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LA
LOGIQUE DE HEGEL
PAR
GEORGES NOËL
Professeur de philosophie au lycée Lakanal
PARIS
ANCIENNE LIURAIRIE GERMER BAILLIERE KT G"
FÉLIX ALCAX, ÉDITEUH
108, BOULEVARD S A I NT - G E H M A I N , 108
1897
Tous droits niseivés.
/
m 14 1972
\ô,.
M. JULES LAGHELIER
MEMBRE I)E l'iNSTITUT
G. N.
PREFACE
Pour trouver chez nous quelque travail important consacré
à Hegel et à sa philosophie il nous faut remonter aux traduc-
tions et aux études de M. Véra, c'est-à-dire à une époque déjà v'
un peu ancienne. Il semble que l'efTort si considérable tenté
par ce philosophe pour répandre parmi nous la connaissance de
l'hégélianisme n'ait pas réussi à secouer l'indifTérence du public
ni à modifier profondément ses préjugés. Cette constatation
serait de nature à décourager toute tentation nouvelle dans le
même sens. Néanmoins à y regarder de près les circonstances
sont bien changées. A l^époque où M. Yéra entreprenait d'ac-
climater en France la philosophie de Hegel le public était aussi -j
peu que possible préparé à la comprendre. Les philosophes se
partageaient en deux camps hostiles : les spiritualistes éclec-
tiques attachés àleurs étroites et superficielles formules comme
d'indiscutables dogmes et les positivistes inclinant pour la
plupart vers le matérialisme. D'ailleurs les uns et les autres
semblaient plus soucieux de combattre leurs adversaires que de
les comprendre. Les premiers se targuaient de représenter la
VI PREFACE.
grande tradition philosophique, mais loin d'approfondir ou
d'élargir les doctrines que, le passé leur avait léguées, ils
J s'attachaient plutôt à les rabaisser au niveau du sens commun.
Les autres proclamaient bien haut la nécessité de renoncer à
toute spéculation transcendante, mais en fait travaillaient plus
ou moins sciemment à restaurer la plus grossière de toutes les
métaphysiques. La routine et le parti pris dominaient de part
et d'autre. Nulle part on ne trouvait, avec un souci réel de la
vérité philosophique, un efTort consciencieux pour la décou-
vrir. Kant et son criticisme étaient restés sans influence sur
les uns comme sur les autres. Les éclectiques ne voyaenten
lui qu'un sceptique, les positivistes qu'un métaphysicien.
Bien différente est la situation actuelle. Les philosophes ont
cessé de se voiler la face devant les résultats des sciences expé-
rimentales; les savants ont compris que la science positive ne
J répond pas encore et peut-être ne pourra jamais répoudre à
toutes les questions qui intéressent légitimement l'esprit
humain. La lecture des psychologues anglais nous a appris le
sens, la portée mais aussi les limites des explications empi-
riques. L'enseignement de M. Lachelier, les travaux de M, Renou-
vier et de son école ont répandu chez nous la connaissance et
l'intelligence des doctrines kantiennes. Celles-ci ont même
acquis peu à peu sur les esprits philosophiques une influence
prédominante. Or si le criticisme a ouvert pour la spéculation
une ère nouvelle, s'il n'est plus possible après Kant de se con-
tenter de l'empirisme associationiste ou de revenir au rationa-
lisme cartésien, on ne saurait d'autre part s'en tenir aux solu-
tions kantiennes.
On peut dire que Kant soulève autant de questions qu'il en
résout et que son système d'une si profonde originalité n'a pas
assez de cohérence pour qu'on s'y puisse arrêter sans chercher
P ri: FACE. VII
à l'unifier plus complèlenient, par conséquent à le développer
clans un sens ou dans lautrc. Les difficuUés où nous nous
déballons aujourd'hui, celles contre lesquelles les plus origi-
naux de nos }>hilosophes essaient avec plus ou moins de succès
les ressources de la plus ingénieuse dialectique sont des diffi- "
cultes inhérentes à la philosophie kantienne. Elles n'ont pas
échappé aux successeurs immédiats de Kant. Il s'est produit
en Allemagne au commencement de ce siècle un effort éner- '
gique et soutenu pour les résoudre. Deux générations de pen-
seurs éminents s'y sont tour à tour employées et le système de
Hegel peut être considéré comme le résultat le plus complet de v
leurs travaux successifs. Il est donc naturel que nous nous
tournions Aers ce système et cherchions si par hasard il ne
contiendrait pas la solution au moins parlielle des problèmes
qui nous préoccupent à notre tour.
Nous avons d'ailleurs, pour nous engager dans celte voie,
l'exemple de nos voisins d'outre-Manche dont la situation phi-
losophique présente tant d'analogies avec la nôtre. Il s'est pro-
duit en Angleterre en ces dernières années une véritable
renaissance de Thegelianisme. M. William Wallace a du donner ^
il y a deux ans une nouvelle édition de sa Traduction de la
Logique. Il traduisait en même temps pour la première fois la
Philosophie de l'Esjjrit. De nombreux ouvrages ont paru qui
traitent de la philosophie hégélienne ou s'en inspirent visible-
ment.
S'il n'en est pas de môme chez nous on peut du moins remar-
({uer que le nom de Hegel, qui naguère encore semblait tout à
fait oublié, se rencontre assez fréquemment sous la plume de
nos philosophes les plus autorisés. M. Fouillée, en particulier,
le cite à maintes reprises dans ses deux derniers livres : Le
Mouvement ijositimste et Le Mouvement idéaliste.
VIII PRÉFACE.
Telles sont en quelques mots les considérations qui nous ont
enhardi à présenter au public le présent ouvrage. Quoique
composé dès l'abord en vue de la publication actuelle, il a paru
déjà sous forme d'articles dans la Revue de Métaphysique et de
Morale dirigée par M. Xavier Léon et éditée par MM. Colin et G'"\
LA
LOGIQUE DE HEGEL
L'IDÉALISME ABSOLU ET LA LOGIQUE SPÉCULATIVE
La philosophie de Hegel n'est certes pas inconnue en France, mais
on peut dire qu'elle y est mal connue. Nos philosophes pour la plu-
part dédaignent de l'étudier et nourrissent à son égard les plus
étranges préventions. Si la pensée hégélienne a exercé sur nous
quelque influence, c'est d'une manière indirecte et surtout dans le
domaine des recherches historiques. La spéculation philosopiiique
s'en est à peine ressentie. Des grands penseurs d'outre-Khin Kant
est le seul qui se soit acclimaté parmi nous. Il est devenu pour nous
un classique, sinon le classique par excellence. Mais ceux qui sont
venus après lui, et se sont donnés pour ses continuateurs, nous
apparaissent comme des disciples infidèles qui se seraient en vain
ingéniés à éluder l'arrêt définitif dont il avait frappé la métaphysique.
Hegel en particulier aurait usé dans celte œuvre de stérile réaction
un génie philosophique de premier ordre. Ainsi se trouve sommai-
rement jugé et condamné celui que Tainc a pu définir Spinoza com-
plet' pnr Aflslolc.
H serait temps d'en appeler de celte justice sommaire et de réagir
contre ces tenaces préventions. C'est ce que pour notre compte nous
essaierons de faire dans cette étude de la logique hégélienne. Sans
prétendre embrasser la doctrine de Hegel dans son ensemble ni
NOEl.. 1
2 LA LOGIQUE DE HEGEL.
suivre l'auteur dans sa marche hardie à travers le domaine entier de
la spéculation philosophique, nous nous arrêterons devant celle de
ses œuvres qui contient et résume toutes les autres. Nous nous effor-
cerons de la faire comprendre, c'est-à-dire d'écarter les préjugés qui
empêchent d'en saisir la véritable signification. Nous tâcherons
en un mot de montrer que, quelles que puissent être ses imperfec-
tions, elle demeure l'un des plus solides monuments de la pensée
moderne.
Il semble que depuis Descartes, à travers la diversité des systèmes,
la philosophie ait poursuivi la démonstration de cette thèse néga-
tive. Aucune pensée (perception ou concept) ne porte en soi la
marque de l'objectivité; aucune, prise en soi et à l'état d'isolement,
ne nous garantit la réalité de ce qu'elle nous représente. Cette con-
clusion ressort avec rigueur des subtiles analyses de Berkeley et de
Hume. Kant se l'approprie, mais, et c'est là son originalité, il lui
donne un sens positif et se garde ainsi du scepticisme universel
qu'elle paraissait impliquer. Si l'objectivité n'est pas dans la percep-
tion prise en soi, c'est qu'elle réside dans l'accord et Tharmonie de
toutes les perceptions. Leur vérité consiste en cela que nous les
pouvons concevoir liées les unes aux autres de manière à former un
tout; que leur ordre dans le temps et dans l'espace est déterminé
par des lois universelles, indépendantes elles-mêmes de l'espace et
du temps. Ces formules tout d'abord ne semblent contenir rien de
bien nouveau. Nous les retrouvons chez Descartes, chez Leibniz, chez
Hume lui-même. N'est-ce point d'ailleurs leur incohérence intrin-
sèque qui nous prouve l'inanité de nos rêves? Aussi le mérite de
Kant n est-il pas tant d'avoir eu cette conception de l'objectivité
entrevue avant lui par la plupart des philosophes, que de s'y être
arrêté, de l'avoir approfondie et d'en avoir développé les consé-
quences.
Si de pures modifications du moi nous révêlent un monde d'objets,
s'il est pour nous des êtres et des faits, c'est que l'ondoyante diver-
sité de nos sensations se laisse ramener à l'unité; c'est que, par une
suite de synthèses spontanées, nous les pouvons grouper en percep-
tions qui se laissent subsumer à un petit nombre de catégories
d'après quelques principes simples. Le moi lui-même, en tant que
nous le considérons comme un être en relation avec d'autres êtres,
n'existe qu'aux mêmes conditions Aucune réalité n'est donnée en
dehors de cette synthèse qui constitue la connaissance; ni corps
l'idéalisme absolu et la logique spéculative. 3
ni esprit, rien. II suit de là que les catégories et les principes de
l'entendement, exprimant les conditions absolues de la réalité con-
naissablc, sont logiquement antérieures à l'expérience, c'est-à-dire
a priori. 11 en résulte aussi qu'ils s'appliquent inconditionnellement
à toute expérience possible, qu'ils expriment les lois les plus géné-
rales de la nature aussi bien que de la pensée. Concevoir un monde
qui en serait affranchi, voire un cours subjectif des sensations qui ne
serait plus régi par eux, c'est faire une hypothèse contradictoire,
puisque c'est d'eux seuls que le sujet aussi bien que l'objet peut
tenir son unité. Sans doute la sensation, matière de la connaissance,
est hétérogène à sa forme, mais ce qui nous est donné ce n'est ni la
forme pure, ni la pure matière, ni même l'une et l'autre indépen-
damment de leur rapport. Toutes deux n'ont de réalité que dans
leur indissoluble synthèse, seule l'abstraction les distingue sans
pouvoir d'ailleurs les isoler.
Ainsi l'objet à connaître ne se pose plus devant l'esprit comme une
existence indépendante, indifférente, sinon réfractaire à son activité.
L'objet n'existe qu'en tant qu'objet d'une science possible. Son rap-
port à la connaissance constitue sa détermination la plus profonde.
Le réel est connaissable par essence et comme par définition. Son
intelligibilité fait toute sa réalité. La nature est la science elle-même
sous la forme de l'extériorité. Elle est devant nous comme un livre
qui n'existe que pour être compris. Elle est la pensée en soi qui
dans l'esprit deviendra pensée pour soi. Les êtres n'ont dès lors que
l'apparence d'une subsistance indépendante. Toute chose est affectée
d'une double relativité. Elle n'existe que par son rapport avec toutes
les autres choses et, toutes ensemble, n'existent que par leur com-
mune relation avec le sujet pensant. Celui-ci devient en consé-
quence le centre absolu de l'univers réel. Tout en part et tout y
aboutit.
Toutefois ainsi présentée la thèse kantienne est équivoque. Elle
semble comporter à tout le moins deux interprétations opposées,
voire contradictoires. Tout dépend de l'idée qu'on se fait du sujet,
de ce moi pensant qui s'érige ainsi en mesure de toute réalité. Est-
ce le sujet individuel? un moi déterminé, le mien ou le vôtre, ou
celui de Kant? En ce cas, l'idéalisme transcendantal n'est plus qu'une
forme rnjeunie de la sophistique grecque. L'appareil compliqué de
la critique kantienne n'aboutit qu'à ramener le scepticisme de
Prolagoras : l'homme est la mesure de toute chose. S'agit-il au
4 LA LOGIQUE DE HEGEL.
contraire d'un sujet universel et impersonnel, non de tel esprit par-
ticulier, mais absolument de l'esprit, alors le système n'est autre
que l'idéalisme absolu et conséquemment développé, il deviendra
l'hegélianisme.
Toutefois Kant rejette expressément ces deux interprétations de
sa pensée. L'esprit qui dans son système lient la place éminente
que nous avons marquée, ce n'est ni le moi individuel, ni le moi
ou l'esprit universel, c'est l'esprit humain. Par suite, la vérité qui
nous est accessible vaut absolument et universellement pour nous
en tant qu'hommes, mais il s'en faut de beaucoup qu'elle soit la
vérité absolue. C'est au contraire une vérité toute humaine, par
suite essentiellement relative. Notre structure mentale n'est pas
nécessairement celle de tous les êtres pensants, et son imperfection
semble témoigner de sa contingence. Par suite il nous est à jamais
interdit de connaître le fond des choses. Nous voyons ce qu'elles
sont pour nous, mais leur être en soi nous échappe. La science est
possible, mais à la condition de demeurer une science d'apparences,
c'est-à-dire une apparence de science. La métaphysique qui prétend
s'élever au-dessus des apparences et atteindre la réalité absolue n'est
que l'illusion d'une pensée encore naïve, ignorante de ses infran-
chissables limites.
Si Kant s'arrête à ce point de vue, ce n'est pas chez lui pur parti
pris ou simple manque de hardiesse. Certes ses préoccupations
morales ont eu sur ses spéculations une indiscutable influence, mais
il serait au moins téméraire de prétendre qu'elles lui ont dicté ses
conclusions. Celles-ci découlent assez naturellement de l'idée qu'il
se fait de l'esprit humain, laquelle s'explique à son tour par sa
méthode exclusivement analytique. Attentif à distinguer les diverses
opérations de l'intelligence, il en vient à méconnaître l'unité propre
de la vie psychique. La sensibilité et l'entendement, l'entendement
et la raison, la raison théorique et la raison pratique, le jugement
enfin sont chez lui autant de pouvoirs distincts et à certains égards
indépendants. S'ils constituent un tout unique c'est seulement par
leur concours à une même fin, par leur collaboration à une œuvre
commune. Ainsi l'unité de l'esprit humain est à peu près celle d'une
machine. Certes il était difficile d'identifier avec l'esprit universel et
absolu ce mécanisme compliqué et d'apparence artificielle. Le prin-
cipe d'où les choses tiennent leur unité, doit être, pris en soi, sou-
verainement un.
l'idéalisme absolu et la logique spéculative. :-)
Néanmoins la position moyenne où Kant croit pouvoir s'arrêter est
logiquement intenable. Une vérité universelle et nécessaire, mais
qui n'est telle que pour l'esprit humain, est au fond une conception
contradictoire. L'universalité et la nécessité sont inconditionnelles ou
ne sont pas. Comment puis-je savoir que tel principe vaut univer-
sellement pour tous les hommes? Kst-ce par l'expérience? Mais
outre qu'une telle expérience est bien difficile à ac(}uérir, elle ne
saurait jamais rien prouver. Des préjugés autrefois universels ont été
depuis démontres faux et sont aujourd'hui universellement rejetés.
D'ailleurs, d'après Kant lui-même, l'expérience donne seulement une
généralité précaire, jamais l'universalité et encore moins la néces-
sité. La raison de mon affirmation est-elle simplement, comme il
semble, que le principe en question m'apparaît à moi-même néces-
saire et universel ou plus précisément que je ne puis le rejeter sans
par cela même renoncer à penser? Mais alors pour quel motif limiter
cette affirmation à l'esprit humain seulement? Si la nécessité que je
subis est une nécessité véritable, elle est telle pour tout esprit quel
qu'il soit, humain, diabolique ou divin. Si c'est une nécessité appa-
rente due à quelque particularité de ma structure mentale, comment
puis-je savoir que cette particularité se retrouvera chez tous mes
semblables? Je ne puis même être assuré qu'elle soit chez moi autre
chosequ *un état contingent et transitoire. Ce qui aujourd'hui me
semble évident pourra demain me paraître absurde, et ces deux juge-
ments contradictoires seront également légitimes et vrais puisqu'ils
expriment l'un et l'autre ma constitution mentale au moment où je
les porte. 11 n'y a pas plusieurs vérités appropriées à diverses
classes d'esprits. La vérité est une ou n'est pas. Kant a cru sauver
la science en sacrifiant la métaphysique; l'une et l'autre doivent
subsister ou périr ensemble. L'alternative qu'il croyait pouvoir
écarter apparaît décidément inévitable. L'idéalisme transcendantal
n'est rien qu'une variante du scepticisme empirique de Hume où son
véritable nom est l'idéalisme absolu.
Le système de Hegel n'est que celui de Kant débarrassé de ses
inconséquences. Celui-là n'a fait que donner leur entier et harmo-
nieux développement aux principes féconds que celui-ci avait posés.
L'ébauche géniale, mais incomplète et incohérente, laissée par Kant,
atteint avec Hegel la perfection de l'œuvre achevée. Le mérite de
cet achèvement ne revient pas d'ailleurs exclusivement à Hegel.
D'autres philosophes y ont largement contribué. Particulièrement
6 LA LOGIQUE DE HEGEL.
Fichte et Schelling. Le premier avait tout de suite aperçu les deux
vices capitaux de la philosophie de Kant. Il avait résolument sup-
primé la chose en soi comme une survivance de l'ancien dogmatisme
et par là rendu à l'esprit humain le pouvoir de connaître le vrai.
D'autre part, dans sa Théorie de laacience, il s'était eiîorcé de retrou-
ver sous la diversité des catégories l'unité essentielle de la raison.
Il avait même, dans cet ouvrage, inauguré la méthode dialectique
que Hegel devait s'approprier. Son système est déjà un idéalisme
absolu, mais encore incomplet et imparfaitement développé. L'iden-
tité de l'idéal et du réel ne s'y produit qu'imparfaitement, elle n'est
encore qu'un dcvoir-ctre {Sollen). En d'autres termes, l'esprit n'y par-
vient pas encore à la conscience de son infinité. Il est l'absolu en ce
sens qu'il ne rencontre hors de lui aucune puissance qui le subor-
donne, mais il ne réussit pas à s'affranchir de sa finité interne ou de
sa subjectivité. Il est le moi qui s'élève au-dessus de toutes les déter-
minations de l'existence et de la pensée, mais il n'est encore que le
mo{. D'autre part, la nature n'entre dans le système que par son
côté extérieur et négatif; elle n'y est point considérée en soi, mais
seulement dans son rapport avec la liberté. C'est un obstacle que
celle-ci s'oppose à elle-même à seule fin d'en triompher et de se
réaliser par sa victoire. Schelling s'efforce de remédier à cet exclu-
sivisme; mais il réussit mieux à mettre en lumière les imperfections
du système qu'à les corriger efficacement. Non content de rendre à
la nature la place que Fichte lui avait injustement refusée, il en
vient à la mettre en fait au même rang que l'esprit. Préoccupé
d'éviter l'idéalisme trop subjectif de Fichte, il compromet le prin-
cipe même de tout idéalisme. Chez lui la doctrine perd en rigueur et
en cohérence ce qu'elle gagne en largeur et en compréhension. Mais
il nous faut sur ce point nous en tenir à ces indications générales si
insuffisantes qu'elles soient. Notre objet n'est pas en effet d'étudier
les antécédents de l'hegélianisme, ni même le système dans son
ensemble, mais seulement une partie, capitale il est vrai, de l'œuvre
de Hegel.
Il importe néanmoins de marquer nettement la place de cette
partie dans le système et pour cela de préciser le point de vue de
l'idéalisme absolu. Pour le dogmatisme antérieur à Kant le monde
est un ensemble de choses en soi ou de substances douées chacune
d'une subsistance propre et indépendante. Sans doute ces substances
ont entre elles des rapports, mais ceux-ci leur demeurent extérieurs
l'idéalisme absolu et la logique spéculative. 7
etn'aiïectcnt en rien leur être interne. Elles sont, pourrail-on dire,
autant d'absolus. Certes les philosophes dogmatiques ne sont pas
toujours restés fidèles à leur hypothèse fondamentale. Certains
d'entre eux se sont même singulièrement rapprochés de l'idéalisme.
Néanmoins ils n'ont pas su s'affranchir décidément de cette présup-
position cl elle est restée la pierre d'achoppement de toutes leurs
tentatives. En effet, conférer aux objets une existence absolue c'est
condamner la connaissance à demeurer relative, c'est-à-dire au fond
à n'être qu'une illusion. Sur ce point la critique de Kant est déci-
sive. La métaphysique doit disparaître ou se transform.er radicale-
ment par le rejet définitif de l'iiypothèse qu'elle avait jusque-l<à con-
sidérée comme son indispensable fondement.
Elle devra prendre pour point de départ l'hypothèse diamétrale-
ment opposée : l'universelle relativité. Les choses n'ont de réalité
que dans et par leurs rapports réciproques. Leur existence en soi
n'est ni une donnée des sens ni une conclusion légitime de l'enten-
dement. Au fond elle est même inintelligible et absurde. C'est le
cnput morluum de l'abstraction et rien de plus. Loin donc que les
rapports que les choses soutiennent entre elles et en particulier ceux
qu'elles soutiennent avec l'esprit qui les pense, leur soient acciden-
tels et extérieurs, ce sont eux plutôt qui, dans leur ensemble systé-
matique, en constituent la véritable nature. Tel est le point de vue
de l'idéalisme absolu.
Ces affirmations n'ont en elles-mêmes rien de paradoxal. Beau-
coup de personnes hostiles à toute métaphysique et particulièrement
prévenues contre l'idéalisme seraient assez disposées à les accorder.
Les sciences finies en effet, chacune dans son domaine, démontrent
de plus en plus clairement la solidarité des êtres, la continuité de
l'évolution, le caractère relatif et transitoire des distinctions les plus
profondes et les plus marquées. Chacun reconnaîtra donc volontiers
que tout est relatif. Mais si cette formule est aujourd'hui banale, ce
qui l'est beaucoup moins c'est la conscience claire de sa signification
et de ses conséquences.
Si tout est relatif, si aucune pensée, aucune réalité n'a de vérité
que dans son rapport avec toutes les autres, c'est que chacune prise
en soi, isolée de ses relations, est contradictoire et fausse. C'est que
tout effort pour la ramener à elle-même et la saisir dans son indé-
pendance absolue a pour effet de la supprimer, de la détruire. C'est
eu un mot que son affirmation exclusive se tourne aussitôt en néga-
8 LA LOGIQUE DE HEGEL.
tion. C'est aussi qu'en se niant, en s'opposant à elle-même son con-
traire, elle ne se supprime qu'en apparence ; qu'elle s'affirme plutôt
et se réalise à travers sa négation dans l'unité supérieure dont elle-
même et son contraire ne sont que les moments. Ou l'universelle
relativité n'est qu'une expression vague et creuse, ou elle s'iden-
tifie avec cette dialectique immanente par laquelle les idées et les
choses ne s'affirment que pour se nier et se continuer dans leur néga-
tion. Dès lors l'être en soi n'est plus cet arrière-fond mystérieux
d'où, sans qu'on sût pourquoi ni comment, émergerait le phéno-
mène. Ce n'est qu'un moment, le moment le plus abstrait de toute
existence, celui où elle se pose elle-même dans une indépendance
apparente et provisoire ; où, précisément parce qu'elle n'a pas encore
manifesté ses contradictions, elle n'a pas encore atteint sa véritable
réalité. La chose en soi, c'est le germe qui doit disparaître dans son
propre développement. L'être véritable c'est celui qui se manifeste
et sa réalité achevée n'est que son expansion hors de soi.
Toutefois cette expansion serait la dispersion à l'infini, la négation
universelle et absolue de l'être, si elle n'était au fond retour sur soi-
même et manifestation à soi-même. Si chaque chose n'existe que
pour les autres, rien en fin de compte n'existe plus. La relativité uni-
verselle n'est véritablement intelligible que si les existences relatives
s'absorbent dans une unité finale qui à la fois les supprime et les
conserve.
Cette unité hors de laquelle par hypothèse il n'y a rien est néces-
sairement pour elle-même et ne se manifeste qu'à elle-même, en
d'autres termes c'est la pensée. Ainsi l'être n'existe que pour la
pensée. La pensée d'autre part implique l'être, le sujet implique
l'objet. La détermination la plus abstraite du sujet est l'être pour
soi; mais cette unité avec soi-même ne serait qu'une identité vide,
réductible en fin de compte à la vaine abstraction de l'être, si elle
n'était le retour sur soi-même à travers son contraire, en un mot si
l'unité du sujet avec lui-même n'était en même temps son unité avec
l'objet. L'objet et le sujet, l'être et la pensée sont donc au fond
indissolublement liés l'un à l'autre. L'être s'élève nécessairement à
la pensée si bien que celle-ci n'est que l'être parvenu à sa perfection.
D'autre part, la pensée pose l'être et les divers degrés de l'être comme
des moments nécessaires de son propre développement. De la sorte,
au lieu d'en résulter, elle en est au contraire le principe. Dans son
rapport avec son objet, elle est ainsi à la fois l'un des termes et le
l'idiïalisme absolu et la logique spéculative. 9
rapport entier. L'esprit, en se pensant lui-même, pense en même
temps l'univers et comme la relation, la limite, la nécessité n'exis-
tent que par lui, n'ont de réalité que celle qu'il leur confère, il est
lui-même l'absolu, l'infini, la liberté.
Désormais le doute universel n'a plus de raison d'être. L'homme
n'est plus comme égaré dans un mystérieux chaos dont l'ordre ne
serait que la surface, où les substances se dissimuleraient sous leurs
propriétés et les causes derrière leurs effets. La nature n'est pas
radicalement hétérogène à la pensée. C'est la pensée elle-même sous
une forme extérieure et symbolique qui à la fois la cache et la
révêle. Certes la langue que nous parlent les choses exige pour être
comprise un long et pénible apprentissage, mais du moins elles ne
nous mentent pas. Pour connaître la nature et Dieu, l'homme n'a plus
à sortir de lui-même. Ou, si l'on préfère, sa plus haute destinée est
précisément de sortir de lui-même; de nier son individualité immé-
diate, sa subjectivité exclusive; de pénétrer la nature et de s'élever
à Dieu. Tant que dans son ignorance d'elle-même la pensée érige
en absolu l'être immédiat, elle se fait elle-même relative et par là
s'interdit la science. Dès qu'elle reconnaît son erreur et l'universelle
relativité des choses, elle se relève de sa déchéance, reprend son rang
véritable, et comprend qu'elle-même est l'absolu.
Mais cette thèse fondamentale, cette affirmation de la double rela-
tivité des choses (relativité réciproque et relativité commune à la
pensée) comment peut-elle se démontrer? On peut l'établir d'abord
par le processus même que nous venons d'esquisser, par l'étude his-
torique du développement de la philosophie moderne, développe-
ment dont elle est le terme normal. Une méthode essentiellement
identique, mais peut-être plus rigoureuse, consiste a partir du point
de vue de la conscience naïve, autrement dit du sens commun, à
montrer qu'on ne s'y peut arrêter sans contradiction et qu'on est
progressivement amené, par des corrections successives, au point de
vue de l'idéalisme absolu. Dans sa Phrnomènologie de Vespr'it, Hegel
a poursuivi cette démonstration, et cet ouvrage forme ainsi l'intro-
duction naturelle à son système. Mais la démonstration la plus haute
et la plus rigoureuse du principe est dans son développement systé-
matique; dans son application à toutes les sphères de la nature et
de l'esprit. Sa plus entière justification doit ressortir de ses consé-
quences mêmes, de l'unité et de la cohésion qu'il introduit dans le
monde naturel et dans le monde moral, des clartés qu'il répand sur
10 LA LOGIQUE DE HEGEL.
les problèmes les plus ardus de la philosophie. La tâche de Hegel
sera donc de montrer que la raison qui est en nous est aussi la raison
des choses; qu'elle est le principe et le moteur immanent de la
nature et de l'histoire; que, d'après sa propre formule, malgré la
contingence apparente des êtres et des événements, Tout ce qui est
réel est rationnel et que, malgré la persistante opposition du fait brutal
et les plus hautes aspirations de l'esprit, Tout ce qui est rationnel est
réel.
Prendre au sérieux cette tâche, c'est s'imposer l'obligation de
reconstruire idéalement par un processus systématique le double
monde de la nature et de l'esprit. Il faut montrer que le développe-
ment de l'idée est adéquat au contenu concret de l'expérience et
faire évanouir ainsi la contingence du fait empirique. On a souvent
reproché à Hegel comme une tentative insensée cet essai de recons-
truction rationnelle de la réalité. Cependant n'est-ce point là l'objet
final de toute science? L'astronome, le physicien, chacun dans sa
sphère et à l'aide des catégories finies dont il dispose, ne s'efl"orce-
t-il pas de construire un système de concepts qui enveloppe et enserre
les phénomènes observés et qui, reproduisant idéalement leur évo-
lution, nous présente comme nécessité logique ce que la perception
sensible constate comme fait empirique? Les plus grands philosophes
depuis Aristote jusqu'à Leibnitz n'ont-ils pas eu la môme ambition?
Comment ce qui est permis à tous les penseurs serait-il interdit à
Hegel?
Si la tentative de Hegel, au lieu d'être jugée comme il convient par
les résultats obtenus, est le plus souvent condamnée tout d'abord
comme intrinsèquement absurde, cela tient à ce que les critiques
abusant du sens littéral de certaines propositions isolées, prêtent à
l'auteur des prétentions qu'il n'a jamais eues. Tout système scienti-
fique ou philosophique est une reconstruction idéale du réel, mais
les matériaux abstraits employés dans celte reconstruction ont été
tirés par analyse de l'objet môme qu'ils servent à reconstruire.
D'ailleurs le résultat qu'on obtient en les combinant, le système aussi
parfait qu'on le suppose demeure lui-môme essentiellement idéal. Il
est adéquat à l'objet, mais il ne se confond pas avec lui. Sa fonction
n'est pas de le supplanter, mais de l'expliquer, de le rendre intelli-
gible. Or ce qu'on impute à Hegel, c'est la négation de ces vérités
élémentaires. Il aurait entrepris d'extraire de l'idée la plus abstraite
et la plus vide, celle de l'être en général, toutes des déterminations
l'idéalisme absolu et la logique spéculative. 1 I
de la pensée et de la réalité; il aurait d'autre part conQU sa déduc-
tion comme une cosmogonie au sens propre et prétendu montrer
comment l'abstraction la plus creuse aurait effectivement engendré
toute réalité matérielle et spirituelle.
Sans doute Hegel prend l'être pur pour point de départ de sa dia-
lectique, mais ce n'est pas qu'il le tienne pour le principe absolu.
Loin de là, il insiste autant qu'on le peut faire sur le vide et l'insigni-
fiance de cette notion. D'ailleurs son effort constant consiste préci-
sément à faire ressortir le caractère incomplet des notions abstraites
qu'il considère tour à tour et la nécessité, pour les entendre, de
s'élever à une notion plus concrète. Loin de faire de l'abstrait le prin-
cipe du concret, il s'attache obstinément à montrer que celui là ne se
comprend que par celui-ci. S'il part de l'indélcrminé pour aboutir au
détermine et si par suite celui-ci apparaît comme le résultat du
procès dialectique, Hegel déclare expressément et à maintes reprises
que c'est là une pure apparence et que le soi-disant résultat est véri-
tablement le principe. C'est lui qui contient en soi les moments
incomplets qu'a dû traverser le procès dialectique, c'est lui qui a
permis de les poser et a rendu possible le procès lui-même. Si donc
Hegel entreprend de reconstruire la nature et l'histoire à l'aide d'élé-
ments idéaux, il n'entend pas faire autre chose que ce que fait néces-
sairement tout savant ou tout philosophe. Il ne prétend nullement
que les concepts qu'il emploie n'ont pas été tirés par abstraction de
cette réalité même qu'ils lui servent à expliquer, ce qui serait, en
définitive, supprimer tout rapport entre la solution et le problème.
Sa prétention n'est pas de se passer de l'expérience, mais seulement
d'en découvrir le sens et de la rendre intelligible. La grandeur de
son entreprise peut la faire juger téméraire, mais elle n'est nulle-
ment absurde.
Ce premier reproclie écarté, le second tombe de lui-même. Si
Hegel ne se lasse de déclarer qu'il n'entend nullement tirer une
idée relativement concrète d'une autre plus abstraite et reconnaît
expressément la vanité d'une semblable tentative, on ne saurait lui
imputer l'opinion que le concret par excellence est sorti de l'abstrait,
que l'idée pure ou logique a produit la nature ou l'esprit ni consi-
dérer sa dialectique comme rux[)osition de cette fantastique genèse.
Si quelques-unes de ses expressions peuvent être entendues en ce
sens, l'ensemble de sa doctrine proteste contre une telle interpré-
tation. L'idée abstraite présuppose un concret dont elle a été tirée.
12 LA LOGIQUE DE HEGEL.
Hors de ce concret ou de l'esprit qui la pense, elle n'est rien et ne
saurait rien produire. Loin de pouvoir engendrer la nature et l'es-
prit, elle n'a d'existence que dans la nature et dans l'esprit. 11 est
vrai que Hegel fait de l'idée le principe de toute réalité, mais il faut
savoir l'entendre. Il s'agit d'un principe interne et immanent, non
d'un fondement antérieur et extérieur. L'idée est le principe de toute
réalité en ce sens que toute réalité est nécessairement conforme à
l'idée. Un monde, un ordre quelconque de choses radicalement irra-
tionnel ne saurait être réel. Affirmer ou même simplement supposer
l'existence d'un tel monde, c'est ou bien assembler des mots auxquels
on refuse toute signification déterminée ou tomber dans la contra-
diction. La raison contient tout ce qu'il faut pour comprendre l'uni-
vers, et celui-ci d'autre part doit nécessairement satisfaire à toutes
les exigences de la raison; c'est là tout ce que Hegel a voulu dire et
prétendu démontrer.
Mais pour que la raison puisse ainsi se poser comme principe
suprême d'unité, comme centre vivant de l'univers où viennent
s'absorber toutes les différences et se concilier toutes les oppositions,
il faut d'abord qu'elle possède elle-même cette unité qu'elle confère
à tout le reste. Il faut que ses déterminations propres, c'est-à-dire
les catégories, au lieu de demeurer isolées, comme chez Kant par
exemple, ou liées seulement par des rapports extérieurs, s'enchaînent
et se développent en un système régulier, véritablement organique,
qui dans sa totalité soit l'idée absolue ou la raison elle-même. Cela
même n'est pas assez dire, car les membres d'un organisme ont
encore à certains égards une subsistance indépendante. Si hors de
l'organisme ils ne sont plus des membres, au moins sont-ils encore
quelque chose tandis que hors de la raison, les catégories ne sont
plus rien. Plus exactement nous devons les concevoir comme les
phases, ou les moments d'un seul et même acte parfaitement un et
indivis qui est l'idée absolue. Qu'il en est véritablement ainsi, c'est
tout ce que la logique hégélienne se propose d'établir. Elle est la
science de l'idée ou de la raison en soi et son résultat le plus impor-
tant est que cette raison est une. Nous verrons plus loin quelles
conséquences sont impliquées dans cette affirmation.
Pour déterminer les rapports réciproques des catégories il semble
tout d'abord nécessaire d'en donner la liste complète. C'est ce
qu'Aristote avait le premier tenté, mais sans y réussir. Kant reprend
le problème, mais la solution qu'il en donne n'a guère plus de
l'idéalisme absolu et la logique spéculative. i:{
valeur que celle d'Aristote. Il part d'une remarque juste en soi, savoir
qu'il doit exister autant de catégories que de formes différentes de
jugements. Mais celte remarque ne fait point avancer la solution
d'un pas, la détermination des formes possibles du jugement étant
précisément aussi difficile que la détermination directe des catégo-
ries. 11 avait cru se tirer d'affaire en empruntant sans examen et
sans criti(|ue à la logique traditionnelle une classification toute faite
des jugements. Mais le caractère incomplet et arbitraire de cette
classification reparaît avec évidence dans sa liste des catégories.
Il n'entend d'ailleurs par ce terme que les formes de l'entendement
proprement dit, excluant celle de la raison au sens strict et de ce
qu'il appelle le jugement téléologique. En fin de compte les formes
de la pensée ne sont chez lui appréhendées et déterminées que d'une
manière empirique et incomplète, de telle sorte que non seulement
leurs rapports intrinsèques ne sont pas mis en évidence, mais qu'à
prendre sa liste telle quelle, ces rapports seraient impossibles à
découvrir.
Il ne semble pas qu'on puisse espérer faire mieux en suivant la
même méthode. Certes les catégories se retrouvant dans toutes nos
pensées, le procédé naturel pour les obtenir à l'état d'isolement est
le procédé analytique. C'est celui qu'ont employé les esprits supé-
rieurs qui depuis l'origine du savoir ont dégagé une à une du fond
confus de la pensée vulgaire des idées sur lesquelles reposent nos
systèmes philosophiques et nos théories scientifiques. Mais cette
méthode qui n'est au fond qu'un tâtonnement, c'est-à-dire l'absence
de méthode, ne peut plus nous suffire dès que nous nous proposons
d'établir la liste définitive des formes irréductibles de la pensée.
Comment d'abord nous assurer que notre analyse est complète et
qu'il ne nous reste plus rien à découvrir. Le tout dont nous parlons
étant par essence confus et chaotique, comment pourrons-nous
jamais prouver qu'il ne contient pas d'autres formes que celles que
nous y avons su distinguer? Nous ne saurons donc jamais si notre
liste est réellement complète. Comment, d'autre part, être certains de
n'avoir inscrit sur cette liste que des catégories véritables? Les caté-
gories sont les conditions nécessaires de la pensée comme telle.
Gomment nous assurer qu'une notion présente ce caractère? Il fau-
drait pour cela avoir de la pensée elle-même une idée clair-e et dis-
tincte, or celle idée nous ne l'avons pas encore. En effet si nous
concevions clairement et distinctement la pensée comme totalité des
14 LA LOGIQUE DE HEGEL.
catégories, a fortiori celles-ci nous seraient déjà connues et nous
n'aurions plus rien à chercher.
Ainsi pour démontrer l'unité de la raison, on ne peut partir d'une
liste des catégories préalablement établie et supposée complète.
On ne saurait davantage partir de la raison elle-même conçue
comme totalité pour en tirer par analyse toutes les catégories. Cela
résulte évidemment de la remarque qui précède. Toute idée a priori
que nous nous faisons de la raison, si juste qu'elle puisse être, doit
demeurer plus ou moins vague et indéterminée. Car si nous en pos-
sédions l'idée exacte et précise nous saurions déjà ce que nous
cherchons.
Une seule méthode reste possible : partir de l'idée la plus abstraite
et la moins déterminée et par une série de déterminations succes-
sives retrouver une à une les formes plus concrètes de la pensée
pure. C'est à Fichle qu'appartient la conception de cette méthode,
mais il n'a pas su l'appliquer dans toute sa rigueur. Il prend pour
point de départ le Mol, le moi pur, le moi abstrait, vide d'abord de
tout contenu. Si abstraite que soit cette notion, elle est encore trop
déterminée pour faire le commencement. Sans doute le rapport à
un Moi est une condition nécessaire de toute existence et par suite le
moi est impliqué dans toute affirmation. Mais il y est seulement
impliqué, ou en d'autres termes il n'y est contenu qu'implicitement.
11 devra nécessairement apparaître au cours du processus de déter-
mination qui constitue la méthode; il n'a aucun titre à être affirmé
dès le début. Comme d'ailleurs le moi est l'opposé du non-moi, en
prenant le moi pour point de départ le philosophe pose comme
inconditionnée l'opposition de l'objet et du sujet; il s'interdit par
suite de dépasser cette opposition et se condamne à ignorer les
catégories par lesquelles la raison absolue la dépasse en effet et
s'élève à la véritable et délinitive unité. Cela explique que pour
Fichte cette unité demeure un devoir pur et simple ou, en fin de
compte, un desideratum.
Hegel s'approprie la méthode, mais change tout d'abord le point
de départ. Chez lui le commencement c'est l'être. L'être est bien de
toutes les catégories la plus indéterminée et la plus abstraite. Il est
évidemment impossible d'affirmer d'une chose quoi que ce soit sans
affirmer par cela même qu'elle est. Toute idée qu'on voudrait
substituer à l'être, contiendrait l'être lui-même plus une détermina-
tion qui s'y viendrait ajouter. Le Moi de Fichte par exemple est for-
L IDEALISME ABSOLU ET LA LOGIQUE SPECULATIVE. l",
cément conçu comme être en même temps que comme moi. L'être
est la limite extrême que l'abstraction ne saurait dépasser.
Le point de départ fixé, revenons sur la méthode et tâchons d'en
préciser la notion. Nous avons dit qu'elle consiste en une série
progressive de déterminations. Il est essentiel que ces détermina-
tions ne soient point motivées par des considérations arbitraires
c'est-à-dire tirées d'ailleurs que de la catégorie considérée. La
méthode consistera donc à mettre en lumière le caractère intrinsè-
quement incomplet de cette catégorie, l'impossibilité de la penser
en elle-même et à l'état d'isolement sans tomber dans la contradic-
tion, à montrer que prise en soi elle contient sa propre négation.
Par suite ni la catégorie considérée, ni sa négation ne peuvent
s'entendre par elles-mêmes. Leur vérité et leur intelligibilité doivent
résider hors d'elles, dans une nouvelle catégorie qui, les contenant
toutes deux, et ne contenant qu'elles, est leur unité immédiate.
Cette méthode d'opposition et de conciliation a souvent été dénon-
cée comme impliquant le rejet du principe de contradiction. Il faut
s'entendre sur ce point. En un sens la méthode hégélienne est évi-
demment une application continue du principe de contradiction. Si
en effet l'esprit ne répugnait à la contradiction, s'il pouvait y demeurer
et s'y complaire, le procès dialectique s'arrêterait de lui-même ou
pour mieux dire il ne saurait commencer. Est-il en effet autre chose
que l'effort continu de l'esprit pour s'affranchir de la contradiction?
Ce que Hegel est amené à contester c'est seulement que la contra-
diction ne puisse en aucun sens être pensée. Il montre que nous la
pensons en effet implicitement chaque fois que nous pensons une
catégorie abstraite et que nous nous enfermons dans cette pensée.
C'est là d'ailleurs un point difficile à contester, à moins de nier que
l'abstrait et l'incomplet ne soient tels en eux-mêmes et intrinsèque-
ment, de prétendre que c'est nous seulement qui leur attribuons ce
caractère. Or une semblable conception entraînerait la négation de
toute relation nécessaire entre les idées ou entre les choses, par
suite de toute science et de toute réalité.
Dans le passage d'une catégorie inférieure à une autre plus élevée,
la nouvelle catégorie (synthèse) ne doit pas être considérée comme
extraite de celle dont on est parti (thèse) puiscjuc loin d'y être con-
tenue, c'est elle au contraire qui la contient. 11 ne faut pas non plus
la considérer comme une combinaison extérieure et artificielle de
la thèse et de sa négation (antithèse). Celles-ci sont à sou égard
\Q LA LOGIQUE DE HEGEL.
deux termes abstraits, or le concret ne saurait naître d'une simple
juxtaposition d'abstractions. C'est un fait que l'esprit peut penser
celles-ci sans penser explicitement celui-là. Mais c'est un autre fait
qu'il ne peut s'arrêter à cette pensée ni considérer ces abstractions
comme des idées complètes en soi. C'est ce caractère d'imperfection
intrinsèque qui se manifeste par leur contradiction interne et que la
dialectique s'attache à mettre en lumière. Cette contradiction dis-
paraît lorsqu'elles sont ramenées à leur unité, c'est-à-dire mises en
présence de l'idée plus concrète dont elles sont tirées, quitte d'ail-
leurs à se reproduire comme contradiction propre à celle-ci. Mais
cette idée plus complète qui explique et supprime la contradiction
n'en est pas le résultat. Si la contradiction nous y amène et nous
la fait découvrir, ce n'est pas elle qui la produit. Elle préexistait en
nous à l'aperception de la contradiction et c'est sa présence qui,
quoique non remarquée, nous a permis de poser la thèse et l'anti-
thèse ainsi que leur rapport. La marche de la dialectique renverse
donc nécessairement les vrais rapports des idées. En remontant de
l'abstrait au concret, elle va non du principe à la conséquence, mais
de la conséquence au principe. Le terme qui est le dernier pour elle
est en réalité le premier. Il est présent à toutes ses démarches, les
motive et les explique. Hegel ne se lasse point de le répéter et de
répudier toute prétention à faire sortir le concret de l'abstrait, à
tirer le plus du moins. Aussi la persistance avec laquelle cette
prétention lui est attribuée est-elle faite pour étonner quiconque
a pris la peine de l'étudier sérieusement. La synthèse est l'unité de
la thèse et de l'antithèse, mais une unité qui préexiste à ses élé-
ments et en certain sens contient plus qu'eux. J'entends qu'ils y
sont combinés d'une manière originale qualitativement dilîérente
d'une synthèse à l'autre. En d'autres termes la synthèse n'est pas
précisément une idée complexe, mais une idée simple dont la thèse
et l'antithèse sont non les éléments intégrants, mais les moments
idéaux. Par suite la dialectique n'est pas une déduction au sens
ordinaire du mot. Elle n'est non plus ni une synthèse ni une analyse
proprement dite. Si l'on veut à toute force la définir au moyen des
termes qui désignent les méthodes communément employées dans
les sciences, on pourra dire que c'est une analyse, mais une analyse
qui affecte nécessairement la forme d'une synthèse.
Une première unité obtenue on procédera à son égard comme on l'a
fait à l'égard du terme immédiat dont on est parti et ainsi de suite
l'idéalisme absolu et la logique spéculative. 17
jusqu'à ce qu'on soit parvenu à l'idée absolue, à la catégorie suprême
où toutes les oppositions seront conciliées et qui sera l'unité de toutes
les catégories antérieures. On a quelquefois mis en doute la possibi-
lité pour la dialectique de parvenir à un terme final, et considéré
comme arbitraire celui que Hegel lui assigne. 11 a semblé que le
mouvement commencé devait se poursuivre indéfiniment, tout terme
pouvant être nié et former ainsi la thèse d'une antinomie dont sa
négation serait l'antithèse. Cette objection provient de ce qu'on
méconnaît la vraie nature du procès dialectique et nous l'avons, dans
ce qui précède, réfutée implicitement. La dialectique n'est pas un
vain formalisme d'opposition et de combinaison indépendant de la
nature des termes qu'il oppose ou qu'il combine. Ceux-ci ne sont
pas une matière indifférente qu'on soumet à une procédure logique
uniforme. En logique la matière et la forme sont données l'une avec
l'autre et ne sont au fond que deux aspects de l'idée. La dialectique
par laquelle on passe d'une catégorie à l'autre a son fondement dans
leur nature même. L'unité du procédé, qui d'ailleurs n'est pas
absolue et n'exclut pas la différence, ne repose pas sur un parti
pris, mais se produit et s'impose comme un fait. Ce fait est d'ailleurs
une conséquence naturelle de l'unité de la raison. S'il en est ainsi,
prétendre que le procès dialectique n'a pas de terme normal c'est
soutenir que le nombre des catégories est infini ou indéfini. Cela
revient à refuser à la raison toute unité, non pas seulement cette
unité par excellence que lui attribue l'idéalisme absolu, mais même
l'unité tout extérieure du nombre déterminé. Nous ne croyons pas
qu'on puisse imaginer une thèse plus radicalement absurde.
L'application rigoureuse de la méthode présente une sérieuse dif-
ficulté que nous croyons devoir signaler. Il s'agit de n'omettre
aucune catégorie et il faut pour cela s'assurer à chaque pas qu'on
fait en avant que l'imité supérieure où viennent se concilier les
deux termes d'une antinomie est bien leur unité immédiate, c'est-à-
dire ne contient qu'eux seuls et les termes qui se sont déjà absorbés
en eux à l'exclusion de tout terme plus concret. Si cette condition
n'était pas remplie, toutes les déductions ultérieures seraient d'ores
et déjà viciées. Or c'est là un fait difficile à vérifier. En effet les
mots qu'on emploie pour exprimer les formes abstraites de la pensée
sont le plus souvent équivocjues, ce qui revient à dire que ces formes
elles-mêmes sont imparfaitement définies et fixées. D'autre part on
ne saurait substituer à ces mots des termes de pure convention ou
.Noël. '2
18 LA LOGIQUE DE HEGEL.
les dépouiller expressément de toutes leurs connotations usuelles,
cela reviendrait en effet à définir exclusivement chaque catégorie
par les catégories antérieures dont elle doit être l'unité. 11 serait
alors bien difficile d'éviter que la dialectique tout entière, pour tout
autre que pour son auteur, se réduisit à un vain formalisme sans
signification et sans portée. Le seul parti possible était de choisir
dans la langue commune le terme le plus approprié à la désignation
de chaque catégorie, et d'indiquer par des éclaircissements et des
exemples ce qu'on devait conserver et ce qu'on devait omettre de
sa signification usuelle. C'est ce que Hegel a fait et c'est au lecteur
à juger jusqu'à quel point il a réussi.
Quoi qu'il en soit, cette dialectique, par laquelle Hegel remonte de
la plus humble et de la plus vide des notions, à la plus riche et à la
plus complète, à celle qui, résumant toutes les autres, s'identifie avec
la raison, n'est pas une méthode arbitraire, extérieure à son objet.
Le passage de chaque catégorie finie à la catégorie immédiatement
supérieure exprime non une vue subjective de l'esprit, mais la nature
de la catégorie considérée. Cette nature est précisément d'être l'unité
des catégories antérieures et en même temps un moment abstrait
d'une catégorie plus haute. Elle n'est en soi rien autre chose qu'une
phase déterminée du mouvement dialectique que la logique nous
expose. On peut donc dire que ce mouvement est celui de la raison
elle-même qui, par son activité interne, se différencie en ses élé-
ments abstraits et reconstitue son unité par la synthèse de ces élé-
ments. La logique n'est donc pas, comme les sciences ordinaires,
véritablement distincte de l'objet qu'elle étudie. En elle le savoir
et son objet sont réellement identiques. La science de l'idée n'est
pas au fond autre chose que l'idée. C'est l'idée se définissant elle-
même et s'élevant, par sa dialectique immanente, à la pleine con-
science de soi.
La logique spéculative de Hegel est d'abord une logique au sens
propre, c'est-à-dire une exposition méthodique des formes de la
pensée. Elle est en même temps une critique de la raison pure, non
précisément au sens de Kant, mais au seul sens que puisse vérita-
blement comporter le terme. C'est une entreprise doublement chi-
mérique que de vouloir fixer à la raison ses bornes. En effet d'une
part, une raison limitée ne serait plus la raison. D'autre part, la
raison seule peut critiquer la raison; or reconnaître et définir ses
limites, serait par cela même les dépasser, la connaissance de la
L IDEALISME ABSOLU ET LA LOGIQUE SPECULATIVE. 19
limite impliquant nécessairement une certaine connaissance de l'au-
delà.
Mais s'il est absurde de vouloir limiter l'usage de la raison en
général, rien n'est plus important que de fixer les limites propres
et le champ d'application de chaque catégorie. Or c'est là un des
résultats et non le moins important de la logique hégélienne.
Néanmoins, malgré la différence de point de vue, Hegel est, dans
ses conclusions, à peu près d'accord avec Kant, et confirme les résul-
tats généraux auxquels celui-ci était arrivé. Il reconnaît comme son
devancier l'impuissance des catégories de l'entendement proprement
dit (catégories de l'être et de l'essence) à nous donner la connais-
sance de l'absolu. Mais tandis que Kant nous interdit définitivement
cette connaissance, Hegel conclut simplement qu'elle est d'un autre
ordre que les sciences finies et dépend de catégories supérieures à
celles qui suffisent à ces sciences.
La logique est enfin une véritable ontologie. En effet, elle a pour
point de départ l'idée de l'être et, si les déterminations qu'elle y
ajoute successivement n'en sont pas tirées par analyse, elles y sont
néanmoins nécessairement rattachées. Il est démontré, en un mot,
que l'être ne saurait être conçu en dehors de ces déterminations, que
par suite elles sont les déterminations nécessaires de l'être. On ne
saurait donc affirmer une existence quelle qu'elle soit sans affirmer
en même temps la réalité des catégories les plus hautes auxquelles
s'est élevée la dialectique; sans affirmer par exemple un ordre
cosmique, la vie, la pensée finie, en dernier lieu la pensée infinie en
qui et par ([ui subsiste toute chose. Considérée de ce point de vue,
la logique se confond avec la métaphysique. En particulier elle con-
stitue dans son ensemble la démonstration la plus rigoureuse de
l'existence de Dieu.
On voit par ce simple exposé quelle place importante la logique
tient dans le système. Elle ne donne pas seulement au philosophe
la base sur laquelle devra reposer l'édifice entier de la science et
l'instrument ou la méthode qu'il devra employer à sa construction.
Elle lui présente en outre le plan que cet édifice devra réaliser et
en détermine par avance les proportions. Elle n'est pas seulement la
partie fondamentale du système, mais elle contient déjà le système
tout entier. Il ne reste plus qu'à retrouver sous l'apparente incohé-
rence des faits empiriques la vérité logique qu'elle doit néces-
sairement recouvrir, puisque hors de celle-ci aucune réalité n'est
„Q LA LOGIQUE DE HEGEL.
concevable. Aussi la logique contient-elle déjà en elle-même la
démonstration et la complète justification de l'idéalisme absolu. Si
He-el a réussi dans son entreprise, si sa logique est autre chose qu un
vain assemblage de formules, si, comme il l'affirme et croit le démon-
trer elle reproduit les véritables rapports des catégories, elle prouve,
et cela définitivement, la vérité du principe qui l'a inspirée et qui a
trouvé en elle sa rigoureuse expression. Elle prouve par cela même
la possibilité absolue d'un système où toutes choses s'expliqueraient
par ce principe et en garantit à l'avance l'achèvement futur. Ce sys-
tème nous le savons, Hegel a prétendu le construire et donner a
l'idéalisme absolu sa perfection définitive. C'était là s'imposer une
tâche bien lourde et qui excède peut-être les forces d'un individu si
o-rand qu'il soit. Mais quelle que soit la valeur des résultats obtenus
dans la philosophie de la nature et de l'esprit, quand même il n'en
devrait rien subsister, si l'édifice de la logique est assez solidement bâti
pour résister aux attaques de la critique, cette tâche devra être
reprise et tôt ou tard menée à bonne fin.
Heo-el a divisé sa logique en trois parties : la science de l'être, la
science de l'essence, et la science de la notion. Il a de plus réuni
les deux premières parties sous le nom de logique objective, et la
troisième a reçu, par opposition, celui de logique subjective. De
pareilles divisions doivent avoir leur raison et leur explication dans
le développement même de l'idée. Il est donc à proprement parler
impossible de les justifier ou même d'en faire saisir le sens et la
portée en dehors du procès dialectique qui les amène. Néanmoins,
autorisés par fexemple du philosophe, nous essaierons de les expli-
quer dans la mesure où on peut le faire hors de la place précise
qu'elles occupent dans le système.
Hegel, nous le savons, part de l'être immédiat. Or quoique tout ce
qui existe n'existe que pour un sujet et que l'être suppose la pensée,
la corrélation de ces deux termes n'est pas donnée immédiatement.
Elle n'est pas explicitement posée dans la simple idée de l'être et
celle-ci devra recevoir un grand nombre de déterminations avant
que se produise celle de la subjectivité ou de la détermination par
soi Jusque-là, tout se passera comme si l'être se suffisait à lui-
même et n'avait rien à voir avec la pensée. Nous demeurons dans
l'abstraction qui est d'ailleurs fêlât ordinaire sinon normal de l'hu-
manité pensante. Le sujet s'absorbe dans l'objet au point d'oublier
sa propre existence. Cette partie de la logique d'où est exclue 1 idée
l'idkalisme absolu et la logique spéculative. 21
de la subjectivité, et cela parce que les idées plus abstraites dont
celle-ci sera l'unité n'ont pas encore achevé de se produire et de se
définir, c'est là ce ([ue llegcl appelle la logique objective. Cette déno-
mination est justifiée en ce sens que les catégories qui s'}' produisent
et s'y développent sont d'une manière exclusive, celles qui nous ser-
vent à penser les objets ou les catégories, objectives par excellence.
Toutefois il faut remarquer que de la logique objective l'idée môme
d'objet est encore absente. Celle-ci appartient au contraire à la
logique subjective. Cela se comprend d'ailleurs facilement : l'idée
d'objet et celle de sujet sont corrélatives, et la première ne saurait
exister sans la seconde. Aussi tant que le sujet se tourne vers le
dehors sans faire réflexion sur lui-même, tant qu'il demeure absorbé
dans la contemplation des objets, par cela même qu'il ne pense que
les objets, il ne les pense pas comme objets. La catégorie de l'objec-
tivité dans laquelle il est enfermé, malgré cela ou plutôt précisément
à cause de cela, échappe à sa conscience et n'existe pas pour lui.
Nous comprenons maintenant pourquoi Hegel a distingué la
logique subjective de la logique objective. Pourquoi d'autre part
cette dernière est-elle divisée en deux parties : la science de l'être et
la science de l'essence. C'est que les catégories objectives peuvent se
répartir en deux séries. L'objet peut être d'abord considéré en soi
dans sa qualité et dans sa quantité, déterminations internes qui ne se
séparent pas de son être. Sans doute lors même qu'on s'en tient à
ce point de vue, l'objet manifeste déjà sa relativité. 11 suppose hors de
lui d'autres objets avec lesquels il doit entrer en rapport, mais cela seu-
lement d'une manière générale et indéterminée. C'est le point de vue
de la perception ou simple appréhension de l'objet. Mais ce point de
vue en amène nécessairement un autre plus élevé : celui de la
réflexion. La Réflexion brise l'unité immédiate de l'être et de sa
détermination et celle-ci devient l'essence. Dés lors toutes choses
prennent l'aspect de la dualité. Dans l'opposition de l'être et de
l'essence, se développent celles de l'identité et de la difTérence, du
positif et du négatif, de l'interne et de l'extiM-ne, de la chose et de
ses propriétés, de la substance et de ses accidents, etc., etc. L'es-
sence, dans son opposition avec l'être immédiat, constitue une nou-
velle sphère, une sphère où la relativité universelle se trouve non
seulement impliquée comme dans celle de l'être, mais explicitement
posée et démontrée. Cette sphère est ainsi par excellence celle de
la médiation. En elle s'accomplit le procès dialectiiiue par lequel
22 LA LOGIQUE DE HEGEL.
l'être s'élève à la notion et la logique objective à la logique sub-
jective.
La logique objective de Hegel correspond, par son contenu, à la
logique transcendantale de Kant. D'une manière plus déterminée les
catégories de l'être correspondent à celles que Kant avait appe-
lées catégories mathématiques (qualité et quantité). Au contraire les
catégories kantiennes de relation et de modalité (catégories dyna-
miques) se retrouvent parmi les catégories hégéliennes de l'essence.
Aucune partie de l'œuvre de Kant ne correspond précisément à la
logique subjective. Celle qui s'en rapproche le plus est la critique
du jugement.
Les divisions de la logique expriment des moments distincts dans
le développement de l'idée, elles sont nécessairement amenées par
Je procès dialectique et non arbitrairement introduites pour la com-
modité du lecteur. En ce sens ces divisions sont essentiellement
objectives. Néanmoins, d'autre part, les diverses parties de la logique
répondent aux diverses attitudes que l'esprit peut prendre à l'égard
de son objet et il nous est permis de les considérer sous cet aspect.
La logique objective en général est, pourrait-on dire, celle du sens
commun et des sciences finies. Quoique d'ailleurs le point de vue du
sens commun diffère grandement de celui des sciences positives, on
passe insensiblement de l'un à l'autre et il est difficile de les distin-
guer rigoureusement. On pourrait dire cependant que le sens commun
fait principalement usage des catégories de l'être et ne recourt à
celles de l'essence que d'une manière intermittente, au lieu que la
science poursuit la rigoureuse application de ces dernières à tous les
ordres de faits,
La sphère logique de l'essence est donc par excellence celle des
sciences positives. C'est aussi celle de la métaphysique de l'entende-
ment; de cette métaphysique dogmatique que Kant a légitimement
proscrite.
La logique subjective au contraire est celle de la philosophie
spéculative. Le point de vue de celle-ci est précisément celui de la
notion. Elle commence en quelque sorte au terme même où s'arrê-
tent les sciences finies. Non pour les nier, ou les contredire, mais
pour continuer leur œuvre et élever leurs résultats à la hauteur des
vérités spéculatives. Le point de vue de la logique subjective peut
être appelé celui de la raison, au sens étroit du mot, de la raisoa
qui s'oppose à l'entendement.
1
H
LA SCIENCE DE L'ETRE
La première partie de la Logique est la science de l'Etre. Elle a pour
domaine l'être immédiat et ses déterminations immédiates : qualité,
quantité, mesure. Le monde s'ofTre à nous d'abord comme un
ensemble d'existences indépendantes, diversement qualifiées et
quantifiées, tantôt dispersées, tantôt réunies en groupes plus ou
moins homogènes. Ces existences soutiennent entre elles des rap-
ports, mais ces rapports semblent leur être extérieurs et indifférents
et n'apparaissent eux aussi que comme de simples faits. Appré-
hender sans l'altérer la réalité donnée, constater, distinguer, nom-
brer, mesurer, voilà par où doit débuter la connaissance. Mais si sim-
ples que soient ces opérations, elles impliquent déjà une multitude
de catégories que nous employons le plus souvent sans en prendre
une conscience expresse. La science de l'Être dégage ces catégories,
détermine par la méthode dialectique leur signification exacte et
leur enchaînement nécessaire. Elle prouve ainsi que les diverses
déterminations de l'être, en apparence simplement juxtaposées ou
superposées, s'appellent effectivement les unes les autres et n'ont de
réalité que par leur union. Parvenue à son terme, elle aura complè-
tement élucidé la notion d'existence immédiate. Par cela même elle
l'aura, pour ainsi dire, fait évanouir. Elle nous aura fait comprendre
(jue l'être immédiat môme considéré dans la totalité de ses détermi-
nations ne se suffit pas à lui-même, que pris en soi, il est contra-
dictoire et absurde, que pour l'entendre, il faut s'élever à une sphère
qui le domine et l'absorbe : celle de la réfiexion et de l'Essence.
24 LA LOGIQUE DE HEGEL.
ETRE
Ainsi que nous l'avons établi déjà, le point de départ de la Logique
doit être l'idée la plus abstraite et la plus vide, c'est-à-dire l'idée de
l'être, de l'être pur, de l'être qui n'est que l'être sans détermination
d'aucune sorte interne ou externe, sans qualité, sans relation. L'être
ainsi conçu n'est au fond que la forme vide de l'affirmation, une
affirmation par laquelle rien n'est affirmé. « Si l'on peut parler ici
d'une intuition, il n'y a rien dans l'être que cette intuition puisse
saisir, ou si l'on veut, il n'est lui-même que cette intuition pure et
vide. Il n'y a rien non plus en lui qui puisse être l'objet d'une pensée
ou, si l'on veut, il n'est lui-même que cette pensée vide. L'être
immédiat, indéterminé est en fait le néant, ni plus ni moins que le
néant. »
D'autre part « le néant, le pur néant est simple égalité avec soi,
parfaite vacuité, absence complète de détermination et de contenu,
indistinction en lui-même. Autant qu'il peut être question ici d'in-
tuition ou de pensée, il y a une différence entre percevoir et penser
quelque chose ou rien, ce sont là deux faits distincts, donc le néant
est dans notre intuition ou dans notre pensée, ou plutôt il est l'intui-
tion de la pensée vide elle-même ; la même intuition ou pensée vide
que l'être. — Le néant est ainsi la même détermination ou plutôt la
même indétermination que l'être, de toute façon il est la même
chose. »
Ainsi l'opposition absolue de l'être et du néant n'est pas vraie,
puisqu'elle ne peut se formuler sans se supprimer elle-même et se
changer en identité. Leur indistinction est pure et simple, leur com-
plète identification n'est pas vraie non plus puisqu'elle est la contra-
diction immédiate et absolue. « Ce qui est vrai c'est qu'ils sont
absolument distincts, mais en même temps inséparables et que, dés
qu'on veut les séparer, chacun s'évanouit immédiatement dans son
contraire. Leur vérité est donc cet évanouissement même de l'un
dans l'autre, le devenir. »
Le devenir que nous avons ici est un devenir logique. C'est l'unité
de l'être et du néant, unité indéterminée encore et comportant par
suite toutes les déterminations. C'est le milieu où se développeront
LA SCIENCE DE L ÊTRE. 2a
tous les moments ultérieurs de l'être. 11 ne faut pas l'irnaginor,
comme on l'a lait quelquefois, sous la forme d'un cliangeniont dans
le temps. Le temps et l'espace n'apparaîtront qu'avec la iS'ature. Ils
sont étrangers à la Logif[ue. L'être pur n'est pas l'être vrai, puis-
qu'il tombe immédiatement dans le néant. L'être vrai, c'est l'être qui
n'exclut pas le néant mais l'admet en lui, qui s'affirme en se niant et
par sa négation même. L'être pur et le néant pur sont les limites
abstraites entre lesquelles s'étend le cbamp indéfini de l'Élre vrai.
Cet être n'est pas encore l'être déterminé, l'existence que nous ren-
contrerons tout à l'heure. 11 n'est que le devenir, c'est-à-dii-e que le
détcrminable ou, si l'on prérêi"e,le véritable indéterminé. L'p]tre pur
est conçu d'abord comme l'indéterminé absolu, mais précisément
parce qu'il se pose comme tel, il tombe dans la contradiction. Il se
détermine absolument à l'indétermination. 11 exclut de soi toute
détermination ultérieure et se manifeste ainsi comme absolument
déterminé. Au contraire ce champ indéfini des déterminations pos-
sibles que Hegel appelle le devenir est l'indéterminé vrai, l'être (pii,
par cela même qu'il s'est déterminé à recevoir sa négation, a cessé
d'exclure la détermination. 11 est l'indéterminé déterminé comme
déterminable, la matière amorphe et fluide qui peut prendre toutes
les formes.
QUALITE
Le devenir concilie la contradiction de l'être et du non-être, mais
en lui surgit une contradiction nouvelle. Le devenir pur est non
moins inconcevable que l'être pur et le néant pur. Le devenir est
l'évanouissement simultané de l'être et du non-être. Or avec eux dis-
paraît leur opposition et par suite le devenir lui-même. Devenir
absolument ce n'est rien dev(>nir du tout, par suite c'est ne pas
devenir. « Le changement ne se conçoit, dit L(Mi)niz, que par le détail
<le ce (jui change. » L'indétermination ne se réalise que comme indif-
férence à toute détermination, que comme passage continu de l'une
à l'autre. Protée peut prendre toutes les formes mais non demeurer
sans aucune. Le devenir, l'unité instable et mobile de l'être et du
néant devra donc se fixer, au moins provisoirement, dans leur unité
stable {vuliigc Einheil). Cette unité c'est l'être, mais non plus l'être
indéterminé du début, c'est l'être qui sort du \\q\(^x\'\v {dafi (iewordcnc)
gg LA LOGIQUE DE HEGEL.
et qui, comme le devenir, contient en soi la négation. C'est en un
mot l'existence, l'être déterminé {Daseyn).
Dans l'être déterminé la détermination ne fait qu'un avec l'être.
Elle ne s'y ajoute pas comme un prédicat à un sujet, leur rapport
n'est pas celui de l'universel au particulier, du genre à l'espèce. La
détermination ainsi conçue comme constitutive du déterminé est la
qualité. Mais le processus qui nous a conduits de l'être pur à l'être
déterminé doit nécessairement, mutatis mutandls, se reproduire pour
le néant. La détermination des contraires est une. Par suite, à l'être
déterminé s'oppose un non-être également déterminé, un non-être
qualifié lui aussi. Le non-être de la qualité est une autre qualité
encore, qu'on la désigne par les noms de privation ou de défaut.
L'incolore , par exemple , est un terme de même ordre que le
coloré et l'un peut aussi bien exister que l'autre. Dès lors dans
l'existence déterminée ou qualifiée, la qualité, sans se séparer de
l'être, s'en distingue. L'être déterminé est l'être de la qualité, une
certaine qualité qui est l'être déterminé {Daseyn) devient le déter-
miné existant [daseyend), c'est-à-dire le quelque chose {Bticas, ali-
quid). Dans le quelque chose deux éléments, la qualité et l'être, sont
à la fois distingués et unis, leur séparation est d'abord posée, puis
niée : le quelque chose est ainsi la première négation de la néga-
tion, par suite le premier concret véritable. C'est la première et la
plus abstraite détermination du sujet. Cette détermination se repro-
duira dans les sphères les plus élevées de la science. La vente ne
saurait demeurer à l'état de simple abstraction. L'existence est
déterminée comme existant, de même la vie devra se produire comme
animal, la pensée comme sujet pensant, la divinité comme Dieu.
Le quelque chose est une forme nouvelle et plus concrète de l'être
à laquelle va s'opposer une nouvelle forme du néant. La négation
du quelque chose n'est plus le néant abstrait, ce qui n'est absolu-
ment pas, c'est ce qui n'est pas le quelque chose, c'est autre chose
ou, plus simplement, c'est l'autre. Mais l'autre, considéré en soi, est
lui aussi un quelque chose par rapport à qui le premier à son tour
est l'autre. Le quelque chose passe donc dans l'autre et l'autre dans
le quelque chose, comme tout à l'heure l'être dans le néant et le
néant dans l'être.
Ce passage, au premier abord, semble n'être qu'un jeu de la
réflexion extérieure et subjective. Il semble qu'il y ait ici seulement
deux quelque chose qui sont indifféremment Vun et Vautre seloa.
d
LA SCIENCE DE l'ÉTRE. 27
l'ordre où il me plaît de les considérer, et que le passage du quchjiic
chose dans Vautre ne soit qu'un changement de point de vue du sujet
qui les compare. Mais, s'il en était ainsi, Vautre, demeurant absolu-
ment extérieur au quelque chose, serait pour lui comme s'il n'était
pas; équivaudrait pour lui au non-étre, au néant ahsulu. Par ce fait
le quelque chose perdrait immédiatement sa détermination qui n'est
au fond que son opposition à l'autre et retomberait dans l'être pur.
Le passage à l'autre est donc bien une détermination intrinsèque
du quelque chose; comme l'être pur se change immédiatement en
néant, le pur quelque chose devient aussitôt l'autre pur ou absolu.
La vérité n'est donc ni dans le quelque chose, ni dans l'autre, mais
dans ce passage même : le quelque chose est essentiellement déter-
miné ù être autre, autre absolument, par suite autre que soi, TÔi'Tspov,
comme dit Platon; cela veut dire qu'il doit sans cesse devenir autre,
qu'il est essentiellement muable et transitoire. C'est là le change-
ment, le devenir concret, qui n'a plus pour termes l'être et le néant,
mais deux existences : le quelque chose et l'autre. C'est l'altération,
l'àXXoiuxjiç d'Aristote. Toutefois le changement pur n'est pas plus
intelligible que le devenir pur. Dans le changement l'être qui change
est à chaque instant autre que lui-même, mais comme sa seule
détermination est précisément d'être autre que lui-même, et qu'il la
conserve à travers son changement, il y demeure constamment
identique à lui-même. Telle est la contradiction interne du change-
ment pur.
Le changement véritable ne peut être que celui d'un certain quelque
chose en un certain autre. Les deux termes doivent être déterminés
et déterminés relativement l'un à l'autre. Ils doivent être mis
expressément en relation. Nous avons dû, pour comprendre le
devenir, poser Vètre déterminé (absolument . Pour comprendre l'alté-
ration il nous faut poser le quelque chose déterminé relativement
à l'autre. 11 nous faut dans le quelque chose introduire expressément
son rapport avec son contraire, je veux dire avec l'autre. L'être
{Baspyn) du quelque chose est nécessairement être pour un outre
{^ej/n-fur- an (Irj'es) .
Ainsi le quelque chose qui s'est déjà déterminé comme variable se
manifeste ici comme relatif. Néanmoins cette relativité ne saurait
être exclusive de toute détermination intrinsèque. Il serait contra-
dictoire que rien ne fût que pour autre chose, que toute existence se
réduisît à un dehors, sans dedans. L'existence du quelque chose
28 . LA LOGIQUE DE HEGEL.
doit donc se scinder en deux moments, l'être en soi ou l'être inté-
rieur (an sic h seyn) et l'être hors de soi ou l'être pour un autre. Cette
scission cependant ne saurait aller jusqu'à la dissolution complète
du quelque chose. Celui-ci maintient son identité dans cette opposition
du dedans et du dehors. Le quelque chose est pour les autres choses
ce qu'il est en soi, et il est en soi ce qu'il est pour les autres choses.
11 manifeste au dehors sa détermination interne, et celle-ci n'est que
la virtualité de sa manifestation. D'ailleurs l'opposition du dedans et
du dehors ainsi que leur unité ne se montrent encore ici que sous
leur forme la plus abstraite. Nous les retrouverons plus précises et
plus concrètes dans les sphères supérieures de la logique.
La relativité du quelque chose va nous conduire à reconnaître sa
finité. Le rapport réciproque du quelque chose et de l'autre est un
rapport essentiellement négatif. L'autre est pour le quelque chose
une limite, en même temps lui-même trouve sa limite dans le
quelque chose. La limite est donc essentiellement commune aux
deux existences opposées; par elle, elles se touchent et se confon-
dent. Mais c'est en même temps par elle qu'elles sont séparées. Cha-
cune dans la limite est et n'est pas, est elle-même et autre qu'elle-
même. La limite est à la fois le commencement et la fin du limité.
Elle est en quelque sorte aussi le milieu, l'élément interne et consti-
tutif. Le quelque chose n'existe en effet que comme déterminé ou
comme limité, et il n'est tel que dans sa limite. C'est ainsi que le
point est la limite de la ligne et qu'il en est aussi, pourrait-on dire,
l'élément, puisque la ligne n'existe que par et dans ses différents
points. La limite est donc à la fois l'être et le non-être du limité, ce
qui le pose et ce qui le supprime, ce qui l'exclut et le constitue; elle
est de toutes façons la contradiction concentrée et réalisée. L'être
fini est radicalement contradictoire et destructif de lui-même.
La négation du fini c'est l'affirmation de l'infini. En se supprimant
lui-même, le fini fait place à son contraire. Toutefois l'infini tel qu'il
se présente à nous tout d'abord n'est pas l'infini véritable. Il est la
simple antithèse du fini, sa négation absolue et immédiate. Ainsi
conçu, l'infini contient sa propre négation, se contredit lui-même, et
passe immédiatement dans le fini. L'exclusivité est évidemment réci-
proque. L'infini qui exclut absolument le fini est lui-même absolu-
ment exclu du fini. Il trouve donc en lui sa limite. Nous avons cru
opposer l'infini au fini et nous n'avons fait que mettre deux finis en
face l'un de l'autre.
LA SCIENCE DE L ETRE. 29
Le véritable infini no doit passe comporter de la sorte à l'égard de
son contraire. 11 doit le pénétrer et l'absorber; y être contenu et le
contenir. 11 ne peut éti'c exclusivement un des termes de l'anti-
nomie, mais les deux termes à la fois. 11 doit être en un mot lui-
même et son contraire.
Revenons à l'éti-e fini; la contradiction (pi'il contient va se pré-
senter sous un aspect nouveau. En tant que la limite est la négation
de l'être limité, celui-ci qui est essentiellement affirmation de soi
nie sa limite. Envisagée de ce nouveau point de vue la limite [Grenzo)
devient la borne [Schranke) ; elle apparaît comme un obstacle à
l'expansion de l'être borné et celui-ci pour ainsi dire s'efforce de la
repousser. D'autre part l'être en soi du quelque chose devient par cela
même un devoir être [sollen), c'est-à-dire la négation de la borne, ou,
en écartant ce que l'expression a de trop concret, une aspiration
indéfinie à l'être. Le devoir être c'est déjà en un certain sens l'infi-
nité, l'infinité dans le fini; mais une infinité encore enveloppée et
virtuelle. Le devoir »'tre c'est la détermination du fini dans laquelle
se manifeste son rapport essentiel à l'infini. La contradiction du fini
et en même temps sa finité consistent en cela seul qu'il nesl pas ce
qu'il doit être.
Pour s'affranchir de cette contradiction le fini se nie lui-même,
comme tel nie la limite qui le fait ce qu'il est, se dépasse lui-même et
pénètre dans Vau-delà. Mais s'il pénètre dans Vau-delà c'est pour s'y
affirmer lui-même, pour y rester ce qu'il était en deçà, c'est-à-dire
le fini. 11 ne dépasse donc sa limite que pour s'en poser une nou-
velle qu'il devra dépasser à son tour et cela indéfiniment. Ainsi le
fini affirme et nie tour à tour sa finité, pose et supprime alternative-
ment son con\.và\ve,V au-delà infini. Nous avons ici, il est vrai, l'infini
sous la forme d'un progrès indéfiniment continué {progressus ad in/i-
nilum); mais ce n'est encore qu'un faux infini où la finité n'est niée
que pour se réaffirmer aussitôt. Dans l'alternance monotone des deux
termes la contradiction un instant écartée reparait l'instant d'après.
La solution toujours dillerée apparaît à la fois nécessaire et impos-
sible.
Toutefois dans cette fausse infinité se révèle déjà la nature de
l'infinité véritable. Le progrès indéfini en est en queUpie sorte
l'apparence extérieure et immédiate. Pour l'en dégager il suffit d'en
comprendre la signification interne, de le ramener à sa loi. Or cette
loi est fort simple. Chacun des deux termes opposés se nie lui-même
30 LA LOGIQUE DE HEGEL.
et pose son contraire, mais c'est pour le supprimer aussitôt, pour se
réaffirmer lui-même par la négation de ce contraire. De cette façon
chacun des deux termes, le fini aussi bien que l'infini, s'élève à la
véritable infinité. Celle-ci ne consiste pas en effet dans la simple
négation de la limite, négation que nous savons déjà être contradic-
toire. Dans le véritable infini la limitation doit être à la fois niée et
conservée; conservée de telle sorte qu'elle ne s'oppose plus à l'affir-
mation de soi. Or c'est ce qui vient de se produire. L'infini c'est
l'être qui s'affirme dans et par sa négation; qui tour à tour la pose
et la supprime, et en fait l'instrument de sa propre réalisation. Cet
infini n'exclut plus absolument le fini. Par suite il ne le rencontre
plus en face de lui comme un terme étranger et antagoniste, où lui-
même trouverait sa limite. 11 l'absorbe plutôt en lui-même et en fait
un moment de sa propre existence. C'est lui-même qui le pose, qui
le pose en soi et pour soi. D'après l'expression de Hegel, l'infini dans
son rapport avec son contraire est à la fois l'un des deux termes et
le rapport entier.
Le véritable infini est un devenir, mais un devenir concret et
déterminé où les deux termes, dont l'opposition s'évanouit, ne sont
plus l'être abstrait et le néant abstrait ou même le quelque chose et
l'autre, mais l'infini lui-même et le fini. C'est un devenir tout
interne où l'infini sort de son abstraction et se réalise en posant et
en supprimant son contraire. Ce contraire cesse ainsi d'avoir une
existence indépendante, il n'est que dans et pour l'infini, il s'y trouve
à la fois supprimé et conservé, il n'a plus en un mot qu'une exis-
tence idéale {ideelles Dase>/n). L'infini en tant que terme de l'opposi-
tion suit d'ailleurs la condition de son contraire, et lui aussi n'existe
qu'idéalement. Mais si en un sens il n'est qu'un moment idéal de la
totalité, d'autre part, il est aussi cette totalité elle-même. Il est donc
à la fois idéal et réel : il est et il est pour soi. L'être ainsi déterminé,
l'être idéal et réel tout à la fois, l'être qui se réfléchit sur lui-même,
à travers son contraire, c'est Vrtre pour soi (fiir-sich-seyn). L'être
pour soi est une détermination du sujet plus concrète que le quelque
chose; avec lui apparaît déjà sous sa forme la plus élémentaire, cette
réflexion sur soi-même, cette identité médiate avec soi, que nous
trouvons pleinement réalisée dans la conscience et plus expressé-
ment encore dans la conscience de soi.
Nous avons ici le véritable infini, mais un infini purement abstrait
LA SCIENCE DE l'ÈTRE. 31
et qualitatif : l'infini comme qualité ou la qualité de l'infini, l'infi-
nité abstraite. Or nous savons déjà que la vérité n'est pas dans
l'abstraction et que celle-ci doit prendre corps en une existence
concrète. Vétre pour soi doit se réaliser dans un r.rislant pour soi.
D'ailleurs, ce qui s'est déterminé comme existant pour soi, c'est un
ijuolque chose, lequel demeure tel, c'est-à-dire une existence parti-
culière et exclusive, qui ne saurait épuiser la virtualité du devenir
infini.
Son infinité toute formelle consiste en ceci seulement, qu'il a en
lui-même sa complète détermination et que par suite l'au-delà
n'existe plus pour lui. S'il n'est plus limité par l'autre, c'est qu'il
est à lui-même sa limite. C'est là sa qualité, et c'est absolument la
(jualilé dans sa parfaite concordance avec sa notion. D'après cette
notion en eflet, la qualité est la détermination qui ne fait qu'un avec
l'être. Or, la détermination n'est réellement identique 5 l'être, que
quand elle cesse de présupposer quelque chose hors de lui. Cette
concentration absolue de la détermination dans l'être, s'est produite
dans l'infini formel comme le résultat de son devenir interne. Dans
ce résultat le devenir s'évanouit. De la sphère de la qualité qui s'est
désormais pleinement réalisée, ne subsiste que ce résultat : l'être
absolument déterminé en soi, c'est-à-dire V Un.
PASSAGE A LA QUANTITE
Dans VUn la qualité atteint sa réalité la plus haute. Par la dialec-
tique propre de V Un, elle va passer dans son contraire. Ce contraire
est la Quantité, c'est-à-dire la détermination qui n'est plus identique
avec l'être, qui peut changer et change en effet, sans que l'être en
soit affecté. L'Un c'est de nouveau l'être; mais c'est l'être désormais
déterminé par la médiation qui s'est produite en lui et qu'il a sup-
primée. En lui s'est achevée la fusion de la négation et de l'être. Il
est pour ainsi dire la négation existante. Son existence est essen-
tiellement négative ou exclusive : exclusive de toute diversité
interne comme de toute relation avec un dehors. C'est l'être enfermé
en soi sans contact et avec quoi que ce soit : l'unité abstraite et for-
melle. Excluant toute diversité interne, l'un n'a pour contenu que
le néant ou le vide. Repoussant tout contact avec un autre, il n'a
également que le vide hors de lui. Lui-même n'est pour ainsi
32 LA LOGIQUE DE HEGEL.
dire que la limite qui sépare le vide intérieur du vide extérieur.
11 sera facile de montrer que l'Un ainsi défini ne saurait être
conçu comme la dernière détermination de l'être, et qu'il serait con-
tradictoire de s'y arrêter. Comme nous venons de le dire, l'Un est
encore un quelque chose, une existence particulière et déterminée;
par suite une existence négative et exclusive. 11 ne saurait être tel
que si ce qu'il exclut est un être, non une pure négation. Ce que
l'Un exclut et nie, ne peut plus être proprement un autre, une exis-
tence qualitativement différenciée de la sienne. En effet, dans l'Un
s'est absorbée la distinction du quelque chose et de l'autre. Si elle
reparaissait ici, l'Un retomberait à l'état de simple quelque chose;
il perdrait la détermination ultérieure qui s'est produite dans le
procès dialectique dont il est le résultat. Ce qui est exclu de l'Un et
nié par l'Un, ne peut être qu'un être qualitativement identique à
l'Un, ne peut être que l'Un. C'est ce que Hegel exprime en disant
que l'un se sépare de lui-même et se repousse lui-même. Cette
répulsion de l'Un pour lui-même engendre la pluralité : l'un devient
plusieurs. La pluralité que nous avons ici n'est pas encore le
nombre, mais la pluralité indéfinie, ou, comme disaient les Grecs,
xà TcoX/à en opposition à xo îv.
La détermination réciproque des uns est d'abord la négation ou
l'exclusion, ce que Hegel a appelé la répulsion. La répulsion essen-
tielle de l'Un pour lui-même se change en répulsion réciproque des
divers uns au sein de la pluralité. C'est elle qui maintient cette plu-
ralité qu'elle a produite.
Toutefois la pluralité n'existe que dans les uns pris ensemble; elle
n'est et ne peut être que l'unité de ces uns conçus d'abord comme
isolés. La pluralité elle-même se change donc immédiatement en
unité et la répulsion des uns en attraction réciproque. Ainsi s'achève
la dialectique de l'Un qui ne fait que reproduire, dans le champ de
l'existence immédiate, ou si l'on veut de la réalité sensible, la dialec-
tique idéale et interne de l'êti^e pour soi. Celui-ci, comme infini, se
produit en posant et en supprimant son contraire : le fini. De même
ici l'unité abstraite devient unité achevée et développée en posant et
en supprimant la pluralité.
Le point de vue que nous avons ici : l'opposition et l'unité de l'un
et du multiple, est d'une manière générale le point de vue de l'ato-
misme. C'est Démocritc qui l'a introduit dans la physique générale,
et a tenté de concilier ainsi Vêlre immuable des Eléates et le devenir
LA SCIENCE DE L ÊTRE. :{3
d'Héraclile Ce point de vue reparaît dans toutes les sphères de la
j)ensée. Lorsque Hobbes et Rousseau donnent pour fondement
absolu à la Société, le consentement des individus, ils placent la
rt'alilé dans l'un, dans l'individu. Le premier, en particulier, C(jn-
(•oit d'abord les uns dans un état d'isolement et d'hoslililé; mais
c'est cette hostilité même qui, leur devenant intolérable, détermine
leur groupement, les pousse à s'absorber dans l'unité sociale. Ce
philosophe imagine ainsi entre les individus une répulsion qui d'elle-
même se change en attraction et produit une unité nouvelle, l'Ltat.
11 ne fait, par conséquent, qu'appliquera la politique les catégories
j)ropres de la philosophie atomistique.
QUANTITÉ
L'unité de l'un et du multiple, c'est la (|uantité. Cette unité semble
d'abord tout extérieure et accidentelle. C'est l'unité collective d'un
agrégat dont la réalité réside dans ses parties intégrantes. Mais le
processus par lequel de l'un primitif, de l'un abstrait et isolé, nous
sommes passés à l'unité complexe de l'agrégat, a consisté à mettre
en lumière la contradiction interne et par suite l'inanité foncière de
cet un primitif. Cet un primitif n'est qu'une abstraction vide. Loin
donc que l'unité complexe ait sa subsistance dans ses composants,
ce sont eux plutôt qui ne subsistent qu'eu elle et par elle. Elle ne
doit donc plus, à proprement parler, être considérée comme com-
posée, mais simplement et absolument comme unité du multiple,
comme un terme où l'unité et la pluralité sont intimement et défini
ivement confondues, où la répulsion et l'attraction des lais se sont
compénélrées. Cette unité qui est en même temps pluralité est bien
ce qu'on appelle ordinairement du nom de quantité. i< L'absolue rigi-
dité {Sprôdifjkeit) de l'un, doué de répulsion, s'est fondue dans celle
unité qui cependant en même temps, comme contenant cet un et
déterminée par la répulsion qui lui est immanente, est unité avec soi
comme unité de l'existence hors de soi [Ausser-sich-Seyu] >■.
L'exclusivisme de l'un s'est changé en indilTéi'cnce; indifféronci' à
soi-même et indifférence à ce (jui n'est pas soi. La quantité peut
varier sans cesser d'être quanlilé. En devenant autre, elle reste elle-
même. En tant que détermination de l'être, elle est une détermina-
tion incertaine et flottante, ou, comme dit Hegel, une détermination
34 LA LOGIQUE DE HEGEL.
qui n'en est pas une. La définition vulgaire de la quantité (ce qui
peut être augmenté ou diminué) a été souvent critiquée comme
tautologique; elle a néanmoins au point de vue spéculatif le mérite
de faire ressortir ce caractère d'indétermination dans la détermi-
nation, qui n'est pas simplement une propriété de la quantité, mais
constitue sa nature même.
Dans la quantité ainsi conçue, l'unité et la pluralité se sont absor-
bées, mais non d'une manière complète. Ainsi que l'attraction et la
répu'lsion, elles subsistent virtuellement comme déterminabilités
internes et enveloppées de la quantité. Pour que celle-ci se déter-
mine effectivement, elles devront se reproduire, mais seulement à
titre de moments abstraits de sa détermination. L'attraction qui
prédomine d'abord et d'où est sortie la quantité apparaît explicite-
ment comme continuité. Mais la continuité n'est que la possibilité de
la discrétion, et ce nouveau moment n'est pas moins essentiel que le
premier. Le continu et le discontinu ne sont pas, comme on l'ima-
gine ordinairement, deux espèces de quantités, mais deux moments
de la quantité, moments inséparés et inséparables. Ils doivent se
retrouver dans toute quantité, quelle qu'elle soit. Le continu n'est
quantité que parce qu'il est divisible, c'est-à-dire parce qu'il contient
une discontinuité implicite. D'autre part le discontinu n'est qu'une
pluralité de parties continues, chacune en soi et susceptibles d'être
conçues comme constitutives d'une continuité. Si certaines quantités
concrètes semblent absolument déterminées comme continues ou
comme discontinues, cela tient uniquement à leur nature qualitative.
Un tel exclusivisme est étranger à la quantité.
La quantité, comme unité de l'un et du multiple, est d'aburd quan-
tité indéfinie; je ne dis pas infinie. Elle est déterminable, mais non
encore déterminée; elle est par suite virtualité pure. Pour exister
elle doit se déterminer, cesser d'être la quantité en général et
devenir une quantité, une grandeur donnée, un quantum. Pour cela
l'unité et la pluralité que la quantité contient en soi doivent être
posées explicitement. De cette façon la quantité devient nombre. Le
nombre n'est plus la pluralité indéfinie qui s'oppose à l'unité. Il est
la pluralité définie et par suite une. Il a pour élément l'unité, et lui-
même est une unité. Il peut être pris pour unité et jouer exactement
le même rôle que l'unité non définie comme nombre. Il est formé
d'unités distinctes entre elles et indépendantes de la totalité qu'elles
constituent, mais cette totalité est parfaitement déterminée en soi.
LA SCIENCE DE l'ÉTRE. 3:S
On n'y peut adjoindre et l'on n'en peut retrancher une unité élé-
mentaire sans qu'elle cesse d'être ce qu'elle était, sans qu'elle se
change aussitôt en un nouveau nomhre. C'est en ce sens que le
nombre est unité.
Ici se place une théorie détaillée des opérations arilhméli(iues;
théorie très simple en elle-même, mais qui ne présente qu'un intérêt
secondaire et que nous croyons pouvoir omettre sans nuire à l'intel-
ligence de ce ([ui va suivre.
Le nombre comme tel est d'abord une quantité extensive, c'est-
à-dire que les unités qui le composent demeurent distinctes les unes
des autres et que l'unité du nombre lui-même reste toute extérieure
ou formelle. De ce point de vue les unités composantes du nombre
sont absolument équivalentes et indiscernables; il n'en est aucune
qui ait quelque avantage sur les autres, (juclque détermination dont
celles-ci soient dépourvues. Mais d'autre part conformément à ce qui
a été dit plus haut l'élément constitutif du nombre doit être aussi sa
limite. Or l'élément du nombre c'est l'unité. Le nombre doit donc
avoir sa limite dans l'unité. C'est ce qui a lieu en effet puisque le
nombre change quand il acquiert ou perd une unité. Mais parmi les
unités indépendantes que contient le nombre laquelle en sera la
limite, laquelle lui donnera sa détermination? D'après ce que nous
venons d'établir cette détermination ne saurait être le privilège d'au-
cune; toutes y concourent également, toutes contribuent à constituer
la limite du nombre. En d'autres termes, toutes se rencontrent et se
confondent dans cette limite à laquelle se réduit le nombre lui-même.
Le nombre conçu ainsi comme concentré dans sa limite cesse d'être
le nombre pour devenir le degré. A la quantité extensive a succédé
la quantité intensive.
L'extension et l'intensité, de même que tout à l'heure la continuité
et la discontinuité doivent être considérées non comme des espèces
de quantités, mais comme des moments de la quantité. La dialec-
tique par laquelle nous sommes passés de l'une à l'autre est en effet
intrinsèque à l'idée même de quantité et n'est qu'une phase de son
développement. Aussi toute quantité peut-elle et doit-elle se pré-
senter sous un double aspect. L'extension c'est la quantité dans son
existence extérieure, l'intensité c'est cette même quantité revenue en
(îlle-même et concentrée dans son intériorité. Toute force physique
ou morale manifeste son intensité par l'étendue de ses effets.
Dans le degré où ses unités constitutives se sont pénétrées et con-
36 LA LOGIQUE DE HEGEL.
fondues il semble que la quantité ait atteint sa parfaite détermina-
tion. Le degré n'est-il pas à la fois quantité et unité, n'est-il pas un
indivisible où la pluralité n'existe plus qu'idéalement? n'est-il pas
en un mot pour la quantité ce que l'un était tout à l'heure pour la
qualité, le centre absolu où sont venues s'absorber toutes ses contra-
dictions? Cependant il n'en est rien. L'être pour soi du degré, l'inté-
riorité de sa détermination n'est qu'une apparence. Le degré n'est
ce qu'il est que par les degrés précédents et suivants. Il n'est, par
exemple, le vingtième que parce qu'il vient après le dix-neuvième
et précède le vingt et unième, sa détermination réside donc vérita-
blement hors de lui.
Toute quantité est nécessairement un quantum, une grandeur
définie, exprimable par un nombre; mais d'autre part toute quantité,
l'intensive aussi bien que l'extensive, est indifférente à sa limite.
En se posant elle-même elle pose nécessairement un au-delà, mais
un au-delà qui lui est homogène, qui est la continuation d'elle-
même. La limite qui la sépare de cet au-delà n'est donc pour elle
qu'une détermination arbitraire, extérieure et indifférente. A pro-
prement parler elle n'existe pas pour elle. De la sorte la quantité ne
se pose que pour se supprimer immédiatement. C'est là sa contra-
diction interne, contradiction dont elle n'a pu jusqu'ici triompher.
Cette contradiction prend la forme du progrès à l'infini ou delà fausse
infinité. La quantité, pour se réaliser, s'enferme dans une limite,
mais cette limite lui demeurant indifférente ne la borne pas vérita-
blement. La quantité dépasse sa limite, pénètre dans l'au-delà
illimité. Elle ne peut cependant y pénétrer sans s'y abîmer qu'en y
posant une nouvelle limite. Celle-ci devra être franchie de nouveau et
cela à l'infini. Voilà de nouveau la fausse infinité que nous avons
iléjà rencontrée. Elle se présente maintenant à nous sous un aspect
quelque peu différent, celui de la quantité. Étant donnée la nature
de la quantité qui est de pouvoir être augmentée ou diminuée, la
fausse infinité quantitative doit prendre une double forme et se déve-
lopper en deux directions opposées. Elle donne ainsi naissance à
deux concepts ou pseudo-C(mcepts : l'infiniment grand et l'infini-
ment petit. L'un et l'autre contiennent une contradiction immé-
diate. Une grandeur supérieure ou inférieure à toute grandeur
donnée est une grandeur qui n'en est pas une.
loi Hegel s'arrête à discuter la nature et la signification de l'infini
mathématique et par suite les fondements de l'analyse infinitési-
LA SCIENCE DE l'ÈTRE. 37
maie. 11 expose et critique en détail les diverses théories par les-
quelles, depuis Newton et Leibniz, jusqu'à Lagrange et Carnet, les
mathématiciens ont essayé de justifier leurs procédés de calcul et
propose ses propres vues sur la matière. Quelque intéressante et
importante que soit celte digression, elle est à la fois trop étendue
et trop technique pour (jue nous puissions la résumer ici.
Nous retrouvons devant nous le progrès à l'inilni, mais nous
savons déjà ce qu'il signifie. Il est l'expression d'un devoir rire
[SoUen). La quantité doit être déterminée et ne saurait trouver en
elle-même sa détermination. C'est la contradiction inhérente à sa
nature qui se manifeste dans ce progrès où elle court, pour ainsi
dire, après sa détermination sans pouvoir jamais l'atteindre. La loi
de ce progrès doit exprimer la vérité de la quantité, son être pour
soi ou son infinité réelle. Or cette loi consiste en ceci que chacun
des termes opposés se nie lui-même et pose son contraire pour s'y
retrouver et s'j- affirmer de nouveau. L'être pour soi de la quantité
consiste donc à s'opposer un au-delà pour l'absorber immédiatement
en soi-même, pour en faire un moment de sa propre existence et
se donner par là sa détermination. C'est là ce qui a lieu dans le rap-
port quantitatif. Chacun des termes du rapport se nie lui-même,
abdique en quelque sorte son indépendance en s'opposant l'autre
terme comme son au-delà. Mais d'autre part c'est de cet au-delà
qu'il attend sa détermination. Cet au delà n'existe que pour lui; son
unique raison d'être est de le compléter, de lui conférer ce qui lui
manque. C'est donc au fond sa propre existence qui se continue dans
son au-delà. 11 n'en est séparé qu'en apparence. A eux deux ils ne
sont que deux moments d'une même unité, c'est celle-ci qui existe
à la fois dans l'un et dans l'autre, qui demeure identique et se main-
tient à travers leurs changements qu'elle règle et limite. En effet
dans le rapport les termes ne sont pas tellement annihilés qu'ils
aient perdu toute subsistance propre. Ils restent ce qu'ils étaient
hors du rapport, c'est-à-dire des ({uantités. Comme quantités ils res-
tent susceptibles d'accroissement et de diminution; mais ils doivent
varier de telle sorte que la variation de l'un soit en même temps
celle de l'autre et que le rapport lui-même subsiste inaltéré. Le rap-
port est donc le véritable infini quantitatif, l'être pour soi de la
quantité. C'est en lui qu'elle atteint sa vérité. C'est aussi par lui
qu'elle va passer dans son contraire. Le rapport est la négation do
38 LA LOGIQUE DE HEGEL.
la quantité immédiate. Dans le rapport celle-ci ne subsiste plus qu'à
l'état de moment abstrait. Elle n'a plus qu'une existence relative et
cette relativité même constitue sa qualité. La qualité reparaît donc
déjà comme qualité de la quantité. La dialectique propre du rapport
nous conduira à préciser la relation logique de ces deux détermina-
tions et à reconnaître dans la qualité la vérité de la quantité. Nous
serons ainsi amenés à comprendre que l'être véritable n'est ni la
qualité pure, ni la pure quantité, mais l'unité de l'une et de l'autre :
la qualité quantifiée ou la quantité qualifiée, en un mot la mesure.
Hegel n'ignore pas que la forme du rapport peut être imposée à une
quantité quelconque. Sous ce point de vue elle n'est que le symbole
de certaines opérations à effectuer sur des nombres donnés et, par
suite, ne présente au mathématicien aucun intérêt particulier. Mais
pour la philosophie spéculative il en est tout autrement. Le rapport
contient expressément formulée la détermination essentielle de la
quantité. Ce qui n'était qu'impliqué dans la notion abstraite du
(juantum ou du nombre s'y trouve explicitement posé. Leur nature
essentiellement relative s'y trouve pleinement manifestée. Or recon-
naître la relativité de toute grandeur c'est pour la pensée une
démarche d'une importance capitale.
PASSAGE A LA MESURE
Le rapport quantitatif est sous sa forme immédiate le rapport
direct. Dans ce rapport les deux termes demeurent indéfiniment
variables ; mais ils doivent'varier de telle sorte que leur quotient reste
le même. Dans ce rapport la qualité de la quantité n'est pas encore
posée. Elle n'y existe qu'en soi, c'est-à-dire virtuellement; en ce sens
seulement que l'indépendance du quantum immédiat est niée.
Chacun des termes n'a sa complète détermination que dans l'autre
terme et par l'intermédiaire du quotient constant. Toutefois cette
indépendance de la quantité immédiate qui est niée dans les termes
est réaffirmée dans ce quotient. 11 est en effet lui-même un quantum
pur et simple. D'autre part ce quotient, qui est le rapport lui-même
et, comme tel, devrait être présent aux deux termes, leur demeure
extérieur. Leur variation en est indépendante et lui reste indiffé-
rente : elle n'est astreinte qu'à une condition, être la même pour les
deux termes. On peut la concevoir comme la variation de l'unité
I
L\ SCIENCE DE L ÊTRE. V.)
commune aux deux, termes du rapport. Elle n'est pai' suilc nullement
conditionnée par la valeur du quotient constant. Les deux termes
qui devraient être respectivement négatifs l'un de l'autre se conti-
nuent plutôt positivement l'un dans l'autre. Enfin le quotient cons-
tant qui eu tant que rapport devrait être l'unité des deux termes,
en tant que quotient ne saurait l'être. C'est ce qu'tjii voit si l'on
égale le rapport à sa valeur et si l'on donne à cette égalité la forme
A = B C, C étant le quotient constant. Ce nombre représentera en
effet ou l'unité qui répétée B fois produit le nombre A, ou le nombre
de fois qu'il faut répéter B pour obtenir A. C'est donc A qui, par rap-
port aux deux autres termes, est le concret, l'unité qualitative, dont
les deux autres, et G en particulier, ne sont que les moments abs-
traits. Ainsi, en tant qu'expression de la nature qualitative du
quantum, le rapport direct est contradictoire et faux. C'est donc hors
de lui, dans une autre forme du rapport, que doit être cherchée la
vérité de la quantité.
Dans le rapport inverse la dernière contradiction que nous avons
signalée disparaît immédiatement. Ici ce qui est constant c'est le pro-
duit des deux termes. Chacun d'eux est donc effectivement rabaissé
à l'état de moment abstrait et idéal d'une totalité concrète. Les deux
termes sont posés comme négatifs l'un de l'autre et néanmoins se
continuent l'un dans l'autre. Mais ils s'y contiennent négativement,
l'accroissement de l'un étant diminution de l'autre. Chacun des
termes tend à supprimer l'autre et à s'affirmer ainsi dans sa pleine
indépendance, à être à lui seul la totalité du rapport; mais il n'y
saurait parvenir car, avec l'autre terme, s'annulerait sa propre
détermination. L'expansion indéfinie de chaque terme est donc en
(juclque sorte arrêtée par le rapport comme par une limite. Elle est
un devoir être {soUen) et en elle réparait le moment de la fausse
infinité. L'au-delà que chaque terme paraît poursuivre n'est en défi-
nitive que la suppression de son contraire et, par suite, de la dépen-
dance où ce contraire le retient. Toutefois cette fausse infinité se
résout immédiatement en infinité vraie. Cet au-delà que chacun
des termes poursuit en vain dans son accroissement illimité est déjà
atteint et réalisé. Il existe dans le rapport lui-même. En tant qu'unité
qualitative des deux termes celui-ci est Yrtrr pour soi où chacun d'eux
trouve sa vérité et sa pleine réalisation.
Toutefois une dernière contradiction subsiste. Le rapport, unité
des deux termes, est encore ici un quantum immédiat. Celte immé-
40 1-'^ LOGIQUE DE IIE(;EL.
diatité est en opposition avec ce qu'il doit être, avec la fonction qu'il
doit remplir. Il est en soi négation de la réalité indépendante du
quantum, suppression de la quantité comme telle. Il ne saurait donc
exister conformément à sa notion que sous forme de détermination
purement qualitative. C'est parleur qualité et par leur qualité seule-
ment que les deux termes du rapport doivent être liés l'un à l'autre.
C'est là ce qui se produit dans le rapport de puissances.
Le rapport de puissances {Potenzen vcrhallniss) est un rapport
entre deux puissances différentes de deux quantités. Ce rapport est
nécessairement ou direct ou inverse et, comme tel, un cas particu-
lier des rapports déjà considérés. Il devrait donc, semble-t-il, pré-
senter, au point de vue spéculatif, les mêmes défectuosités que ceux-
ci. Mais Hegel ne s'attache dans le rapport de puissances qu'à ce
qu'il a de caractéristique. Il néglige ses déterminations accessoires.
D'abord les termes dont il considère la relation ne sont pas les puis-
sances elles-mêmes, mais les nombres dont elles sont les puis-
sances. Dans le rapport j^ la relation intéressante n'est pas celle de
a'" et de h", mais celle de a et de b. Or celle-ci est évidemment tout
autre qu'un rapport direct ou inverse. Sans doute encore dans un
semblable rapport chacun des termes ne trouve sa détermination
dans l'autre que par l'intermédiaire d'un quotient constant, mais
celui-ci n'est plus seul à produire cette détermination et il faut y faire
intervenir la considération des puissances. C'est même celle-ci qui
est désormais le facteur essentiel de cette détermination. On peut
convenir, par exemple, de prendre pour unité le quotient constant.
Dès lors il cesse de conditionner la valeur numérique des termes
corrélatifs et celle de chacun d'eux ne dépend plus de celle de l'autre
que par l'intermédiaire de leurs exposants respectifs. Au point de
vue purement formel, une semblable convention peut être appliquée
aux rapports direct et inverse. Mais par là ces rapports se trouvent
qualitativement simplifiés et par suite dénaturés. La détermination
d'un terme par l'autre cesse d'être médiate. Si dans le rapport
direct le quotient constant est l'unité, les deux termes sont immé-
diatement égaux. Si dans le rapport inverse le produit constant est
l'unité, chacun des termes est immédiatement l'inverse de l'autre.
Dans le rapport de puissances au contraire, cette convention laisse
intacte la nature qualitative du rapport, et la détermination réci-
proque des termes demeure médiate. D'ailleurs, quoiqu'il ne le dise
pas expressément, Hegel semble dans ses raisonnements considérer
LA SCIENCE DE L ÉTKE. il
d'une fagon paiiiculière le rapport d'égalité entre une première
puissance et un carré (y := x-). Dans cette relation apparaît à la (ois
sous sa forme la plus simple et la plin piirr la drîterminalion spt'cu-
lative qu'il veut mettre en lumière et (jui se retrouvera combinée de
mille manières avec elle-même ou avec d'autres plus élémentaires,
non seulement dans le rapport de puissances pris en général, mais
dans toutes les relations, algébriques ou transcendantes, qui peuvent
exister entre des quantités. Si l'on examine cette relation simple en
elle-même, écartant tout vain formalisme, il est clair que la liaison
lies deux termes, ce qui fait que cliacun d'eux a sa déterminalion
dans l'autre, c'est uniquement un l'apport de qualités. Le ra[)porL
du carré à sa racine n'est pas un nombre, une tierce quantité dillV'-
renle à la fois de la racine et du carré, mais une ((ualité pure. C'est
la qualité que possède le carré d'être un produit de deux faclcui-s
égaux. C'est en prenant la forme de ce rapport que la quantité réa-
lise pleinement sa notion, en ce sens que la puissance porte en elle-
même, dans sa déterminalion qualitative, dans l'identité de l'unité
répétée et du nombre de fois qu'elle doit être répétée, la condition
de sa déterminalion quantitative ou numérique. Sa qualité ou son
«tre intérieur détermine sa (luanlilé ou son être extérieur. « Le rap-
port de puissances apparaît d'abord comme une forme extérieure
qui peut être donnée à toute quantité, il a cependant avec la notion
de la quantité cette relation étroite que dans l'existence à laquelle
elle s'est élevée dans ce rapport, elle a atteint sa notion et l'a pleine-
ment réalisée; ce rapport est la maïufcstation de ce que le (juantum
est en soi, il en exprime la détermination ou la qualité; ce |)ar (pioi
il se distingue de ce (jui n'est pas lui. Le quantum est la détermina-
tion inditTérente, la détermination posée comme supprimée, comme
limite qui aussi bien n'en est pas une, qui se continue dans son
changement et y reste identique à soi-même. C'est ainsi (]u'il est
posé dans le rapport de puissances; son changement, son passage
hors de soi dans un autre ([uantum y est déterminé par lui-même. »
Ainsi se trouve réalisée la notion de la (juantité. Son rapport
essentiel à son au-delà apparaît comme déterminé par elle-même,
comme étant au fond un rapport avec elle-même, un rapport consti-
tutif d'eile-mônT^, autrement dit sa qualité.
Le résultat de toute cette dialectique est que la (pumlilé n'est
intelligible que comme (pianlil»' i|ualiiiée ou comme mesure. Dans le
rapport, et spécialement dans b- rapport de puissances, elle s'est
42 LA LOGIQUE DE HEGEL.
déjà produite comme telle. Le rapport est déjà la mesure, mais la
mesure formelle et abstraite. En prenant cette forme la quantité a
prouvé son aptitude à devenir mesure, mais cette aptitude n'a pas
encore trouvé les conditions de son emploi. Nous avons les cadres
abstraits de toutes les mesures possibles, mais ces cadres demeurent
vides. C'est que la qualité à laquelle la quantité s'est élevée n'est
encore que sa qualité propre : la qualité de la quantité. Or cette
qualité n'est qu'un mode de formation dont la quantité est suscep-
tible. Elle n'exclut pas d'autres modes de formation également con-
cevables. Elle n'est point par suite la qualité rigoureusement
entendue. Aussi la quantité demeure-t-elle, en fin de compte, inca-
pable de se déterminer complètement. Les termes du rapport ont
leur détermination l'un dans l'autre, mais tous deux pris ensemble
demeurent indéterminés. Pour que la mesure abstraite et virtuelle
devienne mesure concrète et réelle, il faut que la forme vide du rap-
port reçoive un contenu. Ce contenu ne peut être que la qualité, la
qualité proprement dite, celle qui s'oppose à la quantité. 11 faut en
un mot que le rapport quantitatif soit en même temps un rapport
de qualités. Ainsi la quantité, dans laquelle était passée la qualité,
ramène la qualité. Toutefois la qualité que nous avons ici n'est plus
celle que nous avons laissée derrière nous : la qualité pure, exclu-
sive du plus et du moins. C'est la qualité médiatisée par la quantité,
la qualité qui contient la quantité ou la qualité quantifiée. La qualité
pure et la quantité pure sont deux notions également vides et cha-
cune se contredit elle-même. Leur vérité est dans leur unité oîi elles
sont à la fois supprimées et conservées, niées en tant que détermi-
nations exclusives et indépendantes, affirmées en tant que moments
abstraits de l'être, moments à la fois irréductibles et inséparables.
L'être véritable est donc à la fois (jualité et quantité, il est l'unité
indissoluble de l'une et de l'autre, c'est-à-dire la mesure.
MESURE
Toute chose est mesure, ou pour parler un langage plus populaire,
toute chose a sa mesure et ne subsiste que par et dans sa mesure.
Cette proposition semble un paradoxe et l'expérience paraît d'abord
contredire la spéculation. Une longueur, un poids, etc., ne peuvent- -|
ils croître sans limite assignable? Mais regardons la chose de plus
I.A SCIENCE DE L ETRE. 4:}
près elnous rec(jnnaîtrons (jue celte croissance indilinie n'a lieu que
dans l'abstrait. Laissons de côté les abstractions et les possibilités
vaines pour ne considérer (jue les êtres, les totalités naturelles cl
données en fait, et nous verrons l'expérience s'accorder avec la dia-
lectique. Tout être réel n"a-t-il pas une certaine grandeur totale, une
certaine proportion de ses éléments ou de ses parties hors desquelles
il ne peut subsister? Certes la grandeur absolue du tout et les gran-
deurs relatives des parties ne sont pas toujours des déterminations
rigides et immuables. Elles peuvent comporter une certaine indéter-
mination. Si, sous une pression constante, l'eau bout à une tempéra-
ture fixe; si, pour former cette eau, un volume d'oxygène a dû se
combiner avec deux volumes d'hydrogène, ni plus ni moins ; si la taille
d'un animal et les proportions de ses membres peuvent varier dans
une large mesure, sans même que cet animal devienne à proprement
parler un monstre, il y a cependant une limite que ne dépassera
jamais la variation normale, ni même la variation monstrueuse.
Elles oscilleront nécessairement autour d'une moyenne qui peut être
considérée comme la mesure propre de cet être.
Les sophismes antiques du tas, du chauve, de la queue de cheval
ne sont pas, comme on l'admet généralement, de vains jeux d'esprit.
On peut du moins prêter avec vraisemblance à leurs inventeurs un
dessein sérieux : celui de mettre en lumière le rapport, capital
quoique souvent impossible à définir, qui unit la quantité à la qua-
lité. C'est par la quantité que la destruction s'attaque à l'être qua-
litatif. L'organisme périt par l'atrophie ou l'hypertrophie de ses par-
ties, par l'afTaiblissement ou l'exagération de leur activité. Un État
est ruiné par le décroissement ou l'accroissement excessif de sa popu-
lation ou de ses richesses.
Le point de vue de la mesure est, selon Hegel, le point de vue
propre de l'esprit grec en tant qu'esprit national. Dans la morale,
dans la politique, dans l'art et dans la religion, la Grèce la première
a su s'élever à la conception de la mesure, d'autre part elle ne l'a
point dépassée. Seuls ses plus grands représentants, Platon et Aris-
tote, sont parvenus au point de vue de l'Essence, et même par instants
à celui de la Notion.
Le procès dialectique ne saurait d'ailleurs s'arrêter à la mesure.
En la déterminant avec plus de précision, nous y découvrirons des
contradictions nouvelles qui nous obligeront à la nier ;\ son tour et
à nier avec elle toute la sphère de l'être immédiat.
44 LA LOGIQUE DE HEGEL.
La mesure est l'unité de la quantité et de la qualité, mais elle est
d'abord telle comme existence immédiate. Elle est un certain quan-
tum d'une certaine qualité (longueur, poids, température) arbitraire-
ment choisi comme unité à laquelle on compare les grandeurs homo-
gènes. 11 est clair que la mesure ainsi entendue n'est pas la mesure
telle quelle est dans sa notion. Elle n'est pas mesure en soi et pour
soi. Elle n'est mesure que d'une façon toute extérieure et conven-
tionnelle. Lors même qu'on chercherait dans quelque détermina-
tion constante des objets naturels (méridien terrestre, longueur du
pendule qui bat la seconde, points de congélation et d'ébullition de
l'eau), l'unité fondamentale d'un système de mesures, le choix de
celte unité, quoique molivé et même solidement motivé, n'en demeu-
rerait pas moins arbitraire. D'ailleurs l'application de celte unité
aux choses qu'on veut mesurer est à l'égard de ces choses un pro-
cessus extérieur et subjectif, auquel elles demeurent étrangères et
indifférentes.
Pour que la mesure soit ce qu'elle doit être, il faut qu'elle se pro-
duise comme détermination par la qualité d'un quantum indifférent,
comme spécification de la quantité par la nature propre de l'être
qualitatif, comme suppression par la qualité de l'indétermination
inhérente à la qualité pure. C'est ce qui semble se réaliser quand un
corps froid se trouve amené dans un milieu plus chaud que lui. Il
n'emprunte au milieu que la quantité de chaleur nécessaire pour
s'élever à la même température et cette quantité varie avec la
nature, c'est-à-dire avec la qualité du corps considéré : elle est
essentiellement spécifique.
On pourrait croire qu'il y a là spécification d'un ([uantum indiffé-
rent par la qualité du corps qui n'en prend que ce qu'exige sa
nature; mais en réalité le phénomène est plus complexe. Le milieu
n'est pas une source inépuisable de chaleur. Lui-même est un corps
ayant lui aussi une certaine masse et une certaine chaleur spécifique.
Nous sommes donc réellement en présence d'un rapport de mesures,
détermination de la notion que nous retrouverons et examinerons
un peu plus loin. Nous ne pouvons d'ailleurs donner aucun exemple
irréprochable de celle que nous avons ici. Dans la réalité la quantité
actuellement indéfinie ne saurait en effet exister. Elle n'est jamais
et ne peut être qu'une apparence.
C'est ce qui fait la contradiction de ce moment de la mesure. Celte I
contradiction tient à ce que la quantité à spécifier et la qualité qui "
LA SCIENCK DE i/ÈTRE. tli
doit la spécifier sont conçues comme deux existences séparées.
L'une est par suite considérée comme actuellement indéfinie, l'autre
comme mesure déterminée. Or l'indéfini n'existe réellement que
comme indéfiniment variable. Par suite, à cliarjuR instant ce sont
deux quanlil(}.s finies que nous avcms l'une en face de l'autre. Si l'une
des deux demeure fixe, ce n'est plus qu'un certain quantum déter-
miné. I^a fixité de la mesure s'oppose à la variabilité de la quantité,
mais d'une manière immédiate qui n'a rien de spécifique. En un
mot nous sommes ramenés au moment précédent de la mesure. Si
les deux quantités varient dans un rapport direct ou inverse il n'y a
en cela rien non plus de spécifique. Pour échapper à la contradic-
tion il faut concevoir la variabilité imJédnie du quantum à mesurer
et la fixité de la mesure comme réunies en un seul quelque chose; en
un même être ou en un même fait. Cela ne peut avoir lieu que d'une
manière : c'est que deux déterminations qualitatives, distinctes
quoique inséparables, varient ensemble quantitativement de telle
sorte que, le mode de variation de l'une n'étant pas spécifié el pou-
vant être conçu comme un accroissement continu en progression
arilhméti(jue, la variation de l'autre prenne une forme spécifique
déterminée par la qualité. Il faut en un mot que la seconde quantité
s'exprime au moyen de la première par une puissance de celle-ci
ou par une fonction plus complexe. C'est ainsi que la surface du
carré et le volume du cube varieront comme la seconde ou la troi-
sième puissance du nombre qui en exprime le côté ou l'arête. C'est
ainsi que dans la chute libre des corps l'espace parcouru sera pro-
portionnel au carré du temps employé à le parcourir. Nous retrou-
vons ici le rapport de puissance, mais non plus sous la forme abs-
traite où nous l'avons considéré plus haut. Il a pris corps et s'est
donné une existence immédiate dans des quantités intrinsèquement
qualifiées, distinctes quoique inséparables, qu'il nous permet de
mesurer l'une par l'autre. L'idée de la mesure semble donc s'être ici
pleinement réalisée.
Mais, à y regarder de prés, on voit qu'il n'en est rien. Les deux
qualités ne sont ici en rapport que par leur quantité. Elles-mêmes
demeurent en dehors de ce rapport. Elles sont radicalement hétéro-
gènes. Par suite leurs quantités respectives n'ont encore au fond
qu'un rapport extérieur et où pénètre l'arbitraire. La surface du
carré aura pour mesure le carré du nombre qui exprime son coté,
mais à la condition i^u'on prenne pour unité de surface le carn'' qui
46 LA LOGIQUE DE HEGEL.
a pour côté l'unité de longueur. La formule e = a t- exprimera l'es-
pace parcouru par un corps qui tombe en fonction du temps de sa
chute, mais à condition que le coefficient représente l'espace par-
couru dans l'unité de temps. Or ce sont là des conventions arbi-
traires. Il n'y a aucun rapport intrinsèque entre l'unité de longueur
et l'unité de surface considérées abstraitement, ni entre l'unité de
temps et la loi de la chute des corps. En un mot les formules de
mesure, pour prendre un sens déterminé, exigent qu'on établisse
entre les unités des quantités mesurées une concordance artili-
cielle, une concordance que la nature ne donne pas et qui n'est que
de convention. Mais cette concordance se manifeste ici comme exigée
par l'idée de mesure. La mesure ne saurait être, comme nous avons
montré qu'elle le doit, une détermination intrinsèque et essentielle
des choses, si cette exigence n'est nulle part satisfaite. Nous sommes
jusqu'ici restés dans le domaine de la mesure abstraite, mais la
mesure abstraite ne saurait, ainsi que nous le voyons clairement
désormais, exister ou même être conçue comme totalité de la
mesure. La mesure abstraite plus ou moins arbitraire doit reposer
en fin de compte sur la mesure réelle.
La mesure réelle est un rapport constant de mesures (mesures
immédiates). Dans la constance de ce rapport disparaît l'arbitraire
des mesures immédiates dont il est l'unité. Les unités de volume et
de poids sont arbitrairement déterminées, mais le rapport des poids
de deux corps pris sous un même volume est un nombre fixe, indé-
pendant de toute convention et déterminé seulement par la nature
qualitative de ces deux corps. C'est là une mesure réelle. Quoique
cette détermination de l'idée n'appartienne en propre à aucune
science particulière, c'est la chimie qui fournit ici les exemples les
plus typiques. En vertu de la loi des proportions déhnies, les corps ne
se combinent que dans certains rapports fixes. Si l'on prend pour
unité la quantité d'un corps déterminé qui entre dans une suite de
combinaisons, les quantités correspondantes des autres corps seront
exprimées par certains nombres. Ces nombres peuvent être consi-
dérés comme les unités de combinaison de ces corps. Or l'unité de
combinaison de chacun d'eux est la même à l'égard de tous les
autres; si bien que chacun peut indifféremment jouer envers les
autres le rôle de mesure ou de quantité mesurée. Ici se produit
comme fait immédiat cette correspondance des unités qualitatives où
nous avons reconnu tout à l'heure une exigence de l'idée démesure.
LA SCIENCE DE L ETRE. V7
Le rappurl fjuaiililalif (Je deux termes n'est plus seulement, comme
dans la sphrre précédente, déterminé par la qualité. 11 est un rap-
port des qualités elles-mêmes, la condition de leur passage dans une
qualité nouvelle, celle du composé. La mesure atteint ici sa vérité;
son être est devenu adéquat à sa notion.
Toutefois dans la mesure la quantité demeure impliquée, et par
suite la variabilité qui lui est inhérente. La mesure se produit comme
fixation de celte variabilité, mais cette fixation ne saurait être que
provisoire. La concevoir comme définitive et absolue serait nier abso-
lument la (juantité, et par suite la mesure elle-même. Ainsi dans
la mesure, la qualité fixe, c'est-à-dire nie la quantité, mais la
quantité la nie à son tour et par sa variation la détruit. Il est
vrai que c'est pour amener de nouvelles mesures et par suite
de nouvelles qualités (loi des proportions multiples). Nous avons
donc devant nous pour la troisième fois le progrès à l'infini,
l'alternance indéfinie de l'affirmation et de la négation. Ici les deux
termes qui s'opposent sont la qualité et la quantité. La solution de
l'opposition est toujours la même quant à la forme. Ici encore le vrai
infini se produit comme être-pour-soi. Chacun des termes ne se nie
que pour se retrouver lui-même dans la négation de son contraire:
chacun fait de ce contraire un moment de lui-même, chacun s'élève
parla à la véritable infinité. Cette infinité n'est plus ici celle de la
qualité pure, ni celle de la quantité, c'est l'infinité plus concrète do
l'être total, qui se maintient identique à soi à travers tous les chan-
gcijients quantitatifs ou qualitatifs. Ce qui est démontré ici c'est que
le changement est en même temps persistance ; que c'est un seul et
mémo être qui apparaît tour à tour en diverses déterminations. Ces
déterminations se trouvent par là niées, supprimées en tant qu'exis-
tences indépendantes et rabaissées au rôle d'états ou d'accidents
fugitifs d'un substralum immuable.
Nous pouvons maintenant résumer la dialectique de l'être. L'être
pur, exempt de détermination et de négation, est la contradiction
immédiate. L'être ne peut se concevoir que dans son unité avec son
contraire, c'est-à-dire dans le devenir. Le devenir d'ailleurs doit être
un devenir déterminé. Il apparaît d'abord comme une continuité de
qualités distinctes qui néanmoins n'existent que par leurs rapports
réciproques, qui se touchent en (pielque sorte et se limitent les une?
les autres. Mais la (jualitê pure, dénuée de quantité, sans extension
48 LA LOGIQUE DE HEGEL.
ni degré, ne saurait être limitée sans par cela même être supprimée.
Sa limite est sa négation et, comme la qualité est indivisible, sa
négation l'atteint et la détruit tout entière. La qualité pure est
donc contradictoire en soi.
Toutefois la chose peut être envisagée d'un autre point de vue. On
peut concevoir la limite comme posée par la qualité elle-même qui
ne la pose que pour la nier et se réalise en l'absorbant. Ainsi consi-
dérée la qualité cesse d'être bornée par le dehors et se détermine
absolument elle-même. Mais elle cesse par cela même d"être une
qualité particulière en rapport avec d'autres qualités. Elle est pur
rapport avec soi, exclusion absolue de l'autre; en un mot elle est
devenue l'un.
L'un, par la négativité qui lui est propre, se disperse en une plura-
lité indéfinie, ou, si l'on veut, à la continuité primitive du devenir qua-
litatif se substitue une multitude d'uns isolés, dispersés dans le néant
ou le vide. Le monde des qualités changeantes a disparu pour faire
place au monde des uns tous identiques et équivalents, respective-
ment séparés par la répulsion, mais maintenus en présence par
l'attraction.
De ce j)oint de vue l'être est éternel et immuable. Le devenir se
réduit à une pure apparence. Il n'est que le groupement variable et
contingent des it7is. Mais cette poussière d'atomes dispersés dans le
néant peut-elle être considérée comme la réalité ultime? En s'oppo-
sant à la pluralité et en se mettant en rapport avec elle, l'un a
manifesté son abstraction. La vérité n'est ni dans l'un, ni dans son
contraire le multiple; elle est dans leur unité et celle-ci est la quan-
tité. A la discontinuité radicale du monde atomistique succède la
continuité uniforme de la quantité pure. Cependant l'être ne saurait
sans s'anéantir sombrer dans l'indétermination de la quantité. La
quantité doit se déterminer, se résoudre en quantités définies soute-
nant entre elles des rapports précis. En tant que pure quantité elle
comporte bien la détermination ; mais cette détermination lui
demeure extérieure et étrangère. Les limites qu'on lui assigne ne la
limitent pas réellement. Elles sont de pures possibilités abstraites
et rien de plus. La quantité ne peut être déterminée efficacement que
par la qualité, La vérité de l'être n'est donc ni la qualité pure, ni
la pure quantité, mais l'unité de l'une et de l'autre ou la mesure.
L'être est donc un ensemble d'existences à la fois qualifiées et quan-
tifiées. Par leur quantité ces existences sont dépendantes et soli-
LA SCIKN-CE I.h l'être
Letre ainsi conçu est ce que He^'el annplla i'- ver-
Oroeuei„di,ro,.e„ce absolu! „V^! L ^a s -1: "™" "'"'""
Elle n'a d'existence que dans «es „ oH L^ eonlradietion?
est indilTérente. Elle! se odu e 1, l""' '' "'"''"' ''"^ '"'-
en est le substrat ou le lie , el n 'n " T' "°" '"' '""• ""'^
blent lui venir du del.o s Ë "ntn '".""'""'"'• ^"" ^^"-
momenls, elle e.t en auelnu. ^ " quantitative de ses
.ncnent dcMen / „ X i:?'"''' """"'''^"^ '^ • ""
-pens des aut.s, et ce^Xt eT utr/::'';,;™' ^'"^
quantité. E ei-è'-le el hm.i» ?• • '^'' P"* "ne
-i °'^"""'"'' "««froissement quantitatif des»- ^•
moments, mais elle ne le produit n»s vJ ''°"''"" '^« ^«» d'>-ers
l'unité qualitative de ses Jomen s au-il i "' ". ""' '"'"'^ "'
elle est, aucun de ces momeT,L „eT :ai:":.!;" T ""'""' "^
l'autre, élt-e oi, l'autre n'est pas, c'est-à di e n,:- 1 "'' '"' '"
on décroître quantitativement dans l-^ devraient croître
venons de voir que d'-uhT . , "'""" ■•*??<"•'• Or nous
également. C'est" : n:;,;; e^ e'^r tv. -"^-'^ '^^^-^
'uellement l'unité de ses détermination Ele" '"uU'T "" n^"
mont que comme fou.lcment ou raison d'é. e „e s s na"
déterminée comme telle Mais elle s. Hi, P'*' *"™''«
- P-opre négation. L'indin-éren ^n me at;;' "ab" 7°'"''"^'
"é.ïation de son être immé.li», „, "e^atuile absolue, comme
qui S', est absorb::.T'::r ;:s^Ti:i;;;é:L': :rri'iv"^^
L essence c'est la négation radicale de l'immédia el T . ''
la médiation absolue. L'essence est d'abodTot^e • '
tité avec soi-même mais eell. „ °, '•'"■'' t""'" '«l'u-
négation. L'essere^ nie 'é r ' " ' " "'''' '"' ''' ''^"^ «'' '*
- t.sLMce me letre comme immédiat et mV oii« •
l-opi-e nnmédiatité. Sa nature est .le se se nder el! ''
4
..^ LA LOGIQUE DE HEGEL.
l'être sont-elles marquées tout d'abord du sceau de leur double
re Uv tl : relativité de el>aeune . son opposée, et de toutes deux a
Z unité. Aussi ne passent-elles plus Vune dans l'autre, ma.s plutôt
se rénéchissent lune sur l'autre. , • j„ i»
Subiectivement le point de vue de l'essence est celut d la
rétterion. La pensée prend d'abord l'être comme .1 se donne, c est
pour elle un objet extérieur qu'elle se propose simplement de s assi-
Lier de rendre intérieur à elle-même. Mais cet objet immédiat se
révèle contradictoire et inintelligible. La pensée se vo.tamst con-
trainte à s'élever au-dessus de lui pour le comprendre, a sortir de
l'immédiat et du donné, à chercher au delà de lui le pr.nc.pe qui
l'explique. L'être qu'elle perçoit n'est plus dés lors pour elle qu une
apparence insignifiante et vaine en elle-même, ma.s a travers
ulelle elle se Halte de découvrir la vérité ou l'essence^L essence
c'est l'être véritable, xo ô,™= J. de Platon, l'être qm échappe aux
sens et à la perception immédiate, mais se révèle à la réflexion et a
la science.
Dans les questions tour à tour abordées par la science de Ntre le
lecteur a sans peine reconnu les problèmes fondamentaux de la
philosophie grecque. Aucun penseur depuis Aristote ne les ava
Lnmis à un examen systématique. Il est cependant peu croyabk
que sur ces questions l'antiquité ait dit le dernier mot; que ving
siècles de spéculation et de recherches scientifiques n aien en aucune
mesure rendu plus claires et plus distinctes les notions élémentaires
sur lesquelles repose toute connaissance. Sans doute peu de philo-
sophes modernes seraient disposés à tenir pour des axiomes indis-
u ables les solutions qu'Aristote a données à ces P-Wemes essen-
tiels. Eux-mêmes les résolvent à leur manière, mais implicitement
et à propos d'autres problèmes. Hegel a compris qu d convenait de
s poser de nouveau en termes exprès. Cela lui a perniis de
e rouver la philosophie dans son histoire; de montrer ^ contm-
de son évolution à travers la diversité des systèmes e ^ e lab r que
son propre système, loin d'être un incident insignifiant de cette évo-
lution, en est le terme nécessaire, qu'il contient et résume tous es
autres, et qu'un autre ne pourrait le dépasser qu en 1 absorbant. Il 5
a gagné également, comme nous le verrons par la suite, de pouvoir
formuler avec rigueur et précision les questions plus spéciales
qu'agite la philosophie moderne et d'en rendre par cela même la
LA SCIENCE DE l/f.TUi:. "A
solution possible. Si sous les noms divers de criticisme, de positi-
visme, d'évolutionisme, d'agnosticisme, le doute sceptique, quoi-
que impatiemment supporté, envahit de plus en plus les esprits, la
faute en est uniquement à notre faiblesse spéculative, à notre impuis-
sance à penser systématiquement. Chacun demande à la philosophie
la confirmation de ses croyances vagues et de ses aspirations mal
définies, la démonstration de ses préjugés moraux, religieux ou
irréligieux, et se désespère de ne l'y pas trouver. C'est là singuliè-
rement méconnaître la nature de cette science. La philosophie n'est
pas une révélation : elle ne nous découvre rien d'un autre monde.
Même de celui-ci elle ne nous apprendra: rien qui soit radicalement
nouveau. Elle n'est que l'effort de la raison pour comprendre l'expé-
rience et se comprendre elle-même. Fille est l'accord et l'harmonie
de nos connaissances et ne saurait être rien de plus. La raison n'est
pas un oracle chargé de répondre à toutes les questions qu'il nous
plaira de lui adresser : profondes ou frivoles, sensées ou insensées.
Elle ne résoud et n'est tenue de résoudre que celles qu'elle se pose
elle-même et celles-là seules ont droit de cité dans la science philo-
sophique.
III
LA SCIENCE DE L'ESSENCE
L'essence est la négation de l'être immédiat; elle est, par suite,
médiation absolue ou, ce qui revient au même, négativité absolue. En
un sens, l'être est lui-même négatif ou exclusif; exclusif de la média-
tion ou du retour sur soi. C'est pour cela que son unité nous a paru
définitivement incompatible avec la multiplicité de ses détermina-
tions. Celles-ci demeurent en effet extérieures les unes aux autres et
toutes ensemble restent extérieures au substrat qu'elles déterminent.
Leur unité n'est au fond que l'unité du sujet qui les pense; elle est
en nous, elle n'est pas dans l'être. L'être pur est donc, à proprement
parler, extérieur à lui-même. En niant son immédiatité, en passant
dans son contraire, l'essence, l'être ne fait par suite que rentrer en
lui-même, que se donner une intériorité [sich erinnern). Dans sou
rapport à l'essence, l'immédiatité de l'être apparaît comme un
passé, aboli et conservé tout à la fois; mais c'est un passé intem-
porel. L'essence n'est donc au fond que le retour de l'immédiat
sur lui-même ou sa réflexion sur soi, et c'est ainsi qu'elle en est la
négation. Dans son retour sur soi l'immédiat en effet cesse d'être
tel; il se nie lui-même comme immédiat.
Si, dans sa totalité, la sphère de l'être constitue la première affir-
mation, le moment immédiat de l'idée, la sphère entière de l'essence
en représentera le moment négatif; l'une sera la thèse et l'autre
l'antithèse, leur unité et leur vérité : la négation de la négation
devra être cherchée dans une troisième sphère où s'absorberont à la
fois l'être et l'essence : la sphère de la notion [Begriff).
La science de l'essence, comme celle de l'être, comprend trois
parties. L'essence, après avoir supprimé l'être, se développe d'abord
I
i,A SCIENCE DE l'essenck. y,:\
en elle-int'ine indépendamment de son contraire qui s'y est absorbé.
Mais, de même que, dans la sphère de l'être, la quantité a ramené
la qualité d'où elle était sortie; de même l'essence doit ramener
l'être. Dans la sphère du phénomène les deux contraires se retrou-
vent en présence et se niellent en rapport Tun avec l'autre. Toute-
fois ils ne se pénètrent encore que d'une manière incomplète; leur
parfaite fusion, leur unité définitive qui est la notion ne se réali-
sera qu'à travers une dernière sphère : celle de l'actualité ( Wir-
klichkeit).
ESSENCE
L'essence est la négativité absolue. Son être, son rapport immé-
diat avec soi, n'est que le retour de la négation sur elle-même.
N'ayant rien hors d'elle-même qu'elle puisse nier, la négation se nie
elle-même, puis nie cette première négation et cela à l'infini. Plus
exactement, la négation absolue n'est telle que dans un retour
sur soi-même qui n'admet à proprement parler ni commencement
ni fin. Cette infinie négation ne soi est en même temps identité
avec soi : la négation n'élanl elle-même que parce qu'elle nie.
Il suit de là qu'en se niant elle-même l'essence ne sort pas d'elle-
même, ne passe pas dans un cimlraire. Elle ne fait que rentrer
en elle-même, (|ue manifester son idcnlilé avec elle-même. Aussi
est-elle soustraite au devenir. Son mouvement est tout intérieur;
il n'est pas un passage hors de soi dans un au-delà {Ueùergeliot),
mais plutôt un retour sur soi, une réflexion. L'essence n'existe
d'ailleurs que dans et par ce mouvement; essence et réflexion sont
deux noms difl"érents d'une môme délern)inalion de l'idée.
L'essence comme négation immédiate de l'être semble, elle aussi,
tout d'abord avoir une existence immédiate {Dase;/n). Ainsi conçue,
elle est un quelque chose, c'est-à-dire l'essentiel {das Wrsevlliche)
dans son opposition à l'inessentiel (das Univesenllichc). Mais, dans
l'état d'indétermination où l'essence demeure encore, toute distinc-
tion de l'essentiel et de l'inessentiel ne saurait être qu'arbitraire et
subjective. D'ailleurs l'essence n'est pas seulement Vautre de l'être;
en tant que négativité absolue, elle est aussi bien Vautre d'elle-
même. Elle nie à la fois l'immédiatité de l'être et sa propre inimé-
diatité. Elle est ce qui n'a pas d'existence immédiate; et l'existence
immédiate, de son côté, n'est pas seulement l'inessentiel [dus Unive-
54 LA LOGIQUE DE HEGEL.
sentliche), mais ce qui n'a pas d'essence {das Wesenlosi'). En un mot,
du point de vue de l'essence, l'être n'est plus l'être, mais seulement
l'apparence (Schein). L'apparence c'est le rien déterminé et subsis-
tant, c'est l'être explicitement nié, l'être qui n'est plus en soi ni
pour soi, mais en et pour autre chose; et cette autre chose s'est ici
produite comme essence.
Le point de vue que nous avons ici est celui du scepticisme antique
et de l'idéalisme subjectif. Ces doctrines rabaissent l'être immédiat
du sens commun au rang de pure apparence. Mais précisément parce
qu'elles s'en tiennent là, leur négation de l'être demeure une décla-
ration toute platonique. Entre l'apparence et le sujet auquel elle
apparaît, elles n'établissent aucune médiation ou, ce ([ui revient au
même, relèguent cette médiation dans l'inconnaissable.
Par suite l'apparence qui, dans son inanité, contient toute la
richesse des déterminations de l'être, subsiste en face du sujet comme
un terme indépendant et irréductible. Elle tient en fait la place pri-
mitivement occupée par l'être et la remplit tout entière; elle est
l'être lui-même sous cette réserve qu'elle n'est pas. Mais cette
réserve, faite une fois pour toutes, reste par cela même sans consé-
quence et c'est en paroles seulement qu'on a dépassé le point de vue
du sens commun.
L'apparence ainsi conçue s'oppose encore à l'essence comme un
résidu de l'être. Ce résidu, si atténué qu'on l'imagine, s'affirme vis â-
vis de l'essence comme un autre indépendant ou tout au moins per-
siste dans l'essence elle-même comme une détermination qu'elle ne
s'est pas donnée (le choc infini de Fichte). C'est là une illusion qu'il
importe de dissiper. 11 ne s'agit plus de prouver qu'en dehors de
l'essence il ne saurait rien subsister de l'être; la démonstration est
déjà faite. Il faut montrer seulement que les déterminations par
lesquelles l'apparence semble se distinguer de l'essence appartien-
nent à l'essence elle-même. Or l'essence, comme réflexion absolue
de la négation sur elle-même, doit ramener le moment de Timmé-
diatité. En se niant elle-même, elle affirme l'être et, par suite, toutes
les déterminations de l'être. Cependant l'être ainsi affirmé n'est plus
ce qu'il est dans sa sphère propre; il n'est plus l'immédiat pur et
simple, mais l'immédiat qui sort de la médiation ou l'immédiat
médiatisé. Il n'est plus l'être en soi et pour soi, mais l'être comme
moment; comme moment de l'essence ou de la négativité infinie. Il
LA SCIENCE DE L ESSENCE. r,",
est l'immédiatité de la négation, la subsistance du rien, en un mot
il est l'apparence. L'apparence n'est donc pas l'apparence de l'être
dans l'essence, mais plutiH l'apparence absolue ou l'apparence de
l'essence en elle-même.
L'apparence c'est la réflexion, mais la réflexion encore implicite:
la réflexion dont les dilTérents moments sont comme concentrés
dans leur unité immédiate ou, si l'on veut, la réflexion irréfléchie. Cet
état immédiat de la réflexion est contradictoire à sa notion. Elle
doit s'en dégager et devenir réflexion explicite. Ses divers moments
doivent se distinguer les uns des autres, se donner une indépendance
relative et rentrer dans leur unité: mais dans une unité réfléchie et
médiate.
La réflexion absolue, en tant que retour infini de la négation sur
elle-même est à la fois négation de la négation et identité de la néga-
tion avec soi. Sous le premier rapport la négation passe dans son
contraire, mais sous le second elle ne sort pas d'elle-même. Il y a
donc à la fois : passage et suppression du passage; devenir et néga-
tion du devenir. Le devenir qui, dans la sphère de l'être, affectait
la forme d'un mouvement rectiligne, s'infléchit pour ainsi dire en
cercle et revient indéfiniment sur lui-même. C'est ainsi qu'il est
réflexion. Dans sa réflexion sur soi la négation est elle-même en se
niant et parce qu'elle se nie, elle est et n'est pas elle-même: elle se
donne une immédiatité et un être, mais une immédiatité médiate et
un être explicitement déterminé comme néant. C est la V être posé {das
Geselztseyn) et la réflexion en tant qu'elle le produit est position
[Setzende Réflexion). Poser n'est-ce pas en efl"et affirmer et nier tout
à la fois, conférer à ce qu'on pose un être qui n'est pas l'être.
En tant que position, la réflexion n'a encore qu'une existence
immédiate. Elle n'existe en efl'et que dans le posé. Elle n'est que la
négativité dont il est afl'ecté. Elle n'a pas de contenu propre; elle est
comme si elle n'était pas, en un mot elle se supprime elle-même.
Elle n'acquiert de contenu propre et par suite de réalité qu'en tant
qu'elle nie sa propre négativité ou qu'elle restitue au posé une sub-
sistance indépendante. Elle devient alors elle-même présupposition
[Voreaitsaelzende Réflexion). La présupposition c'est la position qui
se nie comme telle. Le présupposé est quelque chose que la réflexion
ne crée pas, mais qui lui est donn»', (lu'elle trouve devant elle et sur
56 LA LOGIQUE DE HEGEL.
quoi elle s'exerce. Dans ce présupposé elle peut poser quelque
détermination qui lui soit propre et devenir position réelle ou déter-
minée. Ainsi toute position est au fond en même temps présuppo-
sition.
Inversement toute présupposition est position. Le présupposé
n'est tel que comme point de départ de la réflexion: qu'en tant
qu'elle s'y applique et y pose quelque détermination. Son immédia-
tité est toute relative et relative à la réflexion. Elle-même la lui con-
fère en le déterminant. Ce n'est qu'un aspect de l'acte par lequel
elle le détermine. Position et présupposition ne sont que deux
moments abstraits d'une seule et même réflexion. Celle-ci n'est
réflexion achevée, réflexion en soi et pour soi que comme unité de
l'une et de l'autre.
En tant que simple présupposition, la réflexion se sépare du pré-
supposé. Elle se l'oppose comme son autre et, par suite, se donne à
elle-même une existence indépendante. Elle devient ainsi réflexion
extérieure (aussere Reflexion). La réflexion extérieure a devant soi
une donnée, une existence immédiate qu'elle détermine. Cette exis-
tence immédiate apparaît comme la condition de son exercice; con-
dition qui lui est imposée du dehors, qu'elle n'a pas posée elle-
même. D'ailleurs la détermination que la réflexion confère à cet être
immédiat demeure, elle aussi, extérieure au déterminé. Il n'en est
pas intérieurement afl"ecté et reste après ce qu'il était avant. La
réflexion la pose en lui, mais elle ne l'y pose que pour elle-même.
C'est pour le déterminé une dénomination intrinsèque. « Cette
réflexion extérieure est le syllogisme dont les deux extrêmes sont
Vimmédiat et la réflexion sur soi; le moyen est leur relation, l'immé-
diat déterminé: mais de telle sorte que l'une de ses parties, l'immé-
diatité, appartienne seulement à l'un des extrêmes, et l'autre partie,
la détermination ou la négation, seulement à l'autre extrême. »
C'est sous cet aspect particulier de la réflexion extérieure que le
sens commun se plaît à considérer la réflexion en général. Elle n'est
pour lui que l'activité d'un sujet pensant qui s'exerce, sans le modi-
fier intérieurement, sur un objet donné. Cette réflexion sans doute
détermine l'objet, mais les déterminations qu'elle lui donne n'exis-
tent que pour le sujet, n'ont hors de lui aucune réalité. Or l'exté-
riorité n'est qu'un moment abstrait de la réflexion. Loin que celle-ci
se réduise à une manière toute subjective de considérer les choses
LA SCIENCE DE L ESSENCE. .".7
réelles, elle en est, au premier chef, une détermination interne. C'est
elle qui constitue leur essence; c'est parce qu'elles la contiennent
(ju'elles sont réelles, qu'elles diflerent de l'être pur, c'est-à-dire de la
pure apparence. D'ailleurs il ne faut pas oublier que nous sommes
ici dans la sphère de l'essence et de la réflexion abstraites. Nous
ignorons encore ce que peuvent être une chose, un objet ou un sujet.
Ces déterminations de l'idée ne se produiront que plus tard. Ce que
nous avons ici c'est seulement la réflexion extérieure comme telle,
la réflexion qui s'est déterminée comme distincte de sa présupposi-
tion et s'est mise en relation avec elle comme avec son autre.
Mais, ainsi que nous l'avons établi tout à l'heure, la position et la
présupposition ne sont que deux moments d'une seule el même
réflexion. L'une et l'autre sont inséparables. La réflexion pose dans
le présupposé, c'est-à-dire le détermine, mais celui-ci n'existe comme
tel que pour la réflexion et dans la mesure où elle le détermine.
La réflexion se révèle ainsi comme réflexion déterminante [Bes-
timmende Reflexion). La réflexion déterminante présuppose l'immé-
diat, mais cet immédiat n'est tel que dans sa détermination même.
11 est immédiat, en tant que réfléchi; il est l'immédiatité que la
réflexion se donne à elle-même. D'ailleurs en absorbant l'immédiat la
réflexion s'absorbe en lui. Elle lui devient intérieure et immanente
et n'est plus désormais que sa réflexion propre.
La réflexion déterminante pose l'être, mais l'être en tant (jue
réfléchi, en tant qu'immédiatité de la réflexion elle-même, or cet être
est l'essence.
L'immédiatité de l'essence n'est plus exclusive de la médiation.
Elle la contient comme supprimée. Elle ne l'a plus devant elle, mais
c'est parce qu'elle l'a en elle. Si les déterminations de la réflexion
{lie flexions- Bestimmungen) ou, comme Hegel les appelle également,
les essentialités (Wesenheiten), sont affranchies de la négation, c'est
qu'elles se la sont incorporée. Elles subsistent hors du devenir dans
une inaltérable égalité avec soi; mais c'est parce qu'elles envelop-
pent leur contraire et que, dans leur rapport avec lui, elles ont à
la fois l'un des termes avec le rapport entier.
L'essence, dans son rapport immédiat avec elle-même, est l'iden-
tité. L'identité, c'est l'è/rc, mais l'Vr^ réfléchi ou l'f.'/n,' de la réflexion.
Si l'être pur est l'affirmation pure, l'identité est l'affirmation comme
réaflirmation, le retour de raffirmation sur elle-même à travers la
négation. L'identité contient donc son contraire comme supprimé.
J)8 LA LOGIQUE DE HEGEL.
Ce contraire c'est la négation, le non-être^ mais le non-être essentiel
ou réfléchi,' c'est-à-dire la différence. L'identité a donc pour moments
elle-même et la différence. Elle est le rapport de ces deux termes
concentré dans son moment affirmatif.
La différence dans l'identité est une différence par laquelle rien
n'est différencié; par suite une différence qui se nie elle-même, ou
qui diffère d'elle-même, c'est-à-dire précisément la différence absolue.
<^r cette différence absolue, dans son rapport négatif avec elle-même,
reste ce qu'elle est, c'est-à-dire la négation essentielle. Elle y est par
suite identique à elle-même, c'est-à-dire aussi bien la différence
affirmée que la différence supprimée. En tant qu'affirmation de soi
la différence devient elle-même le rapport entier et l'identité descend
au rang de moment subordonné et supprimé.
D'autre part, en tant que l'identité et la différence sont l'une et
l'autre au même titre affirmation de soi et négation de son contraire,
chacune d'elles cesse d'être absolument elle-même. L'identité est
aussi bien différence et la différence identité. Chacune en effet est
identique à elle-même et diffère de l'autre. En d'autres termes, l'iden-
tité et la différence ne sont plus que relatives et les deux termes du
rapport cessent d'être à proprement parler deux contraires. Ils sont
désormais simplement distincts ( Verschleden) et parfaitement indiffé-
rents l'un à l'autre.
Les termes distincts ont cessé de se réfléchir l'un sur l'autre. Ils
ne sont plus en rapport que pour un troisième terme auquel ils
demeurent étrangers. Ce troisième terme c'est leur réflexion qui
s'est en quelque sorte retirée d'eux. Cette réflexion devenue exté-
rieure aux termes dont elle est la réflexion est la comparaison. C'est
dans la comparaison seule que les termes distincts sont encore iden-
tiques et différents, c'est-à-dire que leur rapport subsiste.
L'identité et la différence sont ici proprement l'identité et la diffé-
rence spécifique des scholastiques. Hegel les désigne par les termes
de gleichheit et ungleic/theit qui n'ont pas d'équivalents français dans
le sens précis oi^i il les entend. Les termes d'égalité et d'inégalité ont
une signification trop strictement quantitative; ceux de ressem-
blance et de dissemblance désignent non les concepts abstraits que
nous avons ici, mais plutôt leurs déterminations concrètes.
L'identité et la différence comme moments de la réflexion exté-
rieure sont extérieures à elles-mêmes et respectivement extérieures
LA SCIENCE DE L ESSENCE. .-)9
lune à l'aulre. L'identité n'est pas l'identité d'ellc-inéiiie, mais celle
des termes distincts; et de même la diirérence. D'autre part, quoi(|ije
coexistant dans ces termes, l'identité et la différence demeurent
indifférentes l'une à l'autre. Les termes sont à la fois identiques et
différents, mais non du même point de vue : identiques en ceci, ils
sont différents en cela. L'identité et la différence que pose la compa-
raison s'ajoutent ainsi simplement à la distinction des termes du
rapport, et loin de la constituer la présupposent. La réflexion exté-
rieure au lieu d'expliquer la distinction s'explique par elle. Elle
n'est donc qu'une apparence, et ce qui apparaît en elle c'est la
réflexion immanente des termes distincts.
Dans leur réflexion immanente les termes distincts sont encore à la
fois identiques et différents; mais leur identité et leur différence ont
cessé d'être extérieures l'une à l'autre. Elles se sont compénétrées
et c'est ainsi qu'elles ont pénétré les termes eux-mêmes. Ceux-ci
sont identiques et différents précisément du même point de vue. Ils
sont leur identité dans leur différence et leur différence dans leur
identité. Ils ne sont plus simplement distincts et indifférents l'un à
l'autre; ils sont opposés {entfjerjcnsetzt) et leur rapport est l'opposi-
tion ((7«?^ensafz). Toute distinction enveloppe une opposition. L'oppo-
sition est la vérité de la distinction et la réflexion immanente la
vérité de la réflexion extérieure.
Immédiatement les termes de l'opposition sont deux termes sim-
plement distincts en qui l'opposition est posée, par exemple le chaud
et le froid (en tant que sensations). Chacun peut être conçu sans son
contraire, encore qu'en s'affirmant il nie implicitement son con-
traire. Chacun peut être pris comme positif, et l'autre par suite
devient négatif. Mais ils ne sont encore mis en rapport que par la
comparaison ou la réflexion extérieure. Or si la vérité de la distinc-
tion est l'opposition, si la première n'existe et n'est intelligible que
par la seconde, le rapport du positif et du négatif ne doit pas rester
extérieur et indifférent à ses termes. Ils doivent être opposés en soi,
chacun doit contenir l'autre et son rapport négatif avec l'autre : tels
le haut et le bas, la droite et la gauche. Ici chacun des termes con-
tient le rapport entier; néanmoins s'ils ont cessé d'être indifférents
au rapport, ils le sont encore à leur détermination comme termes
de celui-ci et la posilivité peut être encore indifféremment attri-
buée à l'un ou à l'autre.
60 LA LOGIQUE DE HEGEL.
Pour que la réflexion leur devienne réellement immanente, il faut
que celte dernière extériorité disparaisse; que chaque terme soit,
pris en soi, positif ou négatif. Tels l'actif et le passif d'un commer-
çant, la justice et l'injustice, le bien et le mal, la vérité et l'erreur.
Chacun des termes contient l'autre en même temps qu'il l'exclut et
par cela même qu'il l'exclut, et chacun a en lui-même indépendam-
ment de l'autre sa complète détermination. Chacun en étant simple-
ment lui-même est, par ce seul fait, terme du rapport et a sa place
déterminée dans le rapport. Celui-ci s'est en quelque sorte donné
dans chacun de ses termes une substance, une existence en soi et
pour soi. Le positif et le négatif sont les déterminations de la
réflexion (l'identité et la difl'érence), mais pleinement développées et
parvenues à la subsistance indépendante [Selèststândigkeit).
Les déterminations de la réflexion ont été formulées en proposi-
tions appelées axiomes logiques. Au fond, toutes les catégories de
l'idée logique pourraient donner lieu à des propositions semblables.
On dit : Toute chose est identique à elle-même ; on pourrait dire aussi
bien : Toute chose est, a une qualité, une quantité, etc. D'une manière
générale chaque catégorie est applicable à toute chose et les axiomes
logiques n'expriment que la possibilité d'appliquer les catégories de
la réflexion. En ce sens, ils sont vrais, mais ils deviennent faux et
contradictoires quand on les entend d'une manière exclusive. Le
principe d'identité Â est A est juste sans doute, mais son contenu est
contradictoire avec sa forme. Il est une proposition, c'est-à-dire une
affirmation, et par cette affirmation rien en réalité n'est affirmé.
Dans la proposition A est A le premier A est sujet et le second
attribut. Or le sujet en général difl"ère de l'attribut en général.
Comme proposition, le principe d'identité a deux termes, comme
affirmation de l'identité il n'en a qu'un seul.
Le principe de contradiction A n'est pas non A n'est que le prin-
cipe d'identité énoncé sous forme négative. D'autre part, on peut de
toute chose en général affirmer la difl'érence aussi bien que l'identité ;
on a alors ce principe : Toutes choses sont différentes. Ce principe con-
tredit le principe d'identité, car en tant qu'engagé dans le rapport de
différence un terme n'est plus précisément ce qu'il est dans son identité
abstraite avec soi. Leibniz a entendu le principe de difl'érence comme
affirmation non de la différence pure, mais d'une différence déterminée
et déterminée comme qualité principe des indiscernables. Mais, prise
en ce sens, la proposition ne comporte aucune justification logique.
I.A SCIENCE DE L ESSENCE. 01
Le principe du milieu exclu, A est B ou non B nie rindifTérence
d'un terme «{uelconque à l'égard de l'opposition. Pris en un sens
absolu, il se contredit immédiatement lui-même. Kn effet, le sujet
de proposition disjonctive, en tant qu'il n'est encore déterminé ni
comme positif ni comme négatif, est lui-même ce troisième terme
(jue la proposition exclut.
« Chacun (des termes de l'opposition) a sa subsistance par soi (Sel-
fjslstàndigkeit) par cela qu'il a en lui son rapport à son autre
moment; il est ainsi l'opposition entière enfermée en soi. Kn tant
qu'il est ce tout, chacun est médiatisé avec soi par son autre et le
contient. Mais il est d'autre part médiatisé avec soi par le non-étre de
son autre : c'est ainsi qu'il est unité existant pour soi et e.\clut de
soi son autre.
En tant que la détermination de la réflexion subsistant par soi
(SelOsistàndige Réflexions Bestinimung), sous le même rapport où
elle contient Vautn' et par cela subsiste par soi, exclut cette autre \
elle exclut de soi, dans sa subsistance par soi, sa propre subsistance
par soi. Celle-ci consiste en effet à contenir en soi la détermination
opposée et par cela à n'être plus une relation à quelque chose d'exté-
rieur, mais à être aussi bien immédiatement soi-même et à exclure
de soi la détermination négative. Ainsi elle est la contradiction.
La différence en général est déjà en so/ la contradiction. Elle est en
effet l'unité de termes qui n'existent qu'en tant qu'ils ne sont pas un
et la séparation de termes qui ne sont séparés (jue dans une seule et
même relation. Mais le positif et le négatif sont la contradiction
posée parce qu'en tant qu'unités négatives, ils se posent eux-mêmes
et que chacun par là est la suppression de lui-même et la position
de son contraire.
Pour comprendre ceci il faut se rappeler cpie nous avons ici le
positif |)ur et le négatif pur; non un positif et un négatif déter-
minés. 11 est clair alors que chacun de ces termes est contradictoire
en soi. Le positif doit être positif en soi, c'est-à-dire en dehors de son
rapport avec le négatif (sans cela il serait indifférent à sa positivitéi ;
mais, en tant que pur positif, il n"est que la négation du négatif. La
contradiction est évidente. Celte contradiction est celle de la
rétlexion. La réflexion est pure médiation; ses déterminations sont
des relations pures, sans substrat, sans termes. Ce qui vient d'être
démontré, c'est que de semblal)les relations sont inintelligibles. La
réflexion constate sa propre inanilé et se supprimi^ elle-même. La
t;2 LA LOGIQUE DE HEGEL.
science de l'être a démontré que la vérité n'est point dans l'immédiat,
la dialectique de l'essence prouve qu'elle n'est pas davantage dans la
pure médiation. Elle ne saurait donc plus être cherchée que dans
leur unité. L'immédiat que la réflexion avait nié est ramené par elle.
Elle le ramène en tant qu'elle se supprime elle-même. Elle l'implique
comme condition de ses propres déterminations. En tant que ramené
par la réflexion, il est posé ou médiatisé, il est lui-même un moment
de réflexion; mais il est posé comme non posé. Il constitue ainsi la
dernière détermination de la réflexion ; celle de la réflexion sup-
primée. Cet immédiat n'est pas relation, mais il n'est pas non plus
indifl"érent à la relation. Il est ce par quoi la relation existe; ce par
quoi les termes de celle-ci sont à la fois rapprochés et opposés. C'est
le fondement ou la raison d'être [Grund).
Toute détermination de l'essence et par suite toute détermination
en général a son fondement ou sa raison d'être. L'essence est en soi
déjà la raison d'être. Ce qui nous a fait passer de l'être à l'essence
c'est l'impossibilité constatée de trouver dans l'être pur la raison de
ses déterminations. Mais si l'essence est raison d'être, elle ne l'est
d'abord qu'en soi ou implicitement. Elle ne se produit immédiate-
ment que comme Vautre de l'être ou comme médiation pure.
C'est seulement au terme de son procès dialectique qu'elle manifeste
ce qu'elle est en soi. « La médiation pure est pure relation sans
termes dont elle soit la relation [reine Beziohung ohne Bezogene) ».
En un mot les déterminations de l'essence sont les formes vides de la
médiation, une médiation par laquelle rien n'est médiatisé. « Le
fondement est la médiation réelle parce qu'il contient la réflexion
comme supprimée. Il est l'essence qui, à travers son non-être, retourne
en soi et se pose. Dans ce moment de la réflexion supprimée, le posé
reçoit la détermination de l'immédiatité; il est déterminé comme
identique avec soi en dehors de la relation et de sa propre appa-
rence. Cet immédiat, c'est l'être rétabli par l'essence, le néant de la
réflexion par lequel l'essence se médiatise. »
PASSAGE AU PHÉNOMÈNE
La vérité n'est ni l'être ni l'essence, mais l'unité de l'être et de
l'essence. Cette unité est le fondement ou raison d'être. Mais dans
cette catégorie, l'unité n'est encore qu'immédiate et indéterminée. La
LA SCIENCK DE l'kSSENCE. fi;{
raison d'être (jui s'est produite tout à l'iKuire n'est (juc la raison d'ètr(;
abstraite, la raison d'être en général. Les deux sphères de l'être et
de l'essence ont en elle un premier point de contact; leur entirTf
pénétration ne s'est pas encore accomplie.
Le fondement n'existe comme tel que dans son rapport avec ce
qu'il fonde (flruudhezichimg). Le fondé comme tel est un immédiat
dont on part. C'est lui qui pose le fondement, mais de telle sorte
que cette position se réduise à une pure apparence et que lui-même
au contraire soit posé par le fondement. Les deux termes contien-
nent l'essence comme réflexion sur soi à travers son contraire, mais
dans le fondement l'essence se pose comme non posée et la réflexion
se supprime elle-même. L'essence est donc à la fois dans les deux
termes; elle constitue leur unité positive; le fait que chacun se con-
tinue dans l'autre. Elle est ainsi le support passif de la relation
[Grundlage); mais, considérée sous cet aspect, elle n'est pas le fon-
dement [Grundj. Toutefois elle est dans le fondement et elle y a une
subsistance immédiate indépendante du rapport; logiquement anté-
rieure à celui-ci.
Ici pour la première fois l'essence apparaît comme substrat de la
médiation. Dès lors la médiation en général prend une signification
nouvelle. L'essence cesse de se confondre avec le mouvement même
de la réflexion; elle est en quelque sorte l'élément où il se produit et
qui le rend possible. Les déterminations de la réflexion cessent de
flotter pour ainsi dire dans le vide et trouvent dans l'essence un sup-
port.
En tant que distinctes de leur substrat elles constituent la forme,
et le substrat dans son opposition avec la forme n'est plus à propre-
ment parler l'essence, mais seulement la matière [du; Matn^lc). La
matière c'est l'essence qui s'est déterminée comme indéterminée,
comme indifférente à la détermination. Les deux moments de Tes-
sencc : la négativité et l'identité avec soi, se sont séparés l'un de
l'autre : l'un est devenu la forme, l'autre la matière. La détermina-
tion comme forme est indiflerente à ce qu'elle détermine, la subsis-
tance, comme matière, est in(lifl"érente à la détermination dont elle
est la subsistance. Dans leur indépendance réciproque chacun des
deux termes s'étend au delà de l'autre et pour ainsi dire le déborde :
la matière peut recevoir plusieurs formes et la forme s'appliquer à
diverses matières.
Il est vrai que, dans leur isolement, la matière et la formt; ne
64 LA LOGIQUE DE HEGEL.
sont que des abstractions. Chacune d'elles présuppose l'autre et ne se
réalise que dans l'autre. Chacune, prise en soi, se contredit elle-
même. La forme est nécessairement la forme d'une matière. De
même la matière ne saurait être que la matière d'une forme. Leur
vérité n'est donc que dans leur unité : la matière formée et la forme
matérialisée, c'est-à-dire le contenu [Inhalt). Le contenu c'est la
matière, mais la matière pénétrée et façonnée par la forme.
Le contenu c'est l'essence revenue à son unité à travers le moment
de la scission. Toutefois, l'unité de la matière et de la forme n'est
plus ce qu'elle était dans l'essence indéterminée. Celle-ci était l'unité
positive ou immédiate des deux termes. Ils n'avaient pas encore été
distingués et leur unité ne pouvait apparaître comme détermination
ou limitation réciproque. L'unité que nous avons ici est au contraire
une unité négative ou médiate. En rentrant dans cette unité les deux
termes se déterminent réciproquement. L'indifférence qui s'est pro-
duite tout à l'heure persiste en un certain sens dans le résultat qui
la supprime. Ce résultat contient la matière et la forme, mais niées
et limitées l'une par l'autre. Ce n'est plus l'unité de la matière en
général et de la forme en général, mais bien leur unité concrète, celle
d'une certaine matière et d'une certaine forme. L'essence comme
contenu, c'est l'essence déterminée.
Le contenu est l'unité de la matière et de la forme, mais dans la
détermination de matière. Il est en soi plutôt matière que forme. Il
est ce qu'était tout à l'heure l'essence comme unité positive des deux
termes de l'opposition. Il est seulement l'essence déterminée, une
certaine essence. Il s'oppose par suite de nouveau à la forme et les
moments de celle-ci sont ici la forme elle-même et la matière. Dans
le contenu, la matière et la forme se sont identifiées en ce sens
qu'elles s'impliquent réciproquement, que chacune est déterminée
par l'autre, que la matière ne peut avoir que cette forme, et la forme
que cette matière. Néanmoins, il est toujours possible de les distin-
guer par abstraction l'une de l'autre et c'est ce qui différencie le
contenu comme tel ou comme essence déterminée de l'être immé-
diat. Cette abstraction est une réflexion et, semble-t-il, une réflexion
extérieure au contenu. Cependant cette extériorité n'est qu'appa-
rente. La forme qui s'oppose au contenu n'est que sa réflexion imma
nente; c'est elle qui le constitue comme essence. 11 s'est produit
d'ailleurs comme unité négative des déterminations de la forme qui
s'oppose ici à lui (forme et matière). Par rapport à ces détermina-
LA SCIENCE DE L ESSENCE- 6d
lions, il est donc fondement; puisque le fondement en général est
l'unité négative des déterminations de l'opposition. Le contenu est
fondement ou, ce qui revient au même, le fondement est un contenu,
une essence déterminée. Le fondement qui se produit ici est le fon-
dement déterminé {der heatinirnte (Jrund).
Le fondement détermini' est d'abord fondement formel. Si dans la
reliilion du fondement au fondé telle qu'elle s'est produite plus haut
à l'essence indéterminée qui consliluuit l'unité positive des deux
termes, nous substituons l'essence déterminée ou le contenu, il vient
ceci : un même contenu est posé deux fois, une fois comme Umdé et
l'autre comme fondement; d'abord comme fait immédiat qu'il s'agit
d'expliquer, puis comme explication de ce fait. Par exemple, la terre
attire les corps parce qu'elle est douée d'attraction. Il est clair que
l'attraction n'est que le fait à expliquer présenté comme explication,
l'immédiat revêtu d'une forme rétléchie. Une semblable raison est
sulfisante en ce sens que, le principe accordé, la conséquence est
nécessaire. Mais elle est illusoire en ce sens que le principe ne
difl'ère pas de la conséquence et que la régression de celle-ci à celui-
là est purement verbale. La seule vérité que contienne cette expli-
cation se réduit à ceci : que l'immédiat ne vaut pas par lui-même,
qu'il doit être posé par la réflexion ou expliqué; mais elle-même ne
l'explique pas.
Pour que le fondement soit rée\ {t^eeller GrunH) ou que l'explication
explique quelque chose, il faut que la forme pénétre le contenu; que
celui-ci ne soit plus absolument le même dans ses deux détermina-
tions, comme fondement et comme fondé. La raison pour laquelle la
pierre tombe est sa pesanteur. Ici nous avons une raison réelle. La
pierre ne tombe pas précisément en tant que pierre, mais en tant que
posante. Le fait immédiat contient le fondement, mais il contient
plus que lui. Le fondement n'est plus qu'une partie du fondé. L'ex-
plication consiste à isoler cette partie, à dégager ainsi l'universel du
particulier. Précisément pour cela le rapport, pris en soi, devient
insuffisant, demeure indéterminé. On ne voit pas immédiatement
quelle détermination du fonilé constitue le fondement. Le rapport lui-
même {(rrundOeziehung) doit être posé. Il requiert une raison d'être
qu'il ne contient pas.
Le fondement complet ou suffisant (der Yollstàndige Grtind) est
l'unité du fondement formel et du fondement réel. Comme le premier
il est su ffisant par soi. Comme le second il explique réellement le fait
66 LA LOGIQUE DE HEGEL.
immédiat. J'ai observé que divers corps pesants tombaient, un nouveau
corps qui n'a de commun avec les précédents que la pesanteur tombe
également. Sa pesanteur est la raison et la raison suffisante de sa
chute. Ici le même fait, la liaison de la pesanteur (sensation d'effort)
et de la chute, est présenté deux fois : comme fait immédiat (dans le
fondement) et comme réflexion d'un terme sur l'autre (dans le
fondé). Mais cette fois la différence n'est plus purement arbitraire
ou verbale. Dans le premier cas la liaison est en effet immédiate-
ment donnée. Dans le second cette liaison déjà reconnue permet de
concevoir la chute comme amenée ou posée par la pesanteur.
La liaison de la pesanteur et de la chute est prise en soi, ce qui
fait que la chute a pour raison la pesanteur ; elle n'est pas elle-même
la raison, mais ce par quoi celle-ci est raison. En elle-même c'est
une donnée immédiate indifférente au rapport qu'elle sert à établir.
C'est là ce qu'on peut appeler la condlilon [Bedingung) et le fonde-
ment complet est le fondement conditionné.
Ainsi le fondement présuppose la condition. En elle il se réfléchit
sur lui-même et c'est elle qui constitue son être en soi, son être
comme terme du rapport, en dehors du rapport. Cependant, elle-
même semble d'abord indifférente à cette médiation. Elle est con-
dition ; mais c'est là pour elle une dénomination extrinsèque. Le
rapport qui s'appuie sur elle ne l'affecte point. Peu lui importe d'être
ou non condition; cette détermination n'ajoute rien à son être. Elle-
même, d'autre part, est sans raison d'être et sans condition; elle est
l'inconditionné. Toutefois elle n'est encore telle que par rapport à la
médiation qu'elle conditionne et à laquelle elle demeure indiffé-
rente. C'est l'inconditionné relatif {das relat'w Unbedingie).
Cette indifférence de la condition n'est toutefois qu'une pure appa-
rence. Dans son extériorité à la médiation, elle est l'immédiat
comme tel, l'être dans son opposition primitive à l'essence. Or l'être
s'est supprimé lui-même. Il est passé dans l'essence. Il ne peut plus
subsister comme être pur, mais seulement comme unité de lui-même
et de l'essence; comme existence de l'essence ou de la médiation.
Loin donc que la médiation où elle entre soit pour la condition une
détermination indifférente, elle est au contraire son essence même.
L'être n'existe que pour être condition, que comme moment de la
médiation, c'est-à-dire ici de la raison d'être. La condition est Vêtre
en soi de celle-ci et a en elle son être pour soi. C'est une seule et
même réflexion qui, implicite ou latente dans la condition comme
LA SCIENCE DE L ESSENCE. 67
telle, se produit au dehors dans la raison d'être. L'unité de la con-
dition et de la raison d'être, c'est l'unité absolue de médiation, mais
d'après tout ce qui précède, c'est aussi bien l'unité de la médiation
et de l'immédiat. C'est en un mot l'inconditionné absolu {das absolut
Unbedingte). Cet inconditionné est tel, non parce qu'il exclut de lui
la médiation, mais tout au contraire parce qu'il la contient en lui et
que, se médiatisant lui-même, il n'est plus médiatisé par un autre,
par une réflexion qui lui serait extérieure.
L'inconditionné c'est la sphère entière de l'être qui est aussi bien
désormais celle de l'essence ou de la médiation. Toute existence est
à la fois immédiate et médiate. Elle a ses conditions et sa raison
d'être et n'est donnée que par elles. Elle-même est en même temps
condition et raison d'être à l'égard d'autres existences. Elle n'est
ainsi qu'un anneau dans la chaîne infinie des médiations. D'autre
part, elle est aussi bien l'inconditionné ou la médiation supprimée.
En tant qu'elle est, elle a cessé d'être assujettie à des conditions et
d'avoir une raison. Celles-ci se sont absorbées en elle et ne sont
plus que ses moments. Les rapports sont renversés et c'est elle-même
qui les conditionne. Ses conditions et sa raison sont parce qu'elle
est; c'est elle qui les a posés en se posant comme existence et, média-
tisée par eux, elle n'est en définitive médiatisée que par elle-même.
L'existence comme unité de l'être immédiat et de la médiation;
comme afl'ranchie de la médiation précisément parce qu'elle en est
sortie, n'est plus l'existence immédiate comme telle [Daseyn), mais
l'existence de l'essence, d'une chose qui, en dehors de son être immé-
diat, possède une essence ou, mieux, est une essence déterminée;
pour désigner cette existence, Hegel emploie un terme nouveau : Die
Existcnz. Dans la suite, lorsqu'il nous paraîtra nécessaire de pré-
ciser le sens du terme existence, nous le ferons suivre du mot alle-
mand entre parenthèses. '
Une remarque nous semble ici indispensable. La notion de l'exis-
tence [Existenz) implique que celle-ci sort de ses conditions et de sa
raison d'être, mais qu'elle est aussi bien la condition de ses condi-
tions et la raison de sa raison. Ces deux points de vue s'imposent
également et sont également essentiels. Or on peut être tenté de
confondre l'opposition de ces points de vue avec l'opposition recon-
nue par Aristote entre l'ordre de la connaissance et l'ordre de l'être.
L'existence serait première dans l'ordre de la connaissance; la con-
dition dans l'ordre de l'être. Nous ne voulons pas nier qu'il y ait
68 LA LOGIQUE DE HEGEL.
entre la pensée de Hegel et celle d'Aristote une certaine analogie et
même un rapport plus profond qu'il serait trop long de déterminer
ici en détail; nous croyons néanmoins qu'il faut se garder de les
confondre. D'une part nous n'avons pas encore ici la distinction de
l'être et du connaître. Celle-ci ne se produira que plus tard. D'autre
part, la condition et la raison d'être telles qu'elles se présentent ici
n'ont rien en soi de supérieur à l'existence elle-même. Elles aussi
sont des existences; elles aussi sont à la fois immédiates et média-
tisées. Si l'on considère la totalilé des existences, il est évident qu'elle
enveloppe la totalité de la médiation. Si l'on prend au contraire à
part une existence déterminée, on peut sans doute la considérer
comme une résultante, comme une conséquence de données anté-
rieures et indépendantes. Mais celles-ci, prises en soi, sont elles aussi
des existences; elles n'ont d'autre titre à l'indépendance que ne pos-
sède aussi bien celle que nous avons considérée d'abord. Il est donc
aussi légitime d'attribuer l'indépendance à celle-ci et de considérer
les autres (ses conditions) comme des moyens précisément emplo3'és
pour la produire, qui, loin de l'expliquer, ne s'expliquent que par
elle. En un mot la marche de l'existence à ses conditions est aussi
bien régressive que progressive, analytique que synthétique.
LE PHENOMENE
« L'essence doit apparaître.
L'être est l'abstraction absolue; cette négativité n'est pas pour lui
quelque chose d'extérieur, mais il est l'être et rien que l'être seule-
ment en tant qu'il est cette négativité absolue. A cause d'elle il est
seulement comme être qui se supprime lui-même et est essence. La
théorie de l'être a pour contenu cette première proposition : L'être
est essence. Cette seconde proposition : L'essence est être, résume la
première partie de la théorie de l'essence. Mais cet être avec lequel
l'essence s'identifie est l'être essentiel, l'existence {die Existenz)\
un être sorti (ein Herausgegangenseyn) de la négativité et de l'inté-
riorité.
Ainsi apparaît [erscheint) l'essence. La réflexion est l'apparence
(Schein) de l'essence en elle-même. Ses déterminations sont stricte-
ment enfermées dans l'unité, n'existent que comme posées et suppri-
mées; ou encore elle n'est que l'essence immédiatement identique à
LA SCIENCE DE l'kSSENCE. 69
elle-même dans son ét7-e posé (Gesezlseyn). Mais en tant quo celte
essence est fondement {Grund), elle se détermine réellement, par sa
réflexi(»n qui se supprime ellc-ménie ou revient sur elle-même;
lorsqu'ensuile, dans la réflexion du fondement, cette détermination
ou Y être autre [Andersseyn) du rapport de raison se supprime et
devient existence, les déterminations de la forme (Formôeslim-
mungen) y trouvent un élément de subsistance indépendante. Leur
app.trence s'achève en phénomène [Ihr Schein vervoUstàndigi sich
zur Erscheinung).
Le phénomène c'est l'essence dans son extériorité; l'essence
manifestée par l'être pur, c'est l'apparence [Schein)^ mais l'apparence
comme réalité, l'apparence consistante et réglée, reconnue comme
conten.int tout le positif de l'existence. L'existence est implicitement
phénomène; mais elle ne se produit pas tout de suite sous cet
aspect. Elle a en soi la phénoménalilé. mais celle-ci n'y est pas
immédiatement posre. La dialectique de l'existence est précisément
le processus par lequel elle se détermine comme phénomène.
Tout d'abord l'existence, en tant qu'elle contient la négativité de
la réflexion, est l'unité négative de ses moments (immédiatité et
médiation). Ces deux moments se déterminent ou se limitent récipro-
quement et elle-même est nécessairement une existence déterminée
ou un existant (/:'/n Existirendes). L'existant c'est la Chose {das D'mg).
La chose est ce qui, dans la sphère de l'existence réfléchie, corres-
pond ti un f/nelqiœ chose [Eltvas) ou à la détermination de l'existence
immédiate. Mais si le quelque chose peut, par abstraction, être dis-
tingué de son être, la chose est immédiatement distincte de son exis-
tence {Exlstenz''. Celle-ci n'est que la présence de la chose au sein
de l'être pur {Daseyn) ; ou de l'immédiatité sensible. C'est, si l'on veut,
une portion de celle-ci rapportée à la chose; conçue comme le signe
qui la manifeste. La chose est, par opposition, l'essence supra-sensible
et mystérieuse où cette portion du sensible trouve son unité et sa
réflexion; unité et réflexion complètement indéterminées d'ailleurs.
« L'existence comme telle dans le moment de sa médiation contient
cette difl"rrencialion : la dilTérence de la chose en soi {Ding an dich)
et de l'existence extérieure {âusserliche Existcnz). »
La chose en soi c'est l'existant en tant ([n'en lui la médiation s'est
supprimée; l'existant comme inconditionné. L'existence extérieure
c'est la médiation, la totalité des conditions. Hors de son rapport
avec la chose, cette totalité est une existence immédiate {Daseyn),
70 LA LOGIQUE DE HEGEL.
mais dans son rapport avec la chose son immédiatité est supprimée,
elle n'est plus que l'inessentiel ou ïêtre posé. La chose pose son
existence, mais elle la pose hors d'elle-même, et comme cette existence
est tout ce qui la détermine, la chose en soi exclut d'elle-même sa
détermination, elle n'est déterminée que dans et pour un autre, par
exemple un sujet sentant.
Mais la chose en soi n'est chose que dans son rapport à sa déter-
mination. Comme cette détermination n'est jusqu'ici qu'une réflexion
extérieure, qu'elle n'est que dans et pour une autre chose, il faut
qu'il y ait plusieurs choses qui se réfléchissent réciproquement l'une
sur l'autre et se confèrent réciproquement leur existence extérieure.
D'autre part, comme toute diff'érence et toute pluralité appartient à
l'existence extérieure, les diverses choses en soi ne sont pas réelle-
ment distinctes. Il n'y a au fond qu'une seule chose en soi qui se
comporte avec elle-même comme un autre. Ce rapport de la chose
avec une autre qui se change immédiatement en rapport avec soi-
même est ce qui constitue la détermination de la chose. La détermi-
nation de la chose en soi c'est la propriété [die Eigenschaft des
Dings).
L'idéalisme transcendantal s'en tient à l'opposition de la chose
en soi et de son existence et déclare la chose en soi radicalement
inconnaissable. Celle-ci l'est en effet, mais simplement parce qu'elle
n'est que le moment le plus abstrait de l'existence, que, séparée de
sa détermination, elle n'est rien et qu'il n'y a en elle rien à con-
naître. Le monde des choses en soi est la nuit où tous les chats sont
gris. L'impossibilité de connaître la chose en soi n'est pas une imper-
fection du sujet, mais bien de la chose elle-même. D'ailleurs, dans
ce système, toute détermination est rapportée au sujet, ce qui con-
tredit le sentiment que celui-ci a de sa liberté. Le sujet se sent lui-
même comme possibilité infinie de toutes les déterminations et par
suite comme indifférent à chacune d'elles. Ce n'est pas à lui-même
qu'il attribue la détermination et la nécessité, mais à l'objet. Elles
ne sont dans le moi que parce qu'elles sont d'abord dans les choses.
Le moi d'autre part, dans la conscience qu'il a de sa liberté, est
véritablement cette identité réfléchie sur elle-même que la chose en
soi devrait être. L'idéalisme transcendantal n'affranchit pas vérita-
blement l'esprit de sa limitation par l'objet, il ne s'élève pas réelle-
ment au-dessus de la finité. Il ne fait qu'en changer la forme.
D'objective elle devient subjective, mais elle reste un absolu.
LA SCIENCE DE L ESSENCE. 71
La chose est déterminée par ses propriétés. Elle cesse ainsi d'être
une pure chose en soi. La pluralité des choses reparaît comme plura-
lité d'existences effectivement déterminées. Les propriétés des choses
sont à la fois les modes de leur action réciproque et leurs caractères
intrinsèques. Les choses ne se distinguent les unes des autres que
par leurs propriétés et chacune manifeste les siennes en modifiant
les autres choses. La chose n'est plus en opposition avec son exis-
tence extérieure. Elle n'est qu'en tant qu'elle entre en rapport avec
d'autres choses et révèle ainsi ses propriétés. Elle n'est en soi qu'en
tant qu'elle est pour les autres et elle n'est en soi que ce qu'elle est
pour les autres. Son extériorité et son intériorité ne sont plus réelle-
ment distinctes. Ce sont seulement deux aspects d'une réalité unique.
La chose a cessé d'être une abstraction, une généralité vaine. Dans
ses propriétés elle s'est donnée une subsistance déterminée et con-
crète.
Mais à y regarder de plus près, la chose est passée tout entière
dans ses propriétés. Ce sont elles qui la constituent et c'est en elles
seulement qu'elle a sa subsistance. Elle n'est rien en dehors d'elles.
Elle n'est plus que leur unité immédiate ou positive. Elle a cette
propriété, aussi cette autre, puis cette troisième. Elle-même n'est
que le lien extérieur qui les unit, elle n'est que Vaussi de l'énuraé-
ration.
C'est donc en définitive aux propriétés qu'appartient la subsistance
indépendante. Considérées sous cet aspect, elles deviennent des
matières dont la réunion constitue la chose. Les matières colorantes,
odorantes, les fluides lumineux, calorique, électrique nous peuvent
ici servir d'exemples. Ce sont des applications, légitimes ou non, peu
nous importe, de la catégorie qui vient de se produire.
Toutefois cette catégorie, inconditionnellement appliquée, nous
conduit à des contradictions. Les matières ne sont pas proprement
des choses. En les considérant comme telles nous retombons dans
un des moments qui précèdent. Elles subsistent par elles-mêmes,
mais seulement dans l'unité de la chose. Or, d'autre part, elles sont
des existences exclusives, chacune n'existe que par et dans le non-
être de l'autre. La chose est donc en même temps l'être et le non-
être de chacune des matières qui la constituent. On cherche à tourner
la difficulté en considérant celles-ci comme réciproquement péné-
trables ou comme poreuses. Soient seulement deux de ces matières.
La seconde, dit-on, existera dans les pores de la première, c'est-à-
72 LA LOGIQUE DE HEGEL.
dire en effet dans le non-être de celle-ci ; mais alors les deux matières
sont simplement juxtaposées et l'unité de la chose est détruite. Pour
qu'il y ait bien pénétration et non simple juxtaposition, il faudra que
la première existe encore dans les pores de la seconde et ainsi à
l'infini. La difficulté recule sans cesse, mais n'est jamais résolue.
La subsistance de la chose est donc un tissu de contradictions.
Chacune des matières qui la constituent ne saurait exister en effet
que par l'être et le non-être simultané d'une autre matière. Leur
nature est donc de se nier elles-mêmes et de ne subsister que dans
leur négation. Par suite, la chose est, elle aussi, essentiellement néga-
tive de soi; son être se supprime lui-même et se réduit à la simple
apparence {Schein). Mais cette apparence n'est plus celle de l'être
pur. C'est l'apparence de l'existence (Existenz) et celle-ci, comme
l'existence elle-même, contient la réflexion. Les déterminations de
l'existence, à l'envers de celles de l'être, ne passent plus seulement
l'une dans l'autre, mais se continuent dans ce passage; le consé-
quent a dans l'antécédent sa raison d'être. L'apparence qui vient de
se produire comme la vérité de l'existence contient cette médiation.
C'est l'apparence liée et réglée et, comme telle, objet d'une science
possible. En un mot, c'est \e phénomène {Erscheinung).
Ce qui constitue l'essence du phénomène et le distingue de la pure
apparence c'est la loi {Gesetz) à laquelle il obéit et qui demeure
immuable, tandis que lui-même n'apparaît que pour s'évanouir aus-
sitôt. La loi est l'autre dans lequel le phénomène a sa réflexion et sa
subsistance. La loi néanmoins n'a elle-même aucune réalité en
dehors du phénomène. Son contenu en est abstrait ou extrait et n'est
par suite qu'une partie du contenu de celui-ci. Quant à sa forme, la
loi n'est que la liaison immédiate des éléments donnés dans le phé-
nomène. Cette liaison n'est pas en soi nécessaire, et démontrable.
Elle tire sa justification de l'expérience, c'est-à-dire du phénomène.
De là le caractère ambigu de la notion de loi et les contradictions
inconscientes dans lesquelles tombent fatalement ceux qui prétendent
s'y tenir et s'interdisent de la dépasser, c'est-à-dire les phénoménistes
de toute école. Comme réalité des phénomènes et objet propre de la
science, la loi devrait être une entité distincte logiquement anté-
rieure aux faits qu'elle régit. Mais si, d'autre part, on considère le
procédé par lequel on la découvre et on la justifie, il semble qu'elle
ne soit plus rien que le fait généralisé, ou le résumé subjectif de nos
observations.
LA SCIENCE DE L ESSENCE. "3
Si dans sa totalité le monde phénoménal n'est qu'une apparence,
il doit avoir hors de lui sa raison d'être. Cette raison d'être n'est pas
la loi. La loi est ce qui fait que cha(|ue phénomène a sa raison dans
un autre; elle n'est elle-même la raison d'aucun. D'ailleurs, elle ne
contient qu'une partie de ce que contient le phénomène et ne saurait
l'expliquer tout entier.
Enfin l'expérience nous révèle une multiplicité de lois en appa-
rence indépendantes et respectivement indiiierentes. Le monde des
lois n'est en définitive que l'image mutilée et immobilisée du monde
phénoménal. La raison d'être de celui-ci doit être cherchée dans un
monde qui contienne tout ce qu'il contient lui-même-, mais où
tout ce contenu soit strictement défini et logiquement lié. Ce monde
tout de réflexion pourrait, par opposition au phénomène, s'appeler
le monde suprasensible [Uehershinliche Welt). « Dans cette détermi-
nation sont dépassées, d'une part, la représentation sensible qui
n'attribue l'existence qu'à l'être immédiat du sentiment et de l'intui-
tion et, d'autre part, la réflexion inconsciente qui a bien la repré-
sentation des choses, des forces de lintérieur et autres entités sem-
blables, mais ignore que de telles déterminations sont des existences
réfléchies [reflectirle Existenzen), non des immédiatités sensibles et
données [Seyendé). »
Le monde suprasensible c'est ce monde d'abstractions et de sym-
boles mathématiques que la science dans ses parties les plus ache-
vées substitue au monde des phéncjmênes. Elle s'attache à traduire
les observations en formules de plus en plus adéquates et à déduire
de ces formules, par de simples transformations algébriques, les faits
encore inobservés. Supposons son œuvre achevée, elle aura construit
un monde supra-sensible, un monde d'entités abstraites qui sera la
représentation exacte, l'équivalent rigoureux du monde sensible et
(jù celui-ci trouvera son explication définitive. Mais l'hypothèse est-
elle possible? N'est-elle pas alTectêe d'une contradiction interne? Le
monde sensible et le monde supra-sensible doivent avoir rigoureuse-
ment le même contenu et ne difl"érer que par la forme. Cela revient
à dire qu'ils sont entre eux dans un rapport d'opposition pure, ou
que l'un étant positif l'autre est son négatif. L'opposition pure est
en eflet la seule difl'érence qui soit purement formelle. Toute autre
afl"ecterait fatalement la matière aussi bien que la forme. S'il en est
ainsi, le monde supra-sensible n'est plus (|uc le monde sensible ren-
versé. Ce qui était dans l'un le pùle Nord devient dans l'autre le pôle
74 LA LOGIQUE DE HEGEL.
Sud; le chaud devient le froid; le bien devient le mal, etc. Portée
ainsi à l'extrême, la différence s'évanouit. Nous n'avons plus devant
nous deux mondes distincts, mais un seul et même monde qu'il
nous plaît de regarder tantôt à l'endroit, tantôt à l'envers.
PASSAGE A LA RÉALITÉ
L'existence réfléchie et l'existence immédiate se sont confondues;
mais cette confusion n'est pas leur unité concrète. La première est
simplement retombée dans la seconde. Ce résultat est dû à ce que
ces deux existences se sont produites d'abord comme simplement
distinctes, et pour ainsi dire juxtaposées l'une à l'autre. Ce qui se
contredit et se supprime c'est l'immédiatité de cette opposition. En
un mot les deux termes opposés doivent se réfléchir l'un sur l'autre
comme termes d'un rapport défini. Ce rapport est ce que Hegel
appelle le rapport essentiel {das wesentllche Vcrhàltniss).
Le rapport essentiel est, sous sa forme immédiate, le rapport du
tout à ses parties. Les deux termes de ce rapport se réfléchissent
l'un sur l'autre. Le tout n'est tel que par ses parties et inversement.
D'ailleurs, les parties n'existent que dans le tout et lui-même n'est
rien hors de ses parties. Néanmoins chacun de ces termes est aussi
bien une existence immédiate indifférente au rapport. Le tout est
indifférent à sa division en parties et celles-ci sont indifférentes à
leur réunion en un tout. La contradiction de ce rapport consiste en
ceci qu'il devrait être l'unité négative de ses termes, lesquels ne
subsisteraient qu'en lui et par lui, tandis qu'il les présuppose et ne
subsiste lui-même que par eux.
Cette contradiction disparait dans le rapport de la force {Ki^aft)
à son exertion (Aeusserung) . Celle-ci n'est en effet que par la force
qui la pose et la force, d'autre part, n'est force qu'en tant qu'elle
s'exerce. La force apparaît d'abord comme conditionnée et finie.
Cela revient à dire que pour agir elle doit être sollicitée et sollicitée
par une autre force, que son action n'est que réaction. Mais comme
l'essence de la force est d'agir, il ne faut voir dans cette apparente
passivité qu'un moment, le moment négatif, de sa réflexion sur
elle-même, moment qu'elle doit traverser pour rentrer en elle-même
et réaliser sa notion. La pluralité et l'opposition des forces ne sont
qu'une apparence. La force se scinde elle-même et s'oppose à elle-
LA SCIENCE DE L ESSENCE. 7:J
même pour être force, c'est-à-dire pour agir, pour manifester sa
propre essence. La force ainsi conçue est la force infinie.
Mais avec la finité de la force disparait son opposition à son con-
traire. Dans son exertion la force ne passe plus hors d'elle-même,
elle reste intérieure à elle-même, ce qu'elle produit c'est seulement
sa propre détermination. Son action consiste à développer son con-
tenu implicite. L'cxertion d'autre part n'est que la force elle-même
en tant que sa détermination s'est manifestée, son contenu explici-
tement posé. Leur rapport n'est plus que celui du dedans au dehors,
de V intérieur à V extérieur.
Telle est la dernière détermination du rapport essentiel. 11 est
facile de voir qu'elle se contredit et supprime elle-même et supprime
avec elle le rapport essentiel en général. L'opposition des deux
termes est devenue purement formelle; ils doivent, par suite, avoir
un contenu commun indifférent à cette forme. D'autre part, en tant
que moments de la forme, ils ne sont ce qu'ils sont que dans leur
opposition. Chacun pris à part passe immédiatement dans son con-
traire. L'intérieur pur, sans extérieur, est lui-même cet extérieur
qu'il exclut et inversement. Les deux termes du rapport ont donc
une double unité, celle de la forme et celle du contenu. Chacun
n'est lui-même qu'en tant qu'il contient l'autre et avec lui la totalité
du rapport. Tous deux se confondent dans cette totalité, la forme du
rapport disparaît et nous n'avons plus devant nous que l'unité de
l'intérieur et de l'extérieur ou, ce qui revient au même, de l'immé-
diat et du médiat, du phénomène et de l'essence. C'est Vaclualilé ou
la réalité concrète (Wirktichkeit). La réalité est phénomène : elle
apparaît et se manifeste tout entière; mais elle n'est pas phéno-
mène pur, elle n'apparaît pas à un être diff'érent d'elle-même. C'est
en elle-même et à elle-même qu'elle se manifeste. Son apparaître
est ainsi réflexion sur soi, son extériorité lui est intérieure; d'autre
part, son intériorité (son être en soi, son essence) est tout entière
dans sa manifestation, est par suite extériorité. L'essence de la
réalité est précisément de se manifester.
RÉALITÉ
L'unité de l'intérieur et de l'extérieur en tant que la forme du rap-
port s'y est absorbée est d'abord la réalité absolue ou simplement
Vabsolu. L'absolu c'est l'identité de l'essence et de l'existence {id cujus
76 LA LOGIQUE DE HEGEL.
essentia involvit existentiam), mais c'est d'abord leur unité immédiate
ou positive. Dans cette identité s'absorbent toutes les différences et
toutes les oppositions. C'est à la fois leur raison d'être et le terme
où elles viennent s'évanouir ; ce qui les pose et ce qui les supprime.
Dans l'absolu la réflexion s'est comme abîmée. Elle lui est purement
intérieure et par suite purement extérieure. Voici ce qu'il convient
d'entendre par là. La pluralité phénoménale n'existe que dans l'ab-
solu. Elle ne peut être conçue que comme le résultat de sa diffé-
renciation interne. Mais cette dilTérenciation, précisément parce
qu'elle est tout interne ne s'extériorise pas dans son résultat. Par
suite la pluralité phénoménale ne peut être en fait rattachée à l'ab-
solu que par une réflexion extérieure qui a en elle son point de
départ et aboutit à l'absolu. Encore cette réflexion touche-t-elle
l'absolu sans le pénétrer; elle ne l'atteint qu'au moment même où
elle se supprime. Elle part de la diversité immédiatement donnée,
elle en efface progressivement les différences et les déterminations
pour la rattacher à l'absolu, lequel est identité pure, sans négation
ni différence. Toutefois la réflexion qui s'y absorbe, à l'instant
même où elle s'y absorbe, conserve encore une détermination très
générale, résidu des éliminations antérieures. Comme terme final
de cette réflexion déterminée, l'absolu lui-même est déterminé. Il
n'est plus l'absolument absolu, mais l'absolu relatif ou l'attribut.
L'attribut est donc l'unité ou le moyen terme de ces deux extrêmes :
l'absolu et la négation ou la détermination [omnis determinatio est
negatio). Ce second extrême est le négatif comme tel ou la réflexion
comme extérieure à l'absolu. Mais, comme nous le savons, cette
réflexion n'est extérieure à l'absolu qu'en apparence ou pour nous.
Elle doit au contraire être conçue comme sa réflexion intérieure.
De ce point de vue elle est le mode, et la détermination propre de
l'absolu consiste à poser le mode ou à se poser comme mode. Le
mode est l'extériorité de l'absolu, mais une extériorité qu'il pose
comme telle et qui, par suite, lui demeure intérieure. La vraie
signification du mode est de constituer la réflexion interne de l'ab-
solu, une différenciation à travers laquelle transparaît et se réalise
son identité absolue avec soi.
L'absolu tel qu'il vient de se produire est la substance de Spinoza
et le point de vue où nous sommes parvenus est celui du spinozisme.
Seulement au lieu de s'y élever progressivement par la dialectique,
Spinoza s'y place d'emblée et, par suite, y demeure irrévocablement
LA SCIENCE DE L ESSENCE. 77
attaché. Son système au Heu de rédéler le mouvement intérieur de
l'idée se borne à coordonner de hautes notions spéculatives apf)ré-
hendées immédiatement et les données les plus générales de l'expé-
rience. Sa méthode, la méthode géométrique, est en opposition avec
son objet. La science de l'absolu ne saurait prendre pour point de
départ une préî^upposition quelconque. Sa philosophie en un mot
est un dogmatisme, c'est-à-dire l'œuvre d'une réflexion extérieure.
11 ne s'est pas élevé à la notion spéculative d'une réflexion imma-
nente à l'objet. C'est pour cela que, comme on le lui a souvent
reproché, il n'a pu atteindre à la conception du sujet ou de la per-
sonne. Leibniz a vu que c'était le point faible du spinozisme. En
conséquence il a fait de la réflexion sur soi la condition essentielle
de la réalité, il a identifié celle-ci avec la subjectivité ; mais,
comme Spinoza, il a posé son principe sans le déduire, et n'a
tenté de le développer que par la réflexion extérieure. 11 est resté
attaché à la méthode dogmatique. Aussi malgré la profondeur de
ses intuitions n'a-t-il pu donner à son système qu'une cohérence
artificielle.
L'absolu est la réalité, mais la réalité en soi seulement, ou, ce
qui revient au même, la réalité de la réflexion extérieure. Il est
l'identité de l'interne et de l'externe, mais leur identité abstraite.
Leur identité concrète doit plutôt être cherchée dans le mode. Le
mode semble n'être d'abord que l'extériorité de l'absolu et pour
ainsi dire sa surface ; mais, en tant qu'il en est aussi bien la
réflexion interne, il constitue véritablement son être en soi et pour
soi. La réalité est tout entière dans sa manifestation; elle n'a
d'autre essence que d'être manifestation de soi.
La réalité est l'être ou l'existence (Existenz) en ce sens qu'elle est
un positif, une affirmation; mais sa positivité n'exclut pas la média-
tion. Ce n'est plus l'affirmation indéterminée, ignorante de son
propre contenu, ce n'est plus l'être abstrait et vide. La réalité c'est
l'être vrai, l'être qui seul existe absolument et d'où ce qui n'est que
relativement tire cet être relatif. Le faux, l'illusoire, l'absurde même
existent en un certain sens, mais ils n'ont pas d'être propre, de
subsistance indépendante. Celle-ci n'appartient qu'au réel.
Comme identité des deux termes de la forme {le dedans et le dehors,
Vessence et l'existence), la réalité est d'abord réalité formelle [formelle
Wirkiichkeil), c'est la réalité comme forme sans contenu, le carac-
tère abstrait de tout réel.
78 LA LOGIQUE DE HEGEL.
La réalité formelle est l'existence (Existenz), mais l'existence qui
contient la réflexion sur soi ou le moment de l'intériorité. C'est
l'existence d'une essence qui, en dehors de cette existence, a une
détermination propre; en un mot, ce qui est réel existe pour ainsi
dire deux fois : comme essence pure ou possibilité et comme réalité.
Tout ce qui est réel est d'abord possible. En tant qu'opposée à la
possibilité, la réalité n'est plus qu'un moment d'elle-même ; c'est
l'être ou l'existence en général.
La possibilité pure est ua concept éminemment vide. C'est ce qu'on
appelle la possibilité logique ou abstraite ou encore l'intelligibilité.
On la défmit par l'absence de contradiction. Aussi toute chose
semble-t-elle possible ou impossible suivant qu'on s'arrête à sa
détermmation immédiate et positive ou qu'on développe les opposi-
tions qu'elle contient. Il y a plus; c'est un concept contradictoire. Le
possible pur, excluant comme tel la réalité, est simplement l'impos-
sible. D'ailleurs si une chose est possible sans être réelle, c'est que
le contraire est possible également. Toute possibihté, en se posant
elle-même, pose la possibilité contraire. La possibilité pure passe
donc immédiatement dans son contraire et ce passage n'est qu'un
pur devenir, non une réflexion sur soi. Elle n'est donc pas ce qu'elle
devait être, c'est-à-dire intériorité ou essence. Elle n'est que l'être
immédiat ou la réalité pure. Celle-ci, d'autre part, en tant qu'être
immédiat d'une possibilité pure, n'est elle-même que pure possibilité.
La réalité formelle et la possibilité formelle passent ainsi récipro-
quement l'une dans l'autre. Leur unité et leur vérité est la contin-
gence. La contingence c'est la réalité comme simple possibilité. Le
contingent est un réel, mais un réel qui ne vaut que comme simple
possible, et dont le contraire est possible également, un réel auquel
sa réalité demeure pour ainsi dire étrangère.
Le contingent contient une contradiction interne; comme réa-
lité immédiate ou simple être [blosses Seyn), il n'a pas de raison
d'être et n'en saurait avoir; comme réalisation de ce qui d'abord
était simplement possible, il doit au contraire en avoir une.
La contingence, d'ailleurs, n'est pas l'unité stable (ruhige Einheit)
de ses deux moments; mais seulement leur alternance indéfinie :
le passage incessant du possible au réel et du réel au possible. Elle
tombe ainsi dans la contradiction de la fausse infinité et cette contra-
diction, ici comme partout, a sa solution dans l'infinité vraie ou dans
le retour de chacun des termes sur lui-même à travers son contraire.
I
LA SCIENCE DE L ESSENCE. 79
Ce retour est ici la nécessité. Le nécessaire est le réel qui est tel par sa
possibilité seule et dès qu'il est simplement possible. C'est aussi
bien le possible qui n'est possible que parce qu'il est réel. Comme il
est à lui-même sa raison d'être, on peut dire avec une égale vérité
qu'il a une raison d'être et qu'il n'en a point.
La nécessité formelle est donc la vérité de la contingence for-
melle.
La nécessité formelle nous fait passer de la réalité formelle ou
abstraite à la réalité concrète. La nécessité formelle est l'indifTérence
aux déterminations opposées de la forme; cette indifférence ne peut
être que celle d'un contenu commun à chacune d'elles. Un tel contenu
est la réalité concrète [reale Wirklkhkeit).
La réalité concrète est en effet à la fois réelle et possible et elle
est dans sa réalité ce qu'elle était dans sa possibilité.
La réalisation n'ajoute rien au contenu de l'essence.
La réalité concrète, comme la réalité formelle, se scinde en deux
moments et s'oppose à elle-même la possibilité; mais cette possibi-
lité n'est plus seulement l'intelligibilité vide : c'est la possibilité
réelle. Une chose n'est réellement possible que quand les condi-
tions réelles de sa réalisation sont données. La possibilité réelle est
donc en même temps réalité, mais ce n'est pas sous le même rap-
port qu'elle a ces deux déterminations; elle est possibilité d'une
réalité autre qu'elle-même.
Tant que les conditions d'une existence ne sont pas encore don-
nées, il est impossible qu'elle se produise ; dès qu'elles le sont au
contraire, il devient impossible qu'elle ne se produise pas. La possi-
bilité réelle, et, par suite, la réalité qui l'implique, se confondent
donc dans la nécessité.
Il est vrai que cettenécessité n'est d'abord que relative ; elle n'est
pas dans la chose elle-même, mais seulement dans ses conditions.
La chose, en tant qu'indifférente à ses conditions, peut aussi bien
exister ou ne pas exister et la nécessité relative se change en con-
tingence. Chaque existence prise à part est contingente.
Néanmoins cette contingence n'est qu'une apparence dont la vérité
est la nécessité absolue. Toute existence réelle a une possibilité
réelle qui, prise en soi, est, elle aussi, une existence. La première,
d'ailleurs, est, elle aussi, possibilité : possibilité d'une nouvelle
existence. Si donc nous considérons la totalité du réel, elle est
aussi bien la totalité du possible et inversement. La réalité prise
80 LA LOGIQUE DE HEGEL-
absolument ou dans sa totalité est donc l'unité indissoluble d'elle-
même et de la possibilité, c'est-à-dire la nécessité. Si chaque exis-
tence prise à part semble contingente c'est précisément parce qu'on
la prend à part. Absolument tout ce qui est est nécessaire.
La nécessité absolue est l'unité absolue de l'être et de l'essence.
Elle est le rapport absolu [das absolule Verhàllniss) et ce rapport
est lui-même, sous sa forme immédiate, celui de la substance et de
l'accident. « L'absolue nécessité est rapport absolu, parce qu'elle
n'est pas l'être comme tel. mais l'être qui est parce qu'il est. Cet être
est la substance [die Suhstanz) ; comme la dernière unité de l'être et
de l'essince, elle est l'être dans tout être, non l'immédiat irréfléchi
ni non plus un abstrait qui se tiendrait derrière l'existence ou le
phénomène, mais la réalilé immédiate elle-même, et cette réalité
comme absolue réflexion sur soi, comme subsistance en soi et pour
soi. La substance, en tant qu'elle est cette unité de l'être et de la
réflexion, est essentiellement son propre apparaître et sa propre
position {das Scheinen und Gesetzseynihrer) . L'apparaître es4 l'appa-
raître se rapportant à lui-même; ainsi il est; cet être est la substance
comme telle. Inversement cet être est seulement l'é/î'e /^oséen tant
qu'identique à lui-même; il est ainsi la totalité de l'apparence, l'ac-
cidentalité. »
La substance est l'être des accidents, mais elle n'existe qu'en eux :
elle leur est immanente. Sa puissance {Machl) ou sa présence au sein
de l'accidentalité se manifeste par la nécessité qui tour à tour donne
l'être aux accidents et le leur retire; les élève au-dessus de la possi-
bilité pure ou les y laisse retomber. Dans ce rapport, l'identité de la
substance et des accidents leur est encore extérieure. La substance
est Yen so?' des accidents, mais ceux-ci n'ont pas en eux-mêmes, dans
leur individualité propre, la substantialité, et la substance d'autre
part n'a pas en elle-même, dans son unité essentielle, sa détermina-
tion. Celle-ci lui reste en quelque sorte superficielle. Le rapport de
la substance à ses accidents n'est que l'apparence immédiate d'un
rapport plus profond : le rapport de causalité [causalitat). La
substance est une cause [Ursache) et ses accidents sont ses effets
( Wii^kungen) .
Ce nouveau rapport est d'abord purement formel. La cause n'est
cause que dans l'efTet et en tant qu'elle produit l'effet et celui-ci
n'est tel qu'en tant que produit par la cause. Par suite, tout ce qui
dans la cause ne concourt pas à la production de l'elTet, tout ce qui
LA SCIENCE.de l'essence. 81
dans l'efret n'est pas produit par la cause est en dehors du rapport,
en d'autres termes n'a aucune existence. La causalité ainsi conçue se
supprime elle-même. La cause passe tout entière dans l'effet; leur
distinction et leur rapport s'annulent dans ce passade.
Pour que le rapport subsiste, il faut donc que l'effet et la cause
aient un contenu différent, c'est-à-dire que la cause soit une cause
particulière et l'effet un effet déterminé. La cause est donc essentiel-
lement Unie et la substance, en tant que cause, trouve devant elle
une autre substance où elle produit son effet. La réalité de la sub-
stance primitive se disperse ainsi dans la multiplicité des accidents.
La cause est essentiellement finie et le rapport de causalité est
absolu, universel. Pour qu'il en soit ainsi, toute cause doit aussi
bien être effet et tout effet doit être cause. Or comme la cause finie
n'est pas cause d'elle-même, mais d'autre chose, nous avons devant
nous le progrès à l'infini, toute cause produit un effet, qui à son tour
devient cause et ainsi de suite; toute cause est d'autre part un effet
qui suppose une autre cause et cela indéfiniment. Ce progrès infini
est en même temps le passage continu de la causalité d'une substance
dans une autre.
La vérité de cette progression indéfinie est que la cause n'est cause
qu'en tant qu'elle est effet ou inversement, (|ue la causalité est une
activité présupposante {ein vorausseizenden Thun), ou que toute
action (Wirkung) est provoquée; est une réaction (Gegenwirkung).
Encore n'est-ce là qu'une expression imparfaite de la vérité.
C'est arbitrairement qu'on scinde l'action, qu'on y considère deux
parties et qu'on attribue chacune à une substance. L'action toute
entière appartient indissolublement à toutes deux ou mieux encore
à toutes les substances prises ensemble; la vérité de la causalité
c'est l'action réciproque [Wechsclwirkung).
Avec cette détermination reparaît l'unité primitive de la substance,
mais cette unité restaurée a cessé d'être purement formelle et vide.
Ce n'est plus la mystérieuse puissance qui tire du néant l'existence
individuelle pour l'y replonger aussitôt; l'aveugle et inscrutable
nécessité qui impose ses décrets sans en laisser apparaître les rai-
sons. C'est une spontanéité, une activité vivante qui se déter-
mine elle-même par un processus essentiellement transpurent et
intelligible. C'est la nécessité qui s'est expliquée et qui par suite a
cessé d'être une violence. C'est l'universel, qui se différencie lui-
même, pose en lui-même le moment de la particularité, et par cet
Noël. 6
82 LA LOGIQUE DE HEGEL.
intermédiaire se réalise dans l'individu. En un mot, cette unité
suprême de l'être et de l'essence n'est plus la substance, mais la
notion. La notion est la vérité de la substance et la liberté celle de la
nécessité.
Nous ne pouvons qu'indiquer ici sommairement cette détermina-
tion capitale de l'idée. Sa définition développée appartient à la troi-
sième partie de la logique et en constitue le commencement, ici
s'achève la science de l'essence et avec elle la logique objective.
L'essence s'est d'abord posée comme essence pure ou pure
réflexion. Elle a absorbé l'être et l'a réduit à la pure apparence.
Elle a produit en elle-même ses propres déterminations, tout d'abord
vides et formelles comme elle-même. Le résultat de sa dialectique a
été de reconnaître elle-même sa propre inanité, de se nier comme
réflexion pure et de ramener l'immédiat.
La réflexion est par elle-même vaine et stérile. Elle ne vaut qu'ap-
pliquée à l'immédiat, mise en contact avec lui. Ce contact commence
avec la raison d'être et s'achève dans l'existence.
Dans l'existence l'immédiat et la réflexion se touchent dans toute
leur étendue, mais ne font encore que se toucher. La chose en soi
a son immédiatité hors d'elle-même. Elle ne reçoit dans son inté-
riorité sa détermination que pour s'absorber en celle-ci, se résoudre
en ses propriétés et finalement se réduire au phénomène. Elle ne s'y
absorbe d'ailleurs que pour s'en dégager de nouveau, comme loi
d'abord, puis comme monde suprasensible. Avec cette détermination
l'opposition des deux termes reparaît, portée à l'extrême, et par
cela même se supprime immédiatement.
Ce qui se supprime ainsi c'est l'immédiatité de cette opposition. Sa
vérité est d'être réflexion, rapport, et rapport essentiel. Mais le rap-
port essentiel manifeste à son tour son insuffisance. Les deux termes
opposés ne doivent pas être seulement indissolublement unis, ils
doivent se pénétrer et s'absorber l'un dans l'autre. Cette pénétration
commence avec la réalité abstraite et indéterminée, se continue à
travers les catégories de substance, de causalité, d'action réci-
proque, pour s'achever dans la notion. En celle-ci l'être et l'essence
ont atteint leur vérité définitive. La notion les a l'un et l'autre absor-
bées et par conséquent supprimées.
Si nous recherchons maintenant à quels domaines de notre activité
intellectuelle correspondent plus particulièrement les trois sphères
de l'essence, il est facile de voir que la première est la sphère propre
I
LA SCIENCE DE l'ESSENCE. 83
de la dialectique abstraite ou de la sophistique. Tant que les caté-
gories de la réflexion n'ont encore aucun contenu déterminé, il est
facile de leur donner celui fju'on veut. Rien de plus aisé que de
découvrir des ressemblances ou des difl'érences, au besoin des raisons
d'être et par suite, comme dit Descartes, de parler vraisemblable-
ment de toutes choses.
La sphère de l'existence est spécialement celle de la réflexion
appuyée sur l'observation ou de la science positive. Le phénomène
et la loi sont en particulier les catégories de la science expérimentale,
le siiprasensible est plus exclusivement le domaine de la physique
mathématique.
Enfin les catégories de la réalité sont par excellence celles de la
métaphysique, de la métaphysique proprement dite ou métaphy-
sique de l'entendement. Celle-ci en un certain sens s'élève déjà
au-dessus de la science, en ce qu'elle pose des problèmes que la
science implique et qu'elle ne saurait résoudre. Elle conçoit et pro-
clame la vérité absolue. Mais cette vérité dans sa détermination
précise lui échappe encore. Elle appartient en propre à la philo-
sophie spéculative, à la philosophie de la notion.
IV
LA SCIENCE DE LA NOTION
La notion nous est apparue comme vérité de la causalité ou, plus
précisément, de l'action réciproque. C'est la liberté ou détermination
par soi en opposition avec la nécessité. Cette catégorie a dans la
philosophie spéculative une importance capitale. Il importe par
suite de la bien préciser; d'autant plus que le terme notion reçoit
dans l'usage courant une signification toute différente de celle que
nous lui donnons ici.
On entend habituellement par notion la représentation subjective
d'un objet, plus spécialement, il est vrai, une représentation géné-
rale. En tout cas la notion au sens vulgaire du mot est un état ou
un acte d'un sujet individuel, une connaissance relative à un objet
et dont la vérité consiste à se conformer à cet objet. Il est clair que
la notion spéculative, telle qu'elle vient de se produire ne saurait se
confondre avec la notion ainsi entendue. Nous ne sommes pas
encore parvenus à la sphère de la connaissance; celle-ci ne se pro-
duira que plus tard, comme une détermination ultérieure de la
notion. La notion logique se retrouvera donc d'une certaine manière
dans la connaissance, mais elle est en soi autre chose, quelque
chose de plus abstrait, de moins déterminé, qui enveloppe et con-
ditionne la connaissance. Il nous faut remarquer, d'autre part, que
nous n'avons pas encore ici la nolion déterminée, ni par suite une
pluralité possible de notions, mais seulement la notion pure ou
abstraite dans son indivise généralité, ou, si l'on préfère, la notion
de la notion.
Si la notion est subjective, ce n'est pas qu'elle soit l'acte ou la
manière d'être d'un sujet particulier, mais plutôt parce qu'elle est la
LA SCIEN'CE DE LA NOTION. 85
subjectivité même, la forme du subjectif en général. La forme de
l'objectivité c'est la nécessité. L'objet c'est ce (jui s'impose à la pen-
sée, ce qui la détermine nécessairement. C'est d'abord l'immédiat ou
le fait brut. Il est vrai que bientôt cet immédiat se médiatise; le fait
se relie à d'autres faits par lesquels il s'explique; il cesse d'appa-
raître comme une donnée irréductible. Mais ou bien celte méditation
nous engage et nous égare dans la fausse infinité, ou bien elle nous
ramène à l'immédiat, à la nécessité qui s'afiirme sans s'explicjuer.
Telle est la contradiction qui s'est développée dans la logique objec-
tive. Celle-ci nous a montré tour à tour l'impos-ibililé de demeurer
dans l'immédiat et l'impossibilité d'en sortir. Les contradictions de
l'être nous ont élevés à l'essence; celles de l'essence nous ont rejetés
dans l'être. En dernier lieu, comme synthèse ultime de ces opposi-
tions, s'est produite la catégorie de l'action réciproque. Toute réalité
est à la fois déterminante et déterminée, l'activité est partout et la
passivité aussi; l'effet est cause et la cause est effet, non plus succes-
sivement ou à des points de vue différents, mais en même temps et
sous le même rapport; l'autonomie et la dépendance constituent,
dans leur indissoluble unité, la nature essentielle de tous les êtres.
Mais en exposant le contenu de la détermination réciproque
( Wechselwirkung) nous l'avons en quelque sorte transformée ou plu-
tôt elle-même s'est transformée sous nos yeux. Avec la distinction
de la cause et de l'effet, de l'actif et du passif, la multiplicité que la
causalité avait introduite au sein de la substance s'est évanouie et
pour ainsi dire résorbée. L'unité de la substance est restaurée. Cette
unité consiste précisément dans l'identité qui vient de se produire;
«elle de l'actif et du passif, du déterminant et du déterminé. Elle
n'est plus désormais que cette identité même; la détermination par
soi ou la liberté.
Toutefois, à cette unité restaurée le nom de substance ne convient
plus. La substance proprement dite est immanente à ses accidents;
elle est la puissance qui les pose et les supprime, leur confère l'être
€t le leur retire : mais elle demeura une puissance mystérieuse,
insondable, qui se manifeste sans s'expliquer. Elle est essentielle-
ment la nécessité. L'unité nouvelle qui vient de se produire ou la
notion {liegriff) est au contraire la liberté essentielle. Elle est tout
•entière dans chacune de ses déterminations et dans toutes sa pré-
sence est manifeste. Elle n'est rien d'immédiat ni de donné mais
pure action ou pur mouvement. Son mouvement qui est son être
86 LA LOGIQUE DE HEGEL.
même ne s'accomplit plus d'un terme à l'autre comme le devenir
de l'être ou la réflexion de l'essence ; il n'est pas un passage hors de
soi, ni un retour sur soi. Dans ce mouvement la notion reste ce
qu'elle est tout en devenant autre ou plutôt elle devient de plus en
plus elle-même, rentre de plus en plus profondément en elle-même
en même temps qu'elle se manifeste de plus en plus pleinement au
dehors. Et ces deux mouvements ne doivent pas être considérés
comme différents ni même comme simplement connexes et soli-
daires, mais ne sont que deux aspects d'un seul et même mouve-
ment. Un mot, pourvu qu'on le comprenne bien, suffît à désigner ce
mouvement de la notion; c'est le mot d'évolution (Entwickehmg).
Ainsi la notion évolue. Elle n'est plus simplement, comme les
synthèses antérieures, l'unification finale de ses divers moments,
elle en est l'unité omniprésente. Elle réside immédiatement en cha-
cun d'eux et elle y est contenue tout entière. Elle n'est précisément
rien autre chose que la présence de tous dans tous, leur compénétra-
tion réciproque, leur identité comprise ou mieux se comprenant elle-
même.
La notion ainsi déterminée, dans l'universalité immédiate et vide
où elle se trouve d'abord comme notion pure ou notion de la notion,
est aussi bien la notion du sujet ou du moi en général. Elle se con-
fond avec ce moi pur, simplement égal à lui-même que Fichte a
pris pour point de départ dans sa théorie de la science. Ce moi,
comme la notion avec laquelle il ne fait qu'un, est d'abord l'Universel
abstrait, la possibilité indéterminée de toutes les déterminations,
mais il n'est pas possibilité pure, c'est-à-dire la simple abstraction
de l'être, il pose en lui-même le moment de la particularité, en d'au-
tres termes il se détermine; d'autre part dans cette détermination
il demeure identique à lui-même; il maintient en face d'elle son
universalité essentielle et par là se produit comme universel concret,
c'est-à-dire comme individu. D'ailleurs ce processus logique du moi
se retrouve comme fait concret dans notre conscience. C'est nous qui
nous créons nous-mêmes : toutes les déterminations que nous rece-
vons, celles mêmes qui nous apparaissent comme adventices, sont
en un sens posées en nous par nous-mêmes. C'est nous qui nous
donnons nos idées, nos volitions, voire nos sentiments. Ce que nous
semblons recevoir du dehors nous le faisons nôtre en l'acceptant et
nous ne nous attribuons en propre que ce que nous avons librement
accepté.
LA SCIENCE DE LA NOTION'. 87
Il est vrai en un sens que la notion implique un objet. Celte impli-
cation n'apparaît pas tout d'abord parce que la notion, comme les
catégories précédentes, doit au début se produire dans sa forme la
plus abstraite et par suite la plus exclusive. Sa dialectique consistera
précisément à triompher de son propre exclusivisme, à s'opposer
d'abord un objet, puis à s'en emparer et à l'identifier à elle-même.
C'est même, ainsi que nous l'avons déjà remarqué, dans la sphère
de la notion que l'objet pour la première fois apparaîtra expressé-
ment comme tel, c'est-à-dire dans son opposition au sujet; ce n'est
que par anticipation que nous en avons parlé jusqu'ici. Mais loin de
se réduire à une simple peinture mentale de l'objet, la notion en est le
principe interne. Il n'existe véritablonienl que par elle; en elle et en
elle seule réside sa raison d'être et de durer. L'objet n'est que la notion
en tant qu'elle s'est affranchie de sa subjectivité exclusive et s'est
donné une immédiatité; il est la notion réalisée et en quelque sorte
incarnée, le corps dont elle est l'àme. Si la vérité est l'unité de la notion
et de son objet, ce qu'elle est en effet, c'est plutôt l'objet qui doit se
conformer à la notion que celle-ci à l'objet. L'objet est mauvais ou
faux quand il s'écarte de sa notion et, par suite, il ne tarde pas à
périr. Son àme se sépare de son corps.
On voit par ce qui précède que la notion hégélienne correspond à
bien des égards à Vidée platonicienne et à la forme d'Aristote. Ce qui
importe le plus c'est de comprendre par où elle en diffère. Elle n'est
pas comme la première un simple principe de détermination ou de
fixité. Elle est essentiellement une source de mouvement et de vie,
et sous ce rapport serait assimilable, non aux formes aristotéliques
en général, mais à celles de ces formes qui constituent les êtres
vivants et auxquelles Aristote réserve le nom d'entéléchie. D'ailleurs
ni la notion ni les autres catégories ne doivent ni ne peuvent être
définies simplement en elles-mêmes ou identifiées sans réserve avec
des concepts empruntés aux philosophies antérieures. Leur véritable
détermination réside dans le mouvement dialectique d'où elles sor-
tent et où elles retournent.
Toutefois, si l'acception hégélienne du mot notion n'est pas son
acception la plus commune, si même en toute rigueur il vaut mieux
la considérer comme fondée sur une convention explicite, le choix
de ce terme n'est pas précisément arbitraire et c'est encore, après
tout, le mieux approprié. Le sens qu'il reçoit ici n'est nullement
étranger au langage ordinaire. Les notions scientiques les plus par-
88 LA LOGIQUE DE HEGEL.
faites, celles qu'on sait définir d'une manière précise et complète,
manifestent avec évidence les caractères généraux de la notion spé-
culative. La définition d'une figure géométrique contient certains
paramètres arbitraires dont la détermination partielle définira les
diverses espèces du genre et dont la détermination totale donnera
naissance aux diverses individualités que ce genre enveloppe. Espèces
et individualités sont donc d'ores et déjà contenues dans le genre;
comme simples virtualités sans doute, mais comme virtualités expli-
citement posées. Le genre d'autre part est lui aussi présent à ces
espèces et à ces individualités en tant que celles-ci ne sont que des
particularisations de la formule générale.
Dans un ordre d'idées plus élevé, les lois qui régissent les contrats
ne doivent-elles pas être déduites de la notion du contrat? Le fon-
dement des institutions politiques ne doit-il pas être cherché dans la
notion de l'État? Quant au rapport de la notion à son objet, ne dit-on
pas tous les jours qu'un objet est mauvais ou faux quand il ne répond
pas ou a cessé de répondre à sanotion?Une justice inique, une armée
incapable de combattre ne seront-elles pas proprement appelées une
fausse justice ou une fausse armée?
La première partie de la Logique subjective, celle que nous allons
aborder tout à Iheure, expose le développement de la notion dans
sa subjectivité abstraite, par suite traite du jugement et du raison-
nement en tant que processus formels. Elle a donc pour contenu la
matière de la Logique formelle ordinaire ; aussi importe-t-il de se
rappeler que son objet est tout différent. Il ne s'agit pas ici de cata-
loguer empiriquement les diverses formes de la pensée ni de recher-
cher les régies de leur emploi correct. Tout autre est l'œuvre de
la Logique spéculative. Les diverses formes logiques sont pour
elle, comme les catégories antérieures, des moments déterminés de
l'idée, ayant chacun sa signification propre et sa vérité relative. Plus
particulièrement ce sont des déterminations de plus en plus con-
crètes de la notion à travers lesquelles celle-ci s'affranchit progres-
sivement de son exclusivisme abstrait et s'élève à l'objectivité. Dans
la Logique ordinaire ces formes sont simplement juxtaposées; ici
elles s'échelonnent comme les degrés d'une hiérarchie et passent les
unes dans les autres par une dialectique immanente. Il n'y a dans
cette opposition qu'une simple différence de point de vue. Quoique
Hegel ait parfois parlé assez durement de la Logique traditionnelle,
sa logique n'a pour but ni de l'abolir ni de la remplacer; pas plus
LA SCIENCE DE LA NOTION. 89
que la Ihc'orie spéculative de la (|unnlilé n'abolit on ne remplace
rarithmclique et ralgèhre. Par rapporta la philosophie hégélienne,
la logique Iradilionnellc prend en ellel la position d'une srience par-
ticulière. Entre celles-ci et la philosophie des rapports peuvent
s'établir; elles peuvent et doivent niônie s'éclairer réciproquement;
néanmoins leur objet et leur méthode demeurent radicalement dis-
tincls.
NOTION SUBJECTIVE.
La notion est d'abord notion pure. En elle se sont absorbées
toutes les déterminations antérieures de l'idée, la totalité de l'être et
de l'essence ; elle n'a plus rien devant elle à quoi elle puisse s'op-
poser et, d'autre part, elle-même est tout d'abord pure identité avec
soi ou indétermination pure. En d'autres termes, la notion est d'abord
Vuiiiversel [das AUgomeimi).
L'Universel c'est l'indéterminé qui n'est ni ceci ni cela, mais indif-
féremment toute chose. En apparence nous sommes ramenés à l'être
pur qui fait le point de départ de la logique; mais en apparence
seulement. L'Universel c'est l'indéterminé sans doute, mais l'indé-
terminé de la notion; non plus une simple possibilité, mais un
pouvoir de détermination. Il peut et doit se déterminer et n'est vrai-
ment l'universel qu'à ce titre. H pose en lui-même sa détermination
ou sa négation, c'est-à-dire le particulier {das Besonderc), et en le
posant ou en se séparant de lui-même, il reste identique avec lui-
même ou pour mieux dire pénètre plus profondément en lui-même.
Ce particulier n'est d'abord que C(unmc détermination interne de
l'universel, il y reste pour ainsi dire enfermé; il est sa négation
immanente et n'est que cela. L'universel, d'autre part, est la néga-
tion exclusive du particulier, tout son être consiste à n'être pas ce
contraire. D'où il résulte que le particulier et l'universel sont l'un et
l'autre le contraire de lui-même; l'universel est aussi bien un parti-
culier et le particulier un univ(;rsel.
Cette opposition se résout dans l'individuel {Das Einzclne). L'indi-
viduel est la totalité ou l'unité négative des deux moments précé-
dents. Il est un tout, par suite un universel, mais un tout défini ou
particulier. En lui l'universalité pure et la particularité pure s'unis-
sent sans se confondre et trouvent par suite leur réalisation.
L'individuel que nous avons ici n'est pas encore un individu, mais
90 LA LOGIQUE DE HEGEL.
l'individualité en général. Ce qui vient d'être prouvé, c'est qu'il doit
y avoir des individus et que la notion ne peut atteindre qu'en eux à
sa totalité. Si l'Universel correspond à l'identité et le particulier à
la difTérence, l'individuel est la raison d'être [Grund) de l'un et de
l'autre ou leur commun fondement. Toutefois, à l'envers des moments
correspondants de V essence, les trois moments de la notion sont
immédiatement donnés l'un dans l'autre. Le genre, l'espèce et l'indi-
vidu constituent sans doute trois termes ou trois déterminations dis-
tinctes, on peut dire cependant qu'ils ne sont qu'une seule et même
pensée en ce sens qu'il est impossible de penser l'un d'entre eux sans
penser en même temps les deux autres.
La vérité de la notion réside dans l'individuel; mais l'individuel
abstrait est l'individuel comme pur universel; c'est-à-dire la contra-
diction immédiate. Il doit se partager en individus ou sujets déter-
minés, et par là s'introduit dans la notion le mondent de la scission.
La pluralité des individus entraine celle des espèces et des genres.
La notion en général ou la notion de la notion sort de son indéter-
mination première et se résout en une pluralité de notions. Par suite
le rapport réciproque des divers moments de la notion devient par-
ticulier et contingent en ce sens que tel universel peut fort bien ne
pas contenir tel particulier. Ce rapport trouve son expression dans
le. jugement [Urtheil). Le jugement c'est la notion à l'état de notion
particulière; la notion en tant que rapport de termes posés tout
d'abord comme distincts et indépendants.
Le jugement immédiat est le jugement qualitatif ou jugement de
l'existence [Dasein). Ce jugement est d'abord jugement affîrmatif :
le sujet ou l'individu est posé comme inclus dans l'extension de
l'universel qui constitue son prédicat : par exemple cette rose est
rouge. Mais comme le rapport exprimé par un tel jugement est un
rapport accidentel et contingent, il peut fort bien ne pas avoir lieu et
le jugement affîrmatif enveloppe la possibilité de son contraire, le
jugement négatif.
11 y a plus. Dans le jugement simplement négatif la disproportion
du sujet et du prédicat n'est que relative. Cette rose n'est pas rouge,
mais il ne serait pas absurde qu'elle le fût, en tout cas elle a une
couleur. Or il peut arriver qu'on soit en présence d'une disproportion
absolue des deux termes. Alors, quoique par l'expression le juge-
ment ne se distingue pas de la négation simple, il a en réalité une
signification tout autre. C'est le jugement infini. Exemple : Vesprit
LA SCIENCE DE LA NOTION. 91
n'est pas Véléphant. Un tel jugement est juste, mais en même temps
absurde comme le jugement iilentiquc l'esprit est Vesprit. Celuiri
néanmoins exprime la vérité du jugement ariirniatif comme celui-là
la vérité du jugement négatif, c'est-à-dire que ni l'un ni l'autre
de ces jugements n'est adéquat à la notion; tous deux sont contin-
gents, peuvent être faux aussi bien que vrais. Ils ne tiennent pas
leur vérité d'eux-mêmes ou de leur forme, elle leur vient tout
entière du dehors à moins qu'ils ne s'identifient avec les formes
vides et stériles du jugement identique et du jugement infini.
Ainsi le jugement qualitatif en général demeure inadéquat à sa
notion, c'est-à-dire à la notion. Le rapport du sujet au prédicat posé
dans la copule comme un rapport d'identité, demeure quant au
contenu accidentel et contingent, ce qui est contradictoire. La vérité
de ce jugement est le jugement réfléchi, comme celle de l'être
immédiat est l'essence. UsinsXc jugement de réflexion [Das Urtheil der
Reflexion), le prédicat exprime le rapport essentiel du sujet à quelque
autre chose ou sa réflexion sur un terme corrélatif. Tels sont les
prédicats égal et inégal, semblable, différent, utile, nuisible, pesant,
acide, etc.
Le jugement de la réflexion est d'abord jugement singulier : Le
sujet ou iindividu comme tel est Vuniversel. Mais c'est une réflexion
extérieure qui érige ainsi en universel une détermination de l'indi-
vidu. Dans celui-ci cette détermination est nécessairement particu-
larisée, un objet utile par exemple ne possède pas l'utilité en général,
mais une certaine utilité déterminée. La vérité du jugement singulier
est donc le jugement particulier. L'individu est une partie de l'uni-
versel. Par cela même il n'est pas toute autre partie; si bien que le
jugement particulier est à la fois nécessairement affirmatif et négatif.
Mais d'autre part l'universel peut être défini comme une totalité
d'individus présentant tels ou tels caractères. L'on a ainsi la totalité
ordinaire de la réflexion et \q jugement universel qui l'exprime : tels
individus (ayant tels caractères communs) constituent tel genre.
Par le fait que le sujet est déterminé comme contenant l'universel,
son identité avec le prédicat est posée. Cette unité du contenu commun
des deux termes confère au jugement le caractère de la nécessité.
liQ jugement de la nécessité [das Urtheil der Nothwendigkeit) exprime
dans la difl'érence de ses termes l'identité du contenu. Il est d'abord
jugement catégorique et peut se formuler ainsi : Le sujet en tant
qu'il contient l'élément constitutif de l'universel ou du genre (par
92 LA LOGIQUE DE HEGEL.
suite comme espèce ou représentant de l'espèce) est le genre. Cepen-
dant, malgré cette identification, le genre et Tindividu possèdent à
certains égards une subsistance indépendante. Un homme pourrait
continuer à vivre un certain temps quand tout le reste de l'huma-
nité aurait péri; Thumanité, d'autre part, a existé avant sa naissance
et continuera d exister après sa mort. Ce que le jugement catégo-
rique contient implicitement c'est que les deux existences, celle du
genre et celle de l'individu, sont liées par une identité intérieure.
Posons explicitement cette identité : le jugement catégorique vase
transformer en jugement hypothétique.
Le jugement hypothétique est de cette forme : si A est B, il est G.
Dans ce jugement l'espèce et le genre sont en quelque sorte séparés
de leur identité. Il présente par suite le défaut opposé à celui dont
est affecté le jugement catégorique. Ce double vice de la forme dis-
paraît dans le jugement disjonctif. Ici le genre se partage de lui-
même en ses espèces, affirme son unité dans et par sa division
même. A est B ou C; dans ce jugement le sujet est d'abord l'universel
indéterminé, mais il est dit que cet universel est aussi bien le parti-
culier, ou B ou C, enfin qu'il ne passe pas d'une façon contingente
dans l'un ou l'autre de ces termes, mais qu'il se partage nécessaire-
ment entre eux et constitue leur totalité. L'attribut n'est donc que
la totalité même des déterminations du sujet et l'identité de ces deux
termes ou l'unité de la notion se trouve ainsi posée. Ceci amène le
jugement de la notion (dos Urtlieil des Begri/fs), c'est-à-dire le juge-
ment par lequel est immédiatement affirmée la conformité d'un sujet
à la notion.
Le jugement de la notion est d'abord jugement assertorique. Dans
ce jugement le sujet est un individu déterminé et le prédicat exprime
l'accord du sujet avecTuniversel de la notion. Tels sont les prédicats
bon, vrai, juste, etc. Toute chose a un genre et la finité des choses
consiste en ce qu'elles peuvent être ou n'être pas adéquates à leur
nature générique. Par siiite le jugement assertorique n'exprime
qu'une vérité contingente. Il peut être vrai, mais peut aussi bien
être faux; en d'autres termes, sa vérité ou sa fausseté sont hors de
lui, lui demeurent extérieures. Par suite réduit à lui-même, il cesse
d'être lui-même ou d'être jugement assertorique pour devenir sim-
plement problémalique. Pour s'imposer à lesprit, pour contenir en
soi sa vérité, il doit être fondé sur la particularité du sujet comme
simple réalité existante, ou sur son immédiatité. Il devient ainsi
LA SCIENCE DE LA NOTION. 93
jugement apodictique. Cette figure, ayant tous ses diamètres égaux,
est un cercle parfait.
Or le jugement apodictique est au fond un jugement médiat. Le
sujet n'est pas adéquat à sa notion simplement en tant que tel sujet,
mais en tant qu'il présente en fait telle ou telle particularité. Ce
cercle n'est pas un cercle parfait parce qu'il est ce cercle, mais parce
qu'il a tous ses diamètres égaux; Pierre n'est pas juste parce qu'il
est Pierre, mais parce qu'il suit dans sa conduite les règles de la
justice. Le jugement de la notion, et a/brdorile jugement en général
ne se suffit pas à lui-même. Tout jugement pris à part a sa vérité hors
de soi ou ce qui revient au même est intrinsèquement faux. La vérité
du jugement est dans le raisonnement ou Syllogisme (Schluss). Le
jugement est dans la sphère de la notion le moment négatif; celui où
la notion se nie elle-m^me et se sépare d'elle-même, où son unité se
perd dans la multiplicité de ses différences. Le syllogisme représente
la négation de la négation, le retour de la notion en elle-même et la
restauration de son unité.
Les trois formes logiques de la pensée, la notion proprement
dite, le jugement et le raisonnement, expriment et développent
les trois moments essentiels de la notion : l'universel, le parti-
culier et l'individuel, encore que ces trois moments soient impli-
qués dans chacune de ces formes. La notion, en tant que notion
pure ou isolée, est par excellence l'universel, la particularité
et l'individualité y sont sans doute contenues, mais y demeurent
subordonnées. Dans le jugement la particularité s'affirme et se
place au premier plan. Le syllogisme enfin, comme unité négative
des moments antérieurs, correspond à l'individualité. Dans cette
unité nouvelle qui s'est produite comme vérité de la scission ou
du jugement, toutes les oppositions de la notion sont désormais
posées ou réalisées. A l'identité enveloppée du début succède une
identité transparente où les différences sont à la fois conservées et
conciliées.
Le syllogisme est d'abord syllogisme immédiat ou formel {Der for-
male Schluss) ou syllogisme de l'existence {der Schluss des Daseyns).
C'est la forme pure de la médiHtl<m, indifférente à tout contenu et par
suite applicable à tout contenu. Ce syllogisme correspond au jugement
de l'existence ou jugement qualitatif. Sa détermination immédiate
est la première figure : l'individu rentre dans l'universel par l'inter-
médiaire du particulier, Il peut se représenter par le symbole I-P-U.
94 LA LOGIQUE DE HEGEL.
Nous remplaçons les initiales allemandes par les initiales françaises
correspondantes.
Dans ce syllogisme, comme dans le jugement qualitatif, le rapport
des termes est immédiat et par suite contingent. Les rapports I-P et
P-U sont simplement posés comme des faits; ils peuvent être vrais
ou faux, et ne contiennent pas leur vérité en eux-mêmes. D'autre
part la forme de la médiation {subsompiioi}) est en contradiction avec
sa matière. Celle-ci est un fait donné, une immédiatité, par suite,
dans la sphère de la notion, un individuel. C'est donc l'individuel
qui doit former le moyen terme, et le syllogisme de la première
figure passe ainsi dans la seconde.
Dans la seconde figure (troisième d'Aristote), le moyen terme est
l'individuel. Cette figure peut s'écrire P-I-U. Mais il est évident qu'ici
encore la médiation est imparfaite. L'individuel ne peut unir le
particulier et l'universel que d'une façon partielle et contingente;
par suite l'universel se trouve ici en fait rabaissé au rang de particu-
lier. D'ailleurs la médiation sépare autant qu'elle unit; elle ne donne
qu'une conclusion particulière, c'est-à-dire aussi bien affirmative que
négative. Il suit de là que le véritable moyen terme, le seul qui par
sa nature convienne à cet emploi est l'universel, et nous passons
ainsi à îa troisième figure (la seconde d'Aristote) dont la formule est
I-U-P.
Cette formule exprime la vérité du syllogisme formel, mais en
même temps elle en exprime la radicale insuffisance. C'est l'universel
qui doit unir les extrêmes, mais il demeure incapable de cet office
tant que son rapport à chacun d'eux reste accidentel et contingent.
Aussi la figure que nous avons ici, en tant que simple forme, ne peut-
elle donner lieu qu'à des conclusions négatives.
Dans ce processus les trois moments de la notion ont tour à tour
joué le rôle de moyen; ils ont par suite manifesté leur indifîérence à
ce rôle et l'inanité de la forme en tant que forme pure. Dans le syllo-
gisme quantitatif a = ô, a^ e, donc e = b, cette indifférence est
posée. La forme est abolie et la médiation tout entière reportée dans
le contenu ; la différence des termes est supprimée et le syllogisme
peut s'écrire A — A — A.
Ce syllogisme est l'unité des précédents, mais l'unité positive ou
abstraite, celle qui s'obtient par l'élimination des différences. Or,
comme nous le savons depuis longtemps, l'unité vraie ou concrète
est l'unité négative, celle où les différences sont à la fois niées et
LA SCIENCE DE LA NOTION. Qii
conservées. Cette unité est ici le syllogisme de la réflexion {Dpj'
Schluss der Reflexion). Dans celui-ci le moyen terme n'est plus une
détermination abstraite de l'individu, mais l'universel de la réflexion
ou la totalité des individus (/l/Z/i^i/). On affirme d'un individu, comme
membre de la totalité, une détermination particulière, précédem-
ment affirmée de cette totalité.
Mais un semblable raisonnement se réduit à un pur formalisme.
Il est évident que la marcbe naturelle de l'esprit va de lindividua-
lité à la totalité et que conclure de celle-ci à celle-là c'est com-
mettre une pétition de principe. Le jugement de la totalité repose
en dernière analyse sur des jugements singuliers dont il est la somme,
et la vérité du syllogisme de la totalité réside dans l'induction.
Celle-ci se ramène quant à la forme à un syllogisme de la seconde
i
figure et peut s'écrire symboliquement U — ! — P.
etc.
D'autre part une somme quelconque d'individus n'est jamais adé-
quate à l'universel; l'induction est donc un raisonnement essentiel-
lement défectueux dont la force réside tout entière dans l'analogie.
Or l'analogie conclut de l'individu à l'individu. On voit donc qu'en
dernière analyse le syllogisme de la réflexion repose sur les rap-
ports des individualités.
Mais l'analogie comme telle ne prouve rien. Elle peut être super-
ficielle ou profonde et n'est pas sa propre mesure; on ne peut légi-
timement étendre d'un individu à un autre qu'un jugement qui
repose sur leur nature générale. C'est celle-ci, c'est en un mut
l'universel qui, comme universel concret, doit constituer le moyen
terme. Cette réflexion nous conduit au syllogisme de la nécessité.
Tout individu a une nature générale, est un exemplaire d'un genre
particulier et présente comme tel nécessairement toutes les déter-
minations caractéristiques de ce genre : tel est le fondement du
syllogisme catégorique.
Il est clair que la conclusion de celui-ci est subordonnée à l'in-
clusion du sujet individuel dans un genre déterminé. Or cette con-
dition implicitement posée transforme le raisonnement en syllo-
gisme hypothétique. Ce syllogisme peut se formuler ainsi : Si A est
B, il est C, ou si A n'est pas C il n'est pas B. 11 implique donc une
alternative : A possède à la fois les attributs B et C ou ne pos-
sède aucun d'eux. La conclusion résulte du choix que l'on fait entre
les deux termes de cette alternative. Par là le syllogisme hypolhé-
96 LA LOGIQUE DE HEGEL.
tique devient syllogisme disjonctif : A est B ou C, il n'est pas C,
donc il est B. Dans ce syllogisme un même terme A est sujet dans
les trois propositions, d'abord comme universel déterminé, comme
genre divisé en ses espèces, puis comme individualité (ou totalité)
exclusive de telle ou telle détermination, enfin comme totalité qui
par cette exclusion s'est donné sa détermination spécifique. Ce
terme c'est le moyen qui a en quelque sorte absorbé en soi les deux
extrêmes et a manifesté ce qu'il était virtuellement. En lui reparaît
développée la totalité primitive de la notion.
Celte totalité qui dans le jugement n'est plus représentée que par
la copule reparaît dans le syllogisme sous la forme plus concrète du
moyen terme. Dans le syllogisme formel le moyen n'est totalité
qu'en tant qu'il s'identifie tour à tour à chacun des moments de la
notion. Dans le syllogisme de la réflexion il réunit extérieurement
les déterminations opposées des extrêmes. Dans le syllogisme de la
nécessité il est d'abord leur unité intérieure, mais cette unité se
développe et apparaît comme totalité explicite. Par cela même la
forme du syllogisme qui consistait précisément dans l'opposition du
moyen et des extrêmes s'est supprimée et, avec elle, la subjectivité
exclusive de la notion.
« Par ce fait la notion en général s'est réalisée; plus précisément
elle a conquis cette sorte de réalité qui est Vobjeciivilé. Sa plus
proche réalisation consiste en ceci que la notion qui, comme unité,
contient en soi sa négation, se démembre et, comme jugement,
confère à ses déterminations une certaine indépendance et indiffé-
rence réciproque, et que, dans le sylbjgisme, elle s'oppose elle-même
à ces mômes déterminations. Tandis qu'ainsi elle est encore l'inté-
riorité de cette extériorité qu'elle s'est donnée, dans le processus du
syllogisme, cette extériorité est rendue adéquate à l'unité intérieure;
les diverses déterminations de la notion, par l'effet de la médiation
qui tout dabord ne les unifie que dans un troisième terme, font
retour à leur unité primitive et l'extériorité par cela porte sur soi
l'empreinte de la notion, qui cesse ainsi d'en être séparée comme
unité pui-ement interne.
« Cette détermination de la notion, qui a été considérée comme réa-
lité (realUàt), est aussi bien inversement un êire posé (Gesetztseyn).
Car non seulement dans ce résultat la vérité de la notion s'est mani-
festée comme identité de son intériorité et de son extériorité, mais
déjà dans le jugement, les moments de la notion restent, malgré leur
LA SCIENCE DE LA NOTION. 97
indifîérence respective, des déterminations qui n'ont de signification
que dans leur relation réciproque. Le syllogisme est la médiation, la
notion accomplie dans .son ct7'e posé dans laquelle rien n'est en soi
ni pour soi, mais où chaque chose existe seulement par l'intermé-
diaire d'une autre. Le résultat est par suite une immédiatité {Unmit^
telbarkeH) qui s'est produite par la suppression de la médiation, un
être {Scj/n) qui est aussi bien identique avec la médiation et est la
notion qui est revenue de son extériorité et s'y est affirmée. Cet être
est aussi une chose [Sache) qui est en soi et pour soi, c'est l'Objecti-
vité {die Objectivitat). »
Ce passage de la notion et plus spécialement du syllogisme à
l'objet semble tout d'abord reposer sur une équivoque. En quoi
consiste-t-il en effet? En ce que la forme du raisonnement s'est sup-
primée : la médiation s'est faite immédiate et le moyen terme, le
genre, explicitement partagé en ses espèces, se présente comme une
sorte de cadre tout préparé à recevoir et à coordonner la multipli-
cité des individus. On n'aperçoit pas tout de suite en quoi, par cela,
la notion a cessé d'être subjective et il semble que le nom d'objecti-
vité soit arbitrairement imposé à un état de la notion que rien d'es-
sentiel ne distingue des précédents. Il semble qu'en même temps, et
dans une intention sophistique, on conserve à ce même nom sa
signification courante selon laquelle une notion objective est celle
qui correspond à un objet.
Regardons toutefois la chose de plus près. Sans doute l'objectivité
telle qu'elle vient de se produire est une détermination nouvelle de
la notion subjective et rien de plus; mais par cette détermination
celle-ci cesse d'être une pure notion.
La notion s'est produite comme unité négative de l'être et de l'es-
sence. La détermination immédiate et la détermination simplement
médiate ou nécessité se sont tour à tour montrées contradictoires
et inintelligibles. Pour les comprendre, il nous a fallu remonter à un
mode de détermination doublement médiat ou, si l'on veut, médiat
et immédiat tout à la fois : la liberté ou détermination par soi. Ce
mode de détermination, dans sa forme abstraite et vide, c'est la
notion.
La notion pose en soi les trois déterminations de l'universel, du
particulier et de l'individuel. Elle n'est notion que dans celte scis-
sion même. Toutefois ces oppositions, tant qu'elles restent vides de
tout contenu, sont comme si elles n'étaient pas. La notion pour les
Noël. 7
98 LA LOGIQUE DE HEGEL.
réaliser et se réaliser elle-même doit leur donner un contenu déter-
miné. C'est là ce qui arrive dans le jugement. Mais dans le juge-
ment considéré comme simple forme, la notion n'est qu'en apparence
sortie de son abstraction. La pluralité des notions impliquée par le
jugement n'est qu'une pluralité abstraite et vide. Par le syllogisme
la notion s'affranchit de cette fînité première et rentre en elle-même.
Elle atteint ainsi en un sens à sa parfaite réalité; mais à sa réa-
lité formelle, à sa perfection intrinsèque comme forme pure de la
médiation. Or arrivée au terme de son développement dans le syllo-
gisme disjonctif, la forme, précisément parce qu'elle est devenue
tout ce qu'elle pouvait être, apparaît dans son inanité radicale. Elle
est une forme et rien qu'une forme, un cadre abstrait qui, pour se
réaliser, a besoin de recevoir un contenu immédiatement existant.
Sous ce rapport le passage de la notion à l'objet rappelle celui de
l'opposition, du positif et du négatif, à la raison d'être. Dans ce der-
nier passage nous avons vu la réflexion se supprimer elle-même et
poser sa propre négation ou l'immédiat, mais l'immédiat comme
médiat ou l'existence {Daseyn) comme être posé {Geseizseyn). Ici la
notion se comporte à peu près de même. Elle se détermine comme
intrinsèquement insuffisante, comme pure forme qui requiert un
contenu ou comme extérieure à elle-même et intérieure à son con-
traire. Il y a cependant entre ces deux passages une différence capitale.
La notion ne se nie pas elle-même pour revenir ultérieurement
en elle-même à travers sa négation. Sa négation et sa réaffirmation
sont en quelque sorte un seid et même acte. En se déterminant comme
cadre préformé propre à recevoir un contenu immédiat, on peut dire
que la notion s'est elle-même posée comme objet. J'entends comme
objet en général ou, si l'on veut, comme notion de l'objet. Le monde
objectif dans sa totalité n'est-il pas un système de genres et d'es-
pèces; les êtres particuliers ne sont-ils pas des copies de types géné-
riques et les faits contingents des exemples de lois nécessaires? La
notion en devenant la notion de l'objet ne cesse pas d'être elle-même
et l'objet qu'elle s'oppose ne lui est pas radicalement étranger.
L'objet n'est pas une réalité indifférente à la notion. Qu'une telle
réalité ne puisse exister c'est ce qu'a depuis longtemps démontré la
logique objective. L'objet que la notion se donne à elle-même et qui
seul mérite le nom d'objet est l'objet de la notion, une réalité qui
est réelle précisément parce qu'elle est intelligible. En un mot, c'est
la notion même devenue réalité immédiate.
I
LA SCIENCE DE LA NOTION. O'J
L'objet (lui so produit ici est, il faut se le rappeler, un (jbjet pure-
ment logique. Nous n'avons pas en(3()re la nature dans son opposition
avec Vidv>;, mais seulement la nature dans Vidée ou ïidre delà nature,
et c'est même par anticipation que nous appliquons ce mot nature,
au monde objectif tel qu'il se présente à. nous en ce moment. Au
fond ce qui est démontré ici, c'est simplement que la notion comme
telle implique l'objet ou est la notion de l'objet.
Selon la remarque de Hegel, ce passage de la notion à l'objet est,
quant au contenu, identique à la démonstration ontologique de l'exis- *
tence de Dieu, au célèbre syllogisme de saint Anselme et de Descartes.
Existe-t-il un Dieu? Cette question pour le philosophe signifie pro-
prement est-il vrai que la raison gouverne le monde? ou plus simple-
ment encore la raison a-t-elle raison? Nier Dieu c'est réduire l'idéal
à n'être qu'un pur idéal, c'est-à-dire une chimère; c'est prétendre
que la notion et la réalité, l'expérience et la pensée, le fait et le droit
n'ont entre eux rien de commun, demeurent éternellement opposés ou
ne s'accordent que par accident. Nier Dieu c'est donc au fond nier la
science et la moralité ou les réduire chacune à sa manière à je ne sais
quel rêve collectif d'une humanité vouée à une indéfectible illusion.
A l'argument ontologique on a objecté dès l'origine l'impossibilité
de conclure du concept à la réalité, de l'essence à l'existence. Cette
impossibilité est incontestable à l'égard des choses finies. Leur linité,
en effet, consiste précisément dans la disproportion de l'essence et
de l'existence, de l'être et de la notion. Au contraire la notion
absolue est, comme nous venons de le voir, essentiellement objective,
principe et raison d'être de toute objectivité.
Les objections dirigées contre l'argument ontologique tiennent à
ce que l'entendement fini s'obstine à rabaisser l'infini à son niveau.
Dieu est considéré comme un objet quelconque, comme un être parmi
les êtres, que l'on peut indifféremment concevoir comme existant ou
non existant et dont l'existence, si elle est réelle, doit se manifester
dans l'expérience d'une manière plus ou moins directe. On peut
affirmer hardiment qu'un tel Dieu n'existe pas ou qu'un être de cette
sorte n'est pas Dieu. Il faut convenir toutefois que dans l'argument
ontologique la forme est inadéquate au contenu et motive les objec-
tions. L'existence de Dieu ne peut être la conclusion d'un syllogisme
formel. La seule démonstration qu'on en puisse donner est une
démonstration dialectique et cette démonstration constitue le contenu
entier de la Logique.
100 LA LOGIQUE DE HEGEL.
OBJECTIVITE.
L'objet [Das Objcct) contient en soi la notion subjective d'oii il est
sorti; mais, tout d'abord, il ne la contient qu'en soi, c'est-à-dire
implicitement. Il est l'être immédiat de la notion, mais dans cette
immédiatité celle-ci n'est pas encore posée. La notion est unité, plu-
ralité et totalité; dans son état immédiat comme objet ces trois
moments se retrouvent mais non encore médiatisés. L'objet est à la
fois un et multiple. Il y a une multitude d'objets qui tous ensemble
ne sont qu'un objet (le monde objectif) et dont néanmoins chacun
isolément est un objet complet, une totalité. Chacun est en soi un
tout indépendant, se suffisant à lui-même et cependant chacun est
une partie du tout et, comme tel, dépend de tous les autres. C'est la
contradiction absolue et pourtant c'est bien là ce que nous pensons
quand nous nous représentons le monde comme pur objet; comme
simplement donné à la pensée. En tant que purement donnés les
objets sont en effet divers et indépendants, mais d'autre part, en
tant que donnés à la pensée , en tant que substrats possibles de
relations intelligibles, ils sont les parties d'un tout, les éléments
subordonnés d'un ensemble plus ou moins harmonique.
La solution de cette contradiction est le retour de l'objet à la notion,
et son identification finale avec elle. Le premier moment de ce retour
est le mécanisme [Der Mechanhmus).
La contradiction de l'indépendance des objets et de leur dépen-
dance a son expression dans le choc ou ces deux déterminations se
nient réciproquement sans néanmoins se supprimer. L'opposition
trouve même dans ce phénomène une première conciliation, en ce
que chacun des deux objets qui se choquent maintient son intégrité
contre l'action qui tendait à le déformer ou à le détruire et fait
sienne cette action en la réfléchissant sur son antagoniste. Mais,
dans le choc, cette conciliation demeure toute contingente et tout
extérieure. Dans cette sphère appelée par Hegel la sphère du méca-
nisme formel [formale mechanhche Process), l'unité des corps qui se
choquent et par suite l'unité du monde objectif demeure purement
virtuelle; elle n'existe pas pour elle-même, mais seulement pour
nous. Dans le mécanisme réel [reale mechanische Process), l'ensemble
des objets choqués par un objet donné et auxquels il a communiqué
LA SCIENCE DE LA NOTION. 101
sa force, entraînés par un mouvement commun, constituent comme
une ébauche de système.
Mais la conciliation plus profonde des termes de l'opposition a
lieu dans le mécanisme absolu {aôsolute mechanische Process). Ici,
l'objet individuel, loin de manifester son indépendance par la néga-
tion de sa dépendance, l'affirme par sa dépendance même; se coor-
donne de lui-même à d'autres objets pour être soi, pour réaliser son
unité. C'est le moment de la centralité. L'objet a son unité et sa
réalité dans son centre, et en tendant vers son centre, il ne fait que
rentrer en lui-même et se réaliser lui-même. Les objets tendent vers
leurs centres respectifs, et c'est par leurs centres qu'ils se mettent
en rapport. Toutefois tant qu'il n'existe que des centres indépen-
dants la conciliation demeure imparfaite. Elle n'est définitive que
quand ces centres individuels ont eux-mêmes leur unité dans un
centre commun, le centre absolu du système.
Le processus logique du mécanisme est constitué par trois syllo-
gismes. Tout d'abord les individus (objets individuels) par leur rap-
port particulier (choc) manifestent leur nature universelle. Ici, c'est
le particulier qui est le moyen. Dans le second syllogisme ce rôle
appartient à l'individuel. C'est un individu, qui en communiquant à
d'autres sa détermination particulière, donne naissance à un en-
semble, à un système d'objets (universel). Enfin dans le mécanisme
absolu c'est le centre absolu (universel) qui maintient dans leurs
rapports respectifs les centres subordonnés (particuliers) et les
individus.
L'exemple le plus frappant qu'on puisse donner de cette détermi-
nation de l'idée est le système solaire. Toutefois, comme nous avons
déjà eu l'occasion d'en faire la remarque, les catégories de la Logique
ne sont pas exclusivement applicables à telle ou telle sphère de la
nature. En particulier celle qui nous occupe se retrouve dans tous
les domaines de la pensée. Comme le système solaire l'Etat repose
sur trois syllogismes. Hegel, après avoir développé le précédent
exemple, n'hésite pas à ajouter : « De même le gouvernement, les
individus qui forment la cité et les besoins ou la vie extérieure de
ces individus sont trois termes dont chacun est le moyen qui unit
les deux autres. Le gouvernement est le centre absolu où l'individu
considéré comme un extrême est mis en rapport avec sa subsistance
extérieure; aussi bien les individus sont le moyen qui réalise dans
une existence extérieure cette individualité universelle et traduisent
102 LA LOGIQUE DE HEGEL.
ainsi leur essence morale dans l'extrême de la réalité. Le troi-
sième syllogisme est le syllogisme formel, le syllogisme de l'ap-
parence {der Schluss des Scheins) : les individus, par l'intermédiaire
de leurs besoins et de leur existence extérieure, se sont agrégés
à cette individualité universelle et absolue : un syllogisme qui,
comme purement subjectif, passe dans les précédents et a en eux sa
vérité. »
Toutefois l'objet mécanique n'est pas encore l'objet dans sa vérité.
La différence des objets est impliquée dans le concept d'objectivité.
Or jusqu'ici cette ditTérence est restée en quelque sorte accidentelle
et extérieure à l'objet lui-même. Pour parler le langage hégélien,
elle est simplement posée, ou ce qui revient au même, elle n'existe
encore qu'en soi. Dans le mécanisme les objets sont en rapport
comme objets homogènes, ils ne diffèrent que par les relations
mêmes que nous concevons entre eux; par suite leur différence leur
est indifférente et indifférente aussi la suppression de cette diffé-
rence. Ils restent dans le système qu'ils constituent ce qu'ils étaient
en dehors. Le mouvement dialectique de l'idée se réalise dans ce
système, mais en soi ou pour nous, non pour les objets eux-
mêmes.
La tendance au centre n'est que la tendance à soi-même; elle n'a
d'ailleurs jusqu'ici aucune direction propre, c'est l'accident (proxi-
mité ou éloignement) qui la détermine. Si la notion est l'àme dont
l'objet est le corps cette àme est encore extérieure à son corps;
elle plane au-dessus de lui plutôt qu'elle ne l'anime. Ou, ce qui
revient au même, elle lui demeure encore purement intérieure,
elle ne s'en distingue pas, elle n'est que sa détermination immédiate
et contingente et n'apparaît comme nécessité ou notion détermi-
nante qu'à la conscience qui la considère du dehors. Or l'objet n'est
réel que comme réalité de la notion. Il faut donc que celle-ci pénètre
dans l'objet et tout d'abord que le moment de la différence appar-
tienne en propre à celui-ci. Les objets seront donc différents;
différents de nature ou hétérogènes. D'autre part, comme la diffé-
rence de la notion ou particularité est une différence virtuellement
supprimée, les objets différents devront tendre à supprimer leur
différence. C'est là ce qui constitue le chimisme [der Chemismui).
L'objet chimique c'est l'objet déterminé comme différent d'un
autre objet de telle sorte que la notion soit particularisée dans
chacun d'eux et ne se réalise que dans leur unité. Cette unité c'est
LA SCIENCE DE LA NOTION. dO^
le produit neutre. Mais le produit neutre n'est que l'unité positive
ou immédiate de ses moments, la simple suppression de la dilTérence,
non l'affirmation de l'identité dans la différence conservée. Aussi lui-
même n'est-il qu'une existence finie. Les composants se sépareront
et recouvreront leur indépendance pour s'unir de nouveau dans un
produit identique au premier et cela indéfiniment.
Le chimismc ne nous donne pas encore la vraie objectivité parce
qu'en lui les moments de la notion demeurent immédiatement
séparés. L'identité et la difîérence, l'universel et le particulier révè-
lent, par leur alternance, la nécessité de leur union; mais ils ne
parviennent pas à l'accomplir. Si nous comparons les moments de
l'objectivité à ceux de la notion abstraite, le mécanisme corres-
pondra à la notion pure où les différences sont encore tout inté-
rieures. Le chimisme sera le moment de la différence posée, de la
scission ou du jugement. Le moment qu'il amène ou la téléologie
correspondra au raisonnement ou à l'unité restaurée.
Ce qui résulte de la dialectique du chimisme, c'est la nullité, l'in-
signifiance de l'objet comme objet pur. L'existence de l'objet chi-
mique est intrinsèquement imparfaite. A l'état libre il n'est qu'une
demi-réalité, le moment abstrait d'une totalité qu'il tend à réaliser.
Mais dans cette réalisation il se nie lui-même et la totalité se nie
avec lui. En efTct précisément parce que ses moments s'y absorbent
et s'annihilent pour la constituer, elle cesse d'être une totalité véri-
table, une totalité de moments réellement distincts pour devenir
pure indififérence et pure identité avec soi. L'objet comme tel n'est
pas et ne peut être pour soi. Il n'est par suite que pour quelque
autre chose. Cette autre chose pour laquelle l'objet existe, n'est tout
d'abord précisément que cela. Son essence est d'être la fin ou le but
[Zweck). Ainsi le mécanisme et le chimisme ont leur vérité dans la
téléologie [Teleologle). Le but est la raison d'être de l'objet, et l'objet
n'existe que pour le but.
Tout a un but, rien ne se fait pour rien, oùoÈv ;a.âTr,v, disait déjà
Aristote. La véritable explication des choses est l'explication par la
cause finale; la cause finale est vraiment la cause première.
La finalité néanmoins, telle qu'elle se produit ici, est encore une
finalité contingente et finie. Nous n'avons pas encore la lin absolue,
le but suprême, mais seulement le but en géuéral, lequel peut et
doit se déterminer et se différencier en buts particuliers. Le but est
d'abord un but parce qu'il n'est pas donné immédiatement comme
104 LA LOGIQUE DE HEGEL.
objet. ]1 est l'irréel qui doit se réaliser. Cette réalisation exige une
médiation; le moyen [das Mittel) est l'intermédiaire entre le but
subjectif et son objectivité. Le moyen est un objet existant indépen-
damment du but, mais par l'action duquel le but se réalise. En lui
l'objectivité et la finalité sont en quelque sorte immédiatement
unies et l'on peut dire qu'en lui le but atteint sa réalité immé-
diate. En effet le moyen dans sa totalité, ou si l'on veut, la série
entière des moyens constitue la réalisation du but et se confond
avec le but réalisé. Ainsi, dans la finalité, reparaissent le méca-
nisme et le chimisme, non plus sans doute tels qu'ils étaient en
soi, mais comme moments de la finalité. Ce sont les moyens par
lesquels le but se réalise et qui constituent l'existence immédiate
du but.
Mais le but n'est ici qu'une détermination formelle qui s'ajoute
du dehors à sa matière (objectivité mécanique et chimique); il n'est
pas encore une détermination interne de l'objet lui-même. Tout
objet pris à part est aussi bien un moyen pour un but qu'il est lui-
même un but. Le monde des objets peut être conçu comme un sys-
tème de moyens et de fins, mais cela d'une infinité de manières éga-
lement légitimes ou également arbitraires. Le but est la notion qui
s'est réaffirmée par la négation de la pure objectivité. Celle-ci n'est
intelligible que dans et par sa fin; mais cette fin ne s'est pas encore
produite comme fin véritablement objective, comme unité substan-
tielle de la notion et de l'objet.
Toutefois, à y regarder de plus près, l'indépendance réciproque
de la notion et de l'objet a disparu. L'objet comme but réalisé n'est
que le but ou la notion dans sa particularité et ne s'explique qu'en
tant qu'il peut être subsumé sous l'universel de la notion. La notion
d'autre part n'a plus sa particularité en elle-même, comme moment
immédiatement supprimé. Celle-ci apparaît comme une réalité exté-
rieure et objective dans laquelle la notion se donne un être immé-
diat. La notion elle-même et son objet ne sont donc plus au fond
que deux moments de la notion et celle-ci contient celui-là comme
une de ses déterminations. Ainsi la notion, sans cesser d'être notion
subjective et, comme telle, de se déterminer elle-même, est aussi
bien riotion objective et détermine la réalité immédiate.
La notion, comme unité d'elle-même et de l'objet, est proprement
Vidée. Vidée {Die Idée) n'est ni subjectivité pure, ni pure objectivité.
Elle est l'unité du sujet et de l'objet. « L'idée est la notion adéquate,
LA SCIENCE DE LA NOTION. lOi;
le vrai objectif ou le vrai comme tel. Si quelque chose a de la vérité,
il l'a par son idée, ou quelque chose n'a de vérité qu'en tant qu'il est
idée. ))
IDEE.
La détermination immédiate de l'Idée comme telle est la vie {Dos
Lcben). La vie est la finalité devenue intérieure à l'objet; elle est fin
et moyen d'elle-même, et cela dans une indissoluble unité. La fin ou
la notion est devenue consubstanlielle à l'objet; elle est devenue
l'âme qui, dans la vie, ne fait qu'un être avec le corps. « La vie,
considérée de plus prés dans son idée, est en et pour soi absolue
universalité; l'objectivité qui lui est attachée est absolument péné-
trée par la notion; elle n'a d'autre substance que celle-ci. Ce qui se
distingue comme partie ou selon quelque autre réflexion extérieure
a en soi la notion entière; celle-ci est en efTet l'âme omniprésente
qui, dans la multiplicité inhérente à l'existence objective, reste en
rapport simple avec soi et conserve son unité. »
La vie est d'abord vie universelle ou indéterminée, mais, en tant
que notion, elle pose en soi le moment de la particularité', elle se
donne un corps, une sphère déterminée d'action. Enfin ces deux
moments trouvent leur unité dans V individuel, c'est-à-dire dans l'être
vivant. Ainsi la vie se détermine nécessairement comme être vivant
{das lebendifje Jndividuum), et ne se réalise que dans des sujets indi-
viduels.
L'être vivant reproduit d'abord dans son développement interne
les trois moments de la notion subjective. La vie, d'abord ditTuse
dans tout le corps (universel), difTérencie la masse totale en mem-
bres distincts (particulier) pour s'affirmer comme réalité concrète
(individuel) par la synergie de ces membres.
D'autre part, en tant qu'individu, l'être vivant s'est séparé du
monde extérieur ou de son milieu. Celui-ci s'oppose à lui comme un
terme indépendant. Cette indépendance est même en soi la négation
de la vie, en ce sens que si elle subsistait elle réduirait la vie à n'être
qu'un accident et non ce qu'elle est en tant qu'Idée, c'est-à-dire la
vérité du monde objectif, sa raison d'être absolue. Mais l'être vivant,
par l'activité inhérente à la vie, entre en conilit avec son milieu et
finalement l'absorbe et se l'incorpore. Il lui emprunte les élêuKMits
conslilutits de sa vie (matière et énergie), et par là manircslc son
i06 LA LOGIQUE DE HEGEL.
véritable rapport à ce milieu, la subordination de celui-ci à la vie.
Le monde matériel n'est plus désormais qu'un moment de la vie; il
est l'ensemble des substances et des forces dont celle-ci a besoin pour
se réaliser, qu'elle trouve devant elle comme sa présupposition, ou
que plutôt, comme moment supérieur de l'idée, elle s'est données
elle-même dans le cours antérieur de son procès dialectique.
Enfin l'individu vivant appartient à une espèce et doit entrer en
relation avec cette espèce. Cette relation constitue le rapport des
sexes. Dans ce moment, l'espèce atteint son être pour soi et cela de
deux manières. D'une part le rapport des sexes donne la vie à un
nouvel individu. Par suite l'individu qui était apparu immédiatement
comme un être indépendant est médiatisé, et médiatisé par l'espèce,
de telle sorte que sa vie n'est plus que la vie de l'espèce dans son
extériorité. D'autre part la production de nouveaux individus a pour
corrélatif nécessaire la suppression de l'individu ou la mort. L'indi-
vidualité du vivant se trouve ainsi complètement absorbée par la
puissance de l'universel. « Par là l'idée de la vie s'affrancbit non
seulement de quelques individualités immédiates, mais de cette
première forme immédiate en général, et elle entre en possession
d'elle-même et de sa plus haute réalité en se produisant comme
espèce qui existe pour soi et dans sa liberté. La mort de l'être vivant
individuel et immédiat est la vie de l'esprit. »
La vie est déjà l'Idée et l'Idée tout entière; mais en elle l'Idée
demeure encore à l'état d'enveloppement; elle est encore, selon le
point de vue, pure intériorité ou pure extériorité. La puissance de
l'universel ne s'est révélée ni à l'individu, ni à elle-même. Elle reste
une nécessité aveugle, que l'individu subit sans la comprendre. Elle
n'existe encore qu'en soi ou, si l'on préfère, n'existe que pour nous
qui la considérons du dehors. C'est en cela que consiste la fînité de
la vie. C'est ce qui fait que la vie, comme simple vie, est encore
contradictoire et inintelligible. C'est seulement dans l'esprit ou dans
la vie spirituelle que l'universel existe véritablement pour soi, que
l'espèce s'élève à la conscience d'elle-même, que sa puissance, son
rapport à l'individu, par suite la vie et la mort s'expliquent et se jus-
tifient. La vie spirituelle, la vie intellectuelle et morale est vérita-
blement la vie de l'espèce; elle seule est affranchie des limitations et
des contingences inhérentes à l'existence individuelle. A travers les
générations successives l'espèce poursuit son œuvre, et à cette œuvre
chacune apporte son concours. Ces générations dans leur ensemble
LA SCIENCE DE LA NOTION. 107
forment véritablement un être unique, et les êtres individuels ne sont
que les moments de cette existence totale. La mort est vaincue; elle
n'est plus la négation de la vie, mais au contraire son affirmation la
plus haute, la condition et le gage de son éternel rajeunissement.
Loin d'arrêter sa marche, elle seule lui assure un développement sans
limites.
L'esprit est l'universel concret et vivant; mais cet universel est
d'abord l'universel immédiat ou indéterminé. En puissance il est
tout, mais en acte il n'est encore rien. C'est l'esprit théorique ou la
connaissance [Das Ei^kennen). L'univers est promis à la connaissance,
mais elle doit le conquérir. La connaissance est en soi la vérité [die
Idée des Wahren), mais elle ne l'est qu'en soi et doit la réaliser en se
réalisant elle-même. Ainsi la connaissance a d'abord son objet hors
d'elle-même et par suite n'est que la connaissance finie. Son pro-
cessus consiste à supprimer cette finité en absorbant l'objet, en le
faisant intérieur à elle-même. La connaissance finie est d'abord ana-
lytique. Sa première tâche est de dégager l'intelligible du sensible,
de retrouver les formes de l'idée pure engagées dans la matière
des faits, et c'est là l'œuvre de l'analyse. Dans cette première phase
l'attitude de l'esprit est principalement passive; il s'agit pour lui
non d'imposer à l'objet des déterminations, mais, au contraire, de
recevoir et de s'assimiler celles de l'objet. La science se soumet libre-
ment à la domination de la nature; elle n'aspire qu'à se modeler sur
elle; elle n'en veut être que l'image exacte et inaltérée. Mais tout en
se laissant pénétrer par l'objet, l'esprit entre de plus en plus profon-
dément en lui-même. L'appréhension du réel est sa propre réalisa-
tion, il se manifeste à lui-même, il prend conscience de ses propres
formes. Il reconnaît qu'il n'est pas cette capacité vide avec laquelle
lui-même s'était d'abord confondu, mais qu'il a sa détermination
propre, plus haute et plus concrète que celle de l'objet, et qu'au fond
c'est lui-même (juil cherche et retrouve dans l'objet.
Parvenue au terme de son analyse la science prend une direction
nouvelle. Elle se fait synthétique. Elle s'attache à reconstruire
idéalement cette réalité, qu'en l'expliquant, l'analyse a détruite.
La pensée, qui avait reçu son objet comme quelque chose d'indif-
férent et d'étranger, le reproduit en soi, le crée pour ainsi dire de
nouveau et montre par là que l'objet n'est au fond qu'un moment
d'elle-même, un élément subordonné de son existence subjective.
Toutefois l'idée théorique pure ou ridée du vrai comim^ tel ne par-
108 LA LOGIQUE DE HEGEL.
vient pas à surmonter sa finité. La connaissance synthétique crée
de nouveau l'objet et par là même le subordonne; mais il lui faut
pour cela une matière première, une donnée qu'elle ne tire pas
d'elle-même et qu'elle emprunte à l'objet ; en un mot un ou plusieurs
principes que l'expérience impose à l'entendement et que celui-ci
accepte sans pouvoir les contrôler, La science, par suite, n'est pas
libre; ni elle, ni l'entendement qui en est l'instrument ne se déter-
minent pleinement eux-mêmes, ils attendent leur détermination du
dehors, leur rôle est de constater la nécessité et de s'y soumettre.
Mais en même temps qu'il s'est développé dans sa direction théo-
rique l'esprit a pris conscience de lui-même comme d'un principe
déterminant ou comme d'une puissance. S'assimiler à l'objet et par
là se soustraire à la puissance de l'objet en s'identifiant avec elle et
en la faisant sienne, telle est la fin de l'activité théorique. Or dès
que l'esprit s'est reconnu comme puissance, une autre fin s'offre à
lui : se soumettre l'objet, en faire un simple instrument de son
vouloir. L'idée se produit ainsi sous un nouvel aspect : l'idée pra-
tique [Die prackiische Idée) ou l'idée du bien (Die Idée des Guten).
Le Bien apparaît tout d'abord comme fin absolue, comme idéal
qui doit être réalisé et par suite a lui aussi en soi le moment de la
finité. Cette finité consiste précisément en ce qu'il est séparé de sa
réalité. Ici se reproduit la dialectique du but. Par l'action de la
bonne volonté et l'intermédiaire du moyen, le bien se réalise. Toute-
fois cette réalisation est d'abord partielle et inadéquate; aussi le
bien apparaît-il comme perpétuel devoir être [Sollen]^ un but qui
recule à l'infini devant l'effort qu'on fait pour l'atteindre. jMais ce
n'est là qu'une apparence. En se réalisant partiellement le bien a
montré que l'obstacle n'est pas, comme on pouvait d'abord le croire,
un élément étranger ou hostile à sa réalisation, mais une condition
de cette réalisation elle-même, un moment nécessaire de l'idée pra-
tique; l'idée pratique en effet n'est que l'idée agissante et son acti-
vité consiste précisément à triompher de l'obstacle, à le transformer
en moyen. Cette démonstration faite une fois vaut évidemment pour
toutes. Ainsi le champ total de la réalité objective n'est au fond que
le bien réalisé.
Ainsi disparait l'opposition de l'idée théorique et de l'idée pra-
tique. Le bien elle vrai sont identiques et cette identité c'est l'Idée
absolue {die absolute Idée). « L'idée absolue, telle qu'elle s'est pro-
duite, est l'identité de l'idée théorique et de l'idée pratique; chacune
LA SCIENCE DE LA NOTION. 100
de celles-ci est incomplète (eimeitig) et n'a en soi l'idée elle-même
que comme un au-delà que l'on cherche et un but non encore atteint.
Chacune par suite est une synthèse de l'elîort {eine Si/nt/tcsc des Stre-
hens), a en soi l'Idée et tout aussi bien ne l'a pas, passe de l'une à
l'autre de ces pensées sans jamais les unir et reste dans leur contra-
diction. L'Idée absolue comme notion ralionneUe [vcrnûnfiifjerBegriff),
qui en passant dans sa réalité ne fait que rentrer en soi-même, est
sous le rapport de cette immédiatité de son identité objective le
retour à la vie; mais elle a aussi bien supprimé celle forme de son
immédiatité et a en soi la plus haute opposition. La notion est non
seulement âme (Seele), mais libre notion subjective qui est pour soi,
et par suite a la personnalité {Persônlichkeit) — la notion objective
pratique déterminée en soi et pour soi, qui, comme personne, est
subjeclivité impénétrable et atomique, mais qui en même temps,
loin dôlre individualité exclusive, est pour soi universalité et con-
naissance et a dans son autre sa propre objectivité pour objet. Tout
le reste est erreur, confusion, opinion vaine, agitation, volonté arbi-
traire, apparence passagère; seule l'Idée absolue est l'être, la vie
impérissable, la vérité qui se sait elle-même et toute vérité. »
L'Idée absolue, c'est la raison même désormais parvenue à la con-
science de soi; c'est la pensée qui, en se pensant elle-même, pense
nécessairement toute chose. L'Idée absolue est l'unilê définitive de
toutes los déterminations précétlenles. En elle s'achève le procès dia-
lectique dont le point de départ était l'être pur ou indéterminé. Elle
en est le point d'arrivée ou l'être parvenu à sa plus complète détermi-
nation. Delà sorte elle apparaît comme un résultat, comme le terme
dernier ou l'aboutissement de la dialectique. Mais d'autre part ce
résultat qui seul est absolument en soi et pour soi contient plutôt la
raison de tous les autres termes et du commencement lui-même.
C'est en effet seulement dans ce résultat que ces termes cessent de
se nier et de s'exclure et que chacun prend sa valeur propre. Tous
contiennent en un certain sens l'Idée et ne sont que par l'Idée, mais
en tant que séparés de l'Idée, ils s'opposent réciproquement et
chacun se contredit lui-même. Leur existence véritable est donc leur
existence dans l'Idée et comme moments de l'Idée.
La dialectique qui les a tour à tour posés et supprimés n'est pas
un processus extérieur, indidérent à eux-mêmes cl k l'Idée. C'est la
vie propre de l'Idée et leur vie intérieure en tant que moments de
l'Idée. L'Idée est donc présente dans la logique tout entière quoi-
\\0 LA LOGIQUE DE HEGEL.
qu'elle ne se manifeste pleinement qu'à la fin et comme résultat. La
logique ou la science de l'Idée n'est pas quelque chose d'étranger à
son objet; c'est plutôt l'Idée elle-même en tant qu'elle prend con-
science de soi et se manifeste à elle-même comme spontanéité
absolue. Ce n'est pas une connaissance finie et contingente par
laquelle un sujet se met en rapport avec un objet déterminé. Le
sujet qui pense la logique par cela même se pense lui-même comme
sujet pur ou absolu, il prend conscience de sa propre subjectivité
comme subjectivité universelle ou si l'on préfère c'est l'Idée elle-
même qui se pense en lui. Ainsi dans la logique, le sujet et l'objet,
la matière et la forme, le contenu et la méthode ont véritablement
cessé de s'opposer. Si nous persistons à les distinguer, c'est seule-
ment par l'effet d'une habitude invétérée et la moindre attention
suffît à nous montrer que ces distinctions n'ont plus aucune raison
d'être.
La logique subjective est proprement la logique de la philosophie
spéculative. Les catégories qu'elle étudie sont celles qui nous expli-
quent définitivement la nature et l'esprit. On pourrait dire qu'elle
est déjà la philosophie dans sa pureté formelle et qu'elle contient
déjà implicitement les autres parties du système. Nous aurons d'ail-
leurs bientôt à développer et à préciser cette remarque.
Les dernières lignes de la logique sont consacrées à expliquer le
passage de cette partie du système à la partie suivante : la philoso-
phie de la nature. Ce passage est un des points les plus difficiles
de la philosophie hégélienne et cela sous le double rapport de l'obs-
curité du texte et de la gravité intrinsèque du problème. Nous le
laisserons ici de côté, nous réservant d'y revenir un peu plus loin.
LA LOGIQUE DANS LE SYSTEME
La Logique est achevée. Les diverses déterminations possibles de
la pensée pure se sont produites chacune à sa place et toutes sont
rentrées dans l'unité absolue de la raison. Celle-ci se trouve désor-
mais définie quant à son contenu nécessaire. Nous avons construit
le cadre de toute connaissance rationnelle possible, ou plutôt ses
contours se sont d'eux-mêmes progressivement précisés dans notre
conscience. Nous avons appris à connaître notre raison ou, ce qui
revient au même, la raison.
Mais, parmi les résultats obtenus, n'en est-il pas qui puissent
nous inspirer des doutes sur la valeur de l'œuvre totale? Ces doutes
ne peuvent concerner la méthode. Nous avons reconnu tout d'abord
que, dans l'espèce, aucune autre n'est applicable. Néanmoins nous
avons dû constater en même temps qu'elle est d'un maniement déli-
cat et difficile. Il se pourrait donc que l'auteur se fût égaré lui-même
dans le réseau complexe de ses déductions et que nous nous trouvions
en présence d'une construction tout artificielle.
Si telle était notre pensée, nous n'aurions pas imposé au lecteur
la peine de suivre cette longue exposition. Nous croyons que la
Logique, quelles qu'en soient les imperfections, reste une œuvre
solide et durable. D'autre part un ouvrage de cette nature échappe
nécessairement à toute critique exotérique. Aucune considération
extérieure n'en saurait véritablement infirmer ou confirmer les
conclusions. Celles-ci en effet ne se laissent pas détacher des pré-
misses qui les produisent et juger par quelque critérium distinct du
processus qui les amène. La logique n'est pas, comme les autres
parties de la philosophie, la reconstruction idéale d'une expérience
112 LA LOGIQUE DE HEGEL.
qui a déjà, comme pure expérience, un contenu déterminé. A la
philosophie de la nature ou à la philosophie de l'esprit on peut
objecter qu'elle omet, mutile ou altère tel fait important de la
physique ou de l'histoire. Les travaux de Hegel dans ces domaines
ne sont pas plus que d'autres à l'abri de tels reproches. Ils y sont
même plus exposés que tous les autres à cause de leur double
caractère de largeur compréhensive et de rigueur systématique.
Longtemps encore, sans doute, dans ces parties de la science, les
spécialistes auront beau jeu à relever les erreurs des philosophes et
pourront croire qu'ils les ont réfutés. Par malheur un tel procédé
est inapplicable à la logique. On ne peut, dans le sens propre du
terme, comparer ses conclusions aux faits, car elle ne s'occupe pas
de faits physiques, ni même à proprement parler de faits psycholo-
giques. Les faits qu'elle étudie sont les faits logiques et ces faits ne
sont pas une matière extérieure qu'elle s'approprie; ils sont sa sub-
stance même. Connaître les faits logiques comme tels c'est simple-
ment les coordonner logiquement. On pourrait dire qu'ils n'existent
pas comme faits logiques en dehors de la logique elle-même, car
s'ils sont constitutifs de toute pensée, même irréfléchie, ils n'exis-
tent hors de la science qu'à l'étal d'incoordination ou d'illogisme.
Il n'y a par suite qu'un moyen de réfuter un système de logique
au sens où Hegel entend ce mot : c'est de le refaire, c'est d'en for-
muler un plus profond et plus compréhensif qui contienne le pre-
mier et le dépasse. Hors de là, hors d'une refonte totale du système
où les éléments conservés et les modifications se pénétreraient en
une synthèse nouvelle, la critique se réduit à des chicanes de détail
qui, quelque apparence de légitimité qu'elles puissent présenter,
demeurent sans garantie et sans portée.
En écartant ainsi par la question préalable toute critique exoté-
rique, nous supposons implicitement que Hegel n'est pas tombé dans
quelque erreur par trop grossière et justiciable du sens commun. Or
c'est ce qu'on a quelquefois contesté. Nous ne reviendrons pas sur
le fameux reproche de vouloir tirer le concret de l'abstrait. Nous
croyons y avoir suffisamment répondu. Mais Hegel n'a-t-il pas indû-
ment considéré comme des catégories pures certains concepts visi-
blement extraits de l'expérience? N'a-t-il pas d'autre part plus d'une
fois anticipé implicitement sur ses déductions ultérieures, employé
en fait des concepts qui ne s'étaient pas encore expressément posés,
et commis ainsi de véritables cercles vicieux?
LA LOGIQUE DANS LF. SYSTKME. 113
Certains lecteurs auront sans doute éprouvé quelque étonnement à
voir compter parmi les déterminations de la pensée pure des con-
cepts comme ceux du mécanisme, de la vie ou de la pensée elle-
même. Ces concepts sont en eiïet le plus souvent considérés comme
tirés de l'expérience interne ou externe et ne figurent pas en géné-
ral sur les listes plus ou moins systématiques que les divers philo-
sophes ont données des notions premières. Cependant le concept
de la pensée n'est-il pas un élément intégrant, un contenu néces-
saire de toute pensée consciente de soi, et d'autre part, la pensée
est-elle concevable sans la vie ou la vie sans le mécanisme?
Ces notions, sans doute, nous sont données dans l'expérience; mais
en est-il qui échappent à cette condition? Les autres catégories,
la qualité, la quantité, la substance, la cause sont-elles conçues
tout d'abord par l'esprit dans l'état d'abstraction où la logique les
considère? Ne sont-elles pas, elles aussi, données dans les faits et
comme éléments des faits? Si cela seul est rationnel qui ne s'est
jamais présenté à la conscience comme fait immédiat, il n'y a rien
de rationnel, et la raison est un mot vide de sens. La distinction de
l'expérience et de la pensée pure est l'œuvre de l'abstraction. Si
légitime que soit cette abstraction, gardons-nous d'ériger en réalités
indépendantes les termes qu'elle oppose. L'expérience et la raison,
l'a posteriori et Va priori sont moins deux éléments de la connais-
sance que deux étals, ou, si l'on veut, deux degrés. L'expérience c'est
la raison implicite, la raison c'est l'expérience expliquée : la por-
tion des faits qui n'est plus simplement appréhendée, mais aussi
comprise. La fonction de la philosophie et de la science étant de
comprendre, leur progrès consiste à étendre le domaine de l'a priori.
En particulier la raison pure est cette partie de l'expérience que la
pensée reconnaît comme absolument nécessaire, c'est-à-dire comme
inconditionnellement impliquée dans son affirmation de soi. C'est le
domaine de la logique ou, plus exactement, c'est la logique elle-
même.
On insistera peut-être. Des notions comme celles de choc, de com-
binaison, de naissance, de mort, etc., impliquent le temps et l'espace
et par suite ne sauraient relever de la logique pure, qui, par délini-
tion, exclut ces deux déterminations. Si l'on veut dire que les notions
dont il s'agit nous sont données primitivement dans les intuitions
temporelles et spatiales, ou même que nous ne pouvons imaginer
comment elles nous seraient données en dehors de ces intuitions, on
Noël. 8
114 LA LOGIQUE DE HEGEL.
a parfaitement raison. Mais il ne s'en suit pas qu'elles ne puissent
être considérées par abstraction indépendamment du temps et de
l'espace, ou qu'elles n'aient pas de contenu logique. Il en est d'elles
exactement comme des autres catégories. Comment pensons-nous
d'abord la causalité si ce n'est comme liaison nécessaire de deux, évé-
nements dans le temps? le nombre si ce n'est comme pluralité de
positions dans l'espace? Toutefois nous sommes habitués depuis long-
temps à dégager ces concepts, non seulement des éléments sensibles
proprementditsauxquelsilspeuventêtreassociés(sons, couleurs, etc.),
mais aussi des conditions générales de l'intuition sensible. C'est un
effort d'abstraction nécessaire à la pensée logique en général et qui
n'est pas plus difficile à l'égard des notions plus élevées qui nous
occupent qu'à l'égard des concepts élémentaires de qualité ou de
quantité. Je dis plus, ces notions étant en elles-mêmes plus con-
crètes, ayant un contenu logique plus riche, l'effort de l'abstraction
est intrinsèquement moindre et, si quelques-uns éprouvent le con-
traire, le fait ne peut s'expliquer que par un défaut relatif d'ha-
bitude.
Quant aux cercles vicieux qu'on a quelquefois reprochés à Hegel,
ils n'existent qu'en apparence, et cette apparence s'évanouit dès
qu'on prend le parti de s'en tenir strictement aux définitions de
l'auteur. Cela est parfois difficile. C'est pour nous un travail pénible
que de dépouiller les mots des connotations que l'habitude ,y a jointes,
mais n'est-ce pas la condition nécessaire de toute spéculation philo-
sophique? Pour préciser notre pensée, nous allons prendre un
exemple. Dans la dialectique de Vun interviennent la répulsion et
l'attraction. Or la répulsion et l'attraction sont des forces, et la caté-
gorie de la force n'apparaît que beaucoup plus lard, dans la science
de l'essence. Ne sommes-nous pas en face d'une évidente inconsé-
quence? Nullement. L'attraction et la répulsion que Hegel attribue
aux wis ne doivent pas être confondues avec celles des physiciens ;
elles n'en sont que les déterminations les plus abstraites; elles unis-
sent ou séparent, mais elles ne sont encore conçues ni comme des
quantités mesurables, ni comme des puissances qui se manifestent. Ce
sont bien des déterminations de l'être Ou de l'appréhension immé-
diate, non des catégories de l'essence ou de la pensée réfléchie. Que
l'ctn s'en tienne aux expressions du texte, que l'on écarte des termes
toute signification qui ne leur est pas explicitement attribuée, il n'y
a plus même un semblant de sophisme.
LA LOGIQUE DANS LK SYSTÈME. ii'ii
Ainsi que nous l'avons établi au début de ce travail et que nous
l'avons souvent rappelé depuis, la logique a deux aspects. C'est à la
fois une liiéorie de la pensée pure et une théorie de l'être pur. Si d'une
part elle déroule dans leur enchaînement nécessaire toutes les notions
• essentielles de la raison, de l'autre elle met en lumière toutes les sup-
positions implicitement liées à la simple position de l'être ; tout ce qui
est tacitement affirmé par cela seul qu'on affirme un être quel qu'il
soit. Sous ce rapport la logique constitue dans son ensemble la
démonstration absolue de l'exislence de Dieu. A la simple position
de l'être est en effet nécessairement liée celle de toutes les catégo-
ries ultérieures et finalement celle de la catégorie suprême, de l'idée
absolue, de la pensée pure qui se pense elle-même et pense en elle-
même tout le reste. Si donc il y a de l'être, il y a du devenir, de la
qualité, de la quantité, de l'identité, de la différence, des sub-
stances, des causes, un monde mécanique et chimique, de la vie, de
la pensée, et finalement une pensée absolue ou Dieu. On voit qu'en
un certain sens cette démonstration absolue contient et absorbe les
preuves ordinaires, on voit aussi combien elle en diffère. Ces
preuves consistent en général à partir d'un fait donné et conçu
comme universel : l'existence, le mouvement, l'ordre du monde, la
moralité, et à poser le sujet absolu comme condition immédiate de ce
fait. Or une telle argumentation contient une évidente contradic-
tion. Le même fait, la même détermination de l'être ou de l'idée est
posée tour à tour comme conditionnée et comme inconditionnée.
Elle est conditionnée puisqu''on juge qu'elle ne peut se suffire à elle-
même ni subsister par elle-même et qu'on lui cherche une condition
dans un sujet divin. Elle est inconditionnée puisque, en conséquence
du passage immédiat du fait donné au principe qui l'explique, ce
principe n'a au fond d'autre contenu que ce fait, il n'est que ce fait
lui-même érigé en absolu. Si l'on ne saisit pas cette contradiction c'est
que l'imagination la dissimule en associant au concept une repré-
sentation anlhropomorphique. C'est ainsi par exemple qu'au lieu de
conclure simplement à un principe d'ordre, ou de moralité, on con-
clut à un architecte ou à un législateur du monde. Ces vaines méta-
phores empêchent l'esprit d'apercevoir le vide de l'argumentation, et
qu'au lieu de marcher il a simplement tourné sur place. L'argument
ontologique n'échappe pas à celte criticjue. 11 semble qu'il ne parte
pas d'un fait empirique; c'est même le reproche qu'on lui a le plus
souvent adressé et qui, dans la plupart des esprits, a prévalu contre
H 6 LA LOGIQUE DE HEGEL.
lui. Néanmoins son véritable point de départ n'est-ce pas la tendance
de la raison à dépasser toute détermination particulière, et le Dieu
auquel il conclut n'est-il pas l'objet où, toutes les déterminations
étant en effet épuisées, cette aspiration serait immédiatement satis-
faite ?
Hegel nous montre que de tout ordre déterminé de faits, de toute
catégorie particulière, nous pouvons remonter à l'absolu. Plus élevé
sera le point de départ et plus le chemin à faire sera court; mais
moins la démonstration sera rigoureuse, plus il sera facile à un
adversaire d'en contester le principe. D'autre part cette démonstra-
tion ne saurait être, comme on l'entend d'ordinaire, une simple
régression par voie syllogistique du conditionné à la condition. Si
le fini conduit à l'infini, c'est par sa propre négation. Ce qui prouve
Dieu, ce n'est pas la réalité du monde, mais plutôt son néant. L'Idée
se réalise en posant et en supprimant tour à tour toutes ses détermi-
nations partielles. Ces deux moments constituent son rythme inal-
térable et tous deux lui sont également essentiels. Néanmoins le
moment négatif, celui où elle supprime ses présuppositions est plus
particulièrement celui du retour sur elle-même. C'est lui qui constitue
son affirmation de soi, et c'est lui qu'il importe de mettre en lumière
quand on prétend remonter du relatif à l'absolu.
Pour comprendre la Logique de Hegel, il ne suffit pas de la consi-
dérer en elle-même et comme un tout achevé. Certes elle est bien
telle en un certain sens; mais d'autre part elle est une partie inté-
grante d'un système plus vaste. Il en est ainsi de toute logique,
mais plus particulièrement de celle qui nous occupe. Ce n'est pas,
comme par exemple la logique cartésienne, une simple propédeu-
tique qui nous préparerait à l'étude de la réalité concrète : un ins-
trument, un organum qu'il s'agirait simplement d'appliquer à une
matière indifférente. Plus étroit est le lien qui, chez Hegel, unit la
Logique aux autres parties du système. Elle est une forme sans
doute, mais non pas une forme indifférente à son contenu. A pro-
prement parler, elle contient déjà en germe la philosophie tout
entière. C'est ce qu'il est facile de voir surtout dans la science de la
notion. La partie de cette science qui traite de l'objet et de son
retour à la subjectivité annonce ou résume évidemment tous les
développements ultérieurs du système. Mais il y a entre la Logique
et ce qui vient après elle une liaison plus particulière encore, une
liaison analogue à celle qui rattache les unes aux autres les diverses
LA LOGIQUE DANS LE SYSTÈME. 117
sections de la Logique. Prise dans son ensemble, elle soutient avec
l'extra-logique un rapport analogue à celui qu'en son sein chaque
catégorie soutient avec la suivante. Elle est un moment de l'Idée
dont la Nature et l'Esprit sont les moments ultérieurs. Ces moments,
elle les contient déjà en un certain sens, quoiqu'en un autre sens on
puisse dire qu'elle y est contenue; mais immédiatement elle les
exclut. Pour parler le langage de Hegel que nous avons appris à
comprendre, l'Idée est, dans son ensemble, un syllogisme à trois
termes et ces trois termes sont : la Logique, la Nature et l'Esprit.
Dans l'ordre immédiat, ou si l'on veut dans l'ordre de l'apparence,
le terme le plus abstrait forme le point de départ, le terme le plus
concret et le plus riche est au contraire le point d'arrivée. La Nature
est donc le moyen terme qui unit l'un à l'autre ces deux extrêmes :
l'Idée pure et l'Esprit.
Or, dans le syllogisme spéculatif, les termes ne sont pas donnés
indépendamment les uns des autres. Chacun d'eux se pose en s'op-
posant au précédent ou, si l'on veut, c'est celui-ci qui pose le sui-
vant en se niant lui-même. Il doit donc y avoir un passage dialec-
tique de la Logique à la Nature. L'Idée logique doit se nier elle-même
et passer dans son contraire. Voyons comment Hegel nous décrit ce
passage :
« En tant que l'Idée se pose comme unité absolue de la notion
pure et de sa réalité et se concentre ainsi dans l'immédiatité de
l'Être, elle est, comme totalité dans cette forme, Nature. Cette
détermination n'est pas un être devenu {ein Geivordensein) et un
passage, comme lorsque, plus haut, la notion subjective devient
objectivité, ou le but subjectif devient vie. L'idée pure dans
laquelle la détermination ou la réalité de la notion s'est elle-même
élevée à la notion est plutôt absolue libération pour laquelle il
n'y a plus de détermination immédiate qui ne soit aussi bien posée
et ne soit la notion; dans cette liberté aucun passage n'a Heu;
l'être simple auquel l'idée se détermine lui reste parfaitement
transparent et est la notion qui, dans sa détermination, demeure
en elle-même. Le passage doit donc être plutôt compris de cette
manière que l'Idée s'affranchit d'elle-même (S'ich frci en(lasst),
absolument sûre d'elle-même et reposant en elle-même. A cause
de cette liberté, la forme de sa détermination est, elle aussi, abso-
lument libre : c'est l'extériorité de l'espace et du temps existant
pour soi-même sans subjectivité. En tant que celle-ci n'existe et
^18 LA LOGIQUE DE HEGEL.
n'est saisie par la conscience que comme immédialité abstraite
de l'être, elle est comme simple objectivité et vie extérieure; mais
dans l'Idée, elle reste en et pour soi la totalité de la notion, et la
■science dans le rapport de la connaissance divine à la nature. Cette
première décision {nàchste Eniscliluss) de l'idée à se déterminer
■comme idée extérieure ne fait que poser la médiation de laquelle
la notion s'élève comme libre existence revenue en elle-même de
l'extériorité, achève, dans la science de l'esprit, sa libération par
soi-même, et trouve dans la science logique la plus haute notion
d'elle-même, comme notion pure qui se comprend elle-même. »
Schelling déclarait ce passage tout à fait vide de signification. Il
n'y voulait voir qu'une accumulation de métaphores destinée à
cacher la complète rupture de la chaîne dialectique. Il faut avouer
que la pensée n'est pas en effet très facile à saisir en elle-même. Il
faut pour y parvenir s'aider de la philosophie hégélienne tout
entière et s'en faire d'abord une idée d'ensemble, dût cette idée
n'être que provisoire et quelque peu exotérique.
Le problème qu'il s'agit ici de résoudre est le problème même de
la création. Ce qu'il nous faut d'abord comprendre, c'est pourquoi il
se présente à cette place et sous cette forme déterminée.
Ce problème se pose fatalement à l'esprit qui considère la nature
dans son ensemble. Celle-ci lui apparaît en effet comme un inextri-
cable mélange d'ordre et de confusion, de nécessité et de contingence,
de raison et de déraison.
C'est ce double caractère qui la constitue comme nature. Ainsi
que Kant l'a prouvé, elle n'existe qu'en tant qu'objet d'une connais-
sance possible. Si les phénomènes qui la constituent échappaient un
seul instant d'une manière radicale, aux prises de la pensée, c'en
serait fait de son unité et par suite de son être. D'autre part elle
n'est le réel, le concret par opposition à l'Idée abstraite que parce
qu'elle est le sensible, le donné; parce qu'il y a en elle un élément
réfractaire à la pensée pure, irréductible à la rationalité. Comment
l'esprit peut-il comprendre , comment pourrait-il accepter une
pareille contradiction?
Le dualisme antique opposait radicalement l'un à l'autre la matière
et l'esprit. Celui-ci, pure raison subsistant en soi, s'emparait de
l'élément réfractaire, le façonnait à son image, soit par une activité
volontaire, soit par le simple rayonnement de sa perfection interne.
Mais cette solution n'en est pas une, car elle implique dans l'irra-
LA LOGIQUE DANS LE SYSTÈME. 119
lionnel une aptitude à subir l'action de la raison ; elle nie, par suite,
implicitement l'hypothèse explicite d'où elle part : l'opposition
absolue des deux termes. Dans les temps modernes on considère de
préférence la nature comme la création arbitraire d'un Dieu parfait.
L'imperfection ou l'irrationalité qu'elle présente s'expliquerait par
le seul fait qu'elle est créée, posée par le parfait hors de lui-même
et par suite exclue de sa perfection. Celle-ci étant par essence
incommunicable, il n'y a pas lieu de s'étonner qu'elle fasse défaut
aux créatures. Mais la contradiction reparaît sous une autre forme.
Dieu est conçu comme parfait antérieurement à la création ou indé-
pendamment de celle-ci; dès lors celle-ci n'a plus de raison d'être.
Comnje l'avait si bien compris Aristote, on ne peut concevoir dans
la perfection absolue d'autre activité que celle qui la constitue
comme telle. Contenant en soi la totalité de l'être, elle n'a pas de
dehors où s'épandre. Si l'extériorité est un moment de sa perfection,
ce moment lui-même doit lui être intérieur.
Est-il plus raisonnable de s'en tenir, comme le veulent quelques-
uns, à l'hypothèse d'une nature incréée? L'expression est équivoque
et peut être comprise en deux sens fort différents. On peut entendre
par nature la totalité des faits donnés dans le temps et dans l'espace
en les prenant simplement comme faits, hors de toute relation
explicite ou implicite à l'Idée. Comment alors expliquer la science?
D'où vient que ces contingences, indifférentes par définition aux caté-
gories de la pensée, se prêtent néanmoins à leur application? Cela
se concevrait encore à la rigueur si elles cédaient sans résistance à
toute tentative de coordination et se laissaient indifféremment
enfermer dans tout système qu'il nous plairait de leur imposer.
Mais la science n'est pas œuvre d'imagination pure, elle doit compter
avec les faits. Ceux-ci se soumettent bien à certaines formules, mais
se révoltent contre d'autres. N'est-ce pas qu'ils ont une raison
interne, que la science ne leur impose pas une logique qui leur
serait étrangère, mais qu'elle en extrait plutôt celle qui leur est
propre? D'ailleurs, dans l'hypothèse, d'où viendrait la raison
humaine? De Dieu? Pourquoi, s'il a créé l'homme, n'a-t-il pu créer
aussi bien les autres êtres? De la nature? Mais comment donnerait-
elle ce qu'elle n'a pas? L'ordre que nous y remarquons lui est tout
extérieur, elle est par définition dépourvue de toute rationalité
interne. Notre raison ne serait-elle que le retlet d'une apparence?
Mais, au lieu d'être un ensemble incohérent de faits dénués de
120 LA LOGIQUE DE HEGEL.
liaison interne, la nature est peut-être un tout subsistant en soi et
par soi. De ce point de vue c'est la contingence et l'irrationalité
qui se réduisent à de pures apparences. S'il nous était donné de
pénétrer le fond des choses tout nous semblerait ordre, proportion,
harmonie. Cette solution paraît d'abord plus satisfaisante que l'autre.
Mais est-ce bien une solution? N'est-ce pas simplement le problème
lui-même présenté sous une autre forme? Ce que nous appelons
nature, n'est-ce pas précisément cette apparence qui frappe nos
sens et que notre raison s'efforce en vain de comprendre? On nous
dit qu'elle n'est rien de réel, que c'est seulement une ombre, une
illusion qui doit se dissiper et laisser apparaître le seul être véri-
table, la raison ou Dieu. Qu'on donne à ce Dieu le nom de nature;
qu'il soit conçu comme la nature vraie par opposition à la nature
apparente, cela importe peu et ce n'est, après tout, qu'une question
de mots. Ce qui est plus grave c'est qu'on n'explique pas la nature
comme telle ou, si l'on veut, la nature apparente. Pourquoi Dieu s'est-
il voilé? Pourquoi l'être se dissimule-t-il derrière le néant? Pourquoi
la raison , au lieu de se manifester tout entière dans sa parfaite
intelligibilité, se laisse-t-elle seulement entrevoir à travers les
formes illusoires de l'univers sensible? Peu importe le degré de con-
sistance qu'on accorde à la nature : que Dieu crée hors de lui des
êtres ou qu'il se cache derrière des fantômes, la difficulté reste la
même. Cette difficulté est de comprendre la coexistence du parfait et
de l'imparfait, ou, plus précisément, de l'irrationnel et de la raison.
Nous avons reconnu les difficultés du problème, nous sommes
ainsi préparés à comprendre la solution proposée par Hegel. C'est
surtout sur ce point que l'on s'est plu à dénaturer sa pensée. On a
voulu voir dans sa déduction un effort pour tirer la réalité de l'ab-
straction, pour démontrer que l'Idée logique a produit, a créé le
monde matériel et l'on a constaté l'échec de cette tentative. Aurait-
on craint un instant qu'elle pût réussir? Le système de Hegel n'est
pas, comme on l'a dit, un panlogisme. Le panlogisme est une chimère
qui ne soutiendrait pas un instant l'examen et qui n'a pu hanter la
pensée d'un philosophe digne de ce nom. Si la Logique est une partie
du système, et même à certains égards là partie capitale, elle n'est
pas le système tout entier. L'idée pure telle que la Logique l'étudié
n'est nulle part considérée comme réalité ultime. Son caractère
abstrait, c'est-à-dire incomplet, est expressément reconnu tout
d'abord et jamais n'est perdu de vue.
LA LOGIQUE DANS LE SYSTÈME. 121
Il ne s'agit pas, pour résoudre rantinomie de l'Idée et du fait, de
supprimer et pour ainsi dire d'escamoter l'un des deux termes. Le
dualisme est donné lui-même comme fait. Le nier serait nier l'évi-
dence. Ce qu'il faut, c'est le comprendre, en saisir la nécessité et
par suite le ramener ù l'unité. Il s'agit d'abord de montrer com-
ment, en raison de leur opposition même, le fait et l'idée doivent
coexister et se compénétrer l'un et l'autre. Cela toutefois ne suffit
pas. Si dans les moments successifs de cette pénétration réciproque,
la balance demeurait égale entre les deux éléments, le dualisme
subsisterait et il n'y aurait pas de véritable synthèse. L'irrationnel
est dans le composé l'élément essentiellement négatif; il doit de
plus en plus se subordonner à l'Idée, jusqu'à ce que celle-ci s'en
affranchisse en l'absorbant.
Mais dans ce processus l'Idée elle-même se transforme. Elle devient
idée concrète ou esprit et finalement esprit absolu. Le dernier mot
du système, ce n'est pas l'Idée dans son abstraction primitive, l'Idée
extérieure et supérieure aux faits. Ce dernier mot c'est l'esprit,
l'Idée qui se pense elle-même en pensant toutes choses. C'est à cer-
tains égards la vot,c;'.; vo/^'tïc.j; d'Aristote. Mais la différence est grande
entre la conclusion de Hegel et celle du philosophe antique. Elle
réside tout entière en ceci que cette vie interne de la pensée pure,
loin d'exclure le monde matériel, le contient et le présuppose; que
c'est en pensant la nature, et parce qu'elle la pense, que la pensée
suprême se pense elle-même. Par là le Dieu transcendant d'Aristote,
sans cesser pour cela d'être tel, devient un Dieu immanent. La créa-
tion et la Providence ne sont pas pour lui des relations extérieures
et contingentes, mais constituent son être même. Ainsi se trouve
résolu le problème que nous posions tout à l'heure; la nature nous
présente un mélange irréductible de contingence et de nécessité,
d'irrationalité et de raison, parce qu'elle est ce moment de la vie
divine où se pose l'antinomie du rationnel et de l'irrationnel. C'est
parce qu'en elle l'antinomie n'est pas encore conciliée qu'elle n'est
pas elle-même l'existence suprême; que si en un sens elle a une
réalité immédiate, elle ne saurait être la réalité totale; qu'en tant
qu'elle se présente comme telle, elle retombe au rang de pure appa-
rence; qu'en un mot elle est dépendante et créée, dépendante de
l'esprit et créée par l'esprit.
Toutefois si l'affirmation de l'irrationnel est un moment nécessaire
du développement de l'Idée, si celle-ci pour s'élever à sa pleine
122 LA LOGIQUE DE HEGEL.
réalité comme esprit doit contenir cette négation de soi, en un mot
si la vérité définitive est non l'Idée pure, mais l'Idée se réalisant
comme fait dans l'existence concrète de l'esprit; l'existence concrète
de la nature doit avoir son fondement dans l'idée logique elle-même.
J'entends par là que l'idée logique doit nous conduire à l'idée de la
nature, d'une nature extra-logique, comme au sein de la logique même
chaque idée incomplète nous a d'elle-même conduits à celle qui doit la
compléter. Si en effet il n'en est pas ainsi, si l'opposition de la nature et
de ridée demeure une pure donnée, sans être amenée par une média-
tion, si elle subsiste dans la philosophie sous la forme immédiate
qu'elle a dans la conscience irréfléchie, c'en est fait de toute conci-
liation, de toute synthèse ultérieure. Celle qui s'accomplit dans
l'esprit absolu et que par anticipation nous avons indiquée tout à
l'heure, ne peut avoir d'autre instrument que la dialectique elle-
même. Si la chaîne est ici brisée, s'il faut pour en rattacher les deux
bouts intercaler entre eux un élément purement empirique, aussi loin
qu'elle se prolonge ultérieurement, ses deux moitiés demeureront
logiquement indépendantes, la synthèse du fait et de l'Idée dans la
pensée absolue ne sera elle-même qu'un simple fait, une pure don-
née empirique, ce qui est contradictoire. Il doit donc y avoir un pas-
sage dialectique de la logique à la nature.
L'idée logique a développé la totalité de son contenu. Elle est
devenue tout ce qu'elle pouvait être, elle s'est révélée comme raison
absolue, comme pensée qui se pense elle-même et s'oppose comme
objet ses propres déterminations. En un sens elle est absolue totalité,
totalité qui ne saurait être dépassée. Mais elle est tout cela en un sens
déterminé; déterminé par la détermination de son point de départ.
Ce point de départ c'est l'être, l'être pur ou l'être en général. Cette
généralité abstraite domine tous les développements de la logique.
Celle-ci prouve que l'être implique la qualité, la quantité, la mesure,
l'essence, etc., mais tout cela d'une manière générale et abstraite. Elle
prouve que finalement l'être véritable est l'être en et pour soi, la
pensée qui se révèle à elle-même ; mais cette pensée même est encore
une pensée abstraite. La logique contient l'exposition de l'essence
môme de Dieu, mais cela comme pur concept. Nous avons dit qu'elle
est la démonstration absolue de son existence, mais en ce sens seu-
lement qu'en vertu de ses déductions, si quoi que ce soit existe,
Dieu existe. En fin de compte l'idée absolue n'est que l'être du point
de départ, l'être abstrait et général, ou le concept de l'être. La seule
LA LOGIQUE DANS LE SYSTÈME. 123
différence, et elle est grande, c'est que ce concept a développé toutes
ses implications ; que nous savons maintenant ce que nous ne savions
pas d'abord, qu'affirmer l'être c'est affirmer beaucoup plus qu'il ne
semble et qu'au fond c'est affirmer Dieu. J^'idce logique est donc bien
totalité, mais totalité idéale ou abstraite. Elle a cette détermination
ou cette particularité de n'en avoir aucune, d'être l'Idée sous sa forme
la moins exclusive, ou l'Idée comme Idée universelle.
Mais l'universel pur a hors de lui le particulier. L'idée logique
dans sa totalité même a donc son dehors, son autre et peut en un
sens sortir d'elle-même. Nous avons dit plus haut que la philosophie
dans son ensemble est vm syllogisme. Or dans ce syllogisme la Logique
est l'universel, la Nature le parliculier et l'Esprit l'individuel.
Cette universalité abstraite de l'idée est devenue manifeste par le
complet développement de son contenu interne. Nous n'entendons
point par là qu'elle est devenue telle pour nous, car elle l'était dès
le début et nous appuyer sur la connaissance subjective que nous en
avons serait, par un détour sophistique, introduire dans la dialec-
tique de ridée l'élément empirique que nous prétendons exclure.
Nous voulons dire qu'elle s'est manifestée à l'Idée elle-même en ce
sens que dans son rapport avec ses moments logiques elle reste
elle-même et n'entre en relation qu'avec elle-même; que la multi-
plicité qu'elle contient se résout immédiatement pour elle en unité.
Cette universalité pure en tant qu'elle est manifeste à l'Idée contient
idéalement son contraire, la particularité absolue, une détermina-
tion qui ne se résoudrait plus immédiatement dans l'universel où
elle est posée. Sa propre universalité, ou si l'on veut sa rationalité
pure, devient ainsi pour l'Idée elle-même une borne qu'elle doit
franchir. « Précisément parce que la pure idée de la connaissance
demeure enfermée dans la subjectivité, elle est tendance à la sup-
primer, et la vérité pure devient, comme dernier résultat, le com-
mencement d'une autre science. »
Mais comment se produit ce commencement? « En tant que l'Idée
se pose comme unité absolue de la notion pure et de sa réalité et se
concentre ainsi dans l'immédialité de l'être, elle est, comme totalité
sous cette forme, Nature. » La vie de l'Idée consiste pour ainsi dire
en un double mouvement. Elle est k la fois l'expansion ou le déve-
loppement de son contenu logique et son enveloppement, sa concen-
tration dans l'unité abstraite de l'être. En même temps que la dia-
lectique nous conduit de l'extrême abstraction de l'être à la pléni-
124 LA LOGIQUE DE HEGEL,
tude concrète de l'idée, elle nous amène à considérer l'être comme
le germe où cette plénitude demeurait enveloppée. Or ce moment de
la concentration, ce retour de l'Idée à son point de départ, trans-
forme nécessairement celui-ci. L'être auquel nous sommes ramenés
n'existe comme tel que par la négation expresse de la médiation,
par cela même il contient cette médiation, mais comme supprimée.
Il est l'être déterminé à n'être que l'être, l'immédiatité condamnée à
demeurer immédiate. 11 est exclu de l'Idée, posé comme extérieur à
l'Idée, par suite comme extériorité essentielle et absolue ou exté-
riorité à soi. Il est par essence disséminé et dispersé. Le temps et
l'espace sont la double forme de cette dispersion absolue. Cet être
en un mot c'est la Nature.
Toutefois le passage qui s'accomplit ici est d'une espèce toute
particulière. L'Idée ne passe pas tout entière dans la Nature et
même en tant qu'elle y passe elle demeure en elle-même. La déter-
mination qu'elle se donne comme pure immédiatité n'est qu'une de
ses déterminations, une manière particulière de se penser elle-
même. Comme totalité absolue elle ne peut sortir d'elle-même que
d'une façon toute relative. La Nature est en un sens la négation de
l'Idée, mais une négation dans l'Idée et posée par l'Idée, et l'Idée,
comme pensée absolue, reste consciente de cette relativité. Elle se
nie elle-même autant qu'il est en elle, mais dans sa plus complète
aliénation d'elle-même elle conserve sa liberté absolue : elle sait
que cette aliénation est son propre fait, qu'elle est pour ainsi dire
sa libre décision et que cette décision demeure provisoire et révoca-
ble. « L'être simple auquel l'Idée se détermine lui reste parfaite-
ment transparent et est la notion qui dans sa détermination demeure
en elle-même. Le passage doit donc être plutôt compris de cette
manière que l'Idée s'affranchit d'elle-même, absolument sûre d'elle-
même et reposant en elle-même. »
« A cause de cette liberté la forme de cette détermination est, elle-
même aussi, absolument libre. » La forme de cette détermination,
c'est la Nature elle-même en tant que Nature déterminée et l'on ne
comprend peut-être pas tout de suite en quel sens elle peut être
qualifiée de libre. Nous croyons cependant pouvoir proposer l'expli-
cation que voici. En tant que libre, la détermination de l'Idée est
indépendante de toute autre détermination; elle est une totalité
autonome et inconditionnée. Or la nature en tant que distincte de
l'idée n'est que cette détermination elle-même extériorisée ou objec-
LA LOGIQUE DANS LE SYSTÈME. 120
tivée; elle est donc elle aussi autonome dans son immédiatilc; elle
forme une totalité complète, se suffisant à elle-même. « C'est l'exté-
riorité de Tespace et du temps existant pour soi-même sans subjec-
tivité. En tant qu'elle n'existe et n'est saisie par la conscience que
comme immédiatité abstraite de l'être, elle est simple objectivité et
vie extérieure. » En d'autres termes la nature, en tant que nature
inorganique (simple objectivité) et nature organique (vie extérieure),
abstraction faite de toute subjectivité, subsiste comme totalité indé-
pendante en soi et pour la conscience purement perceptive qui
l'appréhende sans la penser — elle est en un mot une pure donnée.
Mais ce n'est là qu'un aspect de la nature et son aspect le plus
superficiel : « Dans l'Idée, elle reste en et pour soi la totalité de la
notion. » L'Idée en effet, comme totalité absolue, doit se retrouver
tout entière dans toutes ses déterminations et particulièrement ici
dans la Nature. La Nature est une particularisation de l'Idée; elle
reste par suite dans l'Idée, mais d'autre part l'Idée est en elle; et
elle y est tout entière, quoique enfermée dans une forme sensible
qui à première vue pourrait sembler une limite.
La totalité de la notion en tant qu'intérieure à la nature ou comme
idéalité de la nature est la science. La nature en son fond est
science; c'est là son être véritable, celui qu'elle a pour la connais-
sance divine ou dans l'absolu. L'Idée ne pose ainsi la nature que
pour s'y retrouver elle-même comme Idée; tout à la fois comme
idée logique et comme idée de la Nature. L'idée logique (dans sa
totalité) c'est la subjectivité pure ou abstraite. Elle correspond par-
ticulièrement à la notion comme telle, à la notion subjective. La
nature correspond à la sphère de l'objectivité. Or de même que
la notion en général n'est sortie d'elle-même et n'a posé l'objet
que pour se réaliser elle-même en l'absorbant; de même l'idée
logique ne pose la nature que pour s'élever à travers la néga-
tion la plus radicale d'elle-même à sa plus haute et à sa plus
pleine existence dans la sphère de l'Esprit. L'Esprit c'est en effet
l'unité absolue ; celle où sont réconciliés les deux moments
opposés de l'idée, la subjectivité vide et l'objectivité aveugle,
la Logique et la Nature. C'est dans l'Esprit et spécialement dans la
plus haute sphère de l'Esprit, dans la philosophie que l'idée atteint
à la pleine conscience d'elle-même. C'est dans cette sphère seule-
ment que le mode logique sous lequel l'idée s'appréhende, ou la
notion qu'elle a d'elle-même comme pure idée logique, est reconnu
126 LA LOGIQUE DE HEGEL.
expressément comme le fondement de tous les autres modes et
comme la plus haute notion que l'idée puisse avoir d'elle-même.
« Cette première décision de l'Idée à se déterminer comme idée
extérieure ne fait que poser la médiation de laquelle la notion
s'élève comme libre existence revenue en elle-même de l'extériorité,
achève dans la science de l'esprit sa libération par soi-même,
et trouve dans la science logique la plus haute notion d'elle-même
comme notion pure qui se comprend elle-même. »
Ce passage de l'idée logique à la Nature présente différents carac-
tères en apparence contradictoires. En un certain sens c'est un
abaissement, une chute qui serait incompréhensible si nous devions
la considérer comme définitive et irrémédiable. Sous un autre aspect
c'est une extension, un élargissement du domaine de l'Idée, qui
cesse d'être limitée à elle-même et embrasse désormais jusqu'à l'ir-
rationnel. C'est si l'on veut un abandon de soi-même pour faire place
à son contraire; mais c'est aussi bien un retour plus complet en
soi-même, un approfondissement suprême de sa propre essence,
par lequel se trouve révélée la forme la plus radicale de la contra-
diction.
C'est bien, en effet, la contradiction absolue, celle au delà de
laquelle l'esprit ne conçoit plus rien, celle qui par cela même ren-
ferme et résume toutes les autres. Néanmoins dans cette contradic-
tion suprême de la raison et de l'irrationnel, les termes opposés
demeurent corrélatifs. Ils ne sauraient cesser de l'être sans s'éva-
nouir tout à fait et la contradiction avec eux. Cette corrélation est
l'annonce et la garantie de leur conciliation ultérieure. Toute oppo-
sition implique une unité au sein de laquelle elle se produit et dans
laquelle elle doit s'évanouir.
C'est en triomphant de cette opposition absolue que l'Idée attein-
dra comme esprit concret sa réalité véritable. Le caractère abstrait
de l'idée logique consiste en effet en ceci que ses déterminations
diverses n'ont pas, quoique distinctes, d'existence séparée. Nous les
avons prises l'une après l'autre et considérées chacune à part. Dans
cette considération nous n'avons tenu compte que de leur nature
intrinsèque. Si donc nous les avons vues tour à tour s'opposer con-
tradictoirement, puis se compléter réciproquement dans leur unité,
il est vrai de dire qu'elles sont multiples, qu'elles sont distinctes, et
que leur retour à l'unité, fondé sur leur nature propre et sur leur
distinction même, n'efface pas cette distinction. Néanmoins, d'autre
LA LOGIQUE DANS LE SYSTEME. 127
part, ellns n'existent pas deux fois, d'abord en soi, puis dans leur
unité : la distinction de leur être en soi et de leur être relatif est une
pure dillcrence de point de vue. Il est donc également vrai de dire
qu'au sein de l'idée logique, elles n'ont pas d'existence séparée.
Dans la nature au contraire, les diverses catégories de la pensée,
incorporées en des êtres finis, acquièrent à certains égards une sub-
sistance indépendante. Leur position et leur suppression, leur être
et leur néant occupent dans le temps des places distinctes; leur
dialectique interne devient une destinée qui les fait tour à tour
apparaître et disparaître, le mouvement idéal de la logique se
manifeste ici par un devenir réel. C'est ainsi (jue la Nature prépare
l'Esprit; la sphère où l'Idée se réalise dans la pleine et entière signi-
fication du terme, se pense efTectivement elle-même en pensant le
monde naturel et se reconnaît elle-même comme principe et fin
de tout être.
Qu'on veuille bien le remarquer : nous n'avons pas prétendu créer
par la pensée la réalité physique, ni même tirer analytiquement
son concept de la pure idée logique. Nous avons fait simplement ici
ce que nous avons appris à faire dans tout le cours de la Logique.
Nous avons montré que l'Idée absolue, en tant que pure idée, est
encore un concept intrinsèquement incomplet. C'est un universel
sans particulier qui s'y puisse subsumer; une possibilité qui ne
serait la possibilité de rien. Ce concept a par suite pour complément
nécessaire celui de la Nature, laquelle est tout d'abord parliculari-
sation absolue, dispersion indéfinie, extériorité de toute chose à
toute chose. Ainsi la chaîne dialectique est renouée. La Nature
continue la Logique. La contingence du sensible et son illogisme
fondamental cessent d'être un scandale pour notre intelligence.
Il n'y a plus lieu pour elle de douter d'elle-même, de s'abîmer dans
un scepticisme découragé. Cette sphère d'où tout d'abord la raison
semblait absente, qui se posait devant elle comme sa négation, la
raison elle-même nous en montre la nécessité.
Ici toutefois une objection est possible. L'irrationalité et la contin-
gence qui caractérisent la Nature sont-elles réelles ou purement
apparentes? Dans le second cas la déduction hégélienne est visible-
ment sans valeur, puisqu'elle repose tout entière sur l'opposition
de la nature et de Tidée logique. Par hypothèse un passage est pos-
sible de l'une à l'autre, mais ce passage ne saurait être celui qui
nous est proposé. Mais dans le premier cas tout retour ultérieur de
128 LA LOGIQUE DE HEGEL.
la nature à l'idée n'est-il pas radicalement impossible? Tout au moins
n'est-il pas essentiellement problématique? une fois posée la con-
tingence réelle, ne devient-il pas absurde de lui imposer une limite
quelconque? La marche de la nature échappe par définition à toute
prévision rigoureuse; elle peut indifféremment devenir ceci ou cela;
ne serait-ce pas un miracle qu'elle se prêtât docilement aux exi-
gences de la raison spéculative et se complût à représenter dans le
cours de ses créations les moments dialectiques de la pensée pure?
Cette difficulté tient simplement à l'idée fausse qu'on se fait en
général de la contingence. Celle-ci est réelle, mais elle ne saurait
être absolue; elle ne saurait rendre impossible ni la science, ni la
philosophie. Par le fait seul qu'elle est, la Nature contient la détermi-
nation de l'être et par suite toutes celles qui y sont implicitement
contenues. Elle est en un mot soumise à toutes les catégories logiques.
Sa contingence et son irrationalité consistent en ce qu'elle n'est pas
exclusivement déterminée par elles, en ce que ces catégories ne
suffisent pas à rendre compte de tous les faits. Le déterminisme des
phénomènes ne saurait être mis en question. Hegel, sur ce point, ne
se sépare pas deKant et la dernière section de la science de l'essence
confirme les conclusions de la critique kantienne. D'autre part la
science de la notion astreint une nature en général à des conditions
que Kant ne lui avait point imposées. En résumé la Nature ne sau-
rait sans cesser d'être se soustraire à une double nécessité. Elle doit
être un objet de science et par suite obéir à des lois universelles et
immuables. Elle doit être un objet de philosophie et par suite expri-
mer l'Idée, reproduire dans la hiérarchie des existences concrètes
les diverses déterminations de la pensée pure. Mais le détail des
phénomènes pouvant être conçu comme infini, il serait déraison-
nable de prétendre que ces conditions très générales, les seules que
la pensée puisse imposer a priori à la nature, suffisent à déterminer
ce détail; que l'univers est nécessairement ce qu'il est et que le
moindre trait qu'on y découvre a sa raison dans l'essence éternelle
de Dieu. Spinoza l'a soutenu, mais cette thèse n'a d'autre fondement
que sa conception trop étroite de la nécessité. Rien ne nous oblige à
le suivre; sa méthode toute mathématique est presque le contre- pied
de celle de Hegel. L'un efface, ignore ou nie résolument les opposi-
tions que l'autre, avant de les concilier, se plaît à mettre en pleine
lumière. Que tout soit nécessaire d'une nécessité relative, comme
•conséquence d'antécédents donnés, cela n'est pas douteux ; mais que
LA LOGIQUE DANS LE SYSTÈME. 129
loul soit nécessaire absolmnenl^ c'est là une affirmation à ce qu'il
nous semble logiquement injustifiable et peut-être même dénuée de
tout sens. Dans la mesure où elle échappe à la domination de l'Idée,
la nature cesse d'être précisément un objet de science. Elle ne relève
plus que de la connaissance empirifjue. Il est impossible de délimiter
a priori le domaine de la science proprement dite et celui de l'expé-
rience pure. Cette délimitation ne pourrait résulter que de l'achève-
ment de la science. L'impossibilité où est celle-ci de soumettre à ses
méthodes la totalité des faits et d'en expliquer jusqu'aux plus déli-
cates particularités est en général considérée comme une impuis-
sance de l'Esprit. Il y a en cela une part de vérité, la science — et je
prends ici ce terme dans sa plus haute généralité — est relativement
impuissante en tant qu'elle est encore imparfaite. Mais si, comme
nous l'admettons et comme on l'accorde généralement, il y a une
limite objective à toute explication possible, cette limite exprime
moins l'impuissance de l'Esprit que celle de la Nature. L'indéfinie
multiplicité des formes où la nature semble se jouer, sa déconcer-
tante fécondité et la capricieuse variété de ses créations ne sont pas,
comme on le croit, des marques de puissance et de grandeur. Elles
manifestent plutôt son infériorité relative, son impuissance radicale
à contenir et à réaliser la plénitude définitive de l'Idée.
Il nous faut encore prévoir un dernier malentendu. Une philosophie
de la nature telle que la comprend Hegel n'est-elle pas un non-sens
dans un système idéaliste? Le propre de ce système n'est-il pas
d'absorber la nature dans l'esprit, de la rabaisser au rang d'un phé-
nomène qui n'est que par l'esprit et pour l'esprit? Traiter de la nature
en soi, abstraction faite de l'esprit, n'est-ce pas revenir implicite-
ment au réalisme le plus naïf? N'est-ce point là, chez l'auteur, une
pure inconséquence, explicable seulement par l'influence persis-
tante de Schelling?
Sans doute, en intercalant entre la Logique et la philosophie de l'es-
prit une philosophie de la nature, Hegel se place au point de vue du
réalisme, mais il ne commet en cela aucune inconséquence. Il pour-
suit très logiquement l'application de sa méthode qui consiste en
général à remonter de l'abstrait au concret. Il obéit au principe qui
lui a commandé de commencer la philosophie par la Logique et la
logique par l'être. La réalité véi-ilable se trouve à la fin de la science
et non au commencement. Le réalisme de Hegel n'est que provisoire.
C'est un point de vue qui doit être dépassé. Or la méthode consiste
9
130 LA. LOGIQUE DE HEGEL.
précisément à découvrir et à dépasser successivement tous les points
de vue, tous à la fois relativement légitimes et relativement faux,
pour s'élever progressivement au point de vue définitif. Celui-ci n'est
la vérité absolue que parce qu'il contient et résume tous les autres,
ou, si l'on veut, parce que tous les autres l'impliquent et y con-
duisent fatalement. Que le réalisme ait sa vérité relative, cela n'est
pas discutable. Un point de vue si naturel et si universel n'est pas
une aberration accidentelle de l'esprit humain. Si c'est une erreur,
c'est une erreur que la pensée rencontre nécessairement sur sa route,
un stade nécessaire de son évolution. Il n'est donc pas étonnant que
la dialectique se voie obligée de s'y arrêter un instant, qu'elle le ren-
contre devant elle comme elle a rencontré jusqu'ici tant d'autres
points de vue incomplets. Pour dépasser le réalisme, elle devra lui
donner d'abord son entier développement et c'est ainsi seulement
qu'elle démontrera la nécessité de l'idéalisme. Donc Hegel posera le
temps et l'espace comme les déterminations les plus générales de la
Nature et non comme des formes de l'Esprit. Il semble sur ee point
en désaccord avec Kant, mais il ne l'est qu'en apparence et dans les
mots. Si Kant déclare subjectives les deux formes du temps et de
l'espace, c'est parce qu'il leur refuse une réalité en soi, une existence
ultra-phénoménale. En tant que déterminations primordiales de la
nature phénoménale, ces formes sont au contraire véritablement
objectives : l'idéalisme transcendental est un réalisme empirique.
Hegel emploie d'autres termes, mais il ne veut pas dire autre chose.
La Nature qu'il considère, la seule qui existe pour lui, c'est la nature
phénoménale de Kant et s'il la pose d'abord en soi, hors de tout
sujet pensant, c'est simplement par abstraction. Cette abstraction
que le sens commun fait à son insu, Hegel la fait également, mais elle
est chez lui consciente et voulue. Son intention est de prouver qu'on
ne peut s'y tenir et que cette fois encore l'abstrait a sa raison d'être
dans le concret. Cela explique qu'il parle de qualités sensibles comme
si elles étaient réellement inhérentes aux corps. On peut s'étonner
qu'à ce propos M. Wundt l'accuse d'ignorance. Le savant philo-
sophe croit-il que Hegel n'ait jamais lu Descartes, Locke ou même
Kant? S'il est réaliste, ce n'est ni par ignorance, ni par inconsé-
quence, mais provisoirement et par méthode.
Si nous nous sommes arrêtés longuement sur ce passage de la
Logique à la nature, c'est d'abord parce que l'examen de ce délicat
problème rentrait dans les limites de notre travail, qu'en le laissant
LA LOGIQUE DANS LE SYSTÈME. 131
de côté il nous était impossible de faire comprendre au lecteur la
place que la Logique lient dans le système et son rapport avec les
autres parties. C'est aussi parce que l'intelligence de ce passage est
indispensable pour saisir la signilicalion exacte de la méthode. Elle
seule peut dissiper les malentendus que favorise l'obscurité de
l'exposition et que la malveillance des critiques s'est plu à entre-
tenir. Nous ne suivrons pas l'auteur dans le développement ultérieur
de sa pensée. Nous nous bornerons à citer la conclusion de la philo-
sophie de l'esprit où sont marqués d'une manière définitive les
rapports des trois parties du système, et, par suite, la place de la
Logique dans l'ensemble.
En apparence abandonnée par l'Idée, la nature néanmoins contient
en soi l'Idée. Précisément parce qu'elle en est d'abord la plus com-
plète antithèse, qu'elle s'en est séparée autant qu'il est possible,
son processus nécessaire, son développement propre ne peut que
l'y ramener. Il consiste essentiellement dans son retour à l'idée. A
travers les moments successifs de son évolution spontanée, elle
s'élève d'abord à la vie et de la vie à l'Esprit. L'Esprit, primitive-
ment engagé dans la Nature comme âme naturelle, s'en aflfranchit
peu à peu à travers les sphères de la conscience et de la raison.
Parvenu comme liberté personnelle au terme de son développe-
ment purement subjectif, il se détache de l'individualité immédiate
où il se trouve encore engagé. Il se donne une existence objective
dans les mœurs, les lois, les institutions sociales et trouve dans
l'I-^tat une personnalité à la fois plus étendue et plus durable que
l'étroite personnalité de l'individu. L'histoire du monde qui tour à
tour crée et détruit les États est le processus par lequel l'Esprit
s'affranchit délinilivement, brise les derniers liens qui le rattachent
à la Nature, rejette ce qu'il peut contenir encore d'accidentel et
d'irrationnel pour s'élever à la pleine possession de soi comme pure
universalité dans la sphère de l'Esprit absolu, c'est-à-dire dans l'art,
la religion et la philosophie. C'est dans cette dernière seulement que
l'Esprit se comprend pleinement lui-même et se pense lui-même
comme pensée pure.
« La notion de la philosophie c'est l'Idée qui se pense elle-même,
la vérité qui se connaît elle-même. C'est l'élément logique {Das
Logitchc), mais avec cette signification qu'il est l'universalité
démontrée dans son contenu concret comme dans sa réalité. La
science est par là revenue à son point de départ : son résultat
4 32 LA LOGIQUE DE HEGEL.
€st la Logique, mais la Logique comme Esprit. Du jugement pré-
supposant {aus dem voraiissetzenden Urtheilen) où la notion était
simplement implicite — et ainsi de la forme phénoménale [aua der
Erscheinung) qu'elle y revêtait — elle s'est élevée à son pur prin-
cipe, et à l'élément qui lui est propre.
« C'est celte phénoménalité dont l'Idée est primitivement affectée
{dièses Erscheinen) qui fait le fondement de son développement
ultérieur.
« Le premier moment phénoménal est constitué par le syllogisme
qui a pour fondement ou pour point de départ la Logique, et
pour moyen terme la Nature qui réunit celle-ci à l'Esprit. La
Logique devient Nature et la Nature Esprit. La Nature, placée entre
son essence et l'Esprit, ne sépare pas ceux-ci comme deux extrêmes
de l'abstraction finie, et ne se sépare pas de ces extrêmes comme un
terme indépendant qui, leur restant étranger, servirait seulement de
lien entre eux. Car le syllogisme est dans Vidée et la Nature est
essentiellement définie comme un point de passage i Durchgang
punkt], comme un moment négatif, et elle est implicitement [an sich)
l'Idée. Mais la médiation de la notion prend encore la forme d'un
passage extérieur (des Uebergehens) et la science celle du mouvement
de la nécessité {des Ganges der Nolhwendlgkeit), de sorte que c'est
seulement dans un des extrêmes que se trouve posée la liberté de la
notion comme son retour sur elle-même {ah seine Zusammen-
schliessen mit sich selbst).
« Dans le second syllogisme cette phénoménalité est supprimée en
ce sens que ce syllogisme est le point de vue de l'Esprit lui-même
qui, comme agent de la médiation dans le processus, présuppose la
Nature et l'unité avec le principe logique {das Logische), c'est le
syllogisme de la réflexion spirituelle {geistigen) dans l'Idée : la philo-
sophie y apparaît comme un savoir subjectif dont la liberté est le
but, et qui est elle-même la voie par où on s'élève à ce but {das
selbst der Weg ist sich diesselbe hervorzubringen).
« Le troisième syllogisme est l'idée de la philosophie qui a la
raison consciente de soi {die sich wissende Vernunff), l'absolument
universel {das absolut Allgemeine) , pour moyen terme ; moyen
terme qui se partage lui-même en Esprit et Nature, faisant du
premier sa présupposition comme processus de l'activité subjec-
tive de l'idée, et de la seconde son extrême universel comme processus
de l'idée qui est purement en soi ou objectivement {als den Process
I
LA LOGIQUE I>ANS LE SYSTÈME. 133
der ans sirh, ohjrriiv, sci/ciiclcr Idrr). Ce jugement de soi {dua Sirh-
Urlhcdmi) par lequel Fldée se scinde en ses deux phénonicnalil<;s
les détermine comme des manifestations (comme manifestations
de la raison qui se connaît elle-même), et c'est lui qui les unit en
elle; c'est la nature de la chose — la notion — qui se meut et se
développe, et ce mouvement est tout aussi bien l'activité de la
connaissance. L'Idée éternelle existant en soi et pour soi comme
Esprit absolu se donne éternellement le mouvement, s'engendre
elle-même et jouit d'elle-même [Die cicirje an-und-fur sich scyetide
Idée sich ewig als absolutnr Geist bethàligt, und geniessl). »
Ce passage capital où Hegel expose sous une forme rigoureuse-
ment scientifique sa conception définitive de la nature divine éclaire
d'une vive lumière toutes les parties de sa philosophie. Nous aurons
bientôt à nous y référer pour écarter certaines interprétations
erronées du système pris dans sa totalité. Si nuus l'avons cité ici
tout entier, c'est qu'il confirme aussi pleinement que possible
celle que nous donnons du passage de la Logique à la Nature et
dément celle qui a cours dans le public. Le principe véritable de
la philosophie n'est pas ce qui en fait le commencement, c'est
plutôt le dernier terme où elle aboutit. De même que l'être qui est
le point de départ de la Logique n'est d'abord qu'une abstraction
vide et reçoit sa réalité de l'Idée, de même l'idée logique elle-même
est, elle aussi, une abstraction relative, quelque chose d'encore
imparfait et incomplet, et c'est dans l'esprit seulement qu'elle atteint
à sa réalité. L'Idée est bien le principe universel, la raison et la
source de toute existence, de toute réalité comme de toute vérité,
mais elle n'est elTectivement tout cela que dans l'Esprit ou comme
Esprit. Il est vrai que Hegel, dans sa préface de la Logique, donne
expressément pour objet à cette science l'essence éternelle de Dieu,
telle qu'elle est en elle-même et avant la création. Mais il ne faut
pas entendre par là que Dieu existe effectivement avant que de
créer, (jue la création est pour lui un acte arbitraire et pour ainsi
dire un accident; que par suite il est d'abord Idée logique ou abs-
traction pure, et que cette abstraction tire d'elle-même la Nature et
l'Esprit concret. Ce serait là un miracle cent fois plus incompréhen-
sible que les plus incompréhensibles mystères des religions révélées.
Dieu, tel qu'il est en soi et avant la création, c'est simplement le con-
cept de l'être absolu comme pur concept. Le Dieu véritable, c'est le
Dieu créateur, le Dieu par qui et en qui la création subsiste, c'est la
134 LA LOGIQUE DE HEGEL.
pleine réalité dont l'Idée logique n'est que la forme vide; en un mot
c'est l'Esprit. L'Esprit d'ailleurs c'est encore l'Idée, mais l'Idée dans
son existence concrète, l'Idée qui a un contenu. Il ne faudrait pas
croire que dans cette réalisation l'Idée se soit en quoi que ce soit
abaissée, qu'elle ait perdu quelque chose de son idéalité. Au contraire
en se réalisant, en devenant Idée concrète, elle a pénétré plus pro-
fondément encore dans sa nature intelligible; elle est devenue en
quelque sorte plus complètement elle-même; elle s'est, pourrait-
on dire, encore idéalisée. L'Idée logique en effet, ainsi que nous
l'avons déjà fait remarquer plus haut, présuppose l'être. L'Idée
comme esprit est affranchie de toute présupposition. Cette présup-
position en elle devient position pure et c'est ainsi qu'elle est créa-
trice. L'Esprit absolu, par le fait seul qu'il est ou qu'il se donne à
lui-même son être, pose en lui-même toutes les existences finies;
c'est en cela qu'il est créateur. L'Idée logique en tant qu'Idée pure
est le concept abstrait de la liberté, l'Esprit est la liberté elle-même.
VI
LE DOGMATISME DE HEGEL
Hegel n'est pas, comme Descartes ou Kant, un révolutionnaire de
la pensée. Il ne prétend pas rompre avec le passé et réédifier la
science sans rien emprunter à ses prédécesseurs. L'histoire des
systèmes est pour lui tout autre chose que le vain et décourageant
catalogue des aberrations humaines; plus clairement encore que
celle des faits, elle laisse transparaître la logique interne qui la
régit. Avec Aristote, avec Leibniz, Hegel croit à la pérennité de la
philosophie : il entend résumer et condenser dans sa doctrine toutes
les doctrines antérieures, les compléter plus encore que les sup-
primer. Néanmoins rien de plus original que son système, rien qui
ressemble moins à de l'éclectisme. L'unité en est le trait le plus
frappant; il n'est d'un bout à l'autre que le développement métho-
dique d'un principe unique : la relativité universelle. Or cette thèse
fondamentale et la méthode dialectique qui en découle sont, après
tout, choses assez nouvelles. Le fait seul qu'elles sont jusqu'ici
demeurées à peu près incomprises même du public philosophique
suffit, croyons-nous, à le prouver. En tout cas Hegel procède prin-
cipalement de Kant. Son système n'est que le criticisme méthodi-
quement développé, dégagé des incertitudes et des inconséquences
qu'il est trop facile de relever dans l'œuvre de son fondateur. Il y
a donc lieu de s'étonner que la plupart des critiques n'aient vu
dans l'hégélianisme qu'une œuvre de réaction, un retour plus ou
moins déguisé au dogmatisme condamné par Kant, et jtlus particu-
lièrement au dogmatisme de Spinoza.
Quoique ce préjugé soit sans fondement sérieux et qu'une lecture
quelque peu attentive suffise pour le dissiper, il est à la fois si répandu
136 LA LOGIQUE DE HEGEL.
et si tenace qu'il nous semble utile de le combattre et d'\' opposer
des arguments directs. Nous rechercherons d'abord si Hegel mérite
l'appellation de « spinoziste », puis, d'une façon plus générale, s'il
s'est montré infidèle à la pensée fondamentale du criticisme.
Qu'il y ait entre Hegel et Spinoza de nombreuses et remarqua-
bles analogies, nous n'essaierons pas de le nier. Il y en a entre
toutes les philosophies et d'autant plus qu'elles sont plus compréhen-
sives et plus profondes. Or, le juif d'Amsterdam fut incontestablement
un penseur de premier ordre et sut honorer autant l'humanité par
la hauteur de ses conceptions que par la sainteté de sa vie. Toute-
fois, pour identifier son système avec celui de Hegel, il faut, semble-
t-il, s'en tenir à certains résultats généraux et faire abstraction de
la méthode qui les fournit; considérer celle-ci comme un échafau-
dage provisoire qu'on fait disparaître au plus vite une fois l'édifice
achevé. Or, entendre ainsi la méthode, c'est nier implicitement l'hé-
gélianisme tout entier. N'est-ce pas en effet déclarer la médiation
étrangère à l'objet même de la science, la réduire à n'être qu'un
artifice subjectif, quelque chose d'inessentiel et de contingent? N'est-
ce point par suite maintenir inaltérée, au sein même de la science
où ils devaient s'identifier, l'opposition du sujet et de l'objet, de la
pensée et de l'être.
Mais si nous nous refusons à tenir la méthode pour inessentielle
et négligeable, comment encore rapprocher les deux philosophies?
La méthode de Spinoza est la méthode géométrique, celle qui,
d'après Hegel, convient le moins à la science de l'absolu. Quelque
attaché qu'il fût à cette méthode, Descartes avait compris qu'en
métaphysique elle ne saurait être servilement imitée. Selon lui, en
effet, les difficultés de cette science résident moins dans la complexité
des déductions que dans la rigoureuse détermination des principes.
Sans tenir compte de cette profonde remarque, Spinoza pose ses
principes sous forme de définitions et d'axiomes, comme si les mots
de substance, de mode, de cause et d'essence éveillaient dans tous
les esprits des idées aussi claires que ceux de triangle ou de cercle.
Or, quelle que soit la clarté relative des idées géométriques, les-
mathématiciens sont aujourd'hui à peu "près d'accord pour recon-
naître l'imperfection des définitions traditionnelles et pour soumettre
les principes de leur science à une critique nouvelle. Combien témé-
raire paraîtra le philosophe qui applique sans hésitation aux plus
hauts problèmes de la pensée spéculative une procédure dont la
LE DOGMATISME HE HEGEL. 137
science élémentaire de l'étendue constate elle-même l'insuffisance!
SpinDza retrouve dans ses conclusions ce qu'il a mis dans ses pré-
misses ; il démontre ainsi que son système peut être résumé en un
petit nombre de formules simples et rien de plus. On peut en admirer
la cohérence et l'harmonie interne, rien ne montre qu'il s'accorde
avec la vérité objective, en un mot Spinoza développe admirable-
ment ses conceptions; il ne les prouve pas.
D'ailleurs dans le choix même de la méthode est impliquée une
certaine idée de la science et de son objet; ce choix tranche ainsi
implicitement les questions les plus hautes et les plus délicates.
Pour que la déduction mathématique puisse nous révéler la nature
divine et la destinée humaine, il faut que Dieu et l'homme, ainsi que
le monde matériel, soient des essences analogues à celles dont
s'occupe la géométrie. Il faut qu'il n'y ait en eux rien que de néces-
saire, rien dont le contraire ne soit intrinsèquement contradictoire.
Spinoza est ainsi amené non seulement à nier l'indétermination
réelle des événements, en (juoi il est d'accord avec Leibniz, Kant et
Hegel, mais à nier radicalement toute contingence, par suite toute
finalité, toute nécessité purement morale.
Or la nécessité mathématique ou métaphysique est la nécessité
propre aux choses, j'entends à la nature inanimée en tant que telle.
Cette nécessité ne laisse aucun rôle au choix, par suite à la pensée
et à la conscience. Celles-ci sont dans le système tout à fait super-
flues et, qui pis est, inintelligibles. La spontanéité de la vie, le
simple désir de vivre, le plus vague effort interne du vivant pour
persévérer dans l'être constituant déjà une inconcevable dérogation
au principe posé. Toute chose est à chaque instant tout ce qu'elle
peut être, son être et sa notion s'accordent absolument, il n'y a en
elle ni privation, ni excès; aucune virtualité non développée;
aucune contradiction, par suite aucune contrariété. Comment dès
lors concevoir chez un être quelconque une tendance quelle qu'elle
soit, une aspiration ou un regret si vague qu'on les suppose? Com-
ment l'ellipse pourrait-elle vouloir devenir cercle ou parabole? Qu'on
s'en rende compte ou non, attribuer aux êtres une tendance ou un
effort, si humble soit-il, leur reconnaître avec la vie un minimum
de pensée, c'est admettre que ces êtres ne sont pas à chaque instant
tout ce qu'ils peuvent et doivent être, que leur essence enveloppe
une contradiction interne; par suite, c'est renoncer à tout expli(]uer
parla nécessité mécanique, c'est restaurer implicitement la croyance
138 LA LOGIQUE DE HEGEL.
à la finalité. D'autre part refuser aux êtres toute spontanéité interne,
c'est leur refuser en même temps toute individualité réelle et faire
de la nature un véritable chaos. L'individualité en effet implique
entre les parties d'un même individu une liaison différente de la
simple juxtaposition, une liaison par laquelle elles se distinguent
des parties contiguës de deux êtres voisins. Dire que certaines par-
ties forment un tout réel, c'est dire qu'elles ne sont pas indifférentes
à l'existence de ce tout, ou, si l'on veut, à leurs rapports réciproques;
qu'elles ont une tendance plus ou moins forte à demeurer ensemble.
La supposition contraire détruit la réalité du tout ou la réduit à une
apparence subjective. Ainsi le système de la nécessité absolue con-
duit à refuser tout sens aux mots de pensée, de vie, de force, de ten-
dance, voire au mot d'individu. Dés lors, que devient le mouvement?
Réduit à une agitation sans but d'une masse homogène et indéfinie,
n'est-il pas désormais complètement inintelligible? Une partie de la
masse se déplace pour être immédiatement remplacée par une autre
toute pareille. Où est le changement puisque rien n'est changé? En
fin de compte, il ne subsiste plus que l'être éternel, immuable, tou-
jours égal à lui-même. Logiquement l'éléatisme est le dernier mot
du spinozisme.
Sans doute Spinoza n'arrive pas à ces dernières conséquences de
sa pensée. La logique de ses conceptions ne le rend pas complète-
ment aveugle à l'évidence des faits. Il n'en est pas moins vrai qu'il
se rapproche davantage du réalisme ontologique de Parménide que
de l'idéalisme hégélien. L'être, dans son système, est antérieur et
supérieur à la pensée; il ne lui est en rien subordonné, il n'en
dépend à aucun titre. Tandis que pour Leibniz ou Hegel, l'explica-
tion mécaniste du monde est éminemment relative et provisoire,
qu'elle ne se suffit pas à elle-même et requiert une explication plus
haute, Spinoza la tient pour définitive et intrinsèquement complète.
Pour les deux penseurs allemands la réalité comporte des degrés
divers et se mesure à l'intériorité des existences; toutes pour Spi-
noza sont situées sur un même plan. Nul progrès, nulle hiérarchie.
L'idée d'évolution si caractéristique de l'hégélianisme n'a pas de
sens pour Spinoza. Le monde des esprits est à côté de celui des
corps; il n'est pas au-dessus. Tandis que chez Hegel le premier con-
tient la raison d'être et la vérité du second, il n'en est plus chez
Spinoza que le vain reflet et l'inutile doublure. Nous sommes avec
lui aux antipodes de l'idéalisme. Son Dieu ne saurait s'appeler
LE DOGMATISME I)E HEGEL. 139
Esprit; la définition aristotélique et hégélienne : vôr,?'.; vc-r'^Ec; lui
serait inapplicable. Certes ce Dieu est une chose pensante, mais
c'est tout aussi bien une chose étendue. Il possède en outre une
infinité d'attributs dont nous ne pouvons nous faire aucune idée et
qui tous lui sont aussi essentiels que la pensée. Celle-ci n'est donc
pas son essence puisqu'elle est expressément définie comme une
partie de celte essence. D'ailleurs, entre les attributs, aucune distinc-
tion de rang; nul d'entre eux n'a sur les autres une prééminence
quelconque. Tous sont des expressions équivalentes d'une même
réalité foncière; tous se suffisent à eux-mêmes et n'ont de relation
essentielle qu'à leur substance commune. Si Dieu est esprit, il est
aussi bien matière, et une infinité d'autres choses que nous ne sau-
rions nommer ni concevoir.
Avant tout il est, puis il est étendu, pensant, etc. Son être pré-
existe logiquement à toutes ses déterminations. 11 est la chose : res;
sa réalité, ou plus exactement sa 7'éité, est sa véritable essence: elle
conditionne tous ses attributs et n'est conditionnée par aucun d'eux.
Le Dieu de Hegel est pensée pure; il crée le monde en le pensant
et se crée ainsi en quelque sorte lui-même. Chez Spinoza la pensée
divine ne crée rien. Elle se développe parallèlement aux autres attri-
buts et les refiète passivement, si toutefois elle ne se borne pas à
refiéter l'attribut étendue. Il est vrai que Spinoza détermine expres-
sément la substance infinie comme cause de soi-même, causa sui, et
par là semble identifier son être avec l'activité qu'elle déploie; mais
cette formule ne doit pas nous faire illusion. D'abord l'activité par
laquelle Dieu se donnerait l'être à lui-même ne peut être pour l'au-
teur une activité purement spirituelle. Il ne saurait, en eflet, l'ad-
mettre sans se contredire; sans reconnaître à la pensée, parmi les
attributs divins, une place à part et une indéniable prééminence.
Ensuite le caractère dynamiste de la formule est au fond une pure
apparence, apparence bien vite dissipée par la définition même de
l'auteur. J'appelle, dit-il, cause de soi, ce dont l'essence implique
l'existence : id cujuR essenlki involcil c.xhtcnliam.
Ce qui précède suffit à prouver que Hegel ne saurait passer pour
le restaurateur ou le continuateur du spinozisme. Dira-t-on qu'il l'a
renouvelé? Au moins faudra-t-il accorder qu'il s'agit d'une rénovation
si profonde qu'elle ressemble singulièrement à une création origi-
nale. Est-ce à dire qu'entre Hegel et Spinoza il n'y ait aucun point
commun? Nous avons tout à l'heure expressément reconnu le con-
140 LA LOGIQUE DE HEGEL.
traire. II serait trop long d'énumérer les ressemblances plus ou
moins superficielles qu'une comparaison détaillée des deux doctrines
pourrait faire ressortir. Nous nous bornerons à signaler celle qui
nous paraît la plus profonde : l'inspiration commune des deux philo-
sophies. Toutes deux expriment à leur manière, sans atténuation ni
réserve, ce qu'on peut appeler la foi philosophique; la croyance à la
souveraineté de la raison ou à la rationalité foncière du réel. Ce qui
les sépare l'une de l'autre c'est le concept même de la rationalité.
Ainsi que Parménide et Zenon d'Élée, Spinoza ne la conçoit que
comme identité pure avec soi-même, exclusion de l'opposition et de
la différence. Hegel au contraire reconnaît avec Platon la coexistence
nécessaire des contradictoires, de l'être et du néant, de l'identité et
de la différence, du oui et du non. Pour Spinoza cela seul est
rationnel qui exclut immédiatement toute contradiction. Pour Hegel
la contradiction est un élément inhérent à la nature de la raison
elle-même ; les catégories de la pensée s'opposent nécessairement
les unes aux autres; elles ne sont elles-mêmes que dans et par leur
opposition réciproque, et la vie interne de la raison consiste tout
entière dans la conciliation progressive de ses antinomies. En
résumé, Hegel et Spinoza s'accordent à soumettre la nature à la
logique. Mais la logiqne de Spinoza est la logique mathématique ou
la logique de l'abstrait. Aussi sa tendance est-elle de ramener l'es-
prit à la chose et la chose elle-même à l'abstraction pure. La logique
de Hegel est la logique absolue, la logique du concret. Aussi lui
permet-elle de s'élever de l'abstraction pure à la réalité, à la vie, à
la pensée.
On s'est plu à rapprocher Hegel de Spinoza; on aurait pu tout
aussi bien le comparer à Malebranche et à Leibniz. Entre sa doctrine
et celle de ses illustres devanciers on eût sans peine découvert
de profondes ressemblances. Comme lui ceux-ci sont profondément
idéalistes; comme lui, plus ou moins directement inspirés de Platon
et d'Aristote, ils subordonnent le mécanisme cartésien à la finalité.
Malgré l'insuffisance de leur méthode, tous deux sur beaucoup de
points devancent et préparent les conclusions de l'hégélianisme.
S'il nous fallait énumérer et classer les influences qui ont contribué
à la formation de ce système, au premier rang nous placerions
Kant et Fichte, auxquels Hegel a emprunté sa conception fonda-
mentale : la double relativité des êtres; au second rang viendraient
Platon et Aristote, dont l'étude l'a conduit à donner à la dialectique
LE DOGMATISME DE HEGEL. 1 i 1
son véritable point de départ et à reprendre explicitement des pro-
blèmes plutôt abandonnés que résolus. Mais si, parmi les philoso-
phes du XVII" siècle, il en est un dont les doctrines rappellent les
théories hégéliennes et qui puisse les avoir en partie inspirées, c'est
sans aucun doute l'auteur de la monadologie.
On nous concédera peut-être que Uegel n'est pas précisément
spinoziste, mais on persistera à soutenir qu'il s'accorde avec Spinoza
sur un point essentiel, le seul peut-être qui mérite d'être appelé
ainsi. Toiis deux ne professent-ils pas le panthéisme et avec lui le
fatalisme, son inévitable corollaire? Or, pour certains soi-disant
philosophes, devant cet accord fondamental, toutes les divergences
disparaissent, ou se réduisent à de subtiles nuances, à des distinc-
tions plus ou moins spécieuses, intéressantes tout au plus pour des
métaphysiciens de profession.
Nous avouons ne pas être encore parvenus à comprendre le sens
précis du mot panthéisme. D'après son étymologie, il devrait
signifier l'identification de Dieu avec le monde ou l'universalité des
êtres. Dieu sérail le Tout; l'ensemble des choses constituerait un
être vivant unique et éternel dont les individualités finies représen-
teraient les éléments intégrants. Nous et les autres êtres serions
à ce vaste corps ce que sont à n(jtre organisme les cellules qui le
composent et qui naissent et meurent en nous à chaque instant
sans que ces vicissitudes interrompent la continuité de notre vie
propre. A ce compte les stoïciens auraient été panthéistes, et encore
n'est-ce pas bien certain. Sans doute ils se plaisent à identifier Dieu
avec la Nature ou le Monde, ils prennent indiflcremment ces termes
l'un pour l'autre. Néanmoins le M(inde est plutôt pour eux la mani-
festation présente de la divinité qu'il ne se confond avec son éter-
nelle essence. Ce monde est après tout destiné à périr dans un
suprême embrasement et le principe éternel d'où il est sorti doit
manifester à nouveau son inépuisable fécondité dans une série indé-
finie de créations successives. Eu tout cas le panthéisme ainsi
entendu est tout à fait étranger à Spinoza. Comme le remarque
Hegel, loin de confondre Dieu avec l'univers, Spinoza absorbe l'uni-
vers en Dieu. Le double monde des esprits et des corps n'est plus
pour lui ([u'un néant dans l'inlinité des attributs divins. Le rapport
des êtres finis à Dieu n'est pas celui des parties au tout, mais
celui des modes à la substance. Or rien de plus différent que ces
deux rapports. Tandis que le premier enveloppe une dépendance
142 LA LOGIQUE DE HEGEL.
récipi'oque, dans le second la dépendance est essentiellement uni-
latérale. Le mode dépend de la substance, mais la substance ne
dépend pas du mode. On peut dire que, loin de combler l'abîme
qui sépare la créature du créateur, Spinoza l'approfondit encore
au risque de rendre inconcevable la puissance créatrice qui le
franchit.
Mais si Hegel défend victorieusement Spinoza contre l'accusation
de panthéisme, peut-être aurait-il plus de peine à se défendre lui-
même. L'Esprit absolu, dernier terme de sa dialectique, est-il au fond
autre chose que l'esprit même de l'homme idéalisé et déifié? Son
Dieu existe-t-il ailleurs que dans la nature et dans l'humanité? Il est,
pourrait-on dire, en tout, excepté en lui-même. Il est plus particu-
lièrement dans la pensée humaine et dans ses régions les plus
hautes : dans l'art, dans la religion et la philosophie; mais qu'est-ce
que tout cela en dehors de l'homme, qu'est-ce que l'homme lui-
même en dehors du monde? C'est dans le monde que Dieu a sa
subsistance; hors de lui ce n'est plus qu'un idéal, c'est-à-dire une
pure abstraction. Telle est l'interprétation la plus répandue de la
doctrine hégélienne. Ainsi comprise, elle serait en eiïet un pan-
théisme, à moins qu'on ne préférât l'appeler un athéisme religieux.
A ce compte l'hégélianisme aurait reçu de M. Vacherot sa formule
définitive : l'opposition du Dieu réel et du Dieu vrai. Que cette inter-
prétation puisse se présenter à l'esprit du lecteur, c'est là un fait
incontestable, mais est-il possible de s'y arrêter? Certes Hegel revient
avec insistance sur l'immanence de Dieu dans l'univers et dans
l'humanité, il dit expressément que l'absolu est présent dans l'art et
dans la religion et que la philosophie le contient sous sa forme propre,
c'est-à-dire comme pensée. Mais la philosophie est-elle autre chose
que la pensée se pensant elle-même et Aristote ne parle-t-il pas à
peu près comme Hegel quand il appelle Dieu le seul vrai philosophe?
Pour le vulgaire la philosophie n'est qu'un savoir subjectif, une
imparfaite représentation des choses dans l'esprit, une chimère peut-
être, en tout cas une création humaine. C'est l'homme qui l'a faite
et il l'a faite à sa mesure. Pour Hegel c'est la vérité absolue à
laquelle la terre et le ciel sont suspendus. En tant que nous sommes
admis à y participer nous nous élevons au-dessus de nous mêmes;
selon l'expression de Spinoza, nous nous pensons nous-mêmes et
nous pensons toute chose sous la forme de V éiernité {suh specie ceterni).
Loin de créer cette vérité nous n'avons d'être que par elle. Selon
LE DOGMATISME DE HEGEL. 145
l'ordre do l'apparence (Schein) cette vérité se manifeste progressive-
ment dans le temps et l'Iiistoire du monde n'a d'unité ni de sens
que par la continuité de cette révélation; mais elle-même est
affranchie du devenir parce qu'elle en contient la raison. Avec Aris-
totc, c'est par le parfait que Hegel explique l'imparfait. Comme
nous l'avons noté déjà, une seule différence les sépare. Contraire-
ment à son devancier, Hegel fait de l'imparfait lui-même un moment
de la perfection absolue. Mais en celle-ci, en tant qu'elle subsiste en
et pour soi, ce moment est éternellement dépassé. Ainsi que nous
l'avons dit plus haut, tandis que le Dieu d'Aristote demeure enfermé
dans sa transcendance, qui devient ainsi pour lui une limite, le Dieu
de Hegel est immanent et transcendant tout à la fois. Il est l'être de
toute chose, il anime et dirige la nature et s'incarne dans l'humanité
sans perdre pour cela sa personnalité absolue, sans cesser d'être
l'éternelle raison supérieure au temps et à l'espace, dont l'essence,
l'existence et l'infinie béatitude consistent indivisiblement dans
l'acte par lequel tout à la fois elle se produit et se contemple elle-
miMiie. Comment cela est-il possible? c'est ce que nous avons déjà
expliqué plus haut d'après l'auteur. Quoi qu'il en soit, le système ne
saurait, croyons-nous, comporter d'autre interprétation. Réduire le
Dieu de Hegel à un idéal irréalisé, c'est oublier (jue la dialectique,
d'après ses déclarations expresses et répétées, ne peut s'arrêter à la
catégorie du devoir-être (sollcti); et qu'il reproche explicitement à la
théorie de la science ( IVissenschafls/rhrc de Ficlite) de n'avoir pas
dépassé ce point de vue.
C'est oublier également que, dans toutes les phases du procès dia-
lectique, le résultat apparent est le véritable principe, et que la pensée
du philosophe doit d'abord pour ainsi dire remonter le cours de
l'activité créatrice. D'ailleurs, si l'on conserve quelque doute à cet
égard, qu'on prenne la peine de relire les dernières lignes de la phi-
losophie de l'Esprit que nous avons citées plus haut. La création
apparaît d'abord comme une réalisation progressive de la vérité
absolue. Pure abstraction au début, elle se revêt dans la nature
d'une matérialité qui la dissimule à elle-même, pour s'incarner fina-
lement dans l'homme et atteindre en lui conscience de soi. C'est là, si
l'on veut, le point de vue naturaliste; c'est, nous dit expressément
Hegel, le point de vue de l'apparence. Conformément à la dialecticjue
du syllogisme, il nous conduit à un point de vue plus élevé : le point
de vue humanitaire. L'esprit s'all'ranchit du servage de la nature en
144 LA LOGIQUE DE HEGEL.
découvrant en elle la vérité logique, c'est-à-dire sa propre essence.
Mais le point de vue définitif, qu'on pourrait appeler théologique,
c'est celui de l'Idée absolue éternellement consciente d'elle-même
dans et par sa double manifestation. Dans cette suprême plénitude
de sa réalisation la nature et l'histoire ne sont plus pour elle que
des moments désormais dépassés; leur être immédiat et indépen-
dant s'est évanoui comme une vaine illusion et, par cela même,
elles ont atteint leur indéfectible réalité.
Loin donc que Dieu ne subsiste que dans le monde et emprunte sa
réalité aux êtres finis, ceux-ci, tout au contraire, ont en Dieu leur
véritable subsistance, et sur ce point du moins Hegel s'accorde avec
Spinoza. Dira-t-on que le panthéisme consiste précisément à sou-
tenir que les êtres finis n'ont leur subsistance qu'en Dieu, de sorte
que la substance divine soit en réalité la substance unique, que
l'être de Dieu et celui des choses demeure au fond un seul et même
être? 11 convient tout d'abord de remarquer que le terme de pan-
théisme prend ici une signification toute difTérente de celle que
nous lui avons donnée tout à l'heure. Si Dieu est le Tout, il n'a pas
à proprement parler de subsistance inconditionnée; il est un com-
posé, une résultante, non le principe suprême de tout être et de
toute vie, en un mot il n'est plus Dieu. Le concevoir ainsi, c'est,
sciemment ou non, le ravaler au rang d'un être dépendant et borné.
Qu'il soit au contraire la substance universelle, cela n'implique
immédiatement pour lui aucun abaissement, aucune déchéance. Il
importe ensuite de ne pas se laisser effrayer par les mots, fût-ce
par ce terrible vocable de panthéisme. L'être fini, précisément parce
qu'il est tel, ne peut subsister absolument en soi et pour soi; il n'a
d'être que dans et par sa relation avec Dieu. Si c'est cela qu'on
entend en disant que Dieu est sa substance, il faut se résigner à être
panthéiste ou retourner à l'hypothèse d'une matière incréée. Si les
créatures tiennent de Dieu tout leur être, elles n'en sauraient être
absolument distinctes, c'est-à-dire séparables, elles ne sauraient
subsister ni être conçues que dans une dépendance totale à son
égard. Se demander si Dieu les crée de rien ou les tire de sa propre
substance, c'est, nous semble-t-il, s'attarder à une question toute
verbale ou qui n'a de sens que pour une imagination grossièrement
matérialiste. Il est clair que Dieu n'a pas pétri le néant comme
un potier pétrit l'argile. 11 est non moins évident que lui-même
n'est pas fait d'une matière quelconque dont il aurait sacrifié quel-
LE DOGMATISME DE HEGEL. 14o
ques parcelles pour en former ses créatures, ou (|iie, par une opéra-
tion plus difficile à imaginer mais non à comprendre, il aurait
aliénée et conservée tout à la fois. Prises au propre, c'est-à-dire
au sens physique, les deux expressions sont donc également
absurdes. Convenablement entendues, l'une et l'autre, au contraire,
nous semblent également acceptables. L'une et l'autre veulent dire
que Dieu confère aux créatures leur être tout entier, matière et
forme, et que cet être tout d'emprunt ne cesse d'appartenir en
propre à celui de qui elles le tiennent. L'une insiste plus particuliè-
rement sur le néant foncier de la créature, l'autre sur sa relation
essentielle au créateur. Voilà toute la différence. Après tout, si Dieu
est esprit, l'image la moins imparfaite que nous puissions nous
former de la création est le rapport de notre moi à chacune de nos
pensées. Or on peut dire que nous les créons de rien en ce sens
qu'elles ne sont rien avant que nous les pensions. On peut dire aussi
légitimement que nous les tirons de nous-mêmes et qu'elles ont
en nous leur subsistance.
Dira-t-on que le panthéisme consiste à nier la liberté divine?
Soit; mais encore faut-il définir exactement ce terme. Si par liberté
on entend l'arbitraire, un vouloir indifférent au Bien, une puissance
supérieure à la raison même, on ne trouvera en effet rien de tel chez
Hegel. Pour lui Dieu n'est que la raison altsolue et souveraine. Un
pouvoir supérieur à la raison est un pur non-sens. La volonté divine
n'est pas quelque chose de distinct de la raison divine, elle est cette
raison elle-même considérée plus spécialement comme activité créa-
trice. Si donc le panthéisme consiste à proclamer la souveraineté de
la raison, Hegel est panthéiste avec saint Thomas et Leibniz. Mais
si l'on donne au mot liberté son véritable sens, qui est détermi-
nation par soi, on peut dire que le système de Hegel est par excel-
lence la philosophie de la liberté. Spinoza attribue expressément à
Dieu la liberté qu'il refuse aux créatures, mais il entend cette liberté
d'une manière toute négative. Dire que Dieu se détermine lui-même
revient pour lui à dire qu'il n'est déterminé par aucune autre chose.
La vérité est que le Dieu de Spinoza se trouve déterminé on ne sait
comment. U ne l'est par rien d'extérieur, puisque, par hypothèse,
rien n'existe hors de lui; mais en quel sens peut-on prétendre qu'il le
soit par lui-même? Ni les attributs ni les modes ne sont déduits de
la substance, entre elle et ses déterminations on n'apenjoit aucun lien
logifjue; elles lui sont superposées plutôt qu'elles n'en procèdent.
Noël. 10
146 LA LOGIQUE DE HEGEL.
Que Dieu possède tels attributs et tels modes, c'est là une pure
donnée, un fait empirique et rien de plus. Hegel ne s'enferme point
dans la stérile affirmation de la liberté divine; il la démontre ou
plus exactement il la montre, il nous le fait voir en acte. Il explique
en détail comment les diverses déterminations de l'Idée s'y ratta-
chent et en procèdent, comment toutes contiennent implicitement
la totalité où elles sont explicitement contenues. Il nous élève
du multiple à l'un et nous fait redescendre de l'un au multiple.
Non seulement l'Idée hégélienne possède cette liberté négative qui
consiste à n'être déterminé par aucune puissance extérieure; mais
elle réalise en elle-même la liberté positive. Ses déterminations ne
sont que les expressions diverses de son indivisible essence, puisque
cette essence consiste tout entière à les produire et à les supprimer
et à se réaliser soi-même dans ce double mouvement d'expansion
hors de soi et de retour en soi. Donc, de quelque manière que
nous interprétions le mot panthéiste, nous arrivons à la même
conclusion : ou il ne s'applique point à Hegel, ou il convient au
même titre à tout philosophe qui entend maintenir les droits de la
raison.
Ainsi Hegel est tout autre chose qu'un simple continuateur de Spi-
noza. On nous accordera sans doute qu'il n'est à proprement parler le
disciple d'aucun des philosophes prékantiens, et qu'il a faites siennes,
en les démontrant par une méthode originale, les conclusions qu'il
a pu leur emprunter. Toutefois, n'est-ce pas à ces philosophes pris
en masse qu'il se rattache directement? Son œuvre n'est-elle pas
un effort pour renouer la chaîne que Kant se flattait d'avoir brisée?
La révolution criticiste n'est-elle pas non avenue pour lui? En un
mot, n'est-il pas un dogmatique plein d'une naïve confiance dans la
puissance illimitée de la raison humaine? Quel contraste entre sa
témérité spéculative, qui ne s'arrête devant aucun obstacle, ne
réserve aucun problème, et la prudente attitude de Kant! Comment
du plus puissant effort qu'on ait jamais tenté pour obliger la raison
à reconnaître ses limites, aurait pu sortir l'orgueilleuse proclama-
tion de sa souveraineté absolue? Certes il y a là un fait curieux et
propre à jeter dans un profond étonnement celui qui se bornerait à
considérer le résultat sans tenir compte de l'évolution qui l'a pro-
duit et qui l'explique. Cette évolution, nous l'avons sommairement
décrite au début de ce travail et l'on nous excusera de n'y point
revenir. Nous nous attacherons uniquement ici à déterminer la
LE DOGMATISME DE HEGEL. 147
position exacte de Hegel par rapport à Kant et nous nous efforcerons
de montrer que s'il s'est écarté de son devancier, c'est en allant plus
loin que lui dans la voie qu'il avait ouverte.
Sans doute Hegel est un dogmatique et personne ne le fut plus
que lui, si Ton entend ce terme au sens antique et traditionnel,
comme opposé à sceptique. Mais le mot a reçu de Kant une signifi-
cation toute nouvelle. Croyant peut-être simplement le préciser, ce
philosophe lui a en réalité imposé un sens particulier qui ne se
comprend bien que par les principes sur lesquels est fondé son sys-
tème. Le dogmatisme est pour lui la prétention à connaître la chose
en soi. Or, ainsi entendu, ce terme peut-il encore s'appliquer à l'hé-
gélianisme? Après Fichte, Hegel rejette purement et simplement
les choses en soi de Kant. Il n'y veut voir qu'une vaine survivance
de ce même dogmatisme dont Kant prétendait affranchir l'esprit
humain. Comment l'accuserait-on de quitter le terrain solide de
l'expérience pour s'élancer à la poursuite de chimères transcen-
dantes? Le monde transcendant de Kant est pour lui le vide absolu.
La réalité n'est pas double; elle n'a point un endroit et un envers,
un dedans et un dehors sans communication entre eux, du moins sans
communication qui nous soit intelligible. Elle est à la fois plus
simple et plus complexe : elle est une et continue, mais comporte
de nombreux degrés, depuis la fugitive illusion qui n'apparaît que
pour s'effacer, jusqu'à la vérité absolue d'oîi rayonne toute exis-
tence. Comment un philosophe prétendrait-il connaître ce qui pour
lui n'existe pas? Cependant ne nous hâtons pas de conclure. Hegel,
après tout, ne serait pas le premier qui eût rétabli sous un nom ce
qu'il avait rejeté sous un autre, et la question est assez importante
pour mériter un examen sérieux.
Il nous faut d'abord rechercher comment se produit chez Kant le
concept de chose en soi. Le sens commun distingue profondément
la perception de la chose perçue. Pour lui cette chose, connue ou
non, subsiste hors de nous dans l'espace réel et continuerait d'exister
lors même qu'il n'y aurait phis au monde aucun être conscient.
D'autre part, dans l'acte de percevoir, ce même sens commun iden-
tifie l'objet réel avec sa représentation mentale : celle-ci n'est que
la chose devenue, par on ne sait quelle miraculeuse opération, pré-
sente à la conscience du sujet. 11 y a là une contradiction formelle,
que, dès le début de la philosophie motlerne, Descartes a mise en
évidence. Descartes néanmoins, et après lui Malebranche, continuent
148 LA LOGIQUE DE HEGEL.
à croire que les corps existent réellement hors de nous et sont bien
ce qu'ils nous paraissent être au moins dans leur essence, l'étendue.
Toutefois ils font reposer cette croyance sur une révélation pré-
sumée, naturelle ou surnaturelle. Berkeley, plus conséquent, nie
purement et simplement la réalité des corps. Leibnitz enfin, par sa
théorie des monades et de l'harmonie préétablie, donne à la question
une solution plus profonde que le réalisme cartésien et plus large
que l'idéalisme subjectif. Il approche de bien près l'idéalisme absolu.
La faiblesse de son système consiste dans son point de départ réa-
liste. C'est en quelque sorte de biais qu'il entre dans l'idéalisme, et
ses plus originales théories prennent l'aspect d'expédients ingé-
nieux et compliqués, au lieu d'apparaître comme les conséquences
naturelles d'un principe nouveau explicitement proclamé. La ques-
tion est reprise par Kant, mais d'un tout autre point de vue. On
l'avait jusqu'à lui surtout envisagée sous son aspect ontologique;
on s'était demandé en quoi consiste la réalité des corps; plus
modeste, au moins en apparence, il se demande simplement : que
pouvons-nous savoir des corps?
Sa réponse est connue. Nous ne pouvons rien savoir des corps
considérés en eux-mêmes. Nous ne percevons réellement que la
façon dont ils nous affectent. Non seulement les qualités secondes
des cartésiens, mais leurs qualités premières, l'étendue et ses acci-
dents, ne peuvent être que des apparences subjectives. Seules ces
apparences constituent l'objet de notre connaissance empirique, en
tant que leur cours est soumis à des lois immuables qui rendent pos-
sibles la science et la prévision. D'ailleurs ces lois elles-mêmes, loin
de nous rien apprendre sur la nature des choses en soi, n'expriment
que les conditions subjectives de la connaissance. Mais si nous ne
savons rien des choses en soi, si nous n'en pouvons rien affirmer,
cela ne prouve pas qu'elles ne soient rien. Notre science, bornée par
sa nature au monde des phénomènes ou des apparences réglées,
reste muette en face de l'inaccessible au-delà. Notre vie actuelle
s'écoule tout entière au sein d'un univers phénoménal, et nous-
mêmes ne sommes que phénomènes. L'auteur en effet étend à la
conscience, assimilée par lui à un sens interne, sa théorie du sens
externe. Nous n'avons de notre propre moi qu'une connaissance
indirecte et médiate et lui aussi se double d'un moi en soi ou moi
noumène aussi inconnaissable que les autres choses en soi. Ainsi se
trouve établi le réalisme agnosticiste.
LE DOGMATISME DE HEGEL. 149
On voit à quoi se réduit la prétendue modestie de Kant. Par les
termes mêmes dans lesquels il pose ce problème et sous couleur de
prudente réserve, il se décide implicitement en faveur du réalisme.
II confère à une affirmation gratuite un injustifiable privilège. Con-
trairement au précepte d'Occam : non muUipUcdnda cnlia.... c'est aux
idéalistes purs qu'il impose Vonus proOandi. A eux désormais de
prouver que la chose en soi n'existe pas; tâche d'autant plus ingrate
que ce terme n'est pas défini ou ne l'est que par des négations.
Quoi qu'il en soit, c'est du point de vue de l'agnosticisme que Kant
définit le dogmatisme. Est dogmatique quiconque prétend déter-
miner la chose en soi, connaître l'inconnaissable. Le dogmatisme
peut d'ailleurs affecter deux formes. Il peut, alléguant une intuition
suprasensible ou une révélation interne, se flatter de pénétrer, par
delà les limites du monde phénoménal, dans le sein de la réalité
nouménale. C'est là, pourrait-on dire, le dogmatisme mystique;
celui des visionnaires et des métaphysiciens. 11 peut aussi ériger
naïvement la réalité sensible en réalité absolue, identifier le phéno-
mène et le noumène. C'est alors le dogmatisme empirique, celui du
vulgaire et des savants étrangers à la philosophie. Les matérialistes
tombent dans cette seconde erreur; la première a été celle de Platon,
de Descartes et de leurs disciples. Ces deux erreurs proviennent
d'un commun défaut de critique, d'un usage irréfléchi des principes
de la connaissance. Elles ont pour cause la confusion, naturelle
mais illégitime, de l'absolu et du relatif. Les uns attribuent une réa-
lité intrinsèque à ce qui n'est réel que pour nous, les autres confè-
rent aux principes a priori de l'entendement une valeur incondition-
nelle, tandis qu'ils ne valent réellement que dans les limites de
notre expérience.
Quelle que soit la faiblesse interne du réalisme kantien, on ne
saurait méconnaître la valeur de ces critiques. Il est certain que le
réalisme empirique, prenant son point de départ hors de la pensée et
prétendant expliquer le sujet par l'objet, commet un véritable cercle
vicieux, l'objet n'ayant sa déterminaison (jue dans et pour la pensée.
D'autre part, toute métaphysique qui, tenant pour d'indiscutables
axiomes les principes de l'entendement, en poursuit l'application
inconditionnelle, méconnaît la relativité des catégories, ignore leur
place et leur fonction dans le système de la raison. En dernière
analyse elle réduit la raison elle-même à une collection de notions
respectivement indépendantes, et comme toutes, au même titre, se
150 LA. LOGIQUE DE HEGEL.
prétendent absolues, ces notions ne pourront manquer d'entrer en
conflit, de s'opposer les unes aux autres en d'inextricables antino-
mies.
Mais si les métaphysiciens antérieurs à Kant ont pour la plu-
part, et peut-être tous mérité les reproches qu'il leur fait, ceux-ci
peuvent-ils légitimement être adressés à Hegel? On ne l'accusera
pas sans doute de méconnaître la relativité des choses à la pensée,
puisque son système tout entier repose sur ce principe. On ne l'accu-
sera pas davantage d'appliquer les catégories sans discernement et
sans critique. Sa logique est-elle autre chose qu'une critique des
catégories, critique incontestablement plus profonde que la critique
kantienne? Chez Kant, en effet, les catégories, déterminées empiri-
quement, sont critiquées d'un point de vue étroit et quelque peu
arbitraire. L'auteur se borne à rechercher si, oui ou non, elles
nous peuvent élever à la connaissance des noumènes. Chez Hegel
chacune est à son tour considérée en elle-même et appelée, pour ainsi
dire, à témoigner contre elle-même en manifestant ses contradic-
tions internes. Quel est le principe de l'entendement que Hegel
appliquerait inconditionnellement sans s'être enquis de sa significa-
tion et de sa portée? Nous n'en voyons qu'un et c'est celui qu'on l'a
accusé de nier précisément parce qu'il en a fixé définitivement le
sens : le principe de contradiction.
Dira-t-on que le dogmatisme de Hegel consiste précisément dans
la négation de la chose en soi? Nier le monde transcendant, c'est
après tout une manière comme un autre de résoudre le problème
que nous pose son concept. C'est prétendre le connaître, sinon dans
la réalité qu'on lui refuse, à tout le moins dans son néant. Le
déterminer comme un pur rien, c'est encore le déterminer. Soit;
mais alors Kant aussi est un dogmatique. S'il nous est interdit, sous
peine de dogmatisme, de nier la chose en soi, il doit nous être éga-
lement défendu de l'affirmer. Elle demeurera en dehors et au-dessus
de la science comme un concept limitatif, essentiellement probléma-
tique; ou mieux encore comme la pure possibilité d'un doute, qu'on
ne saurait jamais éclaircir parce qu'on s'est de parti pris interdit de
le préciser.
Mais est-il possible de nier la chose en soi sans cesser d'affirmer
la relativité du phénomène? Si le phénomène n'est plus la manifes-
tation d'une réalité absolue, s'il ne tient pas du noumène l'être que
nous lui attribuons, il possède cet être par lui-même; il se pose lui-
LE DOGMATISME DE HEGEL. 1 IH
même devant la conscience; en un mot lui-même est la réalité
absolue ou la chose en soi. Est forcément en soi ce qui n'est pas en
autre chose; si donc on détache le phénomène de son support
nouménal pour le faire reposer sur lui-même, on l'érigé véri-
tablement en noumène. Le phénoménisme est un mot vide de
sens; l'idée de phénomène ne s'entend que par l'idée corré-
lative de noumène. Ces critiques ont été souvent adressées au
phénoménisme, et elles nous semblent concluantes en tant que
celui-ci prétend se distinguer de l'idéalisme. Un phénoménisme
réaliste est en effet un non-sens. Mais il n'en est pas de même
d'un phénoménisme idéaliste. La relativité du phénomène dans
l'agnosticisme kantien est en quelque sorte triple : sa réalité est
constituée par sa triple relation au sujet qui le perçoit, à la tota-
lité des autres phénomènes perceptibles, enfin au UDumùne qu'il
est censé manifester. Nier cette dernière relation, ce n'est pas,
même implicitement, supprimer les deux autres. Parce qu'il est
détaché de la chose en soi, le phénomène ne devient pas lui-même
une chose en soi, si sa réalité continue à demeurer attachée à celle
du sujet pensant. Voilà du moins ce qu'on peut dire à l'égard des
phénomènes du sens externe. Quant à l'objet du sens interne, au
moi, il est vrai qu'il est impossible, si l'on nie les choses en soi, de
continuer à le considérer comme un pur phénomène. La réalité des
autres phénomènes consiste à être pour le moi, sa réalité à lui sera
d'exister pour lui-même et n'étant relative qu'à soi-même, elle pourra
être dite absolue. Mais cette conclusion n'est pas pour nous déplaire,
et s'il y a dans le kantisme une théorie qui nous semble inaccep-
table, c'est cette étrange doctrine qui refusant au moi la connais-
sance immédiate de lui-même, supprime en fait toute connaissance
immédiate. Comme si la connaissance médiate ne supposait pas
une connaissance immédiate aussi nécessairement que la lumière
réfléchie suppose une lumière directe.
D'ailleurs Hegel ne professe pas précisément le phénoménisme tel
qu'il est généralement compris aujourd'hui. Ce n'est pas un pré-
curseur de M. Renouvier et des néo-criticisles. Sans doute, en reje-
tant les nouménes il place par le fait même la réalité dans le phéno-
mène, mais cette réalité, dans le phénomène en tant (\ue tel, n'est
qu'une réalité immédiate, par suite relative et intrinséiiucmont incom-
plète. Elle n'est la réalité véritable tiu'implicitement et sous réserve
de son développement ultérieur. La réalité détinilive n'est pas celle
152 LA LOGIQUE DE HEGEL.
que saisissent les sens, ou même la conscience, comme telle. Elle
n'est accessible qu'à la raison, et au fond n'est que cette raison elle-
même. La réalité définitive n'est pas le phénomène perçu, c'est le
phénomène pensé. Or le phénomène pensé n'est plus précisément le
phénomène. La médiation n'est pas un simple processus subjectif;
elle est objective et subjective tout à la fois. L'extension et l'appro-
fondissement du savoir ne se réduisent pas à un simple progrès de
l'intelligence auquel l'objet n'aurait aucune part. Ils ne constituent
en effet un progrès que parce qu'ils nous révèlent une vérité plus
haute, en propres termes, une vérité plus vraie. L'objet dont nous
sommes partis était donc un objet relativement faux; une apparence
qui s'est dissipée pour manifester la réalité dont elle n'était que le
symbole. L'être véritable n'est pas l'être immédiat ou sensible, mais
l'Idée que celui-ci révèle et dissimule à la fois.
Quelque simples que soient au fond ces vérités, elles nous sont
si peu familières que beaucoup de bons esprits les oublient ou
cessent d'en tenir compte quand il s'agit de porter sur l'hégélianisme
un jugement d'ensemble, ainsi que, parce que Hegel place dans le
phénomène la vérité de la chose, ils en font un phénoméniste pur.
On pourrait dire plutôt que pour lui la vérité définitive réside dans
le noumène, mais en donnant à ce mot un sens tout autre que le
sens kantien; plus exactement, en lui restituant son sens véritable.
La vérité est dans l'intelligible ou plutôt est l'intelligible lui-même;
mais cet intelligible est l'objet propre de l'intelligence; il est, selon
le mot d'Aristote, l'acte dont celle-ci est la puissance, et non je ne
sais quelle réalité transcendante non moins inaccessible à la pensée
qu'elle peut l'être aux sens. D'ailleurs, entre l'intelligible et le sen-
sible, point d'opposition absolue, point d'hiatus, point d'abîme
infranchissable. Le sensible est l'intelligible pressenti; l'intelligible
est le sensible compris. La philosophie n'a rien à voir avec le chi-
mérique substrat de l'existence phénoménale. Elle ne nous fait
sortir ni de nous-mêmes, ni du monde où nous sommes enfermés.
Comme toute science digne de ce nom, elle part de l'expérience et
ne prétend point la dépasser. Du moins elle ne la dépasse qu'en
tant qu'elle l'explique et que l'expérience- expliquée est autre chose
que l'expérience brute. Son rôle est de nous découvrir la rationa-
lité interne du fait empirique et d'ériger par là celui-ci en vérité
spéculative.
Ainsi entendue, la philosophie de Hegel échappe en effet aux
LE DOGMATISME DE HEGEL. i:;3
objections qu'on pourrait lui faire du point de vue criticisle ; mais
cette interprétation, confirmée d'ailleurs par les déclarations réité-
rées de l'auteur, ne contredit-elle pas l'opinion que nous lui prétons
plus haut sur la transcendance divine ? Affirmer un Dieu immanent,
une raison interne des choses, c'est peut-être encore interpréter
seulement l'expérience, conclure à un Dieu transcendant n'est-ce pas
décidément la dépasser? Le mot lui-même est un aveu. C'est celui
dont Kant se sert pour désigner l'emploi illégitime de notre faculté de
connaître. Affirmer un être transcendant n'est-ce pas faire des prin-
cipes de l'entendement cet usage transcendant qu'il nous interdit?
Nous avouerons sans difficulté que le mot n'appartient pas à
Hegel. Si nous avons cru pouvoir l'employer, c'est qu'il nous a paru
plus que tout autre propre à faire ressortir cette vérité capitale : le
monde a subsistance en Dieu, et non Dieu dans le monde. Suppri-
mons cette conclusion suprême pour nous en tenir au point de vue
strict de l'immanence et nous arrivons au résultat suivant : la
raison dernière des choses a elle-même sa raison dans les choses.
(Test là, pourrait-on dire, la formule même du cercle vicieux.
Faut-il nous résigner à n'en pas sortir parce que Kant, placé à un
tout autre point de vue, a condamné tout usage transcendant de
notre faculté de connaître? S'il nous interdit cet usage, c'est que
dans son système, entre la réalité connaissable et l'être transcen-
dant, s'ouvre un véritable abîme. Pour nous rien de pareil. L'être
sensible contient implicitement l'absolu et c'est par une gradation
continue que nous nous élevons de celui-ci à celui-là. L'affirmation
de la transcendance divine n'est que le dernier terme du processus
par lequel sont posés tous les degrés intermédiaires de l'être. Le
principe suprême de toute réalité nous apparaît d'abord comme une
raison interne des choses qui, dans la philosophie seulement, atteint
à l'être véritable, c'est-à-dire à Vctre pour soi. Toutefois, tant que
la philosophie ou la vérité absolue est conçue comme une science
humaine, par suite comme inhérente à l'homme, nous ne sommes
pas encore sortis de la contradiction; nous y semblons même plus
que jamais enfoncés. Cependant pour la faire évanouir, il suffit,
conformément à la dialectique du syllogisme, de renverser les termes
du rapport, de poser la vérité comme subsistant en soi et pour soi
et comme conférant leur subsistance à la nature et à l'homme. Ici
pas d'abîme à franchir, pas de saut désespéré dans l'inconnu. Le
Dieu transcendant n'est pas autre clmse que le Dieu immanent, il
154 LA LOGIQUE DE HEGEL.
n'y a point, au sens propre, un passage de l'un à l'autre. Il y a
seulement un changement de point de vue, ce que les logiciens
appellent une inférence immédiate. Hegel s'élève en fait de l'un à
l'autre par une simple interversion des termes dans le syllogisme
spéculatif. Ce n'est en définitive qu'un pur changement de forme.
Toutefois, ce changement a une importance considérable puisque,
par lui seul, la pensée s'affranchit définitivement de la contra-
diction.
Quiconque admet en principe la dialectique hégélienne ne sau-
rait, croyons-nous, sans inconséquence en rejeter la dernière et
inévitable conclusion. Kant nous interdit de conclure théoriquement
à un Dieu transcendant ; c'est qu'il ne croit pas qu'on puisse davan-
tage prouver un Dieu immanent. Plus généralement, c'est qu'il n'a
jamais conçu l'élévation de l'esprit humain à l'absolu comme un
processus de détermination progressive. Elle lui est toujours
apparue comme un passage immédiat, comme un saut brusque dans
l'au-delà. Le dogmatisme qu'il a visé, c'est celui qui se permet ce
saut sans prendre la peine de le justifier. Quant au dogmatisme
hégélien, ne l'ayant ni connu ni pressenti, il n'a pas eu à le juger.
En vain chercherait-on dans toute son œuvre un argument dont on
pût, sans en fausser le sens, se servir contre une doctrine dont il n'a
pas eu le plus vague soupçon.
Si quelqu'un s'est montré infidèle aux conclusions du crilicisme, ce
n'est pas Hegel, mais plutôt Kant lui-même. Il y a plus de vérité qu'on
ne l'admet aujourd'hui dans le reproche d'inconséquence dirigé
contre lui par Cousin. Même dans la pure théorie, il dépasse lui-même
les limites qu'il impose à notre raison en affirmant la réalité des
choses en soi. Il suffit pour s'en convaincre de se reporter à la solu-
tion des antinomies dynamiques. Il est clair qu'elle perd toute signi-
fication si l'existence des noumènes est tenue pour douteuse. En tout
cas, dans l'ordre pratique, non seulement Kant affirme la réalité du
monde transcendant, mais il n'hésite pas à le déterminer conformé-
ment à nos concepts moraux. Il hasarde ainsi lui-même ce saut
métaphysique qu'il avait déclaré impossible.
Il est vrai qu'il refuse à ses propres affirmations le nom de science
et se contente du terme plus modeste de croyance rationnelle. Mais
si nous allons au delà des mots nous verrons que cette croyance est
bel et bien une certitude. On pourrait être tenté d'admettre que la
raison s'étant reconnue impuissante à nous dévoiler le fond des
LE DOGMATISME DE HEGEL. lliS
choses, sa fonction se réduit à éclairer notre ciioix entre deux hypo-
tlièses également possibles. La valeur absolue du devoir, avec les
conséquences qui en découlent, serait la matière d'une option plus
ou moins arbitraire, l'enjeu d'un paria la Pascal. Mais nous croyons
cette thèse absolument insoutenable. Le pari de Pascal s'adresse en
définitive à notre égoïsnie et le parti qu'il déclare le meilleur n'est
que le plus avantageux. Opter pour la religion c'est suivre notre
intérêt bien entendu. Certes il ne se dissimule pas qu'une option
ainsi motivée n'a aucune valeur morale ni par suite religieuse. Il
n'attribue pas davantage une valeur de cette nature aux pratiques
extérieures qui en sont les conséquences immédiates. Mais il croit à
la grâce et, en particulier, à l'eflicacité des sacrements. Approcher
des sacrements, ce n'est pas être sauvé, c'est ouvrir la porte du
salut. L'esprit souffle où il veut ; la grâce peut descendre comme la
foudre sur la tête la plus perverse et la plus abjecte; elle a néan-
moins ses voies ordinaires et le meilleur moyen de la rencontrer
c'est, s'il se peut, d'aller au-devant. La religion dans les limites de la
raison nous interdit de prêter à Kant de semblables pensées. La doc-
trine de la grâce, sous sa forme traditionnelle, est pour lui le scan-
dale de toute conscience droite. Il s'épuise en ingénieux efforts pour
la concilier avec l'idée d'une justice absolue. S'il consent à l'admettre,
c'est dégagée de tout arbitraire. Ce n'est plus pour lui qu'un com-
plément surnaturel du mérite qui suppose celui-ci et constitue sa
première récompense , ou mieux encore la manifestation d'une
suprême et omnisciente équité qui nous impute à l'avance nos
mérites futurs. La vie morale commence pour nous avec le premier
acte de bonne volonté, le premier sacrifice offert à l'imprescriptible
devoir. Que des considérations d'intérêt puissent, même indirecte-
ment, contribuer à nous rendre vertueux, c'est là, pour Kant, une
absurdité logique et un blasphème contre la loi morale.
S'il en est ainsi, l'affirmation morale n'est pas affaire de choix.
Elle apparaît comme indiscutable à toute raison ou du moins à toute
raison saine. Elle ne se propose pas; elle s'impose, comme le devoir
lui-même avec lequel elle se confond. En quoi donc sa certitude est-
elle inférieure à la certitude théorique? En un point seulement que
Kant marque avec précision. Elle est suffisante subjectivement
quoique objectivement insuffisante. En d'autres termes, la foi ration-
nelle est une certitude sans évidence; l'affirmation qu'elle exige de
nous est inévitable mais aveugle. Klle contraint l'esprit sans
Io6 LA LOGIQUE DE HEGEL.
l'éclairer. 11 en résulte que le croyant, à l'envers du savant, ne peut
pas convaincre un adversaire qui lui contesterait son principe. II ne
saurait jamais le mettre en contradiction avec lui même. En un mot
la certitude morale est, pour Kant, essentiellement différente de la
certitude physique et de la certitude logique. C'est une certitude
néanmoins et non une croyance proprement dite, une croyance
tempérée par le doute. Le fait que cette certitude est aveugle
accentue loin de l'atténuer le caractère dogmatique de ses affirma-
tions.
Or ces affirmations concernent le noumène, le monde des choses
en soi. Donc entre la conscience de l'homme et l'inaccessible au-delà
il y a un point de contact. Le noumène existe certainement, de plus
il est constitué de façon à rendre intelligible la moralité. Sa liaison
avec le phénomène est d'ailleurs l'objet d'une affirmation immé-
diate. Sans doute le passage de l'un à l'autre semble affecter la
forme d'une déduction. La détermination morale du noumène se
présente comme un postulat; mais l'intervalle qui sépare les deux
mondes est déjà franchi par l'affirmation du devoir absolu et incon-
ditionnel. Comment poser un principe absolu sans s'élever ipso facto
au-dessus du monde sensible tel que l'a défini la Critiquel Ainsi, et
quoi qu'on en ait dit, la philosophie de Kant garde le vice fonda-
mental du dogmatisme mystique. Nous y retrouvons les deux traits
caractéristiques de cette doctrine : l'opposition absolue du sensible et
du suprasensible, et le passage immédiat de l'un à l'autre. Kant est
aussi avare que possible d'affirmations transcendantes, mais il s'en
permet au moins une. Il a, pourrait-on dire, réduit le dogmatisme à
sa plus simple expression; il ne s'en est pas affranchi.
Quel est maintenant, d'après Kant lui-même, la nouveauté essen-
tielle de sa doctrine, et ce qu'il considère comme sa découverte
propre? On avait jusqu'à lui placé dans l'objet le centre de la
science, il l'a reporté dans le sujet. Voilà ce qui constitue à ses yeux
la valeur permanente de son système et ce qui lui permet de se
comparer à Copernic. Tel est bien en effet, croyons-nous, le résultat
capital du criticisme, le progrès inappréciable qu'il a fait accomplir
à l'esprit humain.
Ce progrès les philosophes antérieurs l'avaient préparé et peut-
être rendu inévitable. En un sens, l'idéalisme subjectif pourrait se
vanter de l'avoir déjà réalisé et ce n'est pas sans quelque ingrati-
tude que l'auteur de la Critique traite d'insensé un penseur comme
LE DOGMATISME DE HEGEL. 157
Berkeley. Mais l'idéalisme subjectif ressemble par trop au monde
de Pascal dont le centre est partout. Un centre qui est partout n'a
plus guère de centre que le nom, et pour que le sujet prenne la posi-
tion centrale autrefois occupée par l'objet, il faut qu'on lui recon-
naisse le caractère d'unité antérieurement attribue à celui-ci. Malgré
sa multiplicité apparente et sa division en objets particuliers, le
monde objectif du réalisme a de tout temps été considéré comme un
tout réel. Les uns lui assignaient des limites, les autres lui concé-
daient une étendue infinie ou indéfinie; mais les uns et les autres
s'accordaient à lui reconnaître une véritable unité, comme en
témoigne le nom même qu'il a conservé. Ce que, par analogie, on
peut appeler le monde des esprits apparaît au contraire au sens
commun comme une multiplicité pure et irréductible. Les consciences
individuelles semblent autant de microcosmes, de petits univers par-
faitement clos et réciproquement impénétrables. Les esprits sont
comme dispersés dans l'immensité du monde matériel, et s'ils ont
entre eux quelque communion, c'est par l'entremise des corps aux-
quels ils sont liés. Pour ériger l'idéalisme en un système cohérent, il
ne suffisait pas de supprimer le monde des corps ou de le réléguer
dans l'inconnaissable. Il fallait donner au monde des esprits l'unité
interne qui lui manquait. Il fallait dissiper l'illusion de l'impénétra-
bilité des consciences; s'élever à la conception d'un sujet universel
dont les sujets individuels ne seraient plus que les accidents ou les
déterminations particulières.
Or, ce pas décisif pour l'avenir de la philosophie, c'est Kant qui
l'a fait. Il a hésité, tâtonné, avançant et reculant tour à tour. Il a
rompu décidément avec l'idéalisme subjectif sans aller jusqu'à l'idéa-
lisme absolu. Il est resté à mi-chemin dans une position intenable.
S'il a compris que ce moi dont il faisait le centre de l'univers phéno-
ménal ne pouvait être un moi individuel, néanmoins il lui a refusé
la véritable universalité. Il a méconnu la conclusion nécessaire de ses
profondes analyses. Qu'importe? La voie était ouverte et ses succes-
seurs devaient aller jusqu'au bout.
Si l'on conteste notre interprétation, que rcste-til du crilicisme?
Un éclectisme confus où le réalisme et l'idéalisme, le rationalisme et
l'empirisme se mêlent sans se pénétrer; je ne sais quel positivisme
plus savant et moins superficiel que le positivisme français, mais
aussi plus compli({ué et même passablement einbrouillé. Or, si nous
n'en avons pas faussé la signification, l'évolution du crilicisme a pour
138 LA LOGIQUE DE HEGEL.
terme logique la philosophie de Hegel. Là, pour la première fois,
la pensée fondamentale de Kant, la relativité des choses à l'esprit,
apparaît à Tétat pur, dégagée des ambiguïtés et des restrictions qui
allaient jusqu'à la rendre méconnaissable. Là seulement, affranchie
de toute survivance du passé, elle se donne à elle-même la loi de son
développement; là seulement, pourrait-on dire, elle vit enfin de sa
vie propre. Par cela même elle peut désormais s'approprier ce que
les philosophies antérieures contenaient de vérité durable, et réédi-
fier systématiquement la science dont la critique kantienne avait
ébranlé les fondements.
Le dogmatisme prékantien a vécu. Aucun effort ne pourrait le
relever de son irrémédiable déchéance. Mais le criticisme, en évo-
luant, s'est lui-même transformé en un dogmatisme. Contre ce dog-
matisme nouveau vainement invoquerait-on les conclusions de la
critique kantienne. Ces conclusions, il se les est appropriées en les
dépassant. Il a donné à cette critique l'universalité et la cohérence
qui lui manquaient. Il a élevé à la pleine conscience de soi la pensée
inspiratrice du criticisme, et cette pensée s'est reconnue comme
essentiellement organique, propre à fonder autant et plus qu'à
détruire. Par quelle étrange aberration prétendrait-on la réduire de
nouveau à ce dernier rôle? II faut l'accepter ou la rejeter tout
entière; accorder tout ce qu'elle implique ou lui refuser toute valeur.
On ne peut s'en tenir à Kant. Il faut reculer jusqu'à Hume ou avancer
jusqu'à Hegel.
VII
HEGEL ET LA PENSEE CONTEMPORAINE
II convient cependant de rechercher si, en dehors du criticismc et
des systèmes qu'il a inspirés, il ne s'est point produit dans la pensée
moderne quelque révolution profonde qui rendît désormais intenable
la position adoptée par Hegel. Nous regarderons d'abord du côté des
sciences proprement dites. Quelque grande découverte scientifique
est-elle venue démontrer l'inanité de l'idéalisme absolu? Nous ne
voulons pas examiner ici jusqu'à quel point les vues particulières
hasardées par Hegel dans sa philosophie de la nature ont été confir-
mées ou démenties par les progrès ultérieurs des sciences. Un tel
travail exigerait une exposition détaillée de cet ouvrage et sortirait
tout à fait du plan que nous nous sommes tracé.
Nous accorderons sans peine que sur un grand nombre de points
un semblable examen ne tournerait pas à l'avantage de l'auteur.
Quelque avancées que fussent déjà de son temps les connaissances
scientifiques, elles ne l'étaient point assez pour se prêter à une sys-
tématisation aussi complète. Il est probable qu'aujourd'hui même
celle-ci serait encore prématurée. D'ailleurs, si Hegel semble avoir
possédé des connaissances mathématiques assez étendues, il n'a
jamais pratiqué les sciences expérimentales et son savoir dans ce
domaine est tout au plus de seconde main. Mais là n'est pas pour
nous la question. Qui prétendrait aujourd'iiui attribuer à un philo-
sophe quel qu'il soit le privilège de l'infaillibililé ! Il s'agit seulement
de décider si la philosophie hégélienne, considérée dans ses prin-
cipes généraux, est moins que tout autre système, que le kantisme ou
le spinosisme par exemple, compatible avec l'état de nos connais-
sances scientifiques.
160 LA LOGIQUE DE HEGEL.
Or c'est, croyons-nous, ce que personne ne pourrait soutenir.
Certes, depuis Hegel, la science a fait d'importantes découvertes
que ce philosophe n'a pas prévues; mais la plupart de ceux qui
comptent parmi nous des disciples ou des continuateurs ne les
avaient pas prévues davantage . Néanmoins leurs systèmes
s'accordent avec ces vérités nouvelles comme ils se seraient
accordés d'ailleurs avec les propositions opposées. Il ne serait pas
philosophique de prétendre que la science et la métaphysique sont
absolument indépendantes et pourront se développer indéfiniment
sans se rencontrer jamais. Ce serait admettre en effet que la vérité a
deux faces, deux aspects irréductibles, c'est-à-dire au fond que la
vérité est double. Il n'en est pas moins vrai que jusqu'ici cette indé-
pendance respective des deux branches du savoir existe à peu près
en fait comme conséquence de leur commune imperfection. C'est ce
qui explique l'opinion que leur mutuelle indifférence ait pu s'im-
planter en un grand nombre d'esprits. C'est ce qui fait que Hegel a
échoué dans son effort pour construire la philosophie de la Nature;
c'est ce qui fait aussi que cet insuccès ne prouve en rien contre la
valeur de ses principes ou de sa méthode.
Parmi les doctrines scientifiques contemporaines il n'en est qu'une
à notre avis qui, par sa haute généralité, puisse avoir pour la philo-
sophie spéculative un intérêt de premier ordre : c'est la théorie trans-
formiste. Quoique à proprement parler invérifiable, cette théorie
a reçu et reçoit tous les jours tant de confirmations indirectes
qu'elle a peu à peu rallié les suffrages des naturalistes les plus com-
pétents et que son triomphe semble pouvoir être considéré comme
définitif. 11 y a lieu néanmoins de distinguer entre le transformisme
lui-même, qui pose l'unité originelle des êtres vivants, ou les rat-
tache à un petit nombre de formes ancestrales, et les théories particu-
lières par lesquelles diverses écoles expliquent la transformation des
espèces, leur adaptation continue à de nouvelles conditions d'exis-
tence. Si sur le premier point l'unanimité s'est faite ou est bien près
de se faire, il n'en va pas de même pour le second. C'est donc le pre-
mier et celui-là seul qu'on doit considérer comme acquis à la science.
Quant aux systèmes qui prétendent expliquer l'évolution des êtres,
qu'ils se présentent comme des généralisations scientifiques ou des
constructions philosophiques, ce ne sont en fin de compte que des
hypothèses, toutes plus ou moins aventureuses et vraisemblablement
incomplètes. Aussi n'est-ce point sans étonnement qu'on les voit
HEGEL ET LA PENSEE CONTEMPORAINE. 101
quelquefois acceptés C(jmme d'incontestables dogmes et employés i
battre en brèche les principes les plus assurés de la logique, vr^ire la
distinction du vrai et du faux. Nous n'avons pas à nous préoc-
cuper ici de semblables aberrations. La seule question qu'on puisse
légitimement poser est celle-ci : y a-t-il contradiction entre l'hégé-
lianisme et le transformisme?
Loin de nous la pensée de confondre l'évolution logique de la vie
telle que l'a conçue Hegel et l'évolution historique des espèces telle
que l'enseigne la science contemporaine. Il se pourrait que, déve-
loppée dans toutes ses conséquences, la première théorie dût conduire
à la seconde. En tout cas il n'y a chez Hegel aucune trace d'une sem-
blable déduction. 11 v a plus, il décline expressément toute solidarité
avec une doctrine qu'il jugeait sans doute insuffisamment prouvée.
Mais si les deux conceptions restent distinctes on n'eu saurait mécon-
naître l'affinité. Si l'évolutionisme de l'Idée n'est pas radicalement
incompatible avec l'hypothèse de la fixité des espèces, la supposi-
tion contraire le rend, sinon plus intelligible en soi, au moins plus
acceptable à l'imagination. Dans la première l'idéal se réalise par
une suite de coups d'état qui, à des intervalles irréguliers, viennent
changer la face du monde, dans la seconde, cette réalisation est con-
tinue, elle se poursuit sans interruption à travers la totalité de la
durée. Elle n'est plus seulement un concept qui s'impose à la pensée,
mais, pour ainsi dire, un fait qui se manifeste immédiatement aux
sens. Que cette sorte de schématisme sensible ne soit pas indispen-
sable à la théorie hégélienne, cela peut se soutenir; mais comment
pourrait-on prétendre qu'il est incompatible avec elle? Ne semble-
t-il pas plutôt que les deux doctrines, quoique indépendantes l'une
de l'autre et destinées à résoudre des problèmes essentiellement dis-
tincts, quoique placées pour ainsi dire sur deux plans différents, se
complètent esthétiquement l'une et l'autre, s'accordent subjective-
ment dans une harmonieuse unité.
Ainsi l'hégélianisme, pas plus d'ailleurs que la plupart des grands
systèmes modernes, n'est précisément en désaccord avec les conclu-
sions rigoureuses de la science; mais il est une philosophie, qui
seule se prétend scientifique et qui compte de nos jours d'autant
plus de partisans que son idéal est plus vague et moins déterminé.
Celte philosophie c'est le positivisme. Que faut-il entendre par ce
terme? Auguste Comte a créé le mot, il n'a pas créé l'idée. Tout au
plus l'a-t-il rendue plus précise et plus distincte par son effort d'ail-
NOEL. 41
162 LA LOGIQUE DE HEGEL.
leurs chimérique pour la fixer dans une forme systématique. Ceci
explique que beaucoup se disent et sont en effet positivistes qui n'ont
jamais lu fût-ce une seule page du Cours de philosophie positive. Le
positivisme peut se définir d'un mot : La substitution de la science à
la philosophie proprement dite appelée par lui métaphysique. Pour
s'en faire une notion précise, il convient donc de rechercher com-
ment ces deux termes s'opposent l'un à l'autre. Quoique cette oppo-
sition soit un lieu commun de la littérature contemporaine il semble
néanmoins intéressant d'en reconnaître l'origine et par suite d'en
déterminer la signification et la portée.
Descartes compare le savoir humain à un arbre dont la métaphy-
sique est la racine, la physique le tronc, et dont les branches, de
plus en plus ramifiées, représentent les sciences particulières. Cette
métaphore résume la conception antique de la philosophie ou de la
science; deux mots synonymes pour les anciens. La science c'est
la connaissance des principes et la connaissance par les principes.
Les anciens auraient refusé le nom de science à une connaissance
des faits qui se fût avouée impuissante à ramener ces faits à leurs
principes, comme c'est le cas de nos sciences dites positives. Est-ce
à dire que l'idée d'une semblable connaissance leur soit demeurée
tout à fait étrangère? Nullement, mais quand elle se présente à leur
esprit, ils n'y veulent voir qu'une ébauche imparfaite de la science,
une recherche préliminaire, utile sans doute comme moyen, mais
qu'il serait absurde de se proposer comme fin. Platon lui-même
admet qu'il faut partir du sensible pour s'élever à l'intelligible.
Aristote, avec son ordinaire précision, tout en affirmant que la
science doit être explicative et rendre compte des effets par les
causes, reconnaît la nécessité de remonter de ceux-là à celles-ci.
11 faut distinguer ce qui est premier en soi de ce qui est premier
pour nous. Ce qui est premier pour nous c'est le particulier et le
sensible ; c'est par là que nous devons commencer la recherche.
Des faits nous devons, par induction, remonter aux principes, pour
redescendre ensuite déductivement des principes aux faits. Alors
seulement ceux-ci seront définitivement expliqués et la science
achevée. Toutefois, si Aristote aperçoit clairement la marche à suivre
et le chemin à parcourir, il n'en peut encore mesurer les diverses
étapes. La première qu'on ait à franchir lui semble relativement
courte; l'induction qui remonte des faits aux principes, n'est pas
encore pour lui la science, mais une préparation à la science et il
HEGEL ET LA PENSÉE CONTEMPORAINE. 103
ne désespère nullement d'atteindre à celle-ci. Or ce qui dans sa
pensée n'était qu'une sorte de propédeutique est devenu pour les
modernes la science tout entière. Une fois sérieusement engagés
dans la voie entrevue par Aristote les savants y ont marché trois
cents ans sans en trouver le terme. La route à parcourir s'allonge
indéfiniment devant eux, les premiers principes reculent sans cesse
comme un mirage, si bien f|u'ils se résignent de plus en plus à n'y
jamais atteindre. D'ailleurs, si le terme du voyage semble plus loin-
tain que jamais, le voyage lui-même devient de plus en plus intéres-
sant. Des faits nouveaux sont découverts et, loin que l'abondance
des matériaux amène une plus grande confusion, à mesure qu'ils se
multiplient, il devient de plus en plus facile de les classer et de les
coordonner. Des rapports d'analogie ou de dépendance qu'on n'avait
pas même soupçonnés s'imposent avec une irrésistible évidence.
Bref, les faits de plus en plus nombreux se laissent subsumer sous
un nombre de plus en plus petit de formules simples et générales.
Ces formules, appelées lois, nous permettent de prévoir avec certi-
tude et même souvent de régler à notre gré le cours des événements
futurs. Nous asservissons à nos besoins ce qu'on appelle aujourd'hui
les modalités de l'énergie, sans savoir en quoi elles consistent.
Aussi est-on de moins en moins pressé d'arriver aux explications
définitives et quelques-uns se résignent-ils à s'en passer toujours.
Ce n'est pas que les savants proscrivent systématiquement toute
théorie, tonte tentative d'explication et prétendent se renfermer
strictement dans l'observation des faits. Loin de là, ils se plaisent au
contraire à faire ressortir l'intérêt et l'importance méthodique des
hypothèses, des idées préconçues. Ils reconnaissent que sans elles
l'observation demeurerait stérile et l'expérimentation impossible.
Mais tandis que pour les anciens la théorie seule méritait le nom de
science, que la constatation pure et simple des faits ne valait que
comme moyen d'y atteindre, pour nous ces rapports sont renversés.
Le but de la science est l'établissement des lois. La théorie n'est
qu'un moyen. Elle vaut principalement en ce qu'elle suscite une
discussion et provoque des recherches. Prompt à concevoir des
hypothèses, le savant doit être prêt à les abandonner. Les théories
passent, les lois restent. Elles seules constituent le fonds permanent
de la science, trésor sans cesse accru, jamais diminué. La physique
la première est entrée dans celte voie, la chimie et la physiologie
n'ont pas tardé à la suivre, depuis le commencement du siècle cer-
164 LA LOGIQUE DE HEGEL.
tains penseurs se sont efforcés de pousser les sciences morales dans
la même direction. En tant que ces sciences se renferment dans
l'analyse des faits et la recherche de leurs causes prochaines, rien
ne s'oppose a priori à ce qu'elles acceptent une discipline à laquelle
des sciences plus avancées doivent leurs plus brillants résultats.
Jusqu'à quel point sauront-elles se l'approprier et quels bénéfices en
doivent-elles retirer, c'est encore pour l'instant le secret de l'avenir.
En se constituant ainsi dans une position moyenne entre l'empi-
risme pur et la pensée spéculative, les sciences se sont détachées
de la philosophie. L'unité primitive du savoir s'est brisée moins
parce que le progrès des connaissances a rendu nécessaire une
croissante spécialisation, que parce que celle-ci a dû s'accomplir
d'une manière inattendue. L'unité de la science telle que la conce-
vait Aristote impliquait un double mouvement de la pensée, un
mouvement tour à tour centripète et centrifuge : l'esprit devait
s'élever des faits aux principes, puis redescendre des principes aux
faits. Or la distance des principes aux faits s'est révélée plus grande
qu'on ne l'avait prévu. Par suite la philosophie, la science des prin-
cipes comme tels s'est trouvée isolée en face des sciences particu-
lières. Les galeries creusées du centre à la périphérie et de la péri-
phérie au centre ne se rejoignaient pas. Néanmoins la philosophie
spéculative n'a pas pour cela disparu. Les plus grands esprits des
temps modernes ont continué l'œuvre des Aristote et des Platon.
S'ils ont abandonné le rêve de constituer la science totale, ils ont
cru possible une science universelle; une science qui résoudrait
rationnellement les plus hauts problèmes de la pensée, ceux que les
sciences particulières, en raison même de leur particularité, doivent
renoncer à discuter, mais que l'esprit humain ne saurait ni éluder
ni même réserver. Or la prétention du positivisme est de rejeter et
de remplacer la philosophie ainsi entendue. Il prétend réduire le
savoir aux seules sciences positives. S'il conserve le nom de philoso-
phie, ce mot ne désigne plus pour lui qu'une conception d'ensemble
de la nature et de l'humanité où seraient résumés les résultats les
plus généraux de ces sciences.
Cette conception répond-elle à l'idéal conçu par les anciens philo-
sophes? Le positivisme ne se hasarde pas à le soutenir. Cet idéal
était l'universelle intelligibilité. Le positivisme reconnaît que la
science telle qu'il la comprend ne saurait y atteindre et qu'il
demeure inaccessible à ses méthodes. Mais il s'en console en sou-
HEGEL ET LA PENSÉE CONTEMPORAINE. i Oo
tenant que, ces méthodes étant les seules légitimes, cet ifli'-al est
inaccessible en soi, qu'à proprement parler c'est une chimère. La
science n'est pas telle qu'elle apparaissait à la primitive ignorance;
on peut dire en un sens qu'elle n'a pas tenu ses promesses, mais
d'autre part elle nous a donné à profusion ce qu'elle n'avait pas
promis.
Le trésor cherché n'existe pas, mais le champ avidement retourné
nous livre à sa place une luxuriante moisson. Cette moisson sera
suivie de beaucoup d'autres, et cela peut-être pendant des. siècles. Il
serait aussi injuste ([u'inulile de nous plaindre. Comprendre n'est
pas notre lot. Les ressorts qui meuvent les choses et les êtres nous
demeureront éternellement cachés. Nous sommes admis à contem-
pler le spectacle de l'univers, nous n'avons pas d'accès dans les
coulisses. Nous sommes et demeurerons enfermés dans la caverne
de Platon; notre science restera la science des ombres, mais nous
déterminerons du moins avec rigueur les lois de leur succession,
nous pourrons prévoir et même régler leurs apparitions. En donnant
à notre ombre propre certaines attitudes, nous appellerons, nous
susciterons infailliblement d'autres ombres déterminées. Nous ne
saurons jamais ni comment, ni pourquoi. Que nous importe après
tout, puisque ces ombres constituent pour nous la réalité tout entière,
puisque d'elles et d'elles seules dépendent nos plaisirs et nos peines,
puisque nous-mêmes ne sommes pour nous-mêmes qu'une ombre
parmi ces ombres?
Le positivisme est, chez certains esprits, moins une conviction
réfléchie qu'une croyance irraisonnée, un préjugé d'autant plus
tenace qu'on croit inutile de rechercher sur quoi il se fonde. Les
savants y sont parfois conduits par un attachement exclusif aux
méthodes qui leur sont familières. Pour les autres la superstition de
la science, l'attrait de la nouveauté et des opinions dites avancées
suflit à motiver leur adhésion toute verbale à cette doctrine. De
ceux-là nous n'avons pas à nous occuper ici. Le seul positivisme
que nous puissions et devions discuter, c'est le positivisme dogma-
tique, conscient de ses affirmations et de ses raisons; tel celui qu'a
formulé Auguste Comte. Une telle doctrine est justiciable de la cri-
tique pliilos()phi(iue en ce qu'elle est une |)hilnsophie. Je ne veux
pas dire seulement par là qu'elle prétend remplacer la philosophie
spéculative, mais qu'elle-même repose sur des postulats d'ordre
spéculatif qu'il lui l'aut avant tout juslilicr.
166 LA LOGIQUE DE HEGEL.
Le positivisme distingue une réalité connaissable, les faits et leîs
lois, et une réalité inconnaissable, l'absolu. La première est d'ail-
leurs dépendante de la seconde; le relatif est tel parce qu'il n'a pas
en lui-même sa raison d'être et ne s'explique point par lui-même.
Pour le connaître pleinement, il faudrait connaître aussi l'absolu,
mais cette science parfaite nous est à jamais interdite. Rien d'ailleurs
ne nous autorise à penser qu'elle soit l'apanage d'intelligences
supérieures à la nôtre ou même qu'elle soit intrinsèquement pos-
sible. Ce^ thèses ne sont-elles pas autant d'affirmations métaphj-si-
ques, ne relevant évidemment d'aucune science particulière, impos-
sibles à établir comme des faits proprement dits? Leur ensemble ne
constitue-t-il point un système agnosticiste, comparable en gros à
celui de Kant et marqué comme lui d'un caractère spéculatif? Voyons
quelles preuves Auguste Comte apporte à l'appui de ces graves
affirmations.
Ces preuves se réduisent à deux. Après les sceptiques grecs et
modernes, Auguste Comte allègue, contre la métaphysique, l'impuis-
sance persistante de ses adeptes à se mettre d'accord entre eux. Il
est clair qu'un semblable argument ne peut avoir une valeur
absolue. Il n'est science si positive contre laquelle il n'eût valu en
son temps et de ce qu'un problème n'est pas résolu on ne saurait
logiquement conclure qu'il est insoluble. Néanmoins, si depuis deux
mille ans environ les questions métaphysiques avaient été débattues
sans résultat aucun; si des discussions des philosophes aucune
lumière n'était sortie; si les mêmes problèmes continuaient à se
poser dans les mêmes termes, recevaient les mêmes solutions défen-
dues par les mêmes arguments sans changement ni progrès, on
pourrait craindre avec quelque raison de s'obstiner à l'impossible.
Mais en est-il réellement ainsi? Pour l'affirmer il faudrait d'abord
procéder à une étude critique des systèmes. Il faudrait rechercher
si les contradictions qu'ils présentent ne sont pas souvent plus
apparentes que réelles. II se peut que la vérité philosophique, par-
faitement une en elle-même, apparaisse aux différents penseurs
sous des aspects particuliers, selon leurs aptitudes spéciales et leurs
préoccupations dominantes. Il se peut que tous les points de vue
ne soient pas équivalents, qu'il y en ait de plus profonds et de plus
superficiels, de plus larges et de plus étroits, et que le SN'stème oii
nous nous arrêtons mesure pour ainsi dire notre capacité de penser.
Il se pourrait aussi que les divers systèmes, sans parvenir à éli-
HEGEL ET LA PENSÉE CONTEMPORAINE. 107
miner absolument les doctrines rivales, se fussent montrés suscep-
tibles d'un perfectionnement interne en compréhension, en profon-
deur ou en cohérence. 11 se pourrait que les doctrines les plus
opposées, par le seul fait de ce développement intérieur, fussent
amenées à se rapprocher dans leurs principes ou dans leurs con-
clusions. Il se pourrait de la sorte qu'il y eût dans la philosophie
un progrès véritable quoique moins apparent que dans les sciences.
C'est ce qu'ont pensé les grands esprits de tous les temps, c'est ce
qu'Aristote, Leibniz et Hegel ont expressément enseigné. II y a
plus, c'est ce que pensaient Auguste Comte lui-même et son disciple
Littré. L'un et l'autre en effet présentent la philosophie positive non
comme une nouveauté absolue, une création c nihilo, mais comme le
dernier terme d'une longue évolution intellectuelle et ne dédaignent
pas d'inscrire parmi leurs précurseurs les plus grands métaphysi-
ciens de l'antiquité et des temps modernes. Or si, malgré les diver-
gences des systèmes, la philosophie a progressé dans le passé,
pourquoi ne pourrait-elle pas le faire encore dans l'avenir, ou, si elle
a atteint de nos jours le terme ultime de son progrès, quelle raison
avons-nous de prendre pour tel le positivisme plutôt que le kan-
tisme, l'hégélianisme ou tout autre système contemporain? L'unani-
mité des penseurs est-elle acquise dès maintenant au positivisme?
Ceux-là même qui s'accordent à proscrire la métaphysique^ qu'ils
s'intitulent positivistes ou philosophes scientifiques, sont-ils plus
près de s'entendre que les métaphysiciens? Sont-ils au moins d'ac-
cord sur les questions qu'il convient d'écarter comme métaphysiques
ou transcendantes'? rs'y a-t-il point parmi eux des idéalistes et des
réalistes? Hésitent-ils pour la plupart à résoudre à leur manière le
problème de la liberté?
Un second argument, propre au positivisme comtiste, est tiré de la
prétendue loi des trois états. C'est au nom de cette loi qu'on proclame
la déchéance de la penséespéculative. Avant d'accepter cette conclusion
nous pourrions demander que le principe d'où elle est déduite fût au
moins énoncé avec précision et démontré avec rigueur. Nous ne serons
pas si exigeants. Admettons donc que la théologie d'abord, puis la
métaphysique ont exercé tour à tour sur la pensée humaine une
injuste domination, et que cette domination doive de plus en plus être
revendiquée par la science positive, s'en suit-il que la religion et la
métaphysique soient condamnées à disparaître? Tout au plus serait-
on autorisé à conclure qu'elles doivent être progressivement rame-
d68 LA LOGIQUE DE HEGEL.
nées aux limites de leur domaine propre sans rien préjuger sur
rétendue çle ce domaine. Une comparaison rendra notre pensée plus
saisissable. A mesure qu'on s'élève dans la série des vertébrés, le
système digestif d'abord prédominant voit son importance balancée
par celle d'autres organes primitivement rudimentaires, le cerveau
par exemple; osera-t-on conclure de ce fait que nous devions quelque
jour ne plus avoir d'estomac? En fait la théologie a subsisté à côté
de la métaphysique aussi longtemps qu'a duré la soi-disant domina-
tion de cette dernière, et l'une et l'autre subsistent aujourd'hui
encore en face de la science positive. En droit on n'a nullement
prouvé qu'elles dussent l'une ou l'autre disparaître. Mais il y a plus :
en tant qu'il s'agit de la métaphysique, l'argument repose tout
entier sur une grossière équivoque. La phase historique dénommée
métaphysique est d'après les définitions comtistes la période où
dominent les abstractions réalisées. C'est donc le réalisme au sens oîi
Guillaume de Champeaux et lioscelin ont entendu ce terme qui, pour
le fondateur du positivisme, constitue l'essence même de la métaphy-
sique. Or c'est là une affirmation bien hardie et qui mériterait d'être
prouvée. Les nominalistes du moyen âge, les métaphysiciens du
XYii*' siècle, Descartes, Spinoza, Leibnitz auraient été des réalistes
inconscients! Passons encore sur ce point; que pourra-t-on conclure?
Que ces penseurs, pour résoudre les questions qu'ils traitaient, ont
usé d'une méthode défectueuse. Aura-t-on le droit d'écarter comme
insolubles et oiseuses les questions elles-mêmes? Moins que jamais,
si l'on ne peut montrer qu'elles étaient artificielles et verbales,
qu'elles avaient pour unique origine la réalisation des abstractions
et s'évanouissent dès qu'on renonce à confondre les concepts avec
les êtres. Or on ne saurait prêter à Comte une semblable pensée. Il
semble bien que pour lui la métaphysique ait un objet réel quoique
inconnaissable. En tout cas ni lui ni ses disciples n'ont fait en ce
sens aucune tentative sérieuse et suivie.
Une dernière raison a été souvent alléguée : l'origine empirique
de toutes nos connaissances. Mais en prenant parti sur ce point le
positivisme tranche un des problèmes les plus controversés de la
philosophie. Il n'est plus qu'une philosophie comme une autre, une
forme particulière d'un système très ancien, aussi ancien que le
système opposé, aussi peu autorisé que lui à se réclamer de la
science positive. Sans doute, à notre avis du moins, si cette thèse est
accordée, la connaissance de l'absolu devient en effet impossible, car
HEGEL ET LA PENSÉE CONTEMPORAINE. 169
nous n'avons de toute évidence aucune expérience de l'absolu. Mais
il ne s'en suit pas que ragnosticismc positiviste ait cause gagnée.
Nous n'avons de l'absolu aucune expérience; alors comment savons-
nous qu'il existe et que le relatif a en lui sa suprême raison d'être?
N'oublions pas que le positivisme accorde à la métaphysique la
réalité de son objet, encore qu'il le proclame inaccessible à la science
humaine. C'est pour cela qu'il déclare celle-ci relative et intrinsè-
quement imparfaite. Par quelle expérience entend-il justifier ces
affirmations? De quelle expérience peut-il seulement avoir extrait
les notions sur lesquelles elles portent? A cette seconde question
une seule réponse semble possible. On peut supposer que les termes
absolu^ substance, cause, principe premier, raison (Tètre ne correspon-
dent pas à de véritables notions; qu'ils désignent des synthèses
d'idées qu'on supposerait possibles quoiqu'elles ne le soient pas,
comme nombre infini ou carré équivalent à un cercle. De cette façon
ce qu'il y a d'intelligible dans la connotation de ces termes (les
idées élémentaires dont la synthèse est postulée) pourrait être con-
sidéré comme extrait de l'expérience. Dès lors, sans doute, toute
science qui reposerait sur ces pseudo-notions serait une science
vaine; mais elle serait telle parce qu'elle n'aurait véritablement pas
d'objet. L'inconnaissable absolu ne serait qu'une chimère, le connais-
sable seul existerait ou du moins seul il existerait pour nous. Nous
n'aurions aucun motifde rien poser au delà, de le concevoir comme
conditionné par une réalité transcendante. La science positive, en
un mot, serait intrinsèquement absolue.
Faut-il entrer dans cette voie? Le positivisme doit-il fatalement
aboutir au phéuoménisme pur? A la formule comtiste : Nous ne pou-
vons connaître que des faits et des lois, convient-il de substituer cet
énoncé dogmatique : Il n'existe que des faits et des lois? Admettrons-
nous tout au moins que les faits et les lois tels qu'ils nous sont
connus subsistent par soi sans rapport implicite à un inconnu quel-
conque, que leur affirmation n'enveloppe en aucun sens l'affirma-
tion de quelque autre chose? On nous accordera sans doute qu'une
semblable thèse est au premier chef une thèse métaphysique, une
solution du problème de l'être. Il y a plus; il nous sera facile de
montrer qu'elle rend l'existence de la science radicalement inintelli-
gible. La science est en elïot la connaissance des lois, des lois uni-
verselles et permanentes, indépendantes du temps comme du lieu.
Or toute affirmation de l'universel et du permanent ne saurait être
i70 LA LOGIQUE DE HEGEL.
fondée que si quelque objet réel possède ces deux qualités. Directe-
ment ou indirectement, elle porte sur un semblable objet. Certes la
façon dont nous arrivons à la connaissance des lois nous interdit de
les considérer elles-mêmes comme des entités universelles et éter-
nelles des puissances qui commanderaient aux faits. Cela nous
oblige à n y voir que la manifestation de quelque réalité intemporelle.
Peu importe d'ailleurs ici la nature de cette réalité, qu'on l'appelle
matière, esprit, Dieu ou de tout autre nom. L'agnosticisme lui-même
satisfait encore à cette condition en ce qu'il suppose à la loi un fon-
dement dans l'inconnaissable : mais l'empirisme phénoméniste cesse
tout à fait d'y satisfaire, puisque n'admettant au fond comme réels
que les faits particuliers, il nie d'une manière absolue l'universel et
le permanent. Si les faits sont autre chose que les signes d'une réa-
lité qui les dépasse, qui demeure pendant qu'ils s'écoulent, toute
affirmation universelle est en propres termes un non-sens. Nous
ne voulons pas dire seulement par là qu'on ne saurait fournir de
cette affirmation une preuve logiquement valable. C'est là une diffi-
culté inhérente à l'empirisme en général. Mais l'espèce d'empirisme
que nous discutons ici ne détruit pas seulement la possibilité de
la preuve, il rend l'énoncé lui-même intrinsèquement absurde. Que
les faits viennent se subsumer à un pareil énoncé cela n'est pas
absolument impossible ; mais qu'ils le fassent avec la régularité que
nous constatons, que les prédictions de la science soient, sur certains
points du moins, constamment vérifiées, c'est dans l'hypothèse un
véritable miracle, d'autant plus incompréhensible qu'il n'y a pas de
Dieu pour l'accomplir.
Dira-t-on que nous prenons à tort le mot « fait » au sens d'événe-
ment ou de changement, qu'il peut y avoir des faits permanents et
qu'il y en a en effet? J'accorde que le mot a parfois reçu cette accep-
tion étendue. Les géomètres, par exemple, parlent parfois des faits
mathématiques. Admettons donc qu'il y ait des faits physiques
éternels et immuables qui servent de supports aux lois inductives.
Il est clair que ces faits ne sauraient être donnés dans aucune expé-
rience directe. Tous les êtres qui tombent sous nos sens n'ont en
effet qu'une existence transitoire et changeante. Or ces faits qui
échappent à nos sens et contiennent la raison des lois scientifiques
ne diffèrent que par le nom des principes métaphysiques. Suivant
qu'on les concevra comme inconnaissables ou connaissables on se
verra ramené soit à l'agnosticisme, soit à la philosophie dogmatique.
HEGEL ET LA PENSÉE CONTEMPORAINE. 171
Ni le sens commun, ni la science, ni l'histoire ne sauraient con-
damner la pensée spéculative. Tout argument tiré des faits contre
la possibilité de leur interprétation idéale ne saurait être qu'un
exemple du sophisme appelé par l'école ignoratio elenchi. La philo-
sophie, comme l'a si nettement aperçu Aristote, n'est justiciable que
d'elle-même; si elle n'est qu'une furme transitoire de la pensée
humaine, elle seule peut se supprimer. En termes plus rigoureux,
elle peut être dogmatique ou purement critique, elle ne saurait dis-
paraître. Que la science positive puisse dans les démarches qui lui
sont propres se passer de la philosophie, c'est ce que personne ne
conteste. Qu'elle puisse l'exclure ou la remplacer, c'est ce que nul
esprit juste ne saurait admettre. La science réduite à elle-même ne
saurait justifier ses principes ni ses méthodes. Certes elle peut s'en
servir avec succès comme on peut faire des pesées exactes sans con-
naître la théorie de la balance, mais ces principes et ces méthodes
ne portent pas visiblement en eux-mêmes la garantie de leur succès.
Loin de là, à s'en tenir aux apparences, celui-ci semblerait plutôt
le plus incompréhensible des miracles.
De quel droit nous interdire d'en chercher la raison? Dire que
cette raison n'existe pas, c'est transformer le miracle en une absur-
dité formelle. Dire qu'elle existe mais ne saurait être connue, c'est
évidemment dépasser la science positive elle-même. Une semblable
négation, pas plus que l'affirmation contraire, ne saurait reposer sur
des arguments scientifiques proprement dits. A moins de s'imposer
comme un dogme religieux, elle doit faire appel à des arguments
métaphysiques. Qu'on l'appelle métaphysique, théorie de la science
ou critique de la science, la philosophie au sens antique et tradi-
tionnel du mot a donc sa place nécessaire dans l'ensemble des con-
naissances humaines; elle est une fonction de la pensée que celle-ci
peut négliger mais non résigner.
Même au point de vue purement théorique les problèmes philoso-
phiques s'imposent à tout être pensant. La seule différence à cet
égard entre le philosophe et les autres hommes est que ceux-ci
acceptent les yeux fermés des solutions toutes faites sans se soucier
de les accorder entre elles. Mais si, dans le domaine spéculatif, des
esprits, d'ailleurs très éclairés, peuvent s'arrêter à ce parti, il n'en
va plus de même dans la pratique. On se passe de métaphysique,
on ne se passe pas de morale. Sans doute on peut abandonner sa
conduite au hasard des circonstances ou accepter sans contrôle les
172 LA LOGIQUE DE HEGEL.
préjugés moraux qui régnent autour de nous; mais toute âme bien
faite comprend que c'est se diminuer soi-même et renoncer au plus
noble privilège de notre nature. Or le positivisme est-il en état de
nous donner une règle de conduite? Pouvons-nous demander à la
science, j'entends à la science positive, une direction pratique, une
formule de l'obligation morale? Auguste Comte l'a pensé et après lui
les plus illustres représentants du positivisme. S'il fallait en juger
par leur exemple, on pourrait croire en effet que cette doctrine est
propre entre toutes à susciter de nobles sentiments et de généreux
efforts. Mais, en ces matières, l'exemple ne prouve rien. L'homme
est plein d'inconséquences et, si le plus souvent il vaut moins que
son idéal, il peut quelquefois valoir mieux. La joie de la découverte
et l'attrait de la nouveauté nous font souvent méconnaître le
vrai caractère moral ou esthétique d'une doctrine. Tombée dans le
domaine public, elle inspirera peut-être à ceux qui la recueilleront
des sentiments tout différents de ceux qu'elles avaient suscités chez
l'inventeur et ses premiers disciples. Puis les croyances que nous
nous faisons ne sont pas celles qui nous ont faits. Nous reportons
facilement sur les premières un enthousiasme que les secondes
seules étaient capables d'inspirer et que leur disparition a laissé
sans objet. Renan a dit : « Nous vivons du parfum d'un vase vide. »
Il entendait parler pour lui-même et pour ses confrères en posi-
tivisme.
En fait la morale positive, une morale purement scientifique qui
s'impose à tout homme raisonnable, abstraction faite de ses opinions
métaphysiques ou religieuses, comme la géométrie ou la chimie, est
encore un desideratum. Chaque positiviste a sa morale comme un
simple métaphysicien. S'il y a entre eux quelque principe commun,
c'est le principe utilitaire ou eudémoniste qui n'est certes pas une
nouveauté philosophique. Ils définissent le bien comme Bentham, le
plus grand bonheur du plus grand nombre. Toutefois ils ont pour la
plupart renoncé à l'optimisme naïf qui admettait comme réel ou
facilement réalisable l'accord de l'intérêt individuel et de l'intérêt
collectif. Au lieu de nous présenter comme purement apparents les
sacrifices qu'exige de nous le devoir, ils, en reconnaissent la réalité.
Ils font directement appel à l'arnour du prochain, ou, comme ils
disent, à l'altruisme. Certes, primitif ou dérivé, ce sentiment existe
actuellement chez l'homme, mais de quel droit prétendrait-il se
subordonner l'égoïsme, le dominer et le discipliner?
HEGEL ET LA PENSÉE CONTEMPORAINE. 173
L'Kvangile nous dit : « Aimez Di(3U par-dessus toute chose et votre
prociiain comme vous-même pour l'amour de Dieu. » Auguste Comte
croit pouvoir s'approprier ce précepte en l'interprétant à sa manière.
A Dieu il substitue le Grand Être. Ce que nous devons aimer par-
dessus toute chose, c'est ce Dieu visible et tangible qu'est rHuinanité.
11 croit en cela fonder une doctrine morale plus élevée et plus effi-
cace que toutes les religions et toutes les philosophies. Plus élevée
parce qu'elle est pure de toute croyance superstitieuse, plus efficace
parce que le dogme qui la supporte est non seulement rigoureuse-
ment démontrable mais capable au plus haut point de frapper l'ima-
gination. Si l'homme a pu donner sans réserve son amour à une
mystérieuse entité qu'il ne saurait imaginer ni même clairement con-
cevoir, quel culte devra-t-il vouer à un être réel et concret qui pos-
sède relativement à lui tous les attributs dont il parait cette entité
chimérique et dont l'incontestable réalité l'enveloppe perpétuelle-
ment de sa présence? Auguste Comte se plaît à proclamer en termes
éloquents cette solidarité des générations qui relie les vivants aux
morts et assure à ceux-ci, par l'efficacité continue de leur action, une
éternelle présence au sein du groupe social, une réelle et positive
immortalité.
Nous sommes loin de méconnaître la grandeur de cette conception.
Auprès d'elle en particulier la religion de M. H. Spencer, le culte de
l'absolu inconnaissable, du mystère comme tel, du rideau tiré der-
rière lequel il y a quelque chose, nous semble faire une figure un
peu mesquine. Mais, s'il faut voir dans la religion positive autre
chose qu'un ensemble de métaphores poétiques, n'est-elle pas la
négation de la philosophie positive tout entière? Le Grand Être,
tel que Comte semble le concevoir, n'est pas plus une donnée de
l'expérience que le Dieu chrétien ou l'idée hégélienne avec lesquels
il est bien près de se confondre. S'il s'agit non d'une collection nomi-
nale d'existences accidentelles, mais d'un être véritablement un, si la
vie de l'humanité a une réalité propre et représente autre chose que
la totalité abstraite de nos vies individuelles, c'est qu'elle n'est pas
déterminée par celles-ci, mais au contraire les détermine, c'est
qu'elle-même a posé dans la nature les conditions de sa propre réa-
lisation et qu'elle la poursuit à travers la succession des généra-
tions solidaires. C'est que les mœurs, les lois, les institutions, les
grandes époques de l'histoire, l'art, la religion, la philosophie et la
science ont leur suprême explication dans l'expansion de sa puissance
174 LA LOGIQUE DE HEGEL.
créatrice, expansion qui est en même temps retour sur soi et créa-
tion de soi; c'est que le déterminisme scientifique qui nous montre
le conséquent conditionné par l'antécédent est un point de vue infé-
rieur et superfiiciel; c'est que la science positive a besoin d'être com-
plétée et corrigée par la philosophie; c'est qu'en un mot le positi-
visme est faux et Thégélianisme est vrai.
Dira-t-on que l'altruisme n'a pas besoin de se recommander d'une
conception religieuse quelconque positive ou métaphysique, qu'iL
s'impose de lui-même comme règle de conduite à raison des avan-
tages qu'il procure? La thèse est équivoque. Ces avantages dont on
parle sont-ils individuels ou sociaux? Du point de vue social il est
incontestable que le développement de l'altruisme est un bien; mais
c'est à l'individu que la morale prescrit des devoirs. Or si l'individu
n'est pas d'avance disposé à sacrifier ses intérêts à ceux du groupe
il sera ridicule d'alléguer ceux-ci comme motifs du sacrifice qu'on
lui demande. Il faudra donc prescrire le désintéressement au nom
de l'égoïsme. Pour l'utilitarisme ancien, qui réduisait à l'amour de
soi tous les sentiments humains, c'eût été une flagrante absurdité;
mais, la possibilité de l'altruisme admise, ce n'est plus là qu'un
simple paradoxe. Il n'est nullement contradictoire de soutenir que
le dévouement ait ses joies propres supérieures en intensité à celles
qu'il sacrifie, qu'il nous procure un bonheur plus grand que l'amour
exclusif de nous-mêmes. Toutefois si la thèse n'est pas absurde elle
est loin d'être scientifiquement démontrée ; si l'amour d'aulrui nous
cause certains plaisirs, il est aussi pour nous une source de peines.
Celles-ci ne peuvent-elles jamais excéder ceux-là? L'homme désin-
téressé vit, dit-on, d'une vie plus complète et plus intense. Est-ce
vrai absolument? Un César, un Napoléon n'ont-ils pas trouvé dans
la poursuite de fins égoïstes l'emploi des facultés les plus rares et de
la plus dévorante activité? Puis la condition du bonheur est-elle de
multiplier nos désirs ou de les restreindre, d'étendre ou de limiter la
surface que nous présentons aux coups de la fortune? Peu de gens
peuvent être Alexandre, tout le monde peut être Diogène. Se con-
tenter de peu est peut-être le parti le plus sûr. « Mieux vaut être,
dit Stuart Mill, un Socrate mécontent qu'un pourceau satisfait. »
C'est là une noble parole, mais si elle est telle, c'est précisément
parce qu'elle dépasse le point de vue de l'hédonisme. A s'en tenir à
ce point de vue on comprend qu'Ulysse n'ait pu persuader Gryllus.
Chacun prend son plaisir où il le trouve. Vainement on vantera
HEGEL ET LA PENSÉE CONTEMPORAINE. 17.>
devant un sourd los émotions quo procure la musique. Nul ne doute
qu'un Vincent de Paul no trouve dans la charité des jouissances
supérieures aux plaisirs vulgaires. Mais ces jouissances tous les
hommes sont-ils aptes à les goûter? Autant vaudrait soutenir qu'ils
sont tous capables d'éprouver celles d'un Archimède ou d'un
Newton. Le plus grand bonheur pour chacun de nous n'est pas le
plus grand en soi, mais le plus grand que sa nature lui rende
accessible. D'ailleurs altruisme et moralité sont loin d'être termes
synon^^mes. Je puis aimer passionnément mes amis et mes proches,
éprouver une vive sympathie pour les douleurs dont je suis témoin,
et me soucier fort peu du plus grand bonheur du plus grand nombre.
Qui me convaincra que j'ai tort? Goûterai-je plus vivement les
plaisirs propres à l'altruisme quand, au lieu de suivre sans con-
trainte les impulsions de mon cœur, j'aurai appris à les régler
d'après les lois de l'arithmétique?
On nous faisait espérer une morale positive, c'est-à-dire scienti-
fiquement rigoureuse, la promesse jusqu'ici n'a pas été tenue. D'ail-
leurs les positivistes les plus récents semblent de jour en jour se
désintéresser d'un problème qu'ils désespèrent de résoudre. Or si la
méthode scientifique est reconnue impuissante dans l'espèce, si l'on
persiste d'autre part à refuser toute valeur à la pensée spéculative,
il ne nous reste plus d'issue que le nihilisme moral, ou le mysticisme
confessionnel. Il y aura peut-être encore parmi nous de bons chré-
tiens, de pieux Israélites, et de fervents bouddhistes : il n'y aura plus
d'honnêtes gens.
Le positivisme et le kantisme, quelles que soient les dilTércnces
qui les séparent, présentent cependant trop d'analogies pour qu'il
ne se soit pas produit des tentatives de conciliation. En fait beau-
coup d'auteurs contemporains semblent s'être inspirés à la fois de
ces deux philosophies. 11 n'existe cependant chez nous qu'un phi-
losophe qui ait réussi à grouper un certain nombre d'adhérents
autour d'une doctrine précise et définie, intermédiaire entre le
phénoménisme positiviste et le kantisme proprement dit. Ce philo-
sophe est M. Renouvier, fondateur du néo-criticisme. Le néo-criti-
cisme est une sorte d'éclectisme. J'entends par là qu'il n'est pas fondé
sur une conception d'ensemble qui se subordonnerait les thèses
particulières, mais qu'il groupe un certain noml>re de thèses indé-
pendantes en un tout quelque peu factice. Ce n'est pas que ce sys-
tème manque absolument d'unité, mais son unité lui est en quelque
176 LA LOGIQUE DE HEGEL.
sorte extérieure. C'est une unité de synergie. Le principe du nombre
emprunté à Caucliy, le phénoménisme emprunté à Hume ou à
Stuart Mill, la doctrine de la croyance libre empruntée à Lequier,
enfin les thèses proprement kantiennes, la théorie des catégories
(profondément altérée), le primat de la raison pratique et les pos-
tulats, concourent à une même fin : la défense de la morale tradi-
tionnelle et spécialement du libre arbitre. En cela sans doute le
système est un, mais comme un mécanisme ingénieux plutôt que
comme un organisme véritable. La multiplicité même des principes
sur lesquels il repose nous empêche d'en aborder ici la discussion
détaillée. Nous nous bornerons à examiner celle de ses théories qui
nous semble la plus importante, la théorie de la liberté.
La déduction de la liberté se fait chez Kant en deux moments
distincts. Il prouve d'abord théoriquement que la liberté est pos-
sible, puis, se plaçant au point de vue moral, qu'elle est pratique-
ment nécessaire, M. Renouvier suitla même marche. Pour lui comme
pour Kant, la liberté n'est ni un fait qu'on puisse empiriquement
constater, ni un théorème démontrable à priori. C'est un article de
foi morale, une croyance, obligatoire parce qu'elle est analytique-
ment contenue dans le concept du devoir. La raison théorique doit
se borner à prouver qu'elle n'a rien d'absurde. Mais sur la nature de
cette démonstration l'accord cesse entre les deux philosophes. Aban-
donnant au déterminisme l'univers phénoménal, Kant relègue la
liberté dans l'inconnaissable région des noumènes. Or la théorie des
noumènes est un des points les plus controversés de la philosophie
kantienne. Comment la liberté trouverait-elle dans ce monde problé-
matique un inviolable asile? Les doutes que soulève l'existence
même de la chose en soi atteignent forcément la liberté. Puis cette
liberté transcendante suffit-elle vraiment à la morale? C'est dans ce
monde que s'écoule notre vie, que nous luttons pour le bien, que
nous nous sentons obligés; c'est ici et non ailleurs que nous devons
être libres. Aussi, rejetant le nouméne comme une inutile fiction,
M. Renouvier replace la liberté au sein des phénomènes.
Que faut-il pour cela? Nier le déterminisme absolu admis par
Kant; concevoir comme possible l'intercalation dans la série phéno-
ménale de termes radicalement nouveaux.
En prenant ce parti M. Renouvier renonce au principal avantage
théorique du criticisme kantien. Destinée avant tout, par son auteur,
à réfuter le scepticisme de Hume, la critique de la raison pure
HEGEL ET LA PENSÉE CONTEMPORAINE. 177
objecte au philosophe écossais la distinction de l'apparcnco {Schoin)
et (hi phénomène réel {Ersrhchmnfi). Or c'est en tant que soumis
sans réserve aux catégories de l'entendement et par suite au plus
rigoureux dclerminisme que celui-ci peut s'opposer à celle-là. Aban-
donner le déterminisme c'est abandonner avec lui la distinction que
Kant avait prétendu fonder, c'est enlever à la critique toute signifi-
cation sérieuse, et réduire la doctrine des catégories à un nativisme
psychologique sans aucune portée spéculative. Obtient-on tout au
moins le résultat qu'on se propose? A-l-on réellement mis hors de
doute la possibilité de la liberté morale?
Dès que le déterminisme absolu n'est pas la loi nécessaire de
l'univers phénoménal, la dépendance de nos résolutions à l'égard de
leurs antécédents ne peut plus s'établir que par les faits et, comme
toute généralisation empirique, elle devient plus ou moins précaire.
Le déterminisme psychologique cesse ainsi d'être au-dessus du
doute; mais qu'il soit seulement douteux dans la mesure où le sont
les lois les mieux assises de la physique, cela ne satisfait pas complè-
tement le philosophe. Or David Hume et Stuart Mill ont, du point
de vue empirique, soutenu avec une incontestable solidité d'argu-
mentation la thèse de la plus forte motivation. Le plus sûr est de ne
pas s'y heurter. On accordera donc que nous nous décidons toujours
dans le sens où nous sollicitent les motifs les plus forts. Mais, au
cours de la délibération, des motifs ne peuvent-ils pas surgir qui
n'aient aucune raison d'être dans l'évolution antérieure de nos pen-
sées, qui soient des idées nouvelles, ou des sentiments nouveaux,
nouveaux d'une nouveauté absolue, sans aucune racine dans le
passé? Il est clair que la question ainsi posée ne saurait comporter
de solution directe. Jamais notre conscience n'éclairera d'une lumière
assez vive les profondeurs de notre vie psychique pour qu'en toute
assurance nous puissions répondre oui ou non. Sur ce point le doute
est invincible. M. Renouvier apporte d'ailleurs une nouvelle raison
de douter. Se fonilant avec plus ou moins de droit sur l'impossibi-
lité malhématiciue du nombre infini, il soutient que la série des
phénomènes a dû commencer; qu'il y a un commencement absolu
des choses avant lequel il n'existait rien, pas plus un Dieu créateur
que les soi-disant créatures. Or si un commencement absolu s'est
produit, ce dont, selon l'auteur, nous ne saurions douter, pourquoi
ne pourrait-il pas s'en produire d'autres? Pourquoi, la série phé-
noménale une fois instituée, des pliènumèiics radicalement nou-
NOEL- 12
nS • LA LOGIQUE DE HEGEL.
veaux ne viendraient-ils pas y prendre place, des phénomènes qu
apparaîtraient sans raison aucune, ni plus ni moins que le premier
commencement? Pourquoi ce fait ne se produirait-il pas en nous,
dans les profondeurs mêmes de notre conscience? Ainsi se trouve-
rait brisée la chaîne qui selon le déterminisme lie notre avenir à
notre passé; nous serions véritablement libres. C'est dire que nous
le sommes en effet, si, théoriquement problématique, la liberté est
pratiquement nécessaire.
Accordons pour l'instant à l'auteur qu'il se produit en effet des
événements absolument nouveaux, que certains états psychiques sur-
gissent en nous sans raison aucune et viennent briser la chaîne qui
lie l'avenir au passé; est-il vrai que nous sommes libres? Oui sans
doute, si la liberté n'est que l'indétermination elle-même; si ce con-
cept tout négatif épuise véritablement son essence : non, si l'idée de
liberté a un contenu positif, s'il faut la définir avec Kant détermina-
tion par soi.
Eu quel sens, dans le système, pourra-t-on soutenir que le moi
se détermine lui-même, est la cause réelle de son action? Le moi
n'est par hypothèse qu'une série de phénomènes et la résolution
volontaire n'est que l'un de ces phénomènes. Cette résolution est-
elle libre au moment où elle se produit? Le moi est-il libre à l'instant
même où il se décide? Nullement. La résolution est la suite néces-
saire de ses antécédents donnés, elle leur est indissolublement liée.
Qu'importe à sa qualification que tel ou tel de ces antécédents soit ou
ne soit pas la conséquence d'autres faits antérieurs. Dira-t-on que le
moi est libre au moment où se produit le commencement absolu?
Libre de quoi? Puisque par hypothèse ce commencement est un fait
sans antécédent, on ne saurait dire que le moi en soit la cause. Il ne
le produit pas, il le subit. S'il l'avait en quelque manière appelé ou
suscité ce ne serait plus un commencement absolu. Recevoir on ne
sait d'où une imprévisible modification est-ce ce qu'on peut appeler
détermination par soi? On se refuse à me tenir pour libre si ma réso-
lution est le terme d'une série où chaque conséquent est déterminé
par un antécédent; c'est sans doute parce que remontant d'antécé-
dents en antécédents on arrive, en dernière analyse, à un antécédent
qui n'ayant plus sa cause en moi ne peut plus être mon acte. Mais un
événement sans précédent aucun ne m'appartient pas davantage. Il
est mien, dira-t-on, en ce sens qu'il se produit en moi. Mais en est-il
autrement de la sensation que provoque en moi une cause extérieure
HEGEL ET LA PENSÉE CONTEMPORAINE. 179
OU de la disposition héréditaire que j'ai reçue de mes ancêtres? Si
celui-là me laisse libre, pourquoi celles-ci altèrent-elles ma liberté?
Ou tout ce qui est en moi est mien et ma résolution, nécessaire ou
contingente, est libre parce qu'elle est mienne, ou rien n'est mien
que ce qui est par moi et l'hypothèse des commencements absolus
ne sert de rien à la liberté. Abandonnera-t-on la définition kantienne
de la liberté et fera-t-on consister celle-ci dans le seul indétermi-
nisme ? Si c'est là une définition de mots elle ne saurait être discutée ;
mais, ainsi entendue, la liberté n'a plus rien à voir avec la morale.
En quel sens la morale postule-t-elle la liberté? Un ordre, dit-on,
n'a de signification que si le sujet auquel il s'adresse a le pouvoir
réel de l'accomplir. On écarte le déterminisme sous prétexte qu'il
supprime ce pouvoir. A l'instant où l'ordre m'est donné il est, dit-
on, absolument nécessaire ou que je l'accomplisse, ou que je ne
l'accomplisse pas; car dès cet instant ma résolution pourrait être
infailliblement prévue par un esprit omniscient. Vo,yons maintenant
ce qu'on gagne dans l'hypothèse que nous discutons. On échappe à
l'argument qui précède. La prévision alléguée devient en effet inad-
missible. L'accomplissement de l'ordre donné reste en tout état de
cause une possibilité logique.
Mais possibilité logique et pouvoir réel sont deux choses très diffé-
rentes. Si le pouvoir réel implique la possibilité logique, la réciproque
n'est pas vraie. L'ordre peut être exécuté, cela ne veut pas dire que
le sujet puisse l'exécuter. Si dans l'espèce il est permis de le dire,
c'est comme on dit qu'ayant pris un billet à la loterie, il peut
gagner le gros lot. Pour que j'eusse le pouvoir réel de faire ou de ne
pas faire mon devoir, il faudrait que cela dépendit de moi et de moi
seul. Or il en est ici tout autrement. Cela dépend du hasard des com-
mencements absolus. A vrai dire cela ne dépend de rien ni de per-
sonne. C'est là une possibilité absolue, inconditionnée, sans fonde-
ment dans le sujet, ni hors de lui. Pas plus que la nécessité absolue,
la contingence absolue n'est compatible avec la liberté morale et ne
fonde la responsabilité. Je ne puis me sentir responsable de ce qui
s'impose à moi. Or le hasard me domine aussi souverainement que
le destin. Opposés dans leur essence, l'un et l'autre soutiennent
avec moi comme avec toute cause particulière une relation identique.
L'un et l'autre suppriment en fait les causes particulières comme
telles et ne leur laissent que l'apparence de la causalité.
Ainsi le néo-criticisme, même en sacrifiant les conditions de tout
180 LA LOGIQUE DE HEGEL.
savoir et, à notre avis, de toute réalité phénoménale, ne réussit point
à établir sa thèse capitale. De la liberté morale il ne nous donne que
l'ombre. En ce qui concerne les sanctions de la loi morale, sa posi-
tion est peut-être plus intenable encore. Il est étrange qu'il ait pu
méconnaître la liaison intime des postulats kantiens et du réalisme
agnosticiste. La première de ces théories ne saurait en effet subsister
sans la seconde. S'il y a un fond inconnaissable des choses on peut
admettre que le devoir contienne une incomplète révélation du mys-
tère transcendant. Du monde impénétrable des noumènes rien ne
parvient à nous qu'un ordre, un commandement absolu sans condi-
tion et sans motif. Il est naturel de penser que cet ordre exprime en
un certain sens la nature de l'être nouménal ou que nous pouvons
symboliquement nous représenter cet être comme une volonté qui
s'intéresserait à l'exécution de cet ordre, comme une volonté du
Bien. Mais dans l'hypothèse du néo-criticisme il n'est rien qui puisse
nous induire en de semblables pensées. L'être n'a pas d'arrière-fond
mystérieux. Il est tout en surface. Ce qu'il peut y avoir au delà des
phénomènes connus, ce sont d'autres phénomènes et rien de plus.
Or ce que l'expérience nous apprend de la nature phénoménale ne
nous autorise guère à lui attribuer une orientation morale. D'ailleurs
nous ne pouvons assigner au cours des phénomènes une direction quel-
conque. Il est par hypothèse indéterminé. Le hasard des commence-
ments absolus vient à chaque instant le détourner dans un sens ou
dans un autre. Gomment serait-il astreint à justifier les postulats
moraux? Le hasard peut-il s'intéresser à l'accomplissement du Bien?
N'est-il pas la négation même de la finalité? Certes il n'est pas théori-
quement absurde qu'il y ait pour nous une autre vie. S'il y en a une
il se pourrait bien que nous y fussions traités selon nos mérites,
récompensés du bien que nous avons pu faire, punis de nos crimes
ou de nos fautes. Tout cela n'est pas absurde, c'est possible, si l'on
veut, en ce sens qu'on ne peut démontrer rigoureusement le con-
traire ; mais ce sont là des hypothèses sans fondement donné et même
sans fondement concevable, des hypothèses en l'air. Elles pourront
tout au plus séduire une imagination prévenue, elles ne sauraient
être l'objet d'une croyance raisonnable.
Nous ne saurions méconnaître la haute valeur intellectuelle de
M. Renouvier ni de ceux qui ont travaillé à la diffusion de ses doc-
trines. Ils ont contribué plus peut-être que personne à entretenir
chez nous le goût et le souci des spéculations philosophiques. Par
HEGEL ET LA PENSÉE CONTEMPORAINE. 181
leur pénétrante critique des systèmes contemporains, ils ont mis en
garde les esprits contre de séduisantes erreurs. Ils conserveront une
place enviable dans l'histoire de la philosophie moderne; mais,
comparée au criticisme kantien, leur doctrine ne nous semble pas un
progrès. Nous y verrions plutôt une véritable rétrogradation. Avec
eux le criticisme perd en profondeur ce ([u'il gagne en simplicité et
en clarté apparente. C'est un criticisme populaire, plus accessible
que celui de Kant, mais moins satisfaisant encore pour la pensée
spéculative. Un pas est fait en arrière, vers l'empirisme de Hume.
La thèse qui faisait la force et l'originalité du rationalisme kantien
est abandonnée. Entre Stuart Mill et M. Renouvier nous ne voyons
de désaccord essentiel que dans les doctrines morales; or l'utilita-
risme du premier a peut-être plus d'affinité que l'impératif catégo-
rique avec leur commun phénoménisme.
En fait aucune doctrine nouvelle ne s'est produite qui ait rompu
complètement soit avec la tradition kantienne, soit avec la tradition
empirique. Le positivisme s'est borné en philosophie à reprendre et
à développer les thèses de l'empirisme sans y rien ajouter de réelle-
ment nouveau, sans les rendre plus solides ou plus cohérentes. Dans
cet ordre d'idées la doctrine de Hume n'a pas été dépassée. Le criti-
cisme d'autre part, loin de se compléter et de se fortifier, nous
semble avoir plutôt rétrogradé et s'être compromis par d'impru-
dentes concessions à la doctrine adverse. H n'est donc pas permis
de considérer l'hégélianisme comme une doctrine arriérée, désor-
mais reléguée dans le passé, sans intérêt aucun pour le présent et
pour l'avenir. U reste au contraire, historiquement du moins, la
philosophie la plus avancée. C'est le dernier elToi-t considérable
qu'ait tente l'esprit luimain pour mettre dans ses connaissances la
cohésion et l'unité, pour comprendre l'univers et se comprendre lui-
même.
VIII
CONCLUSION
Ni Tempirisme pur, ni le kantisme ne sont des positions logique-
ment tenables. Nous croyons dans tout ce qui précède l'avoir suffi-
samment établi. D'autre part c'est toujours sans succès qu'on a
cherché depuis Kant à retourner en arriére, à revenir au dogma-
tisme que sa Critique a condamné. Schopenhauer, quelque soit son
talent d'écrivain, ne saurait, comme philosophe, être comparé à
Hegel. Il a dû le succès posthume et momentané de son œuvre
moins à sa valeur métaphysique qu'aux sentiments pessimistes qui
ont trouvé en elle leur plus systématique expression. Au contraire
l'hégélianisme, négligé mais non réfuté, abandonné aux vaines
déclamations et aux railleries faciles des esprits superficiels, con-
serve pour le penseur ses droits à un examen sérieux et pour ainsi
dire son actualité.
Nous croyons avoir fait justice des arguments qu'on a coutume de
diriger contre lui et qui n'ont d'autre fondement qu'un grossier
malentendu. Il est néanmoins une dernière objection en apparence
plus plausible quoiqu'on définitive aussi peu fondée et que nous ne
voulons point passer sous silence. D'après certains philosophes con-
temporains toute pensée métaphysique est enfermée dans une alter-
native. Le premier principe de toutes choses ne peut être conçu que
de deux façons : comme entendement ou comme volonté. En Dieu
l'un de ces pouvoirs doit primer et limiter l'autre. C'est en ces
termes que la question s'est déjà posée au moyen âge. Saint Thomas
l'a résolue dans le premier sens et Duns Scot dans le second. Tho-
misme ou scotisme, tels sont encore aujourd'hui, pourrait-on dire,
les deux pôles de la spéculation. Or opter pour l'entendement c'est
CONCLUSION. 183
opter pour le fatalisme, c'est nier la liberté en Dieu et dans l'homme,
c'est aussi se condamner à ignorer la dilTérence essentielle du réel et
de l'abstrait, et substituer au mouvement et à la vie un système de
notions inertes et rigides. Opter pour la volonté c'est réintégrer le
réel dans son domaine propre, c'est sans doute restreindre les pré-
tentions de la science, mais c'est par cela même la préserver des
erreurs où peut l'entraîner la témérité spéculative, c'est enfin pro-
clamer la liberté divine et rendre intelligible la liberté humaine. Or
Descartes, Kant, Schopenhauer, Schelling dans sa seconde philoso-
phie prennent le parti de la volonté; Spinoza, Leibniz, Hegel celui
de l'entendement.
Une première remarque s'impose. Si Hegel, comme Spinoza ou
Leibniz, est taxé d'intellectualisme exclusif, ce n'est pas son exclusi-
visme qu'on lui reproche, mais plutôt son intellectualisme. A cet
intellectualisme on prétend substituer un principe non moins
exclusif, mais directement contraire. Or celte prétention nous semble
tout à fait inadmissible. Entendement et volonté sont au fond deux
termes inséparables. Néanmoins si à la rigueur l'entendement
comme pur lieu ou comme système immobile des idées peut être par
abstraction conçu sans la volonté, la réciproque n'est pas vraie.
Sans entendement la volonté ou l'amour (quelques-uns préfèrent ce
vocable) ne sont plus que des mots dénués de sens. S'ils désignent
encore quelque chose ce quelque chose n'est qu'une puissance
aveugle et brutale; sans représentation il n'y a pas de choix et sans
choix pas de volonté. De quelque nom qu'on décore cette puissance
dénuée d'entendement, c'est la force et rien de plus; force immaté-
rielle si l'on veut, mais nullement spirituelle. C'est donc la force
que le système prend pour principe; c'est à elle qu'il subordonne,
avec l'entendement qui les conditionne, la véritable volonté et le
véritable amour.
D'autre part le reproche adressé à l'hégélianisme montre seule-
ment qu'on le connaît mal. Déjà Spinoza et Leibniz se défendaient
l'un et l'autre d'isoler l'entendement de la volonté. La volonté est en
principe chez Spinoza l'affirmation de soi essentielle à toute idée,
elle est de même pour Leibniz l'appétition inséparable de la repré-
sentation. Toutefois ou pourrait à la rigueur prétendre que ces phi-
losophes affirment l'unité indissoluble des deux termes sans autre
raison que l'expérience ou que les nécessités du système. Mais Hegel
répond d'avance, implicitement, à une telle iiisiiuialion. Si Vldro a
184 LA LOGIQUE DE HEGEL.
chez lui, selon sa propre expression, « des pieds et des mains », si
elle est par excellence un principe actif, une volonté, elle ne le doit
pas à Fadjonclion arbitraire d'un principe étranger. Son activité,
c'est son essence même, puisque cette essence enveloppe sa négation
et son passage dans son contraire. Dans sa suprême concentration
en soi, en tant qu'Idée absolue, elle est aussi bien volonté que
raison et c'est même, comme nous l'avons vu, l'Idée pratique ou la
pure volonté du Bien qui opère immédiatement cette définitive réa-
lisation en rejoignant l'Idée théorique antérieurement posée. On voit
combien il est arbitraire de considérer l'hégélianisme comme un
intellectualisme exclusif et de le condamner de ce chef. La plus haute
originalité du système consiste précisément à supprimer les opposi-
tions de l'entendement et de la volonté, du réel et de l'idéal, de la
raison théorique et de la raison pratique, soit, en termes plus con-
crets, de la pensée et de l'action.
S'il ne suffit pas pour réfuter un philosophe de relever dans ses
écrits quelques erreurs de fait ou même de montrer qu'il s'est
trompé dans quelques déductions, s'il ne suffit pas non plus de lui
imputer gratuitement des absurdités manifestes, Hegel n'a pas été
réfuté. De toutes les philosophies, il en est une dont la critique n'a
point encore ébranlé les fondements et qui, parmi les ruines des
systèmes antérieurs, se tient encore debout dans son imposante
intégrité.
Est-ce à dire que cette philosophie représente le résultat définitif
delà spéculation moderne; que celle-ci, comme la pensée grecque
après Aristote, n'ait plus qu'à décliner ou à se disperser dans des
recherches particulières? Les progrés du positivisme pourraient nous
induire à le croire; mais ces progrés se ralentissent déjà et semblent
près de s'arrêter. La vision de plus en plus nette des limites de la
science proprement dite ramènera sans doute vers la philosophie
les esprits que préoccupent les grands problèmes. Toutefois en de
semblables matières la prévision est impossible. On ne peut prévoir
l'apparition du génie. Or s'il a fallu un Leibniz pour réfuter Descartes,
un Kantpour réfuter Leibniz, une seule chose est pour nous certaine :
c'est que celui qui réfutera Hegel, qu'il doive apparaître demain ou
qu'il tarde encore plusieurs siècles, sera lui-même un Hegel. C'est
seulement en absorbant dans un système plus vaste les résultats
acquis par celui-ci, qu'il lui sera permis de le dépasser. Jusque-là
l'hégélianisme demeurera l'expression la plus haute et la plus com-
CONCLUSION. ^85
prohensive de la pensée philijsophique, et, selon l'heureuse expres-
sion de M. William Wallace, continuera à barrer le chemin.
Est-ce à dire que nous devions nous faire hégéliens? Si ce terme
doit im{)Iiquer une adhésion entière et sans réserve à toutes les
doctrines professées par Hegel, ce serait demander l'impossible. La
philosophie de Hegel est une véritable encyclopédie. Il ne se peut
que dans une œuvre aussi complexe toutes les parties aient une
égale valeur. Fatalement il doit s'en trouver de plus faibles, de plus
conjecturales, ou de moins profondément élaborées. C'est là un
héritage qu'on ne saurait accepter que sous bénéfice d'inventaire.
D'ailleurs le temps est passé des écoles et des sectes telles (jue
l'antiquité les a connues. Encore dans ces milieux relativement fermés
la doctrine du fondateur était-elle loin de se perpétuer sans alté-
ration. Les formules, il est vrai, duraient souvent plus que les théo-
ries et l'on mettait volontiers le vin nouveau dans les vieilles outres;
la pensée néanmoins ne cessait d'évoluer. C'est qu'un système n'est
pas un dogme et, si la croyance littérale est de mise quelque part,
ce n'est pas en philosophie. L'esprit ne saurait sincèrement adhérer
qu'à ce qu'il comprend et l'on n'accepte en fait une doctrine quelle
qu'elle soit qu'en la repensant soi-même et en la refaisant à sa
mesure. Elle ne se transmet qu'en s'altérant, en se réfractant pour
ainsi dire à travers les milieux où elle est appelée à pénétrer. Chaque
peuple, chaque génération, chaque individu l'interprète à sa manière.
D'autre part le génie lui-même n'échappe pas à la loi commune. Si
puissante que soit la pensée d'un homme, de quelque hauteur qu'il
domine ses contemporains, il reste toujours à certains égards de son
temps et de son pays. 11 en parle le langage, il en partage, au moins
sur quelques points, les passions et les préjugés. Quel que soit le
fond impersonnel et impérissable de ses ouvrages, ils portent tou-
jours dans la forme la marque d'une personnalité. 11 en est en cela
du philosophe comme du poète et de l'artiste. Toute œuvre humaine
a des parties caduques, et s'attacher trop servilement à la lettre,
c'est se condamner à trahir l'esprit.
Le moyen âge a eu raison de proclamer Aristote le prince des
philosophes. 11 l'était en effet sans conteste à celte époque et devait
rester tel jusqu'à Descartes. Le tort des scholastiques n'est pas de
l'avoir pris pour modèle ni même d'avoir désespéré de l'égaler.
C'est de s'être systématiquement enfermés dans le cercle des ques-
tions qu'il avait abordées et trop exclusivement attachés à ses for-
186 LA LOGIQUE DE HEGEL.
mules. Ils ignoraient que les rois de la pensée ont pour mission
d'émanciper l'esprit et non de l'asservir. Il n'est pas à craindre que
nous tombions dans les mêmes erreurs. Notre âge n'est pas celui de
l'admiration sans réserve, ni du respect superstitieux. Nous sommes
moins que jamais disposés à jurer sur la parole d'un maître quel
qu'il soit. Si donc nous devenons hégéliens, ce ne peut être qu'au
sens large du terme. Nous subirons l'influence de Hegel comme
actuellement nous subissons celle deKant. Nous ne lui demanderons
pas des solutions toutes faites, des réponses indiscutables à toutes
les questions spéculatives ou pratiques, mais une direction nouvelle,
une conception à la fois plus large et plus précise de la science phi-
losophique et des procédés dont elle dispose. Nous semblons plus
que jamais nous éloigner de Hegel et en quelque sorte lui tourner
le dos. Si néanmoins sa philosophie contient la vérité du criticisme,
si seule parmi les doctrines modernes elle concilie, fût-ce provisoi-
rement, les antinomies de la pensée kantienne, nous y serons fata-
lement ramenés. Lors même que nos préjugés continueraient long-
temps encore à nous la rendre suspecte, nos propres efforts pour
nous affranchir de la contradiction et du doute nous en rapproche-
ront de plus en plus et nous prépareront à la comprendre.
Il y aurait cependant pour nous de grands avantages à entre-
prendre au plus tôt l'étude consciencieuse de l'hégélianisme. Le
premier résultat de cette étude serait de rappeler aux philosophes
l'importance capitale de leur science et sa haute dignité. Même
parmi les défenseurs et les représentants de la philosophie, un trop
grand nombre s'est en partie laissé convaincre par les sophismes
de ses adversaires. De ce qu'elle n'est pas une science comme les
autres on en vient trop aisément à conclure qu'elle n'est pas une
science, à ne plus voir en elle qu'une synthèse subjective, je ne sais
quoi d'intermédiaire entre le roman et le savoir positif. Son rôle
n'est pas d'étendre par des hypothèses notre vision mentale au
delà des limites du certain. L'hypothèse sans doute ne lui est pas
interdite, non plus qu'aux sciences particulières; mais en faire
son domaine propre, c'est méconnaître sa dignité et dénaturer sa
notion. Si la philosophie s'oppose à la science positive, c'est comme
l'intelligence des choses s'oppose à leur simple connaissance. Elle
n'a pas pour objet d'accroître notre savoir, mais plutôt de l'appro-
fondir; sa fonction est de découvrir la logique interne des faits, leur
rationalité foncière ou en un mot de les comprendre. On voit par
CONCLUSION. 187
là que la philosophie peut exister à côté de la science sans pour
cela l'exclure et que, si elle la subordonne, c'est en un sens pure-
ment idéal. On voit aussi que la science positive no saurait comme
telle condamner la philosophie, non plus d'ailleurs que la justifier.
Il semble toutefois que celle-ci présuppose logiquement celle-là
comme l'intelligence d'un fait en suppose la constatation, et l'on
pourrait être disposé à conclure qu'avant l'achèvement de la science
toute philosophie est une tentative prématurée. Un pareil raisonne-
ment se réfute par sa seule généralisation. Si les fonctions supé-
rieures de la pensée humaine doivent demeurer suspendues jusqu'à
ce que les autres aient accompli leur œuvre, celle-ci étant en un
sens infinie, ces fonctions supérieures ne s'établiront jamais. La
science n'a pas attendu pour naître que l'expérience vague n'eût
plus rien à nous enseigner. Les naturalistes ont commencé à classer
les espèces avant de les avoir toutes découvertes. Les physiciens
ont entrepris leurs recherches avant que les mathématiques fussent
achevées. L'œuvre de la science universelle et plus généralement
celle de la civilisation devait être abordée de toutes parts à la fois,
dût sur certains chantiers le travail s'arrêter par instants jusqu'à ce
que les progrès accomplis ailleurs permissent de le reprendre utile-
ment. Cette gigantesque entreprise, qui enveloppe et résume toutes
les autres, ne pouvait se poursuivre sans tâtonnements et sans
mécomptes. Ainsi les diverses recherches, quoique distinctes et en un
certain sens indépendantes, demeurent néanmoins solidaires et chaque
partie de l'ensemble doit ses progrès à la collaboration de tous.
Toutefois, pour qu'à une époque éprise comme la nôtre de préci-
sion scientifique et de rigueur méthodique, la philosophie fasse autre
chose que de végéter obscurément, elle doit avant tout garder elle-
même la conscience de ses droits et de sa haute mission. Elle ne
saurait sans déchoir accepter le rôle subalterne où quelques-uns
prétendent la réduire. Elle doit se faire sans doute de plus en plus
scientifique, mais non en érigeant des constructions hâtives sur les
derniers et les plus contestables résultats des sciences, ni en s'appro-
priant leurs méthodes insuffisantes pour son objet. Ce qu'elle doit
demander aux résultats des sciences particulières c'est de l'éclairer
plus complètement sur la signification de leurs principes. Elle doit
prendre d'autre part une conscience de plus en plus nette de la
méthode qui lui appartient. Cette méthode n'est pas précisément
nouvelle et, si Hegel en a donné la formule la plus exacte, c'est celle
188 LA LOGIQUE DE HEGEL.
que depuis Platon tous les grands métaphysiciens ont plus ou moins
sciemment pratiquée. C'est la seule qui puisse convenir à la science
absolue, j'entends à une science qui n'accepte pas aveuglément ses
principes de l'expérience ou du sens commun, mais qui prétend les
critiquer et, en un certain sens, les démontrer.
Ainsi la philosophie poursuivra sa tâche qui est de rendre l'uni-
vers de plus en plus intelligible. Elle continuera à progresser de la
manière qui lui est propre, c'est-à-dire à étendre et à préciser ce
tableau systématique du monde idéal et du monde réel, qu'en dépit
de leurs divergences apparentes les penseurs ont d'âge en âge tra-
vaillé à compléter. Son œuvre ne serait achevée que le jour où, ses
dernières déductions rejoignant les plus hautes généralisations des
sciences particulières, les unes trouveraient dans les autres leur
suprême consécration. Alors serait définitivement constituée l'unité
du savoir humain. La Science cesserait d'être un mot ou une géné-
ralité vaine pour devenir la souveraine réalité. Que cet idéal entrevu
par Hegel n'ait pas été atteint par lui, c'est ce dont nous convenons
volontiers et ce dont il serait sans doute facilement convenu lui-
même. Qu'il soit inaccessible en soi, c'est ce que l'on ne saurait
admettre sans désespérer de la raison. Que sa réalisation excède à
jamais la puissance intellectuelle dévolue à notre espèce, c'est ce
qu'il nous est interdit de décider. En tout cas c'est là le but vers
lequel doivent converger les efforts des philosophes et des savants.
En résumé, nous ne revendiquons pas pour Hegel le titre de doc-
teur infaillible. Dût-il, comme Aristote, attendre pendant des siècles
un continuateur ou un rival digne de lui, il ne saurait jusque-là
concentrer sur lui seul l'attention et les efforts de tous les esprits
philosophiques. Nous continuerons à étudier ses devanciers et à
tirer profit de leur étude. Descartes et Leibniz n'ont pas fait oublier
Aristote ni Platon et, après Kant, nous lisons encore Leibniz et
Descartes. D'autre part nous ne cesserons pas de débattre pour
notre compte les hautes questions que ces penseurs ont essayé de
résoudre. Aussi bien en définitive chacun de nous ne peut-il penser
qu'avec sa propre raison. Mais, parmi les maîtres les plus éminents
de l'intelligence humaine, Hegel a, croyons-nous, sa place marquée
et le dernier venu des grands systèmes philosophiques nous semble
appelé à exercer sur les esprits une influence aussi profonde et
aussi durable que les plus célèbres des doctrines antérieures.
TABLE DES MATIERES
Chapitre I. — L'idéalisme absolu et la logique spéculative 1
— II. — La Science de l'Être 23
— III. — La Science de l'Essence 52
— IV. — La Science de la Notion 84-
— V. — La logique dans le système t H
_ VI. — Le dogmatisme de Hegel 135
— VIL — Hegel et la pensée contemporaine 153
— VlII. — Conclusion 182
Coulommiors. — Imp. I'ali. BlUJDAUn.
BINDING SECT. SEP 1 4 1178
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B Noël, Georges
29^9 La logique de Hegel
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