  la  foule,  la 
clameur,  la  mêlée  et  la  confusion  générales,  parmi  un  milhon 
d'hommes  noirs  et  jaunes,  en  turban  et  en  robe,  avec  la 
barbe  flottante,  circulait  une  multitude  innombrable  de  bœufs 
saintement  enrubannés,  pendant  que  des  légions  de  singes 
malpropres  et  sacrés  grimpaient,  jacassant  et  piaillant,  après 


vrière  ;  vous  n'en  trouveriez  pas;  il  n'y  a  sous  tous  ces  déguisements 
scéniques...,  qu'un  seul  acteur,  et  cet  unique  acteur  qui  se  pavane,  se 
démène  ou  s'apostrophe  dans  tous  les  rôles  et  sur  tous  les  tons,  c'est 
Poe,  toujours  Poe  ».  [Op.  cit.,  p.  511.) 


L  OPIUMISME    D  EDGAR    POE  261 

les  corniches  des  mosquées  ou  se  suspendaient  aux  minarets 
et  aux  tourelles.  Des  rues  fourmillantes  aux  quais  de  la 
rivière  descendaient  d'innombrables  escaliers  qui  condui- 
saient à  des  bains,  pendant  que  la  rivière  elle-même  semblait 
avec  peine  se  frayer  un  passage  à  travers  les  vastes  flottes 
de  bâtiments  surchargés  qui  tourmentaient  sa  surface  en  tout 
sens.  Au  delà  des  murs  de  la  ville  s'élevaient  fréquemment, 
en  groupes  majestueux,  le  palmier  et  le  cocotier,  avec 
d'autres  arbres  d'un  grand  âge,  gigantesques  et  solennels  ;  et 
çà  et  là  on  pouvait  apercevoir  un  champ  de  riz,  la  hutte  de 
chaume  d'un  paysan,  une  citerne,  un  temple  isolé,  un  camp 
de  gypsies,  ou  une  gracieuse  fille  solitaire  prenant  sa  route, 
avec  une  cruche  sur  sa  tête,  vers  les  bords  de  la  magnifique 
rivière  ». 

Suit  une  scène  d'insurrection  à  laquelle  il  se  voit  prendre 
part  (phénomène  probable  (^utoscopie)  et  où  il  croit  se  sen- 
tir frappé  à  la  tempe  d'un  coup  de  flèche  et  mourir.  Dans 
cette  même  nouvelle,  Poe  signale  cet  attribut  de  l'opium  de 
donner  à  toute  chose,  même  à  la  plus  triviale,  un  intérêt 
exagéré.  «  Cependant,  l'opium  avait  produit  son  effet  accou- 
tumé, qui  est  de  revêtir  tout  le  monde  extérieur  d'une  inten- 
sité d'intérêt.  Dans  le  tremblement  d'une  feuille,  —  dans  la 
couleur  d'un  brin  d'herbe,  —  dans  la  forme  d'un  trèfle,  — > 
dans  le  bourdonnement  d'une  abeille,  —  dans  l'éclat  d'une 
goutte  de  rosée,  —  dans  le  soupir  du  vent,  —  dans  les  vagues 
odeurs  échappées  de  la  forêt,  —  se  produisait  tout  un  monde 
d'inspirations,  une  procession  magnifique  et  bigarrée  de 
pensées  désordonnées  et  rapsodiques  ». 

Déjà  il  disait  pareillement  dans  Bérénice^  que  l'opium 
conduisait  son  héros  Egœus  (proche  parent  de  Poe  lait 
remarquer  A.  Barine),  à  donner  une  valeur  anormale,  mons- 
trueuse, aux  phénomènes  les  plus  simples,  à  s'absorber  toute 
une  journée  devant  une  ombre,  à  s'oublier  une  pleine  nuit 

1.  Écrit  en  18:>3,  peut-être  même  déjà  en  1831. 


262 


ÉTUDE    MÉDICO-LITTÉRAIRE 


auprès  de  sa  lampe  ou  de  son  feu,  à  rêver  des  jours  entiers 
sur  le  parfum  d'une  fleur,  à  «  réfléchir  infatigablement  de 
longues  heures,  l'attention  rivée  à  quelque  citation  puérile 
sur  la  marge  ou  dans  le  texte  d'un  livre...  » 

Ailleurs  (voir  Y  Assignation,  la  Maison  Usher,  le  Conte 
des  Montagnes  dénudées,  les  Marginalia...),  il  dit  encore  : 
«  Je  souffre  d'une  extrême  dépression  de  l'âme  que  je  ne 
puis  comparer  à  aucune  sensation  terrestre  mieux  qu'aux 
réveils  du  mangeur  d'opium  ;  chute  douloureuse  dans  le 
monde  banal,  affreuse  disparition  du  voile  ;  sensation  gla- 
ciale, engloutissement,  dégoûts  du  cœur  ;  irrémédiable  dis- 
solution de  la  pensée  qu'aucune  excitation  de  l'imagination 
ne  saurait  ramener  vers  le  sublime  ;  car  je  suis  un  esclave 
lié  au  joug  de  l'opium,  un  prisonnier  qui  en  porte  les  entraves 
et  mes  œuvres  ont,  comme  mes  volontés,  pris  les  fantastiques 
couleurs  de  mes  rêves  parfois  follement  excités  par  une  dose 
immodérée  d'opium...  » 

Peut-on  malgré  tout  accepter,  comme  d'aucuns  le  veulent, 
l'hypothèse  que  Poe  se  soit  contenté  d'une  documentation 
théorique  sur  les  effets  de  l'opium,  des  récits  de  Quincey  et 
de  Coleridge,  des  confessions  de  l'un  et  des  lamentations  de 
l'autre  ?  En  plus  des  témoignages  nettement  atTirmatifs  ses 
impressions  sont  trop  vraies  et  trop  précises  pour  n'avoir  pas 
été  vécues.  Et  pour  qui  sait  les  tendances  de  Poe  à  s'étudier 
et  à  se  faire  «  le  peintre  toujours  complaisant  de  son  âme 
morbide  »,  de  telle  façon  que  chacun  de  ses  personnages  est 
une  partie  de  lui-même  et  que  l'ensemble  de  ses  œuvres  ren- 
ferme le  cryptogramme  d'ane  autobiographie  complète,  la 
chose  ne  fait  aucun  doute.  Poe  a  réellement  connu  l'engour- 
dissante et  torpide  rêverie  de  l'opium  et  l'on  peut  considérer 
comme  l'aveu  de  son  propre  servage  ces  paroles  de  l'époux 
de  Ligeia  :  a  J'étais  devenu  un  esclave  de  l'opium  ;  il  me 
tenait  dans  ses  liens,  —  et  tous  mes  travaux  et  mes  plans 
avaient  pris  la  couleur  de  mes  rêves.  » 

Doit-on  maintenant  admettre  que  l'opium  lui  ail  procuré 


L  OPIUMISME    D  EDGAR    POE  263 

ces  divines  extases  qu'il  vante  en  de  nombreux  articles, 
extases  «  dont  la  volupté  est  bien  supérieure  à  toutes  celles 
du  monde  des  rêves  ou  de  la  veille...  »  et  que  viennent  peu- 
pler des  visions  surnaturelles  «  comme  si  les  cinq  sens  étaient 
remplacés  par  cinq  mille  sens  étrangers  à  notre  nature  mor- 
telle »  ?  M.  Lauvrière  adopte  celle  idée,  fort  légitime  au 
demeurant,  et  nous  ne  le  contredirons  point.  Mais  peut-on 
dire  également  que  l'opium  ait  servi  son  inspiration,  aiguisé 
son  imagination,  exalté  ses  facultés  créatrices?  Nous  ne  le 
pensons  pas,  car  les  œuvres  de  Poe  ont  été,  pour  la  plupart, 
écrites  dans  ses  périodes  d'abstinence  *,  heureusement  assez 
nombreuses  et  relativement  longues  :  et  lorsque  l'accès  dipso 
ou  plus  exactement  toxico-maniaque  surgissait,  Poe  ne  s'ap- 
partenait plus;  il  abandonnait  tout...,  la  direction  du  jour- 
nal qui  lui  avait  été  confiée,  la  conférence  à  laquelle  il  se 
préparait,  l'œuvre  qu'il  était  en  train  de  composer,  et  ce, 
quelque  besoin  qu'il  eût  de  réaliser  immédiatement  une  recette 
pécuniaire  pour  faire  vivre  les  siens.  Il  le  sait  et  l'avoue  avec 
honte  et  tristesse.  Il  ne  put  jamais,  dit  M.  Lauvrière  en  par- 
lant de  sa  production  poétique  -,  écrire  un  seul  poème  sous 
la  seule  contrainte  de  la  nécessité,  si  pressante  qu'elle  fût  : 
de  là  son  piteux  échec  à  Boston  %  de  là  la  rareté  de  ses  pro- 
ductions poétiques  durant  sa  maturité  affairée.  «  Aux  phases 
extatiques  d'un  contemplatif,  ne  faut-il  pas,  comme  il  le  dit 
lui-même,  la  sérénité  de  l'âme,  et  partant,  le  calme  de  l'exis- 
tence? » 

1.  C'est  ainsi  que  l'accès  dipsonianiaque  qui  éclate  en  mai  ou  juin  1845 
avait  été  précédé  dune  période  d'activité  littéraire  intense,  longue  d'en- 
viron dix-huit  mois,  et  fut,  au  contraire,  marqué  par  une  stérilité  com- 
plète. 

2.  Lauvrière.  Op.  cit.,  p.  365. 

3.  Poe  s'était  engagé  à  déclamer  le  10  octobre  1845  devant  le  Boston 
Lyceum  un  poème  inédit.  Et  malgré  le  secours  de  ses  toxiques  favoris,  en 
dépit  de  tous  ses  efforts  pour  tenir  sa  parole,  il  ne  put  rien  comi)Oser  ; 
conscient  de  son  impuissance  il  alla  mendier  à  M""  Fr.  Osgood  un  poème 
«  à  la  hauteur  de  sa  réputation  »  et,  celle-ci  n'ayant  pu  réussir  ce  qu'il 
désirait,  il  en  fut  réduit,  «  la  tète  vide  de  tout  souffle  poétique  »,  h  lire  à 
la  place  du  chef-d'œuvre  inédit  qu'on  attendait,  un  de  ses  poèmes  de  jeune 
homme,  Al  Aaraaf. 


264  ÉTUDE    iMÉDICO-LITTÉRAIRE 

Dans  ses  contes  il  s'est  évidemment  servi  des  sensations 
anormales,  étranges  et  fantastiques,  que  lui  apportaient  l'al- 
cool et  l'opium.  «  Songez  aux  hallucinations  de  Bérénice  et 
de  More  lia,  songez  à  l'opium  de  Ligeia  et  de  Bedloe,  songez 
à    l'alcool    de    Wilson    et  du    Chat  Noir,   et  dites  si  ces 
hagardes  visions  et  ces  extravagantes  conceptions  ne  sont 
point  le  produit  artistement  ouvré  d'intimes  sensations  spon- 
tanées,  plus  ou  moins  voisines  de  l'hallucination,   presque 
irrésistiblement  sorties  d'une  somnolente  inconscience,  dont 
les   éveils  tristes  ou  joyeux  n'étaient  peut-être  point  sans 
cause  factice  »  *.  Poe  s'est  attaché  à  faire  revivre  pour  ses 
lecteurs  ses  propres  hallucinations,  il  a  voulu  les  faire  fris- 
sonner des  mêmes  angoisses  et  dans  ce  but  il  a  imaginé  une 
intrigue  fictive  et  a  cherché  pour  ses  «  effets  »  les  mots  sen- 
sationnels, il  a  travaillé  sa  pensée  et  ciselé  son  style  ;  il  a 
d'abord  construit  un  plan  général  rigoureux  et  méthodique 
puis,  minutieusement  et  à  loisir,  a  façonné  chaque  détail  de 
son  œuvre.  «  Il  n'y  a  pas,  dit-il,  de  plus  grande  erreur  que 
de  croire  la   vraie  originalité  pure  matière   dïmpulsion  ou 
d'inspiration  :  créer,  c'est  combiner  avec  soin,  avec  patience, 
avec  inteUigence...   On  devrait  méditer  et  combiner  d'une 
manière  définitive,  avant  d'écrire  un  seul  mot,  le  dénouement 
de  toute  fiction  ou  V effet  préféré  en  tout  autre  genre  de  com- 
position;   et  on  ne  devrait  pas  écrire  un  seul  mot  qui  ne 
tende  par  lui-même  ou  par  son  rôle  dans  la  phrase  à  amener 
ce  dénouement  ou  à  renforcer  cet  effet.  » 

Or,  ces  qualités  de  style  qui  font  le  grand  écrivain,  assuré- 
ment Poe  ne  les  doit  ni  à  l'alcool  ni  à  l'opium.  Tous  les 
alcooliques  ont  des  visions  féroces  ou  fabuleuses,  des  rêves 
flamboyants  et  terribles^  d'épouvantables  cauchemars  ;  seul 
le  génie  d'un  Poe,  d'un  Hoffmann,  d'un  Quincey,  saura  uti- 
liser ces  matériaux  que  leur  dispense  le  poison  !  «  Si  Poe  a 
donc  su  transformer  en  chefs-d'œuvre  artistiques  des  pro- 

1.  Lauvrière,  p.  611. 


L  OPIUMISME    D  EDGAR    POE  265 

duils  franchement  vésaniques,  constate  M.  Lauvrière,  c  est 
que  sa  vigueur  émotionnelle,  si  extravagante  qu'elle  soit,  le 
cède  à  sa  vigueur  intellectuelle  ;  sa  raison  lucide  triomphe 
de  sa  sensibiUté  exaspérée;  son  art  dompte  sa  folie.  »  L'ar- 
tiste existait  bien  avant  l'intoxication  ;  celle-ci  n'a  pu  seule- 
ment qu'orienter  l'imagination  du  conteur  ;  et  cette  proposi- 
tion même  est  encore  excessive,  Poe  aurait  pu  être,  croyons- 
nous,  le  conteur  fantastique  qu'il  fut  sans  le  secours  d'aucun 
cauchemar. 

Qu'on  scrute  sa  jeunesse,  on  y  décèlera  le  germe  de  toutes 
les  qualités  et  de  tous  les  défauts  qui  s'épanouiront  si  magni- 
fiquement à  l'avenir,  sa  sensibilité  attristée,  sa  fougue  im- 
pulsive et  indisciplinée,  ses  tendances  à  l'érotomanio,  ses 
obsessions  nécrophiliques,  son  imagination  ardente,  passion- 
née, fantasque,  son  humeur  susceptible  à  l'excès,  sombre  et 
ombrageuse,  sa  supériorité  intellectuelle  et  sa  facilité  de 
travail  qui  le  rendent  capable,  «  pour  peu  que  le  sujet  l'inté- 
resse ou  que  son  amour-propre  soit  en  jeu,  d'une  intensité 
d'attention  qui  lui  permet  de  vaincre  les  difficultés  comme  en 
se  jouant  et  d'accomplir  de  rapides  progrès  avec  une  aisance 
surprenante  ».  A  peine  entré  à  l'Université  de  Virginie,  il 
compose  et  ses  productions  étonnent  ses  camarades  ;  ce  sont 
des  histoires  qui  visent  à  produire  le  maximum  à' effet;  on  y 
devine  le  Poe  futur;  ce  sont  déjà  des  histoires  extraordi- 
naires, extravagantes,  sensationnelles...  En  même  temps  il 
se  révèle  poète  et,  plus  tard,  quand  il  trouvera  éditeur,  il 
reprendra  ses  œuvres  de  jeunesse,  les  retouchera,  les  perfec- 
tionnera quelque  peu  et  les  offrira  au  public  faute  de  ne  pou- 
voir composer  de  nouveaux  poèmes.  «  Jusqu'à  sa  maturité, 
Poe  en  était  ainsi  réduit  à  ruminer  sans  fin  les  plus  mé- 
diocres fruits  de  sa  trop  hâtive  jeunesse  ».  Avant  l'alcool  et 
avant  l'opium  on  voit  donc  «  se  dessiner  de  plus  en  plus  net- 
tement le  caractère,  comme  l'esprit,  du  jeune  homme  :  l'élève 
réservé,  susceptible,  volontiers  irritable  de  Richmond,  deve- 
nait l'étudiant  sombre,  taciturne,  excentrique  de  Charlottes- 


266  ÉTUDE    MÉDICO-LITTÉRAIRE 

ville,  et  son  âpre  désir  de  primer  s'aggravait  graduellement 
de  la  funeste  manie  de  se  singulariser  »  (Lauvrière). 

La  double  intoxication  ne  créa  donc  rien  chez  Poe  et  ses 
visions  surnaturelles  ne  lui  sont  apparues  que  parce  qu'il  y 
était  préparé,  depuis  longtemps,  depuis  toujours.  L'imagina- 
tion du  fantastique  conteur  eût  suffi  à  les  concevoir  ;  elle 
n'avait  pas  besoin  de  sensations  morbides.  Et,  à  supposer 
que  Poe  doive  à  son  ivrognerie  dipsomaniaque  cet  indéfinis- 
sable frisson  d'horreur  qu'il  fait  passer  dans  certains  de  ses 
contes,  il  a  fallu,  pour  qu'à  notre  tour  nous  frissonnions  en  le 
lisant,  qu'une  telle  horreur  fût  auparavant  ressentie  par  un 
tel  génie,  seul  capable  de  la  traduire  et  de  la  communiquer. 
Pour  goûter  avec  l'opium  les  extatiques  rêveries  de  Poe, 
pour  contempler  d'un  œil  avide  les  féeriques  panoramas  d'un 
Pmjs  de  songe  ^  pour  tressaillir  d'un  poétique  effroi  devant 
l'apparition  d'une  Ligeia,  pour  entendre  le  «  never  more  » 
d'un  Corbeau,  il  faut  d'abord  avoir  le  génie  d'un  Poe  et  cela 
seul  doit  donner  à  réfléchir  aux  présomptueux  qui  s'en  vont 
mendier  à  la  sournoise  et  maléficieuse  drogue  une  inspiration 
qu'ils  savent  ne  point  trouver  en  eux. 

Mais  Poe,  le  génial  et  malheureux  Poe,  si  les  artificielles 
excitations  de  l'alcool  et  de  l'opium  lui  assurèrent  le  gain 
d'horrifiants  et  d'obsédants  cauchemars  dont  son  talent  sut 
tirer  un  remarquable  parti,  il  y  laissa,  comme  Coleridge,  ses 
facultés  poétiques  ;  le  poison  tua  le  poète.  Précocement 
alcoolique  et  opiomane  S  Poe  ne  retira  de  son  triste  penchant 
que  misère  et  douleur.  Nous  ne  voulons  pas  nous  attarder 
davantage  à  l'étude  de  sa  psycho-pathologie,  si  magistrale- 
ment entreprise  par  M.  Lauvrière,  mais  nous  avons  le  droit 

1.  Poe  aurait  goûté  à  l'opium  de  très  bonne  heure,  peut-être  même  dès 
Tàge  de  vingt  ans  comme  Quincey.  Dans  Al  Aaraaf\[  parle  déjà  du  délire 
de  l'opium  (Al  Aaraaf,  Tamerlane.  and  minor  poems.  Baltimore.  1829). 

M.  Lauvrière  dit,  à  la  page  1C9  de  sa  remarquable  étude,  que  Poe  fut  un 
fumeur  d'opium.  Nous  ne  voyons  là  qu'un  lapsus  et  nous  croyons,  bien 
que  nous  ne  possédions  aucun  document  particulièrement  précis  sur  ce 
j)oint,  qu'il  n'usa  de  l'opium  qu'en  ingestion  et  sous  forme,  soif  de  lau- 
danum, soit  de  morphine  prise  dans  le  café. 


L  OPIUMISME    D  EDGAR    POE  267 

de  conclure  que  Tœuvre  du  poison  sur  le  génie  de  Poe  fut 
dévastatrice  et  dégradante  au  triple  point  de  vue  physique, 
intellectuel  et  moral  ;  et  Poe  lui-même  avoue  confidentielle- 
ment que  loin  de  les  favoriser  le  toxique  empochait  la  médita- 
tion et  faisait  fuir  l'inspiration. 


CHAPITRE  IV 

NOS  OPIOMAiNES.   —   CHARLES  BAUDELAIRE. 
GÉRARD  DE  NERVAL.  —  BARBEY  D'AUREVILLY. 


Nous  n'avons  pas  trouvé  dans  la  littérature  française,  Bau- 
delaire mis  à  part,  d'exemples  pareils  à  ceux  de  Quincey,  de 
Coleridge  ou  de  Poe.  Nous  ne  comptons  pas  parmi  nos 
grands  écrivains  d'aussi  impénitents  mangeurs  d'opium  ou 
buveurs  de  laudanum  ;  nous  n'avons  guère  relevé  chez  eux 
que  de  timides  et  inconsistants  essais  de  haschich  (le  club  des 
haschischins  de  l'hôtel  de  Pimodan  ;  Th.  Gautier...).  En 
revanche,  la  morphine  fit  et  fait  encore  des  ravages  terribles 
dans  le  clan  des  intellectuels  et  nous  possédons  depuis  quel- 
ques années  toute  une  littérature  sur  la  fumée  d'opium,  ce 
dernier  cri  de  l'intoxication  paradisiaque,  qui  doit  seule  nous 
occuper  désormais.  Citons,  en  dehors  d'articles  isolés,  contes 
ou  nouvelles,  tels  ceux  de  Pierre  Mille  ou  de  Robert  Schefîer' 
ou  de  brèves  descriptions  incorporées  dans  un  roman  pareil 
à  ceux  de  Pierre  Loti  '  ou  de  Claude  Farrère  ^  :  L'opium  de 
Paul  Bonnetain,  Fumée  d'opium  de  Claude  Farrère,  Midship 
de  Pierre  Custot,  Le  royaume  de  l'Oubli  de  Daniel  Borys, 
Fumeurs  d'Opium  de  Jules  Boissière  *.  Xous  les  analyserons 
rapidement  après  une  courte  étude  de  Baudelaire  et  quelques 
mots  sur  Barbey  d'Aurevilly  et  Gérard  de  Nerval. 

1.  Contes  du  Journal. 

2.  Voir  notamment  les  Derniers  jours  de  Pékinr/  de  cet  auteur. 

3.  Voir  Les  civilisés,  La  bataille.  Les  petites  alliées. 

4.  ^"ous  n'avons  nullement  la  prétention  de  fournir  la  liste  complète  des 
romans  à  opium:  nous  avons  seulement  voulu  donner  une  analyse  de 
quelques-uns  d'entre  eux. 


CHARLES    BAUDELAIRE,    GÉRARD    DE    NERVAL,    ETC.  209 

On  ne  peut,  en  effet,  dans  un  travail  sur  les  opiomanes  se 
dispenser  d'étudier  Ciiarles  Baudelaire  que  le  fin  toxicomane 
vénère  à  l'égal  d'un  Dieu  et  que  le  bourgeois  sentencieux 
réprouve  comme  un  odieux  libertin,  —  l'un  et  l'autre  i\  tort, 
ainsi  qu'il  arrive  souvent. 

CHARLES  BAUDELAIRE 

TOXICOMANE    ET    OPIOMANE* 

Baudelaire  est-il  suffisamment  mort,  l'évolution  des  ans 
a-i-elle  suffisamment  lassé  les  indignations  pudibondes  et 
solennelles  du  bourgeois  prudhommesque,  le  temps  enfin  a- 
t-il  suffisamment  jugé  l'œuvre,  pour  qu'on  puisse  dire  aujour- 
d'hui que  Gh.  Baudelaire  fut  un  grand  poète  sans  immédiate- 
ment s'attirer  les  virulentes  diatribes  des  Brunetièrc,  fa- 
rouches gardiens  de  la  décence  littéraire?  L'éminent  mais 
trop  partial  critique  s'est  montré,  en  effet,  outrageusement 
sévère  pour  Baudelaire,  «  pauvre  diable  n'ayant  rien  ou 
presque  rien  du  poète  que  la  rage  de  le  devenir  m  -;  il  a 
essayé,  sans  parvenir  heureusement  à  l'entamer,  de  déchirer 
sa  renommée  en  y  enfonçant  ses  crocs  acérés  et  il  a  tenté, 
chose  plus  grave,  d'écarter  les  souscriptions  de  ses  admira- 
teurs se  cotisant  pour  élever  un  monument  au  poète  défunt^; 
comme  s'il  était  permis  à  l'un  quelconque  d'entre  nous,  fût-il 
critique  littéraire  à  la  Revue  des  Deux  Mondes,  de  se  poser 
en  oracle  infaillible,  de  prétendre  juger  souverainement  des 
hommes  et  des  choses  comme  un  pape  de  l'Eglise  des  lettres, 
de  vouloir,  au  seul  gré  de  son  bon  plaisir,  distribuer  la 
gloire  ou  décréter  le  mépris,  décider  des  honneurs  à  rendre 
ou  les  refuser  sous  prétexte  d'indignité  ! 

1.  Ann.  Méd.  Psych.,  mai-juin,  1910. 

2.  F.  Brunelière.  Ch.  Baudelaire.  Revue  des  Deux  Mondes,  !•' juin  1887. 
p.  695. 

3.  F.  BruneiièTe.  La  statue  de  Ch.  Baudelaire.  Revue  des  Deux  Mondes, 
i"  septembre  1892,  p.  212. 


270  ÉTUDE    MÉDICO-LITTÉRAIRE 

Mais  M.  Brunelière  ne  s'est  pas  contenté  de  décerner  à 
Baudelaire  l'épithète  de  mauvais  poète  ;  il  Ta  accusé  de 
n'être  qu'un  mystificateur.  Et  ce  procès  nous  intéresse  direc- 
tement ;  car  si  l'œuvre  du  poète  n'est  que  mensonge,  com- 
ment y  chercher  la  trace  des  poisons  dont  il  usa  ? 

Analysant  l'ouvrage  que  venait  de  faire  paraître  M.  Eug. 
Crépet*,  Brunetière  ajoute  :  «  Pessimisme,  sadisme  et  sata- 
nisme, tout  cela,  chez  lui,  pour  user  une  fois  du  seul  mot  qui 
convienne,  n'est  que  des  poses,  il  n'y  a  de  sincère  en  lui  que 
le  désir  et  le  besoin  d'étonner...  Jamais  personne  au  monde 
n'a  menti  comme  Ch.  Baudelaire  ;  il  était  né  menteur,  et  de 
ces  menteurs  vaniteux  dont  le  mensonge  a  toujours  soin 
d'avoir  quelque  air  de  vraisemblance  ou  de  probabilité. 
C'était  plus  qu'un  plaisir,  c'était  une  volupté  pour  lui  que  de 
se  calomnier  ;  mais  en  se  calomniant,  il  composait  son  per- 
sonnage ;  et  ce  personnage  avait  fini  par  devenir  conforme, 
non  pas  du  tout  à  son  vrai  caractère,  mais  à  celui  qu'il  vou- 
lait qu'on  lui  crût.  » 

Après  une  telle  censure,  qui  est  bien  plutôt  le  dénigrement 
d'un  esprit  sectaire  que  le  blâme  d'un  critique  impartial,  il 
convient  d'inscrire  aussitôt  l'opinion  diamétralement  opposée 
d'un  grand  nombre  d'écrivains  dont  la  réputation  et  la  con- 
science littéraires  sont  pour  le  moins  égales  à  celles  de 
M.  Brunetière.  Poète  de  génie,  s'écrient  Th.  de  Banville  et 
M.  Ch.  Asselineau  -  ;  poète  sincère,  afïirment  MM.  A.  de  la 
Fizelière  et  G.  Decaux^  qui  «  a  toujours  mis  son  for  inté- 
rieur à  découvert  ;  il  n'a  jamais  plus  déguisé  les  secrets  de 
son  inspiration  qu'il  n'a  caché  les  intimités  de  sa  pensée,  et 
il  semble  avoir  pris,  avec  préméditation,  le  soin  de  se  dévoi- 
ler à  toute  occasion  devant  ses  futurs  historiens...  Baudelaire 
est  tout  entier  dans  ses  écrits.  11  n'a  pas  tracé  une  ligne,  il 

1.  Charles  Baudelaire.  Œuvres  posthumes  et  correspondances  inédiles, 
précédées  d'une  étude  biographique  par  Eugène  Crépet,  Paris,  1887. 

2.  Ch.  Asselineau.  Charles  Baudelaire.  Sa  vie  et  son  œuvre.  Paris,  186'J. 

3.  A.  de  la  Fizelière  et  G.  Decaux.  Charles  Baudelaire.  Paris,  1868. 


CHAULES  «AUDELAIRE,  GERARD  DE  NERVAL,  ETC.     27t 

lia  pas  ciselé  un  vers  qui  ne  fussent  le  miroir  limpide  où  se 
reflétait  l'état  présent  de  son  âme  ». 

Et  non  seulement  d'aussi  éclatants  témoignages  se  multi- 
plient, aflirment  la  sincérité  du  poète  *,  mais  encore  l'explica- 
tion de  son  génie  morbide  est  tentée  et  peu  à  peu  se  lait  jour. 
«  C'est  Lamennais,  déclare  M.  Paul  Bourget^  qui  s'écria  un 
jour  :  mon  àme  est  née  avec  une  plaie.  Baudelaire  aurait  pu 
s'appliquer  cette  phrase.  Il  était  d'une  race  condamnée  au 
malheur.  »  Th.  Gautier  %  surtout,  l'intime  du  poète,  son  com- 
mensal de  l'hôtel  de  Pimodan,  affilié  comme  lui  au  Club  des' 
Haschischins,  analyse  en  fin  connaisseur  ce  goût  particulier 
de  Baudelaire  pour  l'artificiel,  «  goût  excessif,  baroque,  anti- 
naturel, presque  toujours  contraire  au  beau  classique  »,  qui 
se  révélait  dans  sa  mise  recherchée,  dans  ses  poses  étudiées, 
dans  ses  gestes  précieux,  dans  son  langage  apprêté,  dans  ses 
locutions  subtilement  choisies,  dans  ses  vers  modelés  avec 
une  méticuleuse  patience,  et  qui  faisait  de  lui,  nouveau 
Pétrone,  «  l'amateur  des  élégances  exquises,  des  manié- 
rismes  raffinés  et  des  coquetteries  savantes  ».  Et  il  assimile 
iieureusement  le  ton  morbide  et  décadent  de  sa  poésie  à 
l'esprit  tourmenté  et  flétri  des  civilisations  déchues.  «  11 
se  plaisait  dans  cette  espèce  de  beau  composite  et  parfois 
un  peu  factice  qu'élaborent  les  civilisations  très  avancées 
ou  très  corrompues.  »  Celte  idée,  M.  Pierre  Caume  *  la 
reprend  en  établissant  à  son  tour  la  véracité  de  Baudelaire. 
«  Fils  d'un  siècle  au  sang  appauvri,  dit-il,  il  appréciait  le 
charme    des   choses   maladives.    Son  âme,    instinctivement 


1.  Voir  encore  sur  ce  point:  Gilbert  Maire.  Un  essai  de  clcussificalion 
des  «  Fleurs  du  mal  »  et  son  ulililé  pour  la  critique,  Mercure  de  France, 
lô  janvier  1907.  —  La  -persomialité  de  Baudelaire  et  la  critique  biologique 
des  «  Fleurs  du  mal  ».  Mercure  de  France,  lo  janvier  et  \<"  février  1910. 
A.  Séché  et  J.  Bertant.  La  vie  anecdutique  et  pittoresque  des  f/rands  e'cri- 
cains.  Charles  Baudelaire.  Paris,  1911. 

2.  Paul  Bourget.  Essais  de  psychologie  contemporaine,  l.  I.  Paris,  1883. 

3.  Th.  Gautier.  Notice  sur  Charles  Baudelaire. 

4.  Pierre  Caume.    Causeries  sur   Baudelaire.   Décadence  et   modernité 
Nouvelle  Revue,  15  août  1899,  p.  059. 


272  ÉTUDE    MÉDICO-LITTÉRAIRE 

triste,  s'abîmait  délicieusement  dans  les  mélancolies  de 
notre  civilisation  décrépite.  Il  délestait  la  nature  fraîche  et 
saine,  et  ne  la  comprenait  que  fanée  et  décolorée.  Sans  aucun 
doute,  il  y  avait  parfait  accord  entre  son  cœur  et  l'objet  de  sa 
passion.  » 

Sachant  donc,  malgré  ce  qu'a  pu  écrire  M.   Brunetière, 
que  l'on  peut  ajouter  foi  aux  aveux  du  poète,  il  nous  est  dès 
lors  facile  de  répondre  à  cette  question  :  Baudelaire  fut-il 
opiomane  ?  Th.  (jautier  n'a  pas,  par  pudeur,  osé  prononcer 
un  oui  définitif;  il  laisse  bien  entendre  que  Baudelaire  s'est 
livré  à  quelques  expériences  du  genre  de  celles  qu'il  a  lui- 
même  racontées  \  mais  il  nie  «  les  excès  de  haschisch  ou 
d'opium   auxquels  le   poète  se   serait  livré,    pour  certains, 
d'abord    par   singularité,    ensuite    par   l'entraînement    fatal 
qu'exercent  ces    drogues    funestes   ».    Antheaume  et  Dro- 
mard^,  tout  en  reconnaissant  dans  Ch.  Baudelaire  un  névro- 
pathe ayant  le  goût  inné  des  jouissances  rares  et  éprouvant 
une  attirance  toute  particulière   pour  l'anormal,    acceptent 
cette  opinion  qu'il  a  pu  se  laisser  aller  à  d'inconsistants  essais 
de  haschisch  et  d'opium,  comme  d'alcools  et  de  vins  capi- 
teux, mais  qu'il  n'en  a  jamais  fait  un  usage  continu.  «  Le 
Baudelaire    opiophage    et    toxicomane    n'est    guère   mieux 
affirmé,  disent-ils,  malgré  les  présomptions  qu'on  a  cru  pou- 
voir tirer  des  œuvres  mêmes  du  poète.  »  Cependant,  Caba- 
nes %  dans  son  étude  sur  les  étranges  fantaisies  sexuelles  que 
certaines  poésies  dévoilent,  en  harmonie,  d'ailleurs,  avec  de 
singulières  attitudes  surprises  par  ses  amis  et  avec  de  véhé- 
mentes paroles  adressées  par  lui  à  quelques  femmes,  avait 
affirmé  la  toxicomanie  de  Baudelaire  et  notamment  son  goût 
et  son  habitude  de  l'opium. 


1.  Th.  Gautier.  Description  des  effets  du  haschisch  par  un  feuilleton- 
niste  de  la  Presse. 

2.  Antheaume  et  Dromard.  Poésie  et  folie.  Paris.  1908. 

3.  Le  sadisme  chez  Baudelaire.  Chronique  médicale,  15  novembre  1902, 
p .  728. 


CHARLES    BAUDELAIRE,    C.ÉRARD    DE    NERVAL,     ETC.  273 

Baudelaire  a  mis  son  âme  à  nu  dans  les  Fleurs  du  mal,  son 
âme  tourmentée,  triste  et  désabusée, 

Insatiablement  avide 

De  l'obscur  et  de  rincertain  ^ 

Il  nous  crie,  douloureux,  son  dégoût  de  la  vie,  son  ennui, 
son  spleen,  et  nous  laisse  deviner  ses  efforts  désespérés  en 
quête  de  sensations  inéprouvées  dont  la  volupté  soit  assez 
puissante  pour  parer  son  existence  de  nouveaux  attraits  et 
fouetter  son  sang  de  nouveaux  désirs.  Morne,  désabusé,  il 
devint  le  morbide  chercheur  d'inconnu  que  l'on  sait. 

De  vastes  voluptés,  changeantes,  inconnues, 
Et  dont  l'esprit  humain  n'a  jamais  su  le  nom  -, 

pour  fuir  les  tentations  de  l'apaisante  Mort,  le  suicide  conso- 
lateur de  toute  souffrance.  Xous  l'entendons,  dans  Le  Voyage, 
clamer  son  désolant  Ennui  ;  nous  le  voyons  résister  à  la  Mort 
grâce  à  la  Curiosité  qui,  môme  dans  ses  sommeils,  le  tour- 
mente et  le  roule, 

Comme  un  ange  cruel  qui  fouette  des  soleils, 

et  qui  jette  ses  proies  dans  la  Luxure,  le  Sadisme  et  l'Ivresse. 
Il  nous  montre  : 

...  les  moins  sots,  hardis  amants  de  la  Démence 
Fuyant  le  grand  troupeau  parqué  par  le  Destin 
Et  se  réfugiant  dans  l'Opium  immense  ! 

et  termine  par  cette  invocation  à  la  Mort  : 

0  Mort,  vieux  capitaine,  il  est  temps  !  levons  l'ancre 
Ce  pays  nous  ennuie,  ô  Mort  !  Appareillons  ! 
Verse-nous  ton  poison  pour  qu'il  nous  réconforte  ! 
Nous  voulons,  tant  ce  feu  nous  brûle  le  cerveau, 
Plonger  au  fond  du  gouffre.  Enfer  ou  Ciel,  qu'importe? 
Au  fond  de  l'Inconnu  pour  trouver  du  nouveau! 

^.  Horreur  sympathique. 
2.  Le  Voyage. 

DcpouY.  —  Les  opiomanes.  18 


274  ÉTUDE    MÉDICO-LITTÉRAIRE 

Il  semble,  en  effet,  que  l'opium  n'ait  procuré  à  l'ennui 
immense  qui  l'accable,  qu'un  fugitif  et  illusoire  répit. 

Une  oasis  d'horreur  dans  un  désert  d'ennui. 

Baudelaire  connaît  la  béatitude  de  l'opium,  ses  rêves  infi- 
nis, sa  torpeur  alanguie  et  son  éphémère  éternité,  mais  cette 
volupté  n'est  encore  faite  que  de  plaisirs  noirs  et  jnornes  : 

L'opium  agrandit  ce  qui  n'a  pas  de  bornes, 

Allonge  rillimité, 
Approfondit  le  temps,  creuse  la  volupté 
Et  de  plaisirs  noirs  et  mornes 
(     Remplit  l'àme  au  delà  de  sa  capacité  ^. 

Et  malgré  tout  ses  nuits  sont  pleines  d'horreur,  à  moins 
que  l'insomnie  ne  le  visite  avec  son  cortège  d'idées  obsé- 
dantes et  la  hantise  de  l'ultime  repos. 

J'ai  peur  du  sommeil  comme  on  a  peur  dun  grand  trou, 
Tout  plein  de  vague  horreur,  menant  on  ne  sait  où  ; 

)  Je  ne  vois  qu'infini  par  toutes  les  fenêtres, 

j   Et  mon  esprit,  toujours  du  vertige  hanté, 
Jalouse  du  néant  l'insensibilité  -. 

Cette  «  sensation  du  gouffre  »,  Baudelaire  déclare  l'avoir 
toujours  éprouvée,  au  moral  comme  au  physique  %  et  l'on  ne 
doit  nullement  en  faire  un  stigmate  d'imprégnation  toxique, 
alcoolique  ou  thébaïque,  mais  bien  plutôt  l'imputer  à  sa  psy- 
chasthénie  constitutionnelle  qui  Ta  poussé  à  goûter  aux  poisons 
les  plus  divers,  à  chercher  en  eux  le  remède  efficace  à  ses 
malaises  physiques  et  moraux,  lourdeur  de  tète,  sensation  de 
vertige,  asthénie  générale  allant  jusqu'à  la  dépression  mélan- 
colique avec  idées  de  suicide.  C'est  en  de  tels  moments  de 
dépression,  en  proie  à  ses  idées  noires,  qu'il  s'abandonne  à 
l'opium,  comme  il  le  laisse  entendre  dans  une  de  ses  lettres 
à  Poulet-Malassis  :  «  Je  suis  bien  noir,  mon  cher,  et  je  n'ai 

~-- 1.  Le  Poison. 

-  2.  Le  Gouffre.  { 

3.  Mon  cœur  mis  à  7iu  (In  Œuvres  posthumes  réunies  par  Eug.  Crépet). 


CHARLES    BAUDELAIRE,    GÉRARD    DE    NERVAL,    ETC.  275 

pas  apporté  d'opium,  et  je  n'ai  pas  d'argent  pour  paver  mon 
pharmacien  à  Paris  '.  » 

L'opium  n'a  pas  été  son  seul  toxique  en  dehors  même  du 
vin  et...  de  ses  amours  morbides;   il  semble  qu'il  ait  voulu, 
par  coquetterie  de  poète  éperdu  d'idéal  -,  ou   par  ténacité 
morbide  d'obsédé,  épuiser  la  liste  des  poisons  voluptueux  ou 
supposés  tels.  C'est  ainsi  qu'il  s'est  adonné  au  haschischU 
(voir  les  Paradis  artificiels)  et  à  la  ciguë  irlandaise  (plante  \ 
dont  l'extrait  donnerait  une  ivresse  analogue  à  celle  du  has-  \ 
chisch  et  sur  laquelle  il  préparait  une  nouvelle)  ;  mais  l'opium  \ 
demeura  son  poison  favori  et  l'accoutumance  ne  tarda  pas  à 
se  produire,  l'obligeant  encore,  après  une  longue  abstinence, 
à    augmenter    considérablement    les    doses    thérapeutiques 
comme  en  fait  foi  la  lettre  suivante  :  «  J'ai  eu  un  peu  de 
vague  dans  la  tète,  du  brouillard  et  de  la  distraction.  Cela 
tient  à  cette  longue   série  de  crises,   et  aussi  à  l'usage  de 
l'opium,  de  la  digitale,  de  la  belladone  et  de  la  quinine.  Un 
médecin,  que  j'ai  fait  venir,  ignorait  que  j'avais  fait  autrefois 
un  long  usage  de  l'opium.  C'est  pourquoi  il  m'a  ménagé,  et 
c'est  pourquoi  j'ai  été  obligé  de  doubler  et  de  quadrupler  les 
doses  \  )) 

Baudelaire  fut  donc  authentiquement  un  toxicomane  et 
plus  particulièrement  un  opiomane.  Il  le  fut  même  de  bonne 
heure  ;  son  initiation  semble  remonter  au  Club  des  Haschis-  ^ 
chins  à  l'hôtel  de  Pimodan,  en  1849;  il  connaissait  person- 
nellement l'opium  bien  avant  de  traduire  Th.  de  Quincey, 
ainsi  qu'il  le  déclare  expressément  dans  une  lettre  datée  du 
46  février  1860  et  adressée  à  Poulet-Malassis,  son  éditeur  et 
ami,  dont  il  demande  le  sentiment  sur  V Opium  des  Paradis 
artificiels  parus,  comme  l'on  sait,  à  la  fin  de  mai  1860.  «  De 
Quincey,  explique-t-il,  est  un  auteur  affreusement  conversa- 

1.  Lettre  à  Poulet-Malassis,  16  février  1859  (citée  par  Eug.  Crépet). 

2.  «  Pourquoi  le  poète  ne  serait-il  pas  un  broyeur  de  poisons  aussi  bien 
qu'un  confiseur....'  »  Lettre  à  Jules  Janin.  Correspondance  inédile,  p.  64. 

3.  Lettre  à  M.  Ancelle,  26  décembre  1865. 


276  ÉTUDE    MÉDICO-LITÏKRAIRE 

tionniste  et  digressionniste,  et  ce  n'était  pas  une  petite  affaire 
que  de  donner  à  ce  résumé  une  forme  dramatique  et  d'y 
introduire  l'ordre.  De  plus,  il  s'agissait  de  fondre  mes  sen- 
sations personne/les  avec  les  opinions  de  l'auteur  original 
et  d'en  faire  un  amalgame  dont  les  parties  fussent  indiscer- 
nables. » 

Pourquoi  devint-il  opiomane  ?  Quincey  prit  de  l'opium 
pour  calmer,  dit-il,  d'intolérables  douleurs  névralgiques  et 
eût  été,  à  l'en  croire,  un  intoxiqué  accidentel  (nous  avons 
vu  ce  qu'il  faut  en  penser)  ;  nous  avons,  au  contraire,  fait 
de  Coleridge  un  intoxiqué  périodique,  victime  d'obsessions 
impulsives  liées  à  une  psychose  maniaque-dépressive; 
Poë  fut  un  type  de  parfait  dipsomane.  Ch.  Baudelaire  se 
contente  d'être  simplement  un  grand  déséquilibré,  aux 
goûts  bizarres,  aux  caprices  originaux,  aux  désirs  excen- 
triques, à  la  volonté  molle  et  défaillante,  qui  devait  se  laisser 
facilement  entraîner  par  un  appât  délicat  et  glisser  dans  une 
servitude  de  plaisirs  élégants  et  raffinés,  impuissante  à 
remonter  ensuite  le  courant  de  l'habitude  prise.  C'est,  disent 
Antheaume  et  Dromard  \  «  par  excellence  le  représentant 
de  cette  sensibilité  spéciale,  faite  d'exceptions,  nourrie  d'étran- 
getés  ».  M.  Eug.  Crépet-  insiste  avec  juste  raison  sur  sa 
ressemblance  morale  avec  Poe  :  «  C'est  la  même  imagination 
sombre  et  tragique,  constamment  obsédée  par  la  vision  du 
surnaturel  et  le  rêve  de  l'invisible.  »  Tous  deux  se  lancent 
à  la  poursuite  obstinée  de  l'étrange  et  de  l'extraordinaire  et 
l'on  comprend  toute  l'attirance  que  Baudelaire,  ce  v  frère 
puîné  de  Poe  »,  comme  le  nomme  Barbey  d'Aurevilh%  devait 
avoir  pour  le  poète  américain  et  que  Th.  Gautier  a  si  fine- 
ment analvsée.  Les  deux  génies  de  Quincey  et  de  Poe  sont 
très  assimilables  à  celui  de  Baudelaire  et  la  conformité  de* 
leurs  goûts  littéraires  et  artistiques,  la  parité  de  leurs  ten- 


1.  Antheaume  et  Dromard.  op.  cit. 

2.  Eug.  Crépet.  op.  cit. 


CHARLES    BAUDELAIRE,    GERARD    DE    NERVAL,    ETC.  277 

dances  naturelles  et  de  leurs  appétits  morbides  donnent  la 
raison  de  la  merveilleuse  communion  du  traducteur  ou  du 
commentateur  avec  ses  deux  modèles.  Le  tempérament 
«  poesque  »  de  Baudelaire,  embrumé  de  spleen  romantique 
et  aiguillonné  d'une  pointe  d'hédonisme,  était  voué  aux  expé- 
rimentations dangereuses  dans  ses  périodes  de  maîtrise,  aux 
duels  téméraires  avec  les  «  sensations  inconnues  »,  de  même 
que,  dans  ses  moments  de  dépression  dégoûtée  et  de  lassi- 
tude générale,  à  la  recherche  de  l'Oubli,  voisin  de  la  Mort. 

Décevant  paradoxe  !  Alors  qu'il  stigmatise  en  phrases  lapi- 
daires Topiumisme  de  Quincey  et  l'alcoolisme  de  Poe*,  il 
succombera  lui-môme  à  la  tentation  et  à  l'habitude  des 
toxiques  excitants  et  souffrira  ensuite  de  leur  abstinence... 
Mais  qu'il  ne  soit  pas  dit,  du  moins,  que  Baudelaire  a  cherché 
dans  ses  Paradis  artificiels  à  glorifier  l'ivresse,  à  recruter 
jàes  disciples,  amateurs  de  sensations  fortes,  et  à  fonder  une 
école  empoisonnée.  Il  indique,  au  contraire,  les  dangers  du 
haschisch  et  de  l'opium  qu'il  ne  connaît  déjà  que  trop  et  avec 
lesquels  il  a  joué  imprudemment.  «  Il  est  défendu  à  l'homme, 
dit-il,  sous  peine  de  déchéance  et  de  mort  intellectuelle,  de 
déranger  les  conditions  primordiales  de  son  existence  et  de 
rompre  l'équilibre  de  ses  facultés  avec  les  milieux  où  elles 
sont  destinées  à  se  mouvoir,  en  un  mot,  de  déranger  son 
destin  pour  y  substituer  une  fatalité  d'un  nouveau  genre  ^  » 

Loin  d'attribuer  à  la  funeste  drogue  un  pouvoir  surnaturel 


1.  «  Ce  seigneur  visible  de  la  nature  visible  (je  parle  de  l'homme)  a 
donc  voulu  créer  le  paradis  par  la  pharmacie,  par  les  boissons  fermentées, 
■semblable  à  un  maniaque  qui  remplacerait  des  meubles  solides  et  des 
jardins  véritables  par  des  décors  peints  sur  toiles  et  montés  sur  châssis. 
Xî'est  dans  cette  dépravation  du  sens  de  l'infini  que  glt.  selon  moi,  la 
raison  de  tous  les  excès  coupables,  depuis  l'ivresse  solitaire  et  concentrée 
du  littérateur,  qui,  obligé  de  chercher  dans  l'opium  un  soulagement  à  une 
douleur  physique,  et.  ayant  ainsi  découvert  une  source  de  jouissances 
morbides,  en  fait  peu  à  peu  son  unique  hygiène  et  comme  le  soleil  de  sa 
vie  spirituelle,  jusqu'à  l'ivrognerie  la  plus  répugnante  des  faubourgs  qui, 
le  cerveau  plein  de  flamme  et  de  gloire,  se  roule  ridiculement  dans  les 
.ordures  de  la  route.  »  Ch.  Baudelaire.  Les  paradis  artificiels.  Opium  et 
Haschisch.  Paris,  1801,  p.  8. 

2.  Idem,  p.  9S. 


278  ÉTUDE    MÉDICO-LITTÉRAIRE 

et  la  parer  de  vertus  magiques,  il  supplie  le  lecteur  de  ne  pas 
croire  aux  révélations  de  ses  prétendus  paradis,  il  veut  le 
convaincre  que  «  le  haschisch  ne  révèle  à  l'individu  rien  que 
l'individu  lui-même  »,  il  le  met  en  garde  contre  l'accoutu- 
mance et  lui  cite  l'exemple  de  Balzac  qui,  malgré  Téveil  de 
sa  curiosité,  repousse  le  dawamesk,  sa  fierté  ne  pouvant  con- 
sentir à  l'abdication  de  sa  volonté  :  «  Celui  qui  aura  recours  à 
un  poison  jjoiir  penser,  ne  pourra  bientôt  plus  penser  sans 
poison.  Se  figure-t-on  le  sort  affreux  d'un  homme  dont  l'ima- 
gination paralysée  ne  saurait  plus  fonctionner  sans  le  secours 
du  haschisch  ou  de  l'opium  ^  ?  » 

Baudelaire  n'est  pas  l'apôtre  du  vice  et  de  l'orgie  que 
d'aucuns,  aveugles,  ont  cru  voir  portant  le  masque  du  poète. 
Il  a  fait  dans  ses  Paradis  artificiels  œuvre  de  physiologie 
expérimentale  et  a  tenu  le  langage  d'un  hygiéniste  et  d'un 
moraliste.  Quant  aux  Fleurs  du  mal^  ce  sont  les  doulou- 
reuses lamentations  d'un  malade  qui  s'est  déchiré  le  cœur 
pour  montrer  sa  souffrance  que  rien  n'a  pu  calmer.  On  l'a 
décrété  le  «  chantre  des  voluptés  folles  du  vin  et  de  l'opium  », 
ainsi  qu'il  le  constate  avec  une  amère  dérision  dans  son 
projet  de  préface  pour  la  seconde  édition  des  Fleurs.  Mais 
ceux  qui  l'ont  ainsi  nommé  ont  dû  le  lire  sans  le  comprendre; 
ils  ne  connaissent  point  l'auteur  de  Mon  cœur  mis  à  ?iu. 
Avant  sa  mort,  Baudelaire  le  toxicomane,  le  rêveur  des 
paradis  artificiels,  a  poussé  pour  tous  les  travailleurs  un  cri 
d'alarme  :  «  Travail  immédiat,  même  mauvais,  vaut  mieux 
que  la  rêverie  »  ;  et  le  dernier  conseil  de  Mon  cœur  mis  à  nu 
est  le  suivant  :  «  Obéir  aux  principes  de  la  plus  stricte 
sobriété,  dont  le  premier  est  la  suppression  de  tous  les  exci- 
tants quels  qu'ils  soient.  » 

Ceux  donc,  et  ils  sont  malheureusement  trop  nombreux, 
qui  ont  cru  voir  en  Baudelaire  un  impie  messie  capable  de 


1.  Ch..'^A\idié\.A\vQ.  Les  paradis  artificiels.  Opium  et  Hascfdsch,  Paris,  1861, 
p.  104. 


i 


CHARLES  BAUDELAIRE,  GÉRARD  DE  NERVAL,  ETC.     27« 

leur  ouvrir  sur  terre  les  portes  d'artificiels  édens,  se  sont 
grossièrement  trompés.  Les  opiomanes  de  toute  catégorie,  les 
fumeurs  d'opium  surtout,  se  sont  laissé  séduire  par  la  magie 
des  mots,  par  l'éloquence  émue  du  conteur,  par  Timagination 
artiste  du  poète  ;  ils  ont  pris  pour  de  l'enthousiasme  ce  qui 
était  dolence,  pour  de  l'allégresse  ce  qui  était  soufTrance, 
pour  un  encouragement  ce  qui  était  dissuasion  et  pour  un  cri 
de  victoire  ce  qui  n'était  que  le  soupir  plaintif  d'un  meurtri. 


L'opiumisme  de  Gérard  de  Nerval  et  de  Barbey  d'Aure- 
villy se  rattache  aux  essais  de  poisons  intellectuels  pratiqués 
par  certains  romantiques. 

Pour  Gérard  de  Nerval  qui  paraît  avoir  usé  et  peut-être 
abusé  de  l'opium,  sous  forme  soit  de  pilules,  soit  de  lauda- 
num, %  il  nous  a  été  impossible  de  dépister  les  effets  du 
toxique  à  travers  le  délire  mystique  qui  le  travailla  dès  sa 
jeunesse  "^  emportant  son  ardente  imagination  au  milieu  d'in- 
terprétations fantaisistes  (voir  nolàmmenl  Aurélia)  et  d'hallu- 
cinations multiples  (voir  Le  Rêve  et  la  Vie,  sorte  d'auto- 
ûbservation  psychopathique),  s'adjoignit  parfois  des  idées  de 
persécution,  provoqua  des  périodes  de  sombre  décourage- 
ment et  finalement  le  conduisit  au  suicide  après  plusieurs 
internements.  Sur  un  pareil  cerveau  «  nourri  de  rêves  et 
d'hallucinations,  ni  plus  ni  moins  qu'un  fumeur  d'opium  du 
Caire  ou  qu'un   mangeur  d'opium  d'Alger  ^   »,   le   poison, 

1.  Maigre  les  nombreuses  études  sur  Gérard  de  Nerval  (Th.  Gautier, 
Champfleury.  Alfred  Delvau,  Georges  Bell,  Paul  de  Saint-Victor,  Maurice 
Tourneu.x,  .\rvède  Barine,  Antheaumc  et  Dromard,  etc.),  nous  n'avons 
pu  recueillir  de  renseignements  bien  précis  sur  son  opiumismc,  sur  son 
mode  d'intoxication  ni  sur  les  quantités  de  poison  absorbées. 

2.  Gérard  de  Nerval,  dont  le  cerveau  fut  toujours  travaillé  d'idées  mys- 
tiques, et  qui  rêvait  une  synthèse  religieuse  réduisant  en  un  seul  les  cultes 
de  fous  les  temps  qui,  selon  lui.  se  trouvaient  les  mêmes...  Th.  Gautier, 
Etude  sur  G.  de  Nerval  servant  de  préface  à  ses  œuvres.  Voir  aussi  Vliis- 
toire  du  lioniantisme. 

3.  Alexandre  Dumas.  Article  sur  Gérard  de  Nerval. 


tso 


ETUDE    MEDICO-LITTERAIRE 


alcool,  opium  ou  haschisch,  ne  pouvait  rien  créer  ;  son  action 
se  bornait  seulement  à  exagérer  encore  ce  qu'il  y  avait  en 
lui  d'anormal  et  de  pathologique,  à  exalter  ses  facultés  ima- 
^inatives,  si  puissantes  déjà  et  si  mal  équiUbrées,  et  à  faire 
naître  comme  chez  les  thériakis  de  l'Orient  «  des  essaims  de 
pensées  nouvelles,  inouïes,  inconcevables,  traversant  son 
âme  en  tourbillons  de  feu  ^  ». 

Quant  à  J.  Barb§^jdrAurevilly,  il  semble  que  lui  aussi  ait 
été,  passagèrement  tout  au  moins,  un  toxicomane  et  même  un 
toxicomane  classique,  ses  impulsions  dipso  et  toxicoma- 
niaques  ayant  été  précédées  et  jusqu'à  un  certain  point  con- 
ditionnées par  des  accès  de  dépression  mélancolique  et  d'in- 
surmontable ennui.  «  Je  m'ennuie,  je  m'ennuie.  Je  suis  écrasé 
d'ennui.  J'ai  une  montagne  de  plomb  sur  le  cœur.  »  Tel  est 
le  refrain.  D'où  spleen,  migraines,  alcools,  insomnie, 
opium,  etc.-...  F.  Laurenlie^  rappelle,  ainsi  que  G.  Aubray, 
les  aveux  de  Barbey.  «  A  l'en  croire,  Barbey  *  aurait  bu  de  i 
Téther,  de  l'eau  de  Cologne,  etc..  ;  il  aurait  été  un  Verlaine 
anticipé  et,  sans  l'heureuse  rencontre  de  VAnge  blanc 
(M"^  de  B.),  il  serait  mort  comme  Edgar  Poe.  » 

Pourquoi  Barbey  se  serait-il  ainsi  jeté  dans  les  dange- 
reuses ivresses  :  par  dandi/s?ne,  par  maladie  ou  par  besoin 
d'oubli  ?  Il  est  certain  qu'à  partir  de  1850  environ  Barbey  est 
invinciblement  attiré  vers  l'extraordinaire.  «  11  ne  veut  plus, 
dit  M.  F.  Laurentie,  de  ce  que  l'on  voit,  de  ce  que  Ton  côtoie 
sans  cesse.  Il  se  prolonge  dans  l'exceptionnel  et  dans 
l'unique.  Désormais...,  c'est  toujours  l'attrait  du  rare,  sinon 
de  l'invraisemblable,  quoique  du  possible,  qui  le  séduit  ». 
Mais  ce  fanatisme  de  l'extraordinaire  n'est-il  pas  lui-même 

1.  Le  Voyage  en  Orient,  t.  II,  p.  60. 

2.  Gabriel  Aubray.  Hur  Barbey  d'Aurevilly.  Le  Correspondant.  25  no- 
vembre 190:t.  p.  677. 

3.  François  Laurentie.  Barbey  d'Aurevilly.   La  Revue  de  Paris.  15  dé- 
cembre 1909.  p.  787. 

4.  Voir  Memoranda.  Lellres  à  Trébutien. 


I 


CHARLES    BAUDELAIRE,    f.ERARD    DE    NERVAL,    ETC.  281 

une  sorte  de  réaction  à  la  douleur  et  au  spleen  de  cet  esprit 
exceptionnel  qui  ne  prisait  chez  l'homme  que  les  quahtés  do 
force  et  d'énergie,  dont  l'idéal  moral  était  une  volonté  indomp- 
table et  qui  ne  pouvait  concevoir  les  héros  de  ses  romans 
que  comme  des  êtres  supérieurs  et  des  surhommes  ?  Barbey 
d'Aurevilly  avait  cruellement  souffert  d'un  amour  malheu- 
reux et  «  la  douleur  a  été  son  maître  »,  dit  M.  F.  Laurentie. 
Son  orgueil  lui  défendait  de  laisser  voir  sa  souffrance  et  les 
excitants  dont  il  a  usé  devaient  lui  servir  à  la  masquer  en 
même  temps  qu'à  l'endormir.  L'ennui,  d'autre  part,  le  ron- 
geait et  sa  désespérance  prête  au  suicide  s'exhale  dès  i83G 
dans  son  premier  Mémorandum'.  «  Je  m'en  vais,  dit-il, 
recommencer  un  Journal.  Gela  durera  le  temps  qu'il  plaira  à 
Dieu,  c'est-à-dire  à  l'ennui,  qui  est  bien  le  dieu  de  ma  vie. 
Quand  je  serai  las  de  me  regarder,  je  fermerai  ce  livre  et 
tout  sera  dit.  Pourquoi  ne  se  débarrasse-t-on  pas  aussi  faci- 
lement de  soi-même,  cet  inexorable  quelque  chose  qui  est 
malgré  lui-même,  car  le  suicide  nous  en  débarrasse-t-il 
entièrement  ?  Qui  le  sait  ?  » 

A  cette  époque  donc  de  sa  vie,  Barbe}'  se  trouvait  accablé 
d'ennui,  las  de  la  vie,  n'ayant  plus  goût  à  rien.  «  Désen- 
chantement, doute  radical,  incrédulité  foncière,  rien  ne 
manque  à  ce  tableau  d'une  existence  qui  ne  prend  plus  d'in- 
térêt à  quoi  que  ce  soit  »  (Grêlé)-.  Nul  moment  n'était  plus 
propice  à  l'éclosion  de  désirs  malsains,  à  la  recherche  de 
jouissances  empoisonnées,  ou  plutôt  d'anéantissements  artifi- 
ciels. Si  les  faiblesses  toxicomaniaques  de  Barbey  paraissent 
avérées,  nous  n'osons  toutefois  pas  attribuer  aux  excitants 
dont  il  a  usé  les  traits  dominants  de  son  œuvre,  ni  son  atti- 
rance pour  le  surhumain  et  l'extraordinaire  qui  paraît  être 
chez  lui  une  marque  constitutionnelle,  ni  cette  «  espèce  de 
somnambulisme  très  lucide    »  dont  parle    Barrés,    ni  cette 

i.  Premier  Mémorandum,  1836-1838,  p.  1. 

2.  Eugène  Grêlé.  Jules  Barbey  d'Aurevilly.  Sa  vie  el  so)i  œuvre.  Caen, 
1902. 


282  ETUDE    MEDICO-LITTERAIRE 

hypermnésie  à  allures  d'hallucinations  rétrospectives  que  l'on 
constate  dans  certains  de  ses  produits,  «  ce  réveil  des  infini- 
ment petits  du  souvenir  dans  notre  mémoire  involontaire 
dont  s'accompagnent  certaines  excitations  intellectuelles  très 
intenses,  le  plus  souvent  morbides  »  (P.  Bourget)  \  Cette  opi- 
nion a  été  soutenue  par  M.  G.  Aubray  :  «  S'il  y  a  dans  sa 
vie,  dit-il,  trop  d'emportements,  dans  ses  romans  trop  d'hor- 
reurs inutiles,  cadavres  déterrés,  corps  d'enfants  enfouis  dans 
des  jardinières  de  réséda,  cœurs  sanglants  conservés  dans 
des  urnes  de  cristal,  j'en  fais  la  maîtresse  rousse  responsable 
pour  une  bonne  part;  par  l'alcool  ou  l'opium  n'a-t-elle  pas 
été  la  muse  de  tous  les  écrivains  macabres,  Hoffmann,  Edgar 
Poe,  Baudelaire  ?  »  Les  nombreuses  études  -  qui  ont  paru 
sur  Barbey  d'Aurevilly  nous  permettent  néanmoins  de  com- 
prendre la  puissante  originalité  de  ce  génie  autrement  qu'en- 
gendré par  le  toxique. 

\.  Paul  Bourget.  Revue  hebdomadaire,  10  avril  19Û9.  Voir  également  sa 
préface  aux  Memoranda,  2°  éd.,  Paris,  1887. 

2.  Voir  notamment  :  .\lcide  Dusolier.  Barbey  d'Aurevilly.  Paris,  1862  ; 
Fernand  Glerget.  Barbey  d'Aurevilly.  Paris,  1909:  Noyon.  Lettres  de 
J.  Barbey  d'Aurevilly  à  Trébulien,  2  vol.  Paris,  1909,  ainsi  que  les  études 
critiques  de  Sainte-Beuve,  Brunetière,  .\natole  France,  Jules  Lemaîtrc, 
Pontmartin,  J.-J.  \Yeiss,  Zola,  etc.. 


CHAPITRE  V 

NOTRE   LITTÉRATURE   MODERNE   DE   L'OPIUM 

y 

Le  roman  de  M.  P.  Bonnelain,  L'opium  \  est  certainement 
l'un  des  plus  véridiques  parmi  ceux  qui  ont  été  écrits  sur  ce 
sujet.  L'auteur  s'est,  d'ailleurs,  documenté  avec  soin  durant 
ses  voyages  en  Indo-Chine  et  les  scènes  qu'il  décrit,  les  im- 
pressions qu'il  détaille,  ont  été,  pour  beaucoup,  prises  sur  le 
vif.  Son  héros  est  bien  campé  ;  il  réalise  un  type  psychopa- 
thique  trop  fréquemment  répandu,  hélas  !  dans  les  milieux  colo- 
niaux. C'est  un  déséquilibré,  fds  d'une  mère  qui  mourra 
aliénée,  poète  doué  d'une  sensibilité  excessive  et  maladive, 
un  sensitif  capricieux,  volontaire,  impatient,  ne  sachant  pas 
vouloir,  prompt  à  s'exalter  et  facile  à  abattre,  et  que  sa 
maîtresse  dépeint  [)arfaitement  en  ces  quelques  pp.roles  qu'elle 
lui  adresse  :  «  Vois-tu,  Marcel,  tu  n'es  pas  organisé  pour 
lutter  avec  la  vie  ;  tu  es  artiste  dans  toute  l'acception  du 
mot.  Le  rêve  te  donne  envie  de  jouir  de  l'existence  et  les 
difficultés  t'abattent.  Tu  es  trop  songe-creux...  Tu  ne  sais 
pas  vouloir.  » 

Et  c'est  précisément  cet  infirme  de  la  volonté,  inapte  à  la 
lutte,  que  les  circonstances  administratives  envoient  en  Indo- 
Chine.  Marcel  Deschamps  était,  comme  beaucoup  de  ses  frères 
partis  aux  colonies  avec  les  mômes  dispositions  mentales, 
une  proie  toute  désignée  pour  l'opium  ;  et,  de  fait,  il  se  livre 
spontanément  à  lui,  il  veut,  lui  aussi,  goûter  à  son  ivresse 

1.  Paul  Bonnetain.  L'opium.  Paris,  ISSG.  Voir  également  Au  lonkin. 
Paris,  18S8. 


284  ÉTUDE    MÉDICO-LITTÉRAIRE 

mystérieuse  dont  le  cachet  exotique  provoque  et  séduit  sa 
rêveuse  et  jouisseuse  imagination.  Il  fume  donc  et,  avec  la 
fumée  bleue,  il  aspire  le  rêve  et  l'oubli,  il  sent  son  corps  qui 
s'allège  et  sa  pensée  qui  se  dissout.  Dès  le  lendemain  de  son 
initiation  il  éprouve  le  désir  d'une  nouvelle  expérience  :  une 
sensation  de  malaise  général  jointe  à  une  envie  naissante  le 
pousse  à  refumer  ;  déjà  l'habitude  s'annonce,  dominatrice.  Il 
pourrait  encore  résister,  se  reprendre,  s'arracher  au  péril 
qu'il  pressent,  mais  l'Ennui  est  là  qui  le  guette  dans  cet  Orient 
lointain,  l'Ennui  nostalgique  qui  s'installe  rongeur  au  cœur  de 
tous  ceux  que  les  loisirs  de  leur  profession  livrent  aux  rêves 
épuisants,  aux  regrets  douloureux,  aux  interrogations 
anxieuses...,  et  il  s'abandonne  désormais,  afin  d'oublier  ses 
obsédantes  préoccupations,  d'endormir  ses  souffrances  mo- 
rales, afin  «  de  ne  plus  sentir,  du  moins,  le  spleen  dans  sa 
tête...  ».  Il  fume  dès  lors  régulièrement,  assidûment  ;  la  curio- 
sité a  engendré  le  désir  et  celui-ci,  par  l'habitude  de  son 
assouvissement,  s'est  mué  en  un  irrésistible,  en  un  inexorable 
besoin. 

Les  effets  de  l'opium,  au  début  de  l'imprégnation,  sont 
plutôt  agréables,  surtout  pour  l'intellectuel.  «  L'opium  réveille 
la  sensibilité,  exalte  l'intellect,  superactive  tous  les  sens... 
Votre  corps  est  allégé,  vous  êtes  tout  cerveau,  et  vos  organes 
que  vous  ne  sentez  plus  acquièrent  d'étranges  finesses  de  per- 
ception ».  Une  torpeur  délicieuse  vous  envahit,  béatitude 
ouatée,  hébétude  consciente  ;  «  il  ne  sentait  plus  son  corps, 
son  être  s'éthérait,  et  cependant  ses  sensations  subsistaient, 
plus  raffinées  au  contraire,  décuplées  parfois,  et  nouvelles  ». 
La  sensibilité  est  exaltée  extraordinairement  ;  «  son  oreille 
percevait  l'imperceptible  bruit  des  pattes  de  flamant  sur  les 
briques;  ses  yeux  découvraient,  entre  les  poutres,  les  yeux 
d'une  araignée  rencoignée  dans  sa  toile  ;  ses  narines  aspi- 
raient à  travers  le  store  le  vague  parfum  des  corolles  fermées 
parla  chaleur;  et,  sur  le  plateau,  ses  mains  distinguaient  au 
seul  loucher  les  aiguilles  neuves  d'avec  les  anciennes  ». 


NOTRE    LITTERATURE    MODERNE    DE    L  OPIUM  285 

Toute  volonté  fuit  et  meurt.  L'attention  Hotte  au  hasard, 
attirée  par  un  détailquelconque,  une  excitation  sensorielle  ou  un 
souvenir  échappé  du  subconscient  et  provoquant  des  associa- 
tions d'idées  multiples  et  décousues,  constituant  un  rêve  lucide, 
bigarré,  touffu,  béat  et  conscient.  Le  milieu  se  déforme  sui- 
vant l'humeur  et  ses  idées  du  moment.  Les  couleurs,  les  sons 
s'associent  et  se  défigurent,  s'assemblent  en  cortège,  défilent 
encadrés  des  souvenirs  tronqués  de  récits  entendus  ou  d'his- 
toires vécues.  «  Avec  une  intensité  d'attention  extraordinaire 
il  suivait  la  silhouette  du  store...  Tout  lui  soufflait  un  monde 
d'inspirations  vagues  et  majestueuses,  profondes  et  fugitives, 
qui  bientôt  défilaient  en  théories  bigarrées,  sur  un  rvthme 
barbare  d'une  musique  puissante  et  douce.  Et  ce  n'était  pas 
un  rêve,  mais  l'effet  maladif  d'une  suggestion.  Ses  pensées 
restaient  logiques,  il  le  savait  bien.  Seulement,  de  par  l'aboli- 
tion de  sa  volonté,  elles  se  suivaient  décousues,  ainsi  que 
des  perles  s'éparpillent,  et,  au  commencement,  il  les  regar- 
dait couler,  comme  il  eût  regardé  couler  une  eau.  » 

Et  le  rêve  s'alimente  à  une  mémoire  devenue  merveilleuse. 
«  celle-ci,  superactivée  comme  toutes  ses  facultés  intellec- 
tuelles, s'éveillait  tout  d'un  coup,  sur  le  heurt  inattendu  d'une 
réflexion  suggérée  par  une  banale  sensation  et  lui  ouvrait  des 
horizons  sans  bornes,  des  abîmes  d'impressions  emmagasinées 
jadis,  mais  oubliées  depuis,  et  mortes.  Par  exemple,  le  cuivre 
d'une  trompette  chinoise  éclairant  une  panoplie  le  transpor- 
tait aux  concerts  Colonne  à  Paris,  lui  remplissait  la  tête  de 
musique...  ».  Cette  mémoire  acquiert  une  telle  acuité  qu'elle 
exhume  du  passé  de  très  vieilles  choses  vues  ou  entendues 
une  seule  fois,  bien  longtemps  auparavant,  «  des  pages  musi- 
cales rares  ou  bien  inédiles,  des  extraits  d'œuvres  étrangères 
ou  très  vieilles,  exécutées  à  Paris  une  seule  fois  »  ;  et  c'est 
même  une  des  particularités  du  rêve  d'opium  de  se  bercer 
d'idées  anciennement  emmagasinées  et  non  des  souvenirs  de 
la  veille. 

Mais  ces  sensations  agréables,  cet  engourdissement  béat. 


28G  ÉTUDE    MÉDICO-LITTÉRAIRE 

ces  rêves  purement  intellectuels  durent  bien  peu.  «  Il  nV  a 
de  tels  effets  qu'aux  débuts  du  fumeur.  Ça  passe  vite.  »  Fumer 
n'est  déjà  plus  un  plaisir,  mais  seulement  une  habitude,  un 
besoin.  Bientôt  le  malaise  survient,  les  tortures  de  l'opium 
commencent.  La  céphalalgie  apparaît  lancinante  avec  l'inap- 
pétence, l'anorexie,  la  frigidité,  l'oppression,  la  déchéance  de 
toutes  forces.  Un  alanguissement  physique  vous  pénètre  ;  l'on 
devient  apathique  et  veule  ;  la  résistance  au  climat  faibht  ;  on 
souffre  davantage  du  soleil  et  de  la  chaleur.  En  même  temps 
les  idées  s'assombrissent,  le  dégoût  de  vivre,  le  spleen  vous 
envahissent  chaque  jour  davantage.  Puis  les  rêves  prennent 
un  caractère  pénible  ;  la  mémoire  ne  réveille  plus  que  des 
souvenirs  douloureux  ;  toutes  les  perceptions,  toutes  les 
pensées  se  font  moroses.  «  De  tous  ses  rappels  du  passé, 
l'opium  les  exhumait  des  heures  amères  ;  de  tous  ses  songes, 
l'opium  les  conduisait  au  cauchemar.  Superactivés,  ses  sens 
ne  trahissaient  plus  que  des  impressions  pénibles...  Son 
aberration  cérébrale  déformait  encore  les  idées  perçues  ; 
mais  cette  déformation  servait  son  spleen...  ».  Les  cauche- 
mars reviennent,  toujours  identiques,  emplissant  Marcel  Des- 
champs de  frayeur,  le  réveillant  en  sursaut,  étreint  d'angoisse 
et  baigné  de  sueur.  Et  alors,  «  il  comprit  que  l'opium  ne 
pouvait  ni  consoler,  ni  guérir.  Miroir,  il  reflétait,  en  grossis- 
sant, mais  il  reflétait,  et  la  réfraction  seule  de  ses  images 
était  anormale...  La  pipe  ne  modifiait  ni  son  état  d'âme,  ni 
les  choses  ». 

Et  le  fumeur  s'enlise  de  plus  en  plus  dans  sa  passion  malgré 
ses  angoissantes  souffrances.  «  L'opium,  la  nuit,  épouvantait 
de  visions  sa  morne  tristesse  du  jour,  et  c'était  un  cercle 
vicieux,  la  piste  qu'il  suivait,  machinal  :  fumer  pour  rêver, 
[amer  encore  afin  d'oublier  l'épouvante  du  rêve,  recommencer 
toujours  ».  11  se  sent  devenir  fou.  «  Et  l'opium  exaspère,  exa- 
gère, rend  fou.  L'homme  qu'il  embue,  il  le  décuple,  bon  :  le 
rend  faible  ;  triste  :  désespéré  ;  cruel  :  féroce  ;  pervers  : 
sadique,  et  désespéré  :  moribond  ».  Il  sombre  dans  l'avachis- 


NOTRE    LITTERATURE    MODERNE    DE    L  OPIUM  287 

sèment,  la  dégradation  morale,  rindifft-rence  physique  et 
sentimentale,  l'obnubilation  du  caractère.  Il  devient  négligent 
de  sa  tenue  et  de  son  service,  insouciant  de  son  devoir,  bru- 
tal, sombre,  débauché,  paresseux,  las  de  tout  travail  physique 
OU  intellectuel  ;  le  moindre  exercice  lui  coûte,  la  lecture  lui 
devient  impossible  ;  c'est  Tengourdissement  et  Thébétude 
complète  avec  morosité  constante  de  l'humeur  et  déchéance 
du  sens  moral  :  «  Yopium  annihile  le  sens  moral.  » 

A  ce  moment,  le  fumeur  est  un  homme  perdu,  capable  de 
toutes  les  fautes  professionnelles,  de  tous  les  crimes  contre 
l'honneur.  M.  P.  Bonnetain  conte  le  suicide  d'un  officier 
prévaricateur  convaincu  d'avoir  commis  un  détournement  de 
quelques  mille  francs  (exemple  très  vraisemblable,  peut-être 
même  authentique),  et  fait  suivre  son  récit  de  cette  réflexion 
typique  :  «  Cependant,  il  y  a  deux  ans,  il  gérait  une  caisse 
de  60.000  francs;  il  avait  vingt  occasions  pour  une.  — Sans 
doute  !  Mais  il  y  a  deux  ans  il  ne  fumait  pas.  » 

Toute  l'histoire  de  l'opium  est  contenue  dans  le  livre  de 
M.  Bonnetain  qui  avec  clairvoyance  et  non  sans  talent  expose 
successivement  le  rôle  de  la  prédisposition  morbide,  du  désé- 
quilibre mental,  puis  celui  de  l'ennui  et  de  la  contagion  dans 
cette  forme  de  toxicomanie  dont  sont  atteints  les  fumeurs 
d'opium.  Le  tableau  clinique  enfin,  la  déchéance  physique, 
l'obnubilation  et  l'abêtissement  psychiques,  la  dégradation 
morale,  sont  parfaitements  exacts. 

M.  P.  Gustot^  décrit  surtout  la  sensation  de  légèreté  que 
la  pipe  d'opium  procure  à  son  héros.  «  Son  corps  s'était  fait 
léger,  léger,  immatériel,  comme  volatilisé.  Ses  membres  étaient 
en  plume,  et  il  avait  la  très  vague  sensation  que  son  Ame, 
devenue  d'une  lucidité  effrayante,  désertait  sa  chair  et  flottait 
devant  lui,  tandis  que  ses  yeux,  se  fermant  à  tout  spectacle  ) 
matériel,  perçaient  les   choses  les   plus  impénétrables.    Sa 

! 

1.  Pierre  Cuslot.  MuUhip.  Paris,  1901. 


288  KTUDE    MÉDICO-LITTÉRAIRE 

pensée  lui  semblait  être  entrée  dans  Tinfini,  son  esprit  com- 
prendre l'éternité...  w 

Il  faut  savoir  gré  à  l'auteur  d'avoir  démasqué  depuis  déjà 
dix  ans  le  péril  que  les  fumeries  de  Toulon  font  courir  au 
jeune  aspirant,  au  midship.  Celui-ci  se  laisse  facilement 
contaminer,  surtout  lorsque  c'est  une  femme  auréolée  par 
l'opium  d'un  charme  mystérieux,  qui,  avec  son  baiser,  lui 
offre  l'enivrant  poison  et  lorsqu'il  est  lui-même  un  être  faible 
et  trop  sensible  comme  Albert  Dauvesme  qui  finit  par  un 
suicide  nettement  pathologique.  Ces  fumeries  qui  infestent 
nos  ports  de  guerre  sont  les  sources  dangereuses  par  les- 
quelles le  poison  oriental  s'infiltre  chez  ceux-là  mêmes  qui 
n'ont  point  encore  eu  l'occasion  de  connaître  l'Orient. 

M.  D.  Borys  '  met  lui  aussi  des  officiers  de  marine  aux 
prises  avec  le  redoutable  opium  dont  l'ivresse  procure  l'uni- 
versel oubli.  L'opium,  c'est  le  royaume  de  l'oubli,  de  l'im- 
précis, de  la  pénombre  et  du  silence,  «  la  porte  des  cent  mille 
peines  »  (Rudyard  Kipling-).  L'opium  donne  de  la  légèreté 
au  corps  et  à  la  pensée,  fait  naître  un  sentiment  d'optimisme 
général,  d'apaisement  éternel  et  d'indulgence  infinie,  mais 
surtout,  il  contient  roiihli.  «  Il  contient  des  trésors  d'indul- 
gence et  d'optimisme  capables  de  parer  la  vie  la  plus  déshé- 
ritéCj  11  contient  l'indifférence  de  l'âme  et  l'indolence  du  corps, 
il  contient  l'espace  et  le  temps  que  nous  explorons  en  lui  jus- 
qu'aux limites  de  l'éternité,  il  contient  bien  d'autres  choses 
encore...  Mais,  surtout,  il  contient  l'oubli  !  »  L'amour  s'affine 
sous  son  influence  et  perd  son  caractère  charnel,  il  se  trans- 
forme en  «  amour  subtil,  délicat,  sentimental,  élargissant  ses 
limites  jusqu'à  l'extrême  spiritualité  ».  L'indifférence  enfin, 
le    laisser-aller  coupable    s'emparent   des  fumeurs  d'opium. 

1.  Daniel  Borys.   Le  royaume  de  l'oubli.   Pathologie  et  psychologie  de 
fumeurs  d'opium. 

2.  Rudyard  Kipling.  La  porte  des  Cent  mille  peines.    Trad.  par   Louis 
Fabulet  et  Robert  d'Humi^res.  Paris.  1901. 


NOTRE    LITTÉRATURE    MODERNE    DE    LOPIUM  289 

L'honneur,  le  devoir,  la  responsabilité  de  l'oHicier...,  la  fumée 
de  lopium,  opaque  et  lourde,  les  masque  de  plus  en  plus 
à  la  conscience  obnubilée.  «  Que  leur  importait  tout  cela  ? 
Qu'était-ce  que  la  vie  des  autres  et  leur  vie  propre,  à  côté  de 
cette  douceur,  précieuse  jusque  dans  la  dernière  de  ses 
molécules  ?  »  Et  cette  oublieuse  quiétude  de  Tétat  d'opium 
aboutit  à  une  catastrophe  terrible,  l'échouement  d'un  sous- 
marin  au  fond  de  la  mer  et  la  mort  de  son  équipage  par  la 
faute  de  son  commandant  abruti  d'opium. 

Ce  dont  nous  voulons  surtout  louer  M.  D.  Borys,  c'est 
d'avoir  compris  que  le  fumeur  d'opium  est,  avant  toute  impré- 
gnation, un  être  mou  et  faible,  aux  appétits  dominateurs  que 
sait  mal  refréner  une  énergie  débile,  ou  bien  un  vaincu  de  la 
vie  dont  la  volonté  s'est  épuisée  et  qui  n'aspire  plus  qu'après 
l'Oubli  et  le  Repos.  Et  c'est  ce  qui  permet  à  Jacques  de  Martin- 
ville  de  s'écrier  en  parlant  de  l'opium  :  «  Il  a  la  force  qu'il 
tient  de  notre  propre  faiblesse  et  c'est  la  plus  redoutable.  » 

M.  J.  Boissière'  est  fervemment  imbu  de  Poë  et  de  Bau- 
delaire. Ses  descriptions  sont  cependant  originales  et  pitto- 
resques, un  peu  trop  empreintes  peut-être  de  la  recherche  de 
Yeff'et.  11  analyse  avec  intérêt  le  sentiment  de  mystère  et  de 
terreur  qui  se  glissé  en  le  fumeur  du  jour  où  il  use  de 
l'opium.  «  Depuis  que  j'ai  fumé  l'opium  dans  la  forêt,  je  doute 
et  j'ai  peur  de  mourir,  pour  ce  qui  peut  advenir  ensuite.  Je 
devine  tant  de  volontés  et  tant  d'intelligences  éparses  dans  la 
matière  brute  et  dans  le  vent  de  la  nuit  !...  L'opium  m'a 
rendu  si  clairvoyant  !  et  parfois  je  m'enorgueillis,  parce  que 
je  suis  plus  savant  qu'autrefois  ;  et  plus  souvent  j'en  souffre, 
parce  que  j'ai  perdu  la  quiétude  de  l'âme.  »  Le  fumeur  sent 
son  inteUigence  s'affiner  et  ses  sens  se  subtihser  au  point  de 
voir  et  d'entendre  tout,  même  les  êtres  invisibles  et  silen- 
cieux ;  son  âme  s'assombrit,  des  fantômes  le  poursuivent  ;  son 


1.  Jules  Boissière.  Fumeurs  d'opium.  Paris,  s.  d. 
DupoiY.  —  Les  opiomanes. 


19 


290  ÉTUDE    MÉDICO-LIÏTÉRAIRE 

caractère  se  transforme  ;  il  devient  «  passionné  fou  »  et 
«  taciturne  songeur  »  ;  et,  malgré  tout,  il  ne  peut  abandonner 
le  funeste  poison.  «  Maintenant  la  noire  drogue  était  néces- 
saire à  ma  vie  comme  l'air  du  ciel,  et  les  plus  épouvantables 
terreurs  ne  pouvaient  me  déterminer  à  me  priver  d'elle.  Et  les 
spectres  grouillaient  et  fourmillaient  en  mes  sommeils  »  [Dans 
la  forêt) . 

Nous  lisons,  en  outre,  à?ir\s>  Fioneurs  d'opium,  une  série  de 
scènes  des  plus  instructives  qui  disent  la  dégradation  morale 
à  laquelle  aboutissent  ces  malheureux.  C'est  un  sergent, 
commandant  un  détachement,  qui,  «  possédé  de  malfaisants 
o'énies  qui  hantent  les  mornes  fumées  de  l'opium  »,  commet 
les  pires  fautes  militaires,  laisse  surprendre  son  poste  et  mas- 
sacrer ses  hommes  [Le  blockhaus  incendié),  et  qui  s'enivre 
de  la  drogue  au  point  qu'il  ne  pourrait,  en  cas  d'attaque, 
que  tendre  le  cou  à  son  assassin  en  lui  offrant  un  bienveil- 
lant sourire.  «  Je  fume  encore,  encore.  Ma  vaste  bienveil- 
lance s'élargit  toujours  ;  mais  avec  elle  voici  que  monte  et 
grandit  l'indifférence  et  le  dégoût  d'agir.  Un  besoin  me  vient 
d'absolue  inertie,  de  rester  en  place,  de  ne  pas  parler,  et  de 
laisser  rouler  les  mondes,  sans  y  toucher,  satisfait  de  les 
voir  et  de  les  comprendre  du  haut  de  mon  intelligent  et 
lucide  anéantissement  »  [La prise  de  Lang-Xi).  C'est  le  garde 
d'un  poste  avancé,  un  gas  normand  jadis  robuste,  rouge,  san- 
guin, ardent,  courageux  et  bon  enfant,  mué  par  l'opium  en  un 
être  maigre,  pâle,  faible,  nerveux,  capricieux,  las,  puéril, 
peureux,  irascible  et  méchant,  —  et  qui,  lui  aussi,  obscurci 
par  la  drogue,  se  laisse  surprendre  par  les  bandes  annamites 
[Les  génies  du  Mont  Tan-Vien).  C'est,  encore,  un  soldat 
français,  un  Breton,  fils  d'officier,  dont  l'opium  fait  un  déser- 
teur et  un  traître,  et  qui  arme  son  fusil  contre  ceux  de  sa 
race,  contre  ses  anciens  officiers,  contre  ses  anciens  cama- 
rades [Une  âme.  Journal  d^ un  fusillé). 

Voici,  d'autre  part,  un  hvre  sur  l'opium  écrit  par  un  offi-' 


NOTRE    LITTÉRATURE    MODERNK    DE    l/oPlUM  291 

cier  (le  marine,  Fumée  d'opiiun,  de  M.  Cl.  Farrère'.  Ah! 
que  M.  Farrère  connaît  bien  la  drogue,  et  comme  arliste- 
ment  il  excelle  à  en  conter  les  effets  dans  ce  stvle  alerte  et 
prenant  qui  a  su  éveiller  de  si  jolie  façon  l'entiiousiasme  de 
M.  P.  Louys  !  Mais  aussi,  quel  livre  dangereux,  d'autant 
plus  dangereux  que  son  mérite  littéraire  est  plus  grand  et  sa 
lecture  plus  attachante  !  C'est  qu'en  effet  M.  Farrère  nous 
décrit  un  opium  enchanteur,  donnant  à  Faust  une  jeunesse 
immortelle  [La  fin  de  Faust),  transformant  un  poltron  en  un 
héros  incomparable  [La  peur  de  M.  de  Fierce),  qui  «  lui 
verse  l'ivresse,  lui  ouvre  la  porte  éblouissante  des  voluptés 
lucides,  l'emporte  triomphalement  hors  de  la  vie  vers  les 
sphères  subtiles  des  fumeurs  d'opium  »  [Les  pipes),  et  dont 
le  parfum  captive  même  les  animaux  :  «  mystérieusement 
attirées,  les  bêtes  innombrables  sortent  de  chaque  fente  et  de 
chaque  trou,  et  s'avancent  peu  à  peu  vers  la  lampe.  Car  la 
bonne  drogue  étend  sa  royauté  sur  tous  les  êtres.  Rien  de 
vivant  n'échappe  à  son  sceptre,  et  devant  les' atomes  puissants 
dont  elle  sature  les  fumeries,  l'instinct  du  cloporte  plie  comme 
la  raison  de  l'homme  »  [Les  bêtes). 

La  béatitude  du  rêve  d'opium  est  le  véritable  Nirvanha.  Le 
fumeur  abdique  toute  préoccupation  :  «  il  ne  se  soucie  plus 
d'aucune  chose  ;  il  n'a  plus  de  métier,  il  n'a  plus  d'amis  ;  —  il 
fume...  »  ;  et  il  goûte  d'incomparables  jouissances.  «Certes 
aucun  spasme  du  cœur  ou  de  la  moelle  n'est  comparable  au 
viol  radieux  des  poumons  par  la  fumée  noire.  Et  mieux  que 
jamais  je  sais  panteler  aujourd'hui  sous  le  baiser  traître  et 
doux  de  la  drogue  ;  —  je  sais  me  griser  de  l'odeur  chaude, 
je  sais  jouir  habilement  de  la  démangeaison  multiple 
qui  crible  de  piqûres  subtiles  mes  bras  et  mon  ventre,  je 
sais  guetter  avec  trouble  la  torpeur  mortelle  qui  chaque 
jour  étreint  plus  étroitement  ma  nuque  et  dissout  peu  à  peu 
les  muscles  de  mes  membres.  —  Et  cependant  cette  indicible 

1.  Claude  Farrère.  Fumée  d'opium.  Paris,  s.  d. 


292  ÉTUDE    MÉDICO-LITTÉRAIRE 

félicité  de  ma  chair  n'est  rien   auprès  de  la  joie  extasiée  de 
ma  pensée. 

«  Oh  !  se  sentir  de  seconde  en  seconde  moins  charnel, 
moins  humain,  moins  terrestre;  —  guetter  le  libre  envol  de 
l'esprit  qui  s'échappe  de  la  matière,  de  l'âme  désentravée 
des  lobes  du  cerveau  ;  —  admirer  la  multiplication  mysté- 
rieuse des  facultés  nobles,   intelHgence,  mémoire,  sens  du 
beau;  —  devenir  en  quelques    pipées  l'égal  véritable   des 
héros,  des  apôtres,  des  dieux;  —  comprendre  sans  effort  la 
pensée  d'un  Newton,  dominer  le  génie  d'un  Napoléon,  cor- 
riger les  fautes  de  o-oût  d'un  Praxitèle;  —  unir  enfin  en  un 
cœur  devenu  trop  vaste  toutes  les  vertus,  toutes  les  bontés, 
toutes  les  tendresses  ;  —  aimer  démesurément  tout  le  ciel  et 
toute  la  terre,  confondre  en  une  môme  douceur  ennemis  et 
amis,    bons  et   méchants,   heureux    et   misérables  ;    certes, 
l'Olympe  des  Helléniques  et  le  Paradis  des  Chrétiens  réser- 
vent à  leurs  élus  des  béatitudes  moins  pleines.  Et  pourtant,  ce 
sont  là  mes  béatitudes  à  moi  !  »  [Les  tigres). 

Combien  délirant  est  ce  rêveur  euphorique  et  mégalomane 
qui  se  juge  supérieur  aux  plus  grands  génies,  mais  aussi 
combien  dangereusement  séduisant  peut  paraître  un  tel  rêve, 
consciemment  béat  !  M.  Farrère  ne  s'est  peut-être  pas  rendu 
compte  du  charme  pervers  qui  se  dégage  d'une  pareille  des- 
cription, de  quel  désir  malsain  d'opium  doivent,  à  le  lire,  se 
sentir  étreints  ceux  qui,  loin  de  leur  pays,  se  laissent  envahir 
d'un  nostalgique  spleen,  ceux  qu'ont  abattus  de  cruelles  souf- 
frances, physiques  ou  morales,  et  qui  désespèrent  de  l'avenir, 
tous  ceux  enfin  qu'une  avide  curiosité  d'idéal  pousse  à  cher- 
cher d'inconnues  et  subtiles  jouissances.  Apologiste  con- 
vaincu, pour  qui  «  l'opium  réellement  est  une  patrie,  une 
religion,  un  lien  fort  et  jaloux  qui  resserre  les  hommes  », 
qui,  dans  l'ivresse  malheureusement  trop  brève,  «  se  sent 
mieux  frère  des  Asiatiques  qui  fument  dans  Fou-Tchéou- 
Road  que  des  Français  inférieurs  qui  végètent  à  Paris  où  il 
est  né...,  et  le  matin,  quand,  douloureusement,  il  regagne  sa 


NOTRE    I.ITTKRATURE    MODERNE    DE    L  OPIUM  293 

maison  et  son  lit,  abdique  sa  supériorité,  rendosse  la  guenille 
humaine...  »,  il  s'érige  en  démoniaque  Tentateur. 

Or  l'opium  est  un  magicien  moins  mervoilleu.x  que  le  conteur 
et  je  doute  qu'un  lecteur  prévenu  puisse  trouver  «  belle  comme 
un  fragment  de  la  Grèce  antique  »  une  fumerie  toute  polluée  de 
scènes  lubriques  où  l'on  voit,  saoule  d'opium  et  enragée  d'a- 
mour, une  femme,  dont  son  amant  impuissant  ne  peut  assouvir 
la  fureur,  apaiser  son  rut  douloureux  dans  un  dévergondage 
d'éther  [L'intermède).  Que  le  lecteur  trop  confiant  ne  souhaite 
pas  connaître  les  rêves  «  ailés  d'or  »  et  les  «  multiples  volup- 
tés »  de  l'opium  «  niveleur  »  ;  qu'il  se  rappelle  le  corps  d'Haf- 
ner,  creusé  et  fané  bien  avant  l'âge  :  «  Moins  de  force,  moins 
de  souplesse.  Le  teint  très  blême,  piqueté  de  rouge,  —  comme 
le  sable  du  ring.  Les  yeux  fixes  et  fiévreux.  La  bouche  blanche 
et  sèche.  Avec  cela,  plus  de  poitrine,  seulement  des  côtes 
saillantes  sous  la  peau.  Il  toussait  d'une  toux  brève  qui  son- 
nait le  creux  des  poumons.  Et  puis  il  s'amincissait  comme 
une  planche  rabotée.  11  en  vint  à  peser  un  poids  comique, 
un  poids  d'enfant.  »  [Les  deux  chnes  de  Rodolphe  Hafner.) 

L'homme  sera,  par  l'opium,  dépouillé  de  sa  viriUté,  ce 
«  sixième  sens  qui  s'oppose  grossièrement  aux  spéculations 
cérébrales  »,  et  sa  dignité,  son  sens  moral  seront  à  ce  point 
obnubilés  que,  désexué,  il  jettera  sa  femme,  nue  et  ardente, 
à  ses  compagnons  de  débauche,  à  ses  voisins  d'écurie, 
pardon  !  de  fumerie,  en  lui  criant  :  «  Délie,  délie  ton  corps 
douloureux,  jette  tes  doigts,  ta  gorge,  ton  ventre  à  l'homme  le 
plus  proche,  et  oubUe  l'inutile  pudeur...  Allons,  ris  et  pleure, 
serre  ton  amant  de  ce  soir  entre  tes  bras  avides,  entre  tes 
jambes  lascives,  donne-lui  follement  ta  lèvre,  tes  dents,  ta 
langue  vibrante,  écrase  sur  sa  poitrine  tes  seins  frissonnants. 
Moi,  j'ai  le  mélange  mille  fois  plus  intime  de  nos  âmes  confon- 
dues qui  se  prodiguent  indéfiniment  d'ineffables  caresses, 
d'indicibles  ardeurs.  Et,  —  pas  une  minute,  —  je  ne  songe 
que,  sans  l'opium,  ce  seraient  mes  bras,  ma  langue  et  ma  poi- 
trine qui  jouiraient  maintenant  de  toi...  »  [Le  sixième  sens.) 


294  ÉTUDE   MÉDICO-LITTÉRAIRE 

Qu'il  sache  qu'il  ne  dormira  désormais  plus  :  «  l'opium 
affranchit  les  siens  du  joug  du  sommeil  »  ;  qu'il  sache  les 
hallucinants  cauchemars  qu'engendrera,  toute  conscience 
éveillée,  la  monstrueuse  h^^pertrophie  de  ses  sens,  de  son 
ouïe  surtout  [Hoj's  du  silence.  Le  palais  rouge.  Le  eau- 
chemar)  et  les  tortures  qui  l'attendent,  soit  qu'il  essaie  de  ne 
plus  fumer  [Fai-Tsi-Loung] ,  soit  qu'il  continue  à  fumer.  «  Je 
ne  vois  plus  et  je  n'entends  plus.  Ainsi  de  tout.  Il  n'est  pas 
une  sensation  humaine  qui  me  soit  restée,  et  pas  un  acte 
d  homme  que  je  puisse  faire.  Pas  une,  pas  un.  Rien.  Ah  !  si, 
une  chose,  un  verbe  :  souffrir. 

«  Oh  !  la  souffrance  que  je  souffre  !  Oh  !  le  feu  qui  déchire 
et  dévaste  et  rougit  à  blanc  mes  entrailles  !  Dans  moi,  une 
plaie  flambe,  une  plaie  qui  commence  à  ma  gorge  et  finit  plus 
bas  que  mes  chevilles;  une  plaie  qui  n'épargne  rien,  ni 
veine,  ni  boyau,  une  plaie  d'où,  perpétuellement,  jaillissent 
des  flammes.  Les  fleuves,  les  lacs,  la  mer  et  tous  les  océans 
couleraient  sur  ces  flammes-là  sans  les  éteindre.  Et  c'est  pour 
toujours,  toujours,  sans  arrêt,  sans  répit,  sans  sommeil.  Jus- 
qu'au néant,  au  néant  plus  effroyable. . . 

«  Sous  ma  peau,  la  démangeaison  de  l'opium  m'a  mordu 
si  fort  que  je  n'ai  plus  dépiderme  :  je  lai  arraché  à  coups 
d'ongles,  entièrement. 

«  Et  si  c'était  là  tout  !  S'il  n'y  avait  rien  de  plus  ! 

<(  Il  y  a  la  soif  et  la  faim  d'opium.  Des  jours  et  des  jours 
passés  sans  manger  et  sans  boire,  ce  n'est  rien,  moins  que 
rien;  —  une  volupté.  Mais  une  heure  sans  opium,  voilà, 
voilà  l'horrible,  l'indicible  chose,  le  mal  dont  on  ne  guérit 
pas.  On  n'en  guérit  pas,  parce  que  cette  soif-là,  la  satiété 
même  ne  l'éteint  pas.  Avant  de  fumer,  je  meurs  du  besoin 
d'opium,  et  j'en  meurs  encore  après,  et  pendant  et  toujours. 
Ma  chair  agonise  dès  que  j'abandonne  ma  pipe.  Mais,  dès  que 
je  l'ai  reprise,  une  autre  agonie  s'ajjat  sur  ma  chair.  Et  je  suis 
le  damné  qui,  pour  se  délasser  de  la  braise  ardente,  trouve 
seulement  le  plomb  fondu.  »  [Le  cauchemar.) 


CONCLUSIONS 


Les  méfaits  de  l'opium  datent  de  loin,  de  plusieurs  siècles  ; 
mais,  d'abord  cantonnée  à  l'Orient,  la  drogue  ne  s'est  que 
depuis  peu  rapprociiée  de  nous.  Aujourd'hui  son  invasion 
menace  directement  l'Europe  et  nous  frôlons  un  incontestable 
péril.  Déjà  en  parlant  de  l'opiophagie  qui  tendait  à  s'accli- 
mater, principalement  en  Angleterre,  Fonssagrives  dévoilait  le 
danger  :  «  On  frémit,  disait-il,  en  songeant  que  notre  société 
européenne  peut,  d'un  jour  à  l'autre,  surtout  maintenant  que 
les  habitudes  de  cosmopolitisme  mélangent  les  mœurs  des 
nations,  être  envahie  par  cette  ivrognerie  qui  y  prendrait 
comme  une  traînée  de  poudre.  » 

Plus  tard,  la  mode  de  fumer  l'opium  a  cherché  à  s'im- 
planter sur  le  sol  de  France  et  tous  nos  grands  ports,  de 
guerre  ou  de  commerce,  Toulon,  Marseille,  Bordeaux,  Roche- 
fort,  Lorient,  Brest,  Cherbourg,  Le  Havre,  Dunkerque,  etc., 
ont,  ainsi  que  Paris,  vu  éclore  des  fumeries.  Doit-on  se 
contenter  de  sourire  sceptiquement  ou  y  a-t-il  véritablement 
lieu  de  s'alarmer  ;  en  d'autres  termes,  faut-il  considérer  le 
fumage  de  l'opium  comme  un  inoffensif  et  délicat  passe-temps, 
ou  comme  une  pernicieuse  coutume  ?  La  réponse  de  Brunet  est 
formelle  :  l'opium  est  une  plaie  sociale  :  «  plaie  sociale  dont 
on  parle  peu,  dont  on  sourit  volontiers  parce  qu'on  la  croit 
inoffensive  et  rare,  que  quelques-uns  prennent  pour  un  plaisir 
élégant  parfumé  d'exotisme,  que  d'autres  même  admirent 
comme  un  raffinement  parce  que  des  littérateurs  talentueux, 


296  LES    OPIOMANES 

des  artistes  et  des  poètes  délicats,  dans  une  recherche  éperdue 
de  sensations  nouvelles,  Tout  recouverte  du  voile  fleuri  de 
leurs  descriptions  enchanteresses  et  parfois  délicieusement 
perverses.  » 

Les  ravages  causés  par  l'opium  en  Extrême-Orient  sont  ter- 
ribles. Les  documents  sur  ce  point  abondent,  tristement 
convaincants,  et  récemment  encore  le  Rév.  A.  G.  Gregg, 
membre  de  la  Commission  du  Congrès  de  la  lutte  contre 
l'abus  de  Fopium,  affirmait  qu'un  demi-million  d'hommes 
succombaient  annuellement,  victimes  de  cet  abus. 

L'opium  est  nuisible  à  l'individu,  à  la  race  et  à  la  société. 
Tous  unanimement  le  proclament.  «  Abrutissement  et  séni- 
lité précoce  pour  l'individu,  déclare  Jeanselme,  misère  et 
déshonneur  pour  la  famille,  diminution  de  la  natalité  et  abâtar- 
dissement pour  la  race,  élévation  du  taux  des  crimes  et 
délits  pour  la  société,  appauvrissement  de  la  fortune  publique 
et  famines  pour  l'Etat,  telles  sont  les  conséquences  de  l'opium, 
péril  social  qui  ne  le  cède  guère  à  l'alcool.  » 

Négligeant  le  côté  économique  de  la  question,  sans  ignorer 
toutefois  combien  la  satisfaction  de  ce  besoin  factice  est  dis- 
pendieux et  élève  le  prix  de  la  main-d'œuvre  indigène  en 
raison  de  la  cherté  de  l'opium,  ni  quelles  famines  la  supplanta- 
tion  de  la  culture  des  céréales  par  celle  de  l'opium  infiniment 
plus  rémunératrice  fait  éclater  périodiquement  dans  la  Perse, 
les  Indes  ou  la  Chine,  nous  nous  arrêterons  seulement  sur  les 
dangers  que  fait  courir  à  la  Société  le  fonctionnaire,  civil  ou 
militaire,  fumeur  chronique  démoralisé  et  débilité,  amoindri 
physiquement  et  intellectuellement,  capable  de  toutes  les 
imprudences  et  de  toutes  les  défaillances,  de  toutes  les  légè- 
retés, de  toutes  les  compromissions,  de  toutes  les  lâchetés. 
L'Angleterre  l'a  si  bien  compris  que  son  Gouvernement  de 
l'Inde  rejette,  comme  indignes  de  servir,  les  Européens  con- 
vaincus de  fumer  habituellement  l'opium  ;  et  aujourd'hui  tous 
les  pays,  la  Chine  en  tête,  édictent  les  peines  les  plus  sévères 
contre  les  fumeurs  d'opium  et  luttent  à  outrance  contre  le 


CONCLUSIONS  297 

destructeur  poison.  Qu'on  jette  plutôt  les  yeux  sur  le  tableau 
saisissant  que  Brunet  a  brossé  magistralement  des  fumeurs 
soudainement  envaiiis  par  leur  désir  obsédant.  «  Ils  sont 
envahis  par  une  angoisse  d'attente,  un  désir  si  violent  qu'ils 
ne  peuvent  supporter  de  retard,  et  quelle  que  soit  la  gravité 
des  circonstances,  les  nécessités  du  service  ou  de  la  fonction, 
il  faut  qu'ils  se  précipitent  sur  leur  pipe  ;  ils  la  préparent  avec 
de  telles  tréf)idations  de  joie  impatiente,  que  leurs  mains  en 
tremblent,  puis  ils  la  hument  goulûment  comme  quelqu'un 
qui  allait  étouffer  et  qui  aspire  enfin  la  bouffée  d'air  sauveur 
qui  ramène  à  la  vie.  Dans  ces  moments-là  ne  parlez  j)as  au 
tumeur  de  son  devoir,  des  obligations  les  plus  sacrées,  il  perd 
le  sentiment  exact  de  sa  responsabilité,  néglige  promesses, 
situation,  tenue,  accepte  toutes  les  compromissions,  tout 
s'efface,  tout  a  disparu,  il  ne  subsiste  plus,  dans  son  affole- 
ment éperdu,  que  l'urgence  d'aspirer  à  tout  prix  un  peu 
d'opium.  11  donnerait  ce  qu'il  a  sur  lui,  signerait  ou  sacri- 
fierait n'importe  quoi  pour  satisfaire  sa  passion  qui  le  tour- 
mente invinciblement. 

«  Est-il  prudent  de  compter  sur  des  gens  dont  tout  le  res- 
sort est  si  fragilement  suspendu  à  une  pipe  d'opium  ?  Quelle 
responsabilité  n'assume-t-on  pas  quand  on  confie  la  sécurité 
d'un  poste,  la  vie  d'un  malade,  l'administration  d'une  région, 
la  conservation  d'un  navire,  la  réussite  d'une  mission,  l'éta- 
blissement d'un  travail,  les  soins  d'une  direction  à  quelqu'un 
sujet  à  de  telles  défaillances,  et  cela  tous  les  jours?  Que 
d'existences,  de  peines  et  d'argent  ont  été  perdus  et  sont 
encore  à  la  merci  d'une  boulette  d'opium  ? 

«  Jusque  dans  les  actes  les  plus  minimes  la  préoccupation 
de  fumer  se  fait  sentir,  dérangeant  la  vie  du  fumeur  ;  j'en  ai 
connu  qui  devaient  s'interrompre  de  déjeuner  ou  couper  un 
trajet  en  chemin  de  fer  de  quelques  heures  ! 

«  11  y  a  encore  un  autre  moment  critique  dont  les  consé- 
quences sont  aussi  redoutables  que  celles  de  la  tyrannie  du 
besoin,  c'est  la  période  qui  suit  l'absorption  des  pipes.  Le 


29b  LES    OPIOMANES 

fumeur  se  trouve  alors  si  béatement  satisfait,  si  loin  des  réa- 
lités de  Iheure  présente,  si  coniîant  en  lui-même  et  dans 
l'avenir  envisagé  avec  une  sérénité  imperturbable  qu'il  met 
de  côté  précautions  et  préoccupations.  Toute  personne  qui  se 
présente,  toute  parole  fâcheuse,  tout  rappel  au  devoir  exigeant 
un  effort,  survient  très  mal  à  propos  et  obtient  difficilement, 
au  milieu  des  rêves  de  jouissance  tranquille ,  l'attention 
nécessaire.  Arrière  les  soucis,  et  à  demain  les  affaires 
sérieuses  !  Le  fumeur  veut  cuver  à  son  aise  son  ivresse  sans 
rien  faire,  et  souvent  les  soins  les  plus  indispensables,  les 
besognes  les  plus  utiles,  les  dispositions  les  plus  élémentaires 
sont  remises,  hâtivement  ou  mal  prises,  ou  simplement 
abandonnées.  Surtout  qu'on  ne  le  dérange  pas  pendant  qu'il 
savoure  son  poison  !  Accidents,  affaires,  ont  si  peu  d'impor- 
tance alors  !  On  a  bien  le  temps  d'y  songer  ou  de  s'en  occu- 
per plus  tard.  Puis  le  sommeil  survient,  et  ce  qui  devait  être 
exécuté  est  laissé  en  place  pendant  un  tiers  ou  une  moitié  de 
la  journée.  Personne  ne  saura  jamais  les  malheurs  et  les 
pertes  irréparables  qui  auraient  été  évités  sans  la  funeste 
insouciance  des  intoxiqués  de  l'opium,  et  combien  d'inno- 
centes victimes  (famille,  entourage,  subordonnés  ou  représen- 
tants des  plus  graves  intérêts)  en  ont  cruellement  souf- 
fert ))  '  ! 

Or  ces  fonctionnaires  fumeurs  sont  malheureusement  nom- 
breux dans  certaines  colonies. 

Laurent  affirmait  que  de  son  temps  plus  de  la  moitié  des 
fonctionnaires  ou  commerçants  européens  en  Indo-Chine 
fumaient  l'opium.  Martin  a  été  pareillement  témoin  au  Tonkin 
des  ravages  que  l'opium  exerçait  dans  les  rangs  de  notre 
armée.  Nous  ne  voulons  produire  aucune  statistique,  nous 
sommes  même  heureux  d'enregistrer  les  déclarations  qui 
nous  sont  parvenues  de  la  décroissance  marquée  de  l'opio- 
manie  parmi  nos  officiers,  nos  fonctionnaires  et  nos  colons.  Il 

1.  F.  Brunet.  Une  avarie  d'Extrême-Orient  :  la  fumerie  d'opium.  Le  Bul- 
letin Médical,  4  avril  1903,  p.  3J5. 


CONCLUSIONS  299 

est  néanmoins  une  constatation  malheureuse  que  nous  sommes 
en  droit  de  faire,  celle  de  l'extrême  facilité  avec  laquelle  les 
fumeries  qui  fonctionnent  clandestinement  en  France  recru- 
tent ciiaque  jour  de  nouveaux  adhérents.  C'est  qu'en  effet  le 
fumeur  se  trouve  porté  à  inoculer  son  vice  à  tous  ceux  qu'il 
juge  capables  d'en  comprendre  le  charme  ou  de  se  laisser 
convaincre  d'y  goûter.  Et  ainsi  l'on  voit,  comme  s'étend  une 
tache  d'huile,  le  mal  se  propager  et  rayonner  tout  autour  d'un 
même  centre.  C'est  la  femme  et  ce  sont  les  amis  qui  les 
premiers  sont  victimes  de  ces  adorateurs  fervents  de  la  noire 
idole,  puis  le  cercle  s'étend  de  plus  en  plus  et  les  étrangers 
eux-mêmes  finissent  par  y  être  admis.  La  fumerie  conjugale, 
d'abord  strictement  j)rivée  et  close  à  chacun,  ne  tarde  pas  à 
s'entrouvrir  pour  les  familiers.  Venus  les  premières  fois  en 
simples  spectateurs,  curieusement  intéressés,  ceux-ci  cèdent 
bientôt  aux  soUicitations,  directes  ou  non,  dont  ils  sont  l'objet  ; 
ils  veulent,  à  leur  tour,  connaître  ces  félicités  tant  vantées,  et 
timidement  ils  approchent  de  leurs  lèvres  le  fatidique  bambou 
qu'elles  ne  pourront  plus  quitter.  De  véritables  cénacles  se 
forment  ainsi  en  plein  Paris,  dont  les  membres,  illusoires 
esthètes,  se  recrutent  principalement  dans  le  milieu  artiste 
ou  soi-disant  tel,  dans  le  monde  du  théâtre,  des  concerts  ou 
de  l'atelier. 

Comment  maintenant  engager  la  lutte  contre  l'opium  ?  La 
Chine,  depuis  longtemps,  cherche  à  se  guérir  de  sa  funeste 
passion  nationale.  Ses  empereurs  ont  successivement  pro- 
mulgué contre  les  fumeurs  les  édils  prohibitifs  les  plus 
sévères,  allant  jusqu'à  menacer  de  mort  ceux  qui  se  risqueraient 
à  en  enfreindre  la  rigueur.  Voici  certainement  l'une  des  plus 
curieuses  ordonnances  rendues  à  cet  effet  par  le  chef  du 
Céleste  Empire  et  parue  en  18o4  :  «  ...  Je  déclare  (jue  je 
vais  faire  construire  près  de  la  porte  d'éternelle  pureté  (lieu 
où  sont  exécutés  les  criminels),  une  prison  spéciale  pour  les 
fumeurs  d'opium.  Là  seront  tous,  riches  ou  pauvres,  enfermés 
chacun  dans  une  cellule  étroite,  éclairée  par  une  fenêtre,  avec 


30©  LES    OPIOMANES 

deux  planches  servant  de  lit  et  de  siège  pour  s'asseoir  ;  on 
leur  donnera  chaque  jour  une  ration  de  riz,  de  l'huile,  des 
légumes.  Ceux  des  prisonniers  qui  seront  malades  recevront 
des  pilules  médicales  ;  s'ils  les  refusent,  nous  les  laisserons 
mourir  de  la  maladie  que  le  funeste  usage  de  l'opium  aura 
engendrée.  Au  bout  d'un  mois  de  détention,  nous  examinerons 
les  prisonniers  ;  s'ils  renoncent  à  leurs  funestes  habitudes, 
ils  seront  rendus  à  leurs  parents  ;  en  cas  de  récidive,  ils 
subiront  la  mort  suivant  la  rigueur  des  lois  \   » 

Toutes  ces  mesures  restrictives  sont  demeurées  lettre 
morte  tant  que  la  culture  du  pavot  et  la  vente  du  chandoo 
restèrent  licites.  Aussi  le  Gouvernement  chinois  s'est-il  décidé, 
non  plus  seulement  à  défendre  l'usage  de  l'opium  dans  l'armée, 
dans  les  écoles,  à  décréter  la  révocation  des  officiers  ou  des 
fonctionnaires  fumeurs,  mais,  dans  le  but  de  parvenir  à  la 
disparition  de  l'usage  de  l'opium,  à  réglementer  les  planta- 
tions de  pavot  et  ordonner  l'inscription  des  fumeurs,  l'enre- 
gistrement des  débits,  la  fermeture  progressive  des  fumeries. 
Voici,  au  surplus,  les  termes  du  règlement,  daté  du  21  no- 
vembre 1906,  interdisant  l'usage  de  l'opium  et  la  culture  du 
pavot  : 

I.  Un  terme  de  dix  années  est  fixé  pour  la  cessation,  non  seule- 
ment de  l'usage  de  l'opium  mais  de  la  culture  du  pavot,  avec 
réduction  proportionnelle  de  J/10  chaque  année  pour  les  surfaces 
cultivées.  Si  la  règle  n'est  pas  observée,  le  terrain  sera  confisqué. 
Si  l'abolition  de  la  culture  est  réalisée  avant  l'expiration  des 
délais  prescrits,  les  autorités  locales  recevront  des  récom- 
penses. 

II.  Des  cartes  spéciales  seront  distribuées  aux  fumeurs,  dont  le 
nombre  atteint  30  à  40  p.  100  de  la  population.  Les  fonctionnaires 
et  les  notables  devront  se  corriger  les  premiers  de  ce  vice.  Les 
fumeurs  seront  divisés  en  deux  catégories  :  ceux  de  plus  de 
soixante  ans  et  ceux  de  moins  de  soixante  ans.  A  ceux  faisant 
partie  de  la  première  catégorie  une  carte  A  sera  remise  ;  à  ceux 
de  la  seconde,  une  carte  B.  Mais  le  titulaire  d'une  carte  B  ne 
pourra  pas,  lorsqu'il  atteindra  soixante  ans,  recevoir  une  carte  A 

1.  Annales  médico  psychologiques,  1863,  1,  p.  151. 


CONCLUSIONS  301 

en  échange  de  la  sienne.  Nul  ne  pourra  acheter  de  l'opium  s'il 
n'a  été  immatriculé.  Nul  ne  sera  autorisé  à  en  commencer  l'usage 
après  la  publication  de  ces  règlements. 

III.  A  l'exception  des  gens  ayant  passé  la  soixantaine,  envers 
lesquels  on  se  montrera  indulgent,  qu'ils  soient  corrigés  ou  non, 
tout  fumeur  ayant  un  permis  de  la  classe  B  devra  diminuer 
d'année  en  année  sa  consommation  de  2  ou  3  10.  Des  peines 
sévères  seront  infligées  aux  délinquants  :  les  magistrats  seront 
privés  de  leurs  charges,  les  étudiants  se  verront  refuser  leurs 
diplômes.  Les  noms  de  ceux  qui  continueront,  au  bout  de  dix  ans, 
à  se  livrer  à  l'emploi  de  cette  drogue  seront  affichés  dans  les 
endroits  publics  et  ils  seront  déchus  de  leurs  droits  politi- 
ques. 

IV.  Un  délai  de  six  mois  est  fixé  pour  la  fermeture  des  fumeries 
«  à  lampe  ouverte  »  ;  interdiction  est  faite  de  présenter  dans  les 
maisons  de  thé,  les  restaurants,  les  cabarets,  de  l'opium  aux 
clients.  Les  marchands  d'articles  pour  fumerie  devront,  dans  le 
délai  d'une  année,  abandonner  leur  commerce.  Les  impôts  ne 
devront  plus  être  perçus  dans  les  lits  de  fumerie  dans  un  délai  de 
trois  mois. 

V.  Les  débits  d'opium  seront  fermés  progressivement,  dans  un 
laps  de  temps  de  dix  années,  et  il  ne  sera  plus  ouvert  de  nouveaux 
débits.  Les  patrons  de  ces  établissements  ne  devront  délivrer  la 
drogue  au.x  acheteurs  que  sur  la  présentation  de  leur  permis,  et 
ils  seront  tenus  de  présenter  chaque  année  un  tableau  justifiant 
de  la  diminution  des  ventes,  sous  peine  de  confiscation. 

VI.  Les  médecins  chercheront  les  remèdes  les  plus  propres  à 
guérir  de  la  passion  de  l'opium,  mais  ne  contenant  ni  dross  ni 
morphine:  ces  médicaments  seront  distribués  par  les  soins  des 
institutions  de  bienfaisance. 

VU.  Les  maréchaux,  vice-rois  et  gouverneurs  ordonneront  aux 
fonctionnaires  locaux  de  s'entendre  avec  les  notables  pour  créer 
des  sociétés  pour  la  suppression  de  l'opium  et  encourager  officiel- 
lement les  sociétés  déjà  existantes. 

Vllî.  Les  fonctionnaires  locaux  et  les  notables  sei'ont  cîiargés 
de  l'exécution  du  présent  règlement. 

IX.  Les  fonctionnaires  seront  traités  d'une  façon  particulièrement 
rigoureuse,  car  ils  doivent  donner  l'exemple  au  peuple.  Cepen- 
dant, ceux  âgés  de  plus  de  soixante  ans  seront  l'objet  dune  cer- 
taine tolérance.  Pour  les  autres,  il  faut  faire  une  distinction.  Les 
hauts  mandarins,  fonctionnaires,  vice-rois,  généraux,  ne  devront 
pas  chercher  à  dissimuler  leur  habitude,  mais  ils  demanderont  un 
congé  au  gouvernement  durant  lequel  ils  se  corrigeront  de  leur 
vice;  ils  seront  remplacés  durant  leur  absence  par  un  intérimaire 
et,  une  fois  guéris,  ils  pourront  reprendre  leurs  fonctions.  Les  man- 


302  LES    OPIOMANES 

darins  subalternes  auront  un  délai  de  six  mois  pour  se  déshabituer 
de  la  drogue;  s'ils  ne  peuvent  rompre  avec  elle,  ils  conserveront 
leur  rang,  mais  devront  se  désister  de  leur  emploi.  Ceux  qui  con- 
tinueront à  fumer  secrètement  perdront  à  la  fois  leur  rang  et  leur 
emploi. 

Tous  les  professeurs,  étudiants,  officiers  de  terre  et  de  mer. 
seront  licenciés  s'ils  n'ont  pas,  dans  un  délai  de  trois  mois. 
renoncé  à  Topium. 

X.  Le  Waï-ou-pou  (ministère  des  Affaires  étrangères)  se  référera 
auprès  du  représentant  de  l'Angleterre  en  Chine,  au  sujet  de  la 
réduction  annuelle  d'opium  indien,  de  façon  que  cette  importa- 
tion cesse  dans  un  délai  de  dix  années.  Il  en  sera  de  même  à 
l'égard  des  autres  puissances  importatrices  d'opium  :  Perse,  colo- 
nies hollandaises,  etc.  ;  mais  au  cas  où  ces  pays  se  refuseraient  à 
un  arrangement  dans  ce  sens,  la  Chine  se  réserve  d'agir  par 
elle-même  en  interdisant  formellement  l'importation.  De  sévères 
mesures  seront  mises  en  vigueur  pour  empêcher  la  contre- 
bande. 

La  morphine  étant  plus  nuisible  que  l'opium  lui-même,  l'article 
II  du  traité  Mackay  1902,  et  l'article  XVI  du  traité  américain  de  1903 
devront  être  observés.  En  conséquence,  l'importation,  la  fabrica- 
tion et  la  vente  de  la  morphine  et  des  seringues  qui  servent  à 
l'injecter,  est  interdite,  à  dater  de  ce  jour,  en  Chine,  tant  par  les 
Chinois  que  par  les  étrangers. 

XI,  Les  vice-i'ois  et  hauts  fonctionnaires  seront  chargés  de  la  pro- 
clamation de  ce  décret  par  tout  l'Empire. 

Les  différents  pays  victimes  de  la  drogue  se  sont  concertés 
en  vue  de  communes  mesures  à  élaborer  et  une  Commission 
internationale  a  été  nommée  qui  déjà  a  tenu  séance  '. 

Le  l*^''  février  1909  s'est  réunie  à  Shanghaï  la  première  Commis- 
sion internationale  de  l'opium,  due  à  l'initiative  du  révérend 
évèque  Brent,  des  Philippines.  L'objet  de  cette  Commission  a  été 
d'étudier  les  mesures  à  prendre  pour  combattre  la  morphinomanie 
qui  cause  des  ravages  considérables  parmi  les  peuples  d'Extrême- 
Orient. 

Résolutions  votées  par  la  Commission  internationale  de  l'opium. 

1°  La  Commission  internationale  de  l'opium  reconnaît  l'indis- 
cutable sincérité  du  Gouvernement  de  la  Chine  dans  ses  efforts 
pour   extirper  la  production  du  pavot  et   la  consommation  de 

1.  h'informaleur  des  aliénistes  et  des  neurologistes,  f!5  septembre  1909. 
Voir  également  le  Mémorandum  sur  l'opium  présenté  à  la  Commission 
internationale  de  Shanghaï,  in  Revue  indo-chinoise,  1909. 


I 


CONCLUSIONS  303 

l'opium  dans  l'Empire,  et  la  croissante  eiïicacitc  de  l'opinion 
publique  parmi  ses  propres  sujets  qui  supportent  les  effets  de  ces 
efforts; 

2"  La  Commission  internationale  de  l'opium  émet  l'avis  que 
l'opium,  dans  tout  emploi  autre  que  le  but  médical,  devrait  tou- 
jours être  tenu  par  chaque  gouvernement  parlicipanl  à  la  Com- 
mission pour  un  produit  à  interdire  ou  à  frapper  de  règlements 
stricts  ; 

3'^  La  Commission  internationale  de  l'opium  estime  que,  déjà,  la 
fabrication  sans  restriction,  la  vente  et  la  diffusion  de  la  morphine 
constituent  un  danger  grave,  et  que  la  morphinomanie  montre 
des  signes  d'extension  parmi  les  populations.  Cette  Commission 
désire,  en  conséquence,  attirer  l'attention  de  tous  les  gouverne- 
ments sur  l'importance  énorme  des  mesures  coercitives  à  prendre 
par  chaque  gouvernement  sur  son  territoire  et  dans  ses  posses- 
sions, pour  arriver  à  contrôler  la  fabrication,  la  vente  et  la  diffu- 
sion de  cette  morphine,  car  il  résulte  des  recherches  scientifiques 
que  ces  drogues  sont  susceptibles  d'entraîner  les  mêmes  pernicieux 
effets  ; 

4°  La  manière  dont  a  été  constituée  la  Commission  internatio- 
nale de  l'opium  ne  lui  permet  pas  de  rechercher,  au  point  de  vue 
scientifique,  les  remèdes  contre  l'opium,  pas  plus  que  les  effets  et 
les  propriétés  de  l'opium  et  de  ses  composés,  mais  elle  déclare 
que  de  telles  recherches  seraient  de  la  plus  haute  importance. 
Aussi  désire-t-elle  que  chaque  délégation  puisse  recommander 
cette  face  de  la  question  à  son  gouvernement  pour  faire  ce  qu'il 
jugera  nécessaire  ; 

0°  La  Commission  internationale  de  l'opium  pousse  vivement 
tous  les  gouvernements  qui  possèdent  en  Chine  des  concessions 
ou  des  établissements  dans  lesquels  n'auraient  pas  été  encore 
prises  des  mesures  effectives  relativement  à  la  fermeture  des 
fumeries  d'opium,  à  faire  quelques  pas  dans  cette  voie; 

6°  La  Commission  internationale  de  l'opium  recommande  à 
chaque  délégué  de  pousser  son  gouvernement  à  appliquer  ses 
lois  sur  la  pharmacie  à  ses  nationaux  dans  leurs  districts  consu- 
laires, dans  leurs  établissements  en  Chine. 


Le  Gouvernement  français  n'est  pas  resté  inactif  dans  cette 
lutte  contre  le  poison  meurtrier  qui  décime  nos  plus  belles 
colonies.  Le  7  février  1899,  M.  P.  Doumcr,  alors  gouverneur 
général  de  Tlndo-Chine,  faisait  paraître  un  arrêté  concernant 
la  réglementation  du  commerce  de  l'opium  en  Indo-Chine. 
Malgré  toute  son  importance  nous  avons  hésité  à  reproduire 


J04  LES    OPIOMANES 

ce  document  en  raison  de  sa  longueur  (il  ne  comporte  pas 
moins  de  95  articles)  ;  les  lecteurs  que  ce  sujet  intéresse  le 
ivouvcroni  in-ex le nso  dans  le  livre  de  Richard  Millan t. 

La  lutte  se,poursuit  pareillement  à  Madagascar.  Sur  la  pro- 
position de  M.  Augagneur,  gouverneur  général  de  Madagas- 
car, M.  Milliès-Lacroix,  ministre  des  Colonies  en  1909,  rendait 
un  décret  ayant  pour  objet  de  réglementer  strictement  l'im- 
portation, la  vente  et  la  détention  de  l'opium  dans  cette 
colonie  où  les  fumeries  étaient  déjà  interdites  depuis  un 
décret  antérieur  du  31  août  1908. 

En  France,  enfin,  la  police  surveille  étroitement  l'éclosion 
des  fumeries  et  certaines  fermetures  retentissantes,  à  Paris, 
Brest,  Toulon,  etc.,  témoignent  de  son  zèle.  Un  décret  prési- 
dentiel, d'autre  part,  a  été  promulgué  le  1"  décembre  1908 
portant  réglementation  d'administration  publique  pour  la 
vente,  l'achat  et  l'emploi  de  l'opium  et  de  ses  extraits. 

Malgré  tous  ces  efforts,  assurément  sincères,  l'opium 
obscurcit  encore  en  France  et  dans  nos  colonies  un  grand 
nombre  d'intelligences  dont  le  rendement  est  ainsi  perdu  pour 
le  pays  lorsque  leur  dégradation,  leur  insuffisance  ou  leur 
démorahsation  ne  lui  causent  point  de  torts  directs.  La  faute 
en  est  en  F'rance  à  l'importation  frauduleuse  du  chandoo,  et 
aux  colonies  à  sa  vente  autorisée.  Une  surveillance  assidue 
peut  arrêter  dans  les  ports  et  dans  les  gares,  aux  douanes  et 
aux  octrois,  l'introduction  de  l'opium  à  fumer.  Et  dès  main- 
tenant «  la  confiture  »  se  fait  de  plus  en  plus  rare  sur  le 
marché  :  nous  avons  pu  nous  en  rendre  compte  par  nous- 
même.  Une  des  conséquences  de  cette  j)énurie  et  de  la  cherté 
croissante  de  la  bonne  drogue  a  été  pour  quelques  pharma- 
ciens des  quartiers  oîi  se  cantonnent  avec  une  prédilection 
marquée  les  opiomanes  (Etoile,  Montmartre,  Montparnasse) 
d'être  en  butte  aux  sollicitations  les  plus  pressantes  de  la 
part  de  chents  en  général  inconnus  à  l'effet  de  leur  vendre 
des  quantités  parfois  considérables  d'opium.  L'opium  employé 
en  thérapeutique,  l'extrait  thébaïque,  n'est  guère  fumable; 


CONCLUSIONS  305 

cependant,  à  Taide  de  macérations  et  de  fermentations  plus 
ou  moins  habiles,  ces  obsédés  de  Topium  arrivent  à  le  cuisiner 
suffisamment  pour  l'utiliser'. 

Le  seul  procédé,  néanmoins,  capable  de  tarir  les  sources 
les  plus  abondantes  d'approvisionnement  aux  colonies  et  de 
contrebande  en  France  serait  la  suppression  des  bouilleries 
de  chandoo  indo-chinoises.  Ce  procédé  —  il  ne  faut  pas  se 
le  dissimuler  —  est  difficile  à  appliquer,  impossible  même 
disent  quelques-uns.  «  La  taxe  prélevée  sur  Topium,  défalcation 
des  frais  de  la  bouillerie  de  Saigon,  atteint  13.700.000  francs, 
déclare  Jeanselme  -,  ce  qui  représente  le  cinquième  du  bud- 
get de  rindo-Chine.  Comment  faire  face  au  déficit  que  creu- 
serait l'abandon  de  celte  ressource  budgétaire  ?  Et,  d'ailleurs, 
quel  serait  l'effet  réel  de  la  prohibition  ?  Assurément,  l'im- 
portation indienne,  empruntant  la  voie  maritime,  pourrait 
être  assez  facilement  enrayée.  Mais  une  armée  de  douaniers 
serait  impuissante  à  arrêter  l'importation  chinoise  qui  s'infiltre 
par  la  voie  de  terre.  La  fermeture  de  la  bouillerie  de  Saigon 
n'aurait  pas  d'autre  effet  que  de  détourner  au  profit  de  la 
contrebande  des  sommes  qui  sont  actuellement  versées  dans 
la  caisse  de  la  colonie  ^  » 

Notre  gouvernement,  préoccupé  de  restreindre  l'usage  de 
l'opium,  a  étudié  les  moyens  de  prohibition,  a  envisagé  la 
possibilité  d'une  interdiction  absolue  et  finalement  y  a  renoncé. 
M.  Beau,  gouverneur  général  de  l'Indo-Chine,  a  fait  savoir, 

1.  «  Le  Yunnan  de  contrebande  est  celui  qu'on  se  procure  le  plus  faci- 
lement à  Paris.  A  défaut,  lopium  de  Smyrne  préparé  même  selon  le  Codex 
(extrait  aqueux)  et  battu  dans  une  fois  et  demie  son  poids  d'alcool  à  70» 
puis  réduit  jusqu'à  consistance  sirupeuse  et  filtré  est  très  fum.able  »  (Voir 
également  la  recette  de  Malgio'i,  p.  52). 

2.  E.  Jeanselme.  Fumeurs  d'opium.  Bull,  de  la  Soc.  de  l'Internat.,  fé- 
vrier 1909,  p.  40. 

3.  Les  chiffres  varient  un  peu  suivant  les  années.  Petit  de  la  Villéon 
estime  la  recette  de  la  manufacture  de  baïgon  à  18.000.000  de  francs,  soit 
au  quart  des  recettes  totales  de  foute  l'Indo-Chine.  H.  Alillant  obtient  en 
faisant  la  moyenne  des  revenus  de  l'opium  en  Indo-Chine  durant  la 
période  1904-1908  la  somme  de  16.810.172  francs  et  note  en  même  temps 
un  ralentissement  sensible  de  la  vente  tombée  de  120.000  kilogrammes 
en  1904,  à  93.000  en  1908.  —  Voir  le  Bulletin  économique  de  l'Indo-Chine. 

SA 

Dlpocy.  —  Les  opiomanes.  *" 


300  LES    OPIOMANES 

en  effet,  au  ministre  des  Colonies,  que  l'interdiction  pure  et 
simple  et  sans  restriction  présenterait,  selon  lui,  de  très 
sérieux  inconvénients,  en  raison  du  mécontentement  qu'on 
provoquerait  chez  les  indigènes  si  on  leur  supprimait  brutale- 
ment la  possibilité  de  satisfaire  leur  passion.  Il  a  ajouté  que 
pratiquement  cette  prohibition  était  irréalisable  tant  que  la 
Chine  n'aurait  pas  supprimé  complètement  la  culture  du 
pavot.  Enfin,  il  a  fait  observer  que  même  si  l'interdiction 
absolue  et  immédiate  était  possible,  on  devrait  y  surseoir 
jusqu'au  moment  oîi  l'on  aurait  créé  des  ressources  destinées 
à  compenser  la  disparition  des  recettes  que  le  monopole  de 
cette  drogue  procure  actuellement  au  budget  général,  recettes 
qui  atteignent  7  millions  de  piastres,  soit  le  quart  environ 
des  ressources  totales.  11  proposait,  en  conséquence,  les 
mesures  suivantes,  plus  palliatives  hélas  !  que  résolutives  : 

Restriction  progressive  de  l'usage  de  l'opium  ; 

Augmentation  du  prix  ; 

Interdiction  d'ouvrir  toute  fumerie  d'opium  en  Indo-Chine. 

L'on  voit  mal,  cependant,  un  pays  dénonçant  les  dangers 
d'un  poison  social  et  débitant  en  même  temps  ce  poison  à  qui 
veut  bien  lui  en  acheter,  fouaillant  d'une  main  ses  nationaux 
ou  ses  fonctionnaires  coupables  de  fumer  l'opium,  et,  de 
l'autre,  leur  offrant  la  drogue  avec  l'estampille  de  la  Régie, 
criant  aux  fumeurs  qu'ils  courent  à  leur  ruine  et  à  leur  déshon- 
neur, et  trouvant  honorable  de  s'enrichir  à  leurs  dépens. 

Les  nations  décimées  par  l'opium  accompliraient  une 
œuvre  humanitaire  en  s'entendant  par  les  soins  d'une  Confé- 
rence internationale  pour  proscrire  définitivement  la  fabrica- 
tion et  la  vente  du  chandoo,  mais,  comme  pour  le  désarmement 
général  auquel  aspirent  tous  les  peuples,  nulle  ne  veut  prendre 
l'initiative  de  peur  d'en  être  la  première  victime.  Et  de  même 
que  chaque  Etat  augmente  d'année  en  année  ses  armements 
tout  en  proclamant  son  désir  toujours  grandissant  de  la  paix, 
de  même  certains  gouvernements,  malgré  la  lutte  qu'ils  pré- 
tendent soutenir  contre  les  intoxications  dégradantes  de  la 


CONCLUSIONS  307 

race,  ne  rougissent  pas  d'asseoir  leur  budget  sur  les  recettes 
encaissées  par  la  vente  du  tabac,  de  l'opium  et  bientôt  de 
l'alcool,  déclarés  monopoles  d'État. 

11  est  pénible  d'entendre  le  trafiquant  avouer  que  sa  mar- 
chandise empoisonne  ceux  qui  en  usent  ;  il  est  triste  de  voir 
le  moralisateur  édifier  ses  ressources  sur  le  vice  qu'il  proscrit 
et  condamne. 


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1868,  p.  43. 

1.  Il  ne  nous  a  guère  paru  possible  de  donner  ici  toute  la  bibliographie 
de  l'opium,  ni  môme  toute  celle  ayant  trait  aux  fumeurs  d'opium  :  la  litté- 
rature étrangère,  et  principalement  la  littérature  anglaise,  est  sur  ce  sujet 
beaucoup  trop  considérable.  Nous  nous  sommes  donc  contenté  d'mdiquer 
les  ouvrageb  cités  dans  le  texte  ou  que  nous  avons  consultes  à  1  occasion 
de  notre  travail. 


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teur des  alién.  et  des  neurol.,  25  mars  1910. 
X   —  La  Commission  internationale  de   l'opium,  L'informateur  des 

alién.  et  des  neurol.,  2o  septembre  1909. 
X.  —  Les  fumeurs  d'opium  en  Chine,  Ann.  méd.   psychoL,  1863,  I, 

151. 
X.    —  L'interdiction  de   l'opium    à  Madagascar,   Arch.   d'Anthrop. 

crim.,  de  méd.  lég.  et  de  psych.  norm.  et  path.,  août-septembre 

1009,  p.  715. 
X.  —  Le  mangeur  de  sublimé,  Chron.  méd.,  15  mai  1911,  p.  333. 
Zambaco  .   —   De    la    morphéomanie,    Congrès   médical  d'Athènes, 

18  avril  1882. 
Zambaco.  —  De  la  morphéomanie,  L'Encéphale,  1882,  p.  413  et  603, 

1884,  p.  658. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Préface  de  M.  le  professeur  E,  Régis i 

PREMIÈRE   PARTIE 

TOXICOMANIE    ET    OPIUMISME 

CHAPITRE   PREMIER 
Les  toxicomanes 1 

CHAPITRE  II 
Historique  de  l'opium 12 

CHAPITRE  III 
Brèves  généralités  sur  l'opium 19 

CHAPITRE   IV 

Les  opiophages  (mangeurs  et  buveurs  d'opium) 22 

CHAPITRE  V 
Les  fumeurs  d'opium ^^ 

CHAPITRE  VI 

Quelques  mots  d'étiologie  sur  l'opiomanie '0 


^  .         .  21 

DcpooY.  —  Les  opiomanes. 


322 


TABLE    DES    MATIERES 


DEUXIEME   PARTIE 

ÉTUDE   CLINIQUE   ET   PS  Y  C  H  0  L  O  G  I  ttU  E    DES   FUMEURS    D'OPIUM 

Introduction 79 

CHAPITRE  PREMIER 
Période  de  début,  d'initiation  ou  d'accoutumance 82 

CHAPITRE  II 

Période  d'état 85 

A.  La  pointe  d'opium.  —  La  griserie  et  la  rêverie.  —  L'intoxication 
massive  et  l'ivresse  comateuse 85 

B.  Le  thébaïsme  chronique 151 

C.  Les  psychoses  thébaiques.  (Délire  narcotique.  Accès  subaigus 

et  accidents  aigus  du  thébaïsme  chronique.  Psychoses  chroniques) .     178 

CHAPITRE  III 

Période  de  déchéance  ou  de  terminaison.  —  La  mort  des  fumeurs 
d'opium 189 

CHAPITRE  IV 
L'abstinence.  —  L'état  de  besoin.  —  La  déthébaïsation 194 


TROISIEME   PARTIE 

ÉTUDE   MÉDICO-LITTÉRAIRE    DE    L'OPIUM 
ET    DE    QUELQUES    OPIOMANES 

CHAPITRE   PREMIER 
Thomas  de  Quincey 207 


CHAPITRE   II 
Coleridge  (opiumisme  et  psychose  périodique) 229 


TABLE    DES    MATIÈRES  323 

CHAPITRE   m 
L'opiumisme  d'Edgar  Poe 255 

CHAPITRE  IV 

Nos  opiomanes.    —    Charles  Baudelaire.  —  Gérard  de  Nerval.   — 
Barbey  d'Aurevilly 268 

CHAPITRE  V 
Notre  littérature  moderne  de  l'opium 283 

CONCLUSIONS :295 

INDEX   BIBLIOGRAPHIQUE 309 


KVREDX,    IMPRIMERIE   CHARLES    HÉRISSEY,    PAUL    HÉRISSEY,    SUCC» 


BIBLIOTHECA 


714      4 


La  Bibliothèque 

Université  d'Ottawa 

Echéance 


The  Library 

University  of  Ottawa 

Date   due 


^01^2  3/970 


.  ^  'i'^.^2 


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J^ 


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FEV.  1998 
MARS  1998 


,,18  1999 
^  1  5  1999 


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CE  HV   5816 
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ACC^  1145229 


POGE  CPIOMANES,  M