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Full text of "La logique de Hegel"

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University  of  Ottawa 


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LA 


LOGIQUE  DE   HEGEL 


PAR 


GEORGES    NOËL 

Professeur  de  philosophie  au  lycée  Lakanal 


PARIS 

ANCIENNE    LIURAIRIE    GERMER    BAILLIERE    KT    G" 

FÉLIX  ALCAX,  ÉDITEUH 

108,     BOULEVARD     S A  I  NT - G E H  M  A  I N  ,      108 

1897 

Tous  droits  niseivés. 


/ 


m  14  1972 


\ô,. 


M.    JULES    LAGHELIER 


MEMBRE    I)E     l'iNSTITUT 


G.  N. 


PREFACE 


Pour  trouver  chez  nous  quelque  travail  important  consacré 
à  Hegel  et  à  sa  philosophie  il  nous  faut  remonter  aux  traduc- 
tions et  aux  études  de  M.  Véra,  c'est-à-dire  à  une  époque  déjà  v' 
un  peu  ancienne.  Il  semble  que  l'efTort  si  considérable  tenté 
par  ce  philosophe  pour  répandre  parmi  nous  la  connaissance  de 
l'hégélianisme  n'ait  pas  réussi  à  secouer  l'indifTérence  du  public 
ni  à  modifier  profondément  ses  préjugés.  Cette  constatation 
serait  de  nature  à  décourager  toute  tentation  nouvelle  dans  le 
même  sens.  Néanmoins  à  y  regarder  de  près  les  circonstances 
sont  bien  changées.  A  l^époque  où  M.  Yéra  entreprenait  d'ac- 
climater en  France  la  philosophie  de  Hegel  le  public  était  aussi  -j 
peu  que  possible  préparé  à  la  comprendre.  Les  philosophes  se 
partageaient  en  deux  camps  hostiles  :  les  spiritualistes  éclec- 
tiques attachés  àleurs  étroites  et  superficielles  formules  comme 
d'indiscutables  dogmes  et  les  positivistes  inclinant  pour  la 
plupart  vers  le  matérialisme.  D'ailleurs  les  uns  et  les  autres 
semblaient  plus  soucieux  de  combattre  leurs  adversaires  que  de 
les  comprendre.  Les  premiers  se  targuaient  de  représenter  la 


VI  PREFACE. 

grande  tradition   philosophique,    mais    loin    d'approfondir   ou 
d'élargir    les  doctrines    que,  le    passé  leur    avait  léguées,    ils 

J  s'attachaient  plutôt  à  les  rabaisser  au  niveau  du  sens  commun. 
Les  autres  proclamaient  bien  haut  la  nécessité  de  renoncer  à 
toute  spéculation  transcendante,  mais  en  fait  travaillaient  plus 
ou  moins  sciemment  à  restaurer  la  plus  grossière  de  toutes  les 
métaphysiques.  La  routine  et  le  parti  pris  dominaient  de  part 
et  d'autre.  Nulle  part  on  ne  trouvait,  avec  un  souci  réel  de  la 
vérité  philosophique,  un  efTort  consciencieux  pour  la  décou- 
vrir. Kant  et  son  criticisme  étaient  restés  sans  influence  sur 
les  uns  comme  sur  les  autres.  Les  éclectiques  ne  voyaenten 
lui  qu'un  sceptique,  les  positivistes  qu'un  métaphysicien. 

Bien  différente  est  la  situation  actuelle.  Les  philosophes  ont 
cessé  de  se  voiler  la  face  devant  les  résultats  des  sciences  expé- 
rimentales; les  savants  ont  compris  que  la  science  positive  ne 

J  répond  pas  encore  et  peut-être  ne  pourra  jamais  répoudre  à 
toutes  les  questions  qui  intéressent  légitimement  l'esprit 
humain.  La  lecture  des  psychologues  anglais  nous  a  appris  le 
sens,  la  portée  mais  aussi  les  limites  des  explications  empi- 
riques. L'enseignement  de  M.  Lachelier,  les  travaux  de  M,  Renou- 
vier  et  de  son  école  ont  répandu  chez  nous  la  connaissance  et 
l'intelligence  des  doctrines  kantiennes.  Celles-ci  ont  même 
acquis  peu  à  peu  sur  les  esprits  philosophiques  une  influence 
prédominante.  Or  si  le  criticisme  a  ouvert  pour  la  spéculation 
une  ère  nouvelle,  s'il  n'est  plus  possible  après  Kant  de  se  con- 
tenter de  l'empirisme  associationiste  ou  de  revenir  au  rationa- 
lisme cartésien,  on  ne  saurait  d'autre  part  s'en  tenir  aux  solu- 
tions kantiennes. 

On  peut  dire  que  Kant  soulève  autant  de  questions  qu'il  en 
résout  et  que  son  système  d'une  si  profonde  originalité  n'a  pas 
assez  de  cohérence  pour  qu'on  s'y  puisse  arrêter  sans  chercher 


P  ri:  FACE.  VII 

à  l'unifier  plus  complèlenient,  par  conséquent  à  le  développer 
clans  un  sens  ou  dans  lautrc.  Les  difficuUés  où    nous   nous 
déballons  aujourd'hui,  celles  contre  lesquelles  les  plus  origi- 
naux de  nos  }>hilosophes  essaient  avec  plus  ou  moins  de  succès 
les  ressources  de  la  plus  ingénieuse  dialectique  sont  des  diffi-  " 
cultes  inhérentes  à  la  philosophie  kantienne.  Elles  n'ont  pas 
échappé  aux  successeurs  immédiats  de  Kant.  Il  s'est  produit 
en  Allemagne  au  commencement  de  ce  siècle  un  effort  éner-    ' 
gique  et  soutenu  pour  les  résoudre.  Deux  générations  de  pen- 
seurs éminents  s'y  sont  tour  à  tour  employées  et  le  système  de 
Hegel  peut  être  considéré  comme  le  résultat  le  plus  complet  de  v 
leurs  travaux  successifs.   Il  est  donc  naturel  que  nous  nous 
tournions  Aers  ce  système  et  cherchions  si  par  hasard  il  ne 
contiendrait  pas  la  solution  au  moins  parlielle  des  problèmes 
qui  nous  préoccupent  à  notre  tour. 

Nous  avons  d'ailleurs,  pour  nous  engager  dans  celte  voie, 
l'exemple  de  nos  voisins  d'outre-Manche  dont  la  situation  phi- 
losophique présente  tant  d'analogies  avec  la  nôtre.  Il  s'est  pro- 
duit en  Angleterre  en  ces  dernières  années  une  véritable 
renaissance  de  Thegelianisme.  M.  William  Wallace  a  du  donner  ^ 
il  y  a  deux  ans  une  nouvelle  édition  de  sa  Traduction  de  la 
Logique.  Il  traduisait  en  même  temps  pour  la  première  fois  la 
Philosophie  de  l'Esjjrit.  De  nombreux  ouvrages  ont  paru  qui 
traitent  de  la  philosophie  hégélienne  ou  s'en  inspirent  visible- 
ment. 

S'il  n'en  est  pas  de  môme  chez  nous  on  peut  du  moins  remar- 
({uer  que  le  nom  de  Hegel,  qui  naguère  encore  semblait  tout  à 
fait  oublié,  se  rencontre  assez  fréquemment  sous  la  plume  de 
nos  philosophes  les  plus  autorisés.  M.  Fouillée,  en  particulier, 
le  cite  à  maintes  reprises  dans  ses  deux  derniers  livres  :  Le 
Mouvement  ijositimste  et  Le  Mouvement  idéaliste. 


VIII  PRÉFACE. 


Telles  sont  en  quelques  mots  les  considérations  qui  nous  ont 
enhardi  à  présenter  au  public  le  présent  ouvrage.  Quoique 
composé  dès  l'abord  en  vue  de  la  publication  actuelle,  il  a  paru 
déjà  sous  forme  d'articles  dans  la  Revue  de  Métaphysique  et  de 
Morale  dirigée  par  M.  Xavier  Léon  et  éditée  par  MM.  Colin  et  G'"\ 


LA 

LOGIQUE   DE   HEGEL 


L'IDÉALISME    ABSOLU    ET    LA    LOGIQUE    SPÉCULATIVE 


La  philosophie  de  Hegel  n'est  certes  pas  inconnue  en  France,  mais 
on  peut  dire  qu'elle  y  est  mal  connue.  Nos  philosophes  pour  la  plu- 
part dédaignent  de  l'étudier  et  nourrissent  à  son  égard  les  plus 
étranges  préventions.  Si  la  pensée  hégélienne  a  exercé  sur  nous 
quelque  influence,  c'est  d'une  manière  indirecte  et  surtout  dans  le 
domaine  des  recherches  historiques.  La  spéculation  philosopiiique 
s'en  est  à  peine  ressentie.  Des  grands  penseurs  d'outre-Khin  Kant 
est  le  seul  qui  se  soit  acclimaté  parmi  nous.  Il  est  devenu  pour  nous 
un  classique,  sinon  le  classique  par  excellence.  Mais  ceux  qui  sont 
venus  après  lui,  et  se  sont  donnés  pour  ses  continuateurs,  nous 
apparaissent  comme  des  disciples  infidèles  qui  se  seraient  en  vain 
ingéniés  à  éluder  l'arrêt  définitif  dont  il  avait  frappé  la  métaphysique. 
Hegel  en  particulier  aurait  usé  dans  celte  œuvre  de  stérile  réaction 
un  génie  philosophique  de  premier  ordre.  Ainsi  se  trouve  sommai- 
rement jugé  et  condamné  celui  que  Tainc  a  pu  définir  Spinoza  com- 
plet' pnr  Aflslolc. 

H  serait  temps  d'en  appeler  de  celte  justice  sommaire  et  de  réagir 
contre  ces  tenaces  préventions.  C'est  ce  que  pour  notre  compte  nous 
essaierons  de  faire  dans  cette  étude  de  la  logique  hégélienne.  Sans 
prétendre  embrasser  la   doctrine  de  Hegel  dans  son  ensemble  ni 

NOEl..  1 


2  LA  LOGIQUE   DE   HEGEL. 

suivre  l'auteur  dans  sa  marche  hardie  à  travers  le  domaine  entier  de 
la  spéculation  philosophique,  nous  nous  arrêterons  devant  celle  de 
ses  œuvres  qui  contient  et  résume  toutes  les  autres.  Nous  nous  effor- 
cerons de  la  faire  comprendre,  c'est-à-dire  d'écarter  les  préjugés  qui 
empêchent  d'en  saisir  la  véritable  signification.  Nous  tâcherons 
en  un  mot  de  montrer  que,  quelles  que  puissent  être  ses  imperfec- 
tions, elle  demeure  l'un  des  plus  solides  monuments  de  la  pensée 

moderne. 

Il  semble  que  depuis  Descartes,  à  travers  la  diversité  des  systèmes, 
la  philosophie  ait  poursuivi  la  démonstration  de  cette  thèse  néga- 
tive. Aucune  pensée  (perception  ou  concept)  ne  porte  en  soi  la 
marque  de  l'objectivité;  aucune,  prise  en  soi  et  à  l'état  d'isolement, 
ne  nous  garantit  la  réalité  de  ce  qu'elle  nous  représente.  Cette  con- 
clusion ressort  avec  rigueur  des  subtiles  analyses  de  Berkeley  et  de 
Hume.  Kant  se  l'approprie,  mais,  et  c'est  là  son  originalité,  il  lui 
donne  un  sens  positif  et  se  garde  ainsi  du  scepticisme  universel 
qu'elle  paraissait  impliquer.  Si  l'objectivité  n'est  pas  dans  la  percep- 
tion prise  en  soi,  c'est  qu'elle  réside  dans  l'accord  et  Tharmonie  de 
toutes  les  perceptions.  Leur  vérité  consiste  en  cela  que  nous  les 
pouvons  concevoir  liées  les  unes  aux  autres  de  manière  à  former  un 
tout;  que  leur  ordre  dans  le  temps  et  dans  l'espace  est  déterminé 
par  des  lois  universelles,  indépendantes  elles-mêmes  de  l'espace  et 
du  temps.  Ces  formules  tout  d'abord  ne  semblent  contenir  rien  de 
bien  nouveau.  Nous  les  retrouvons  chez  Descartes,  chez  Leibniz,  chez 
Hume  lui-même.  N'est-ce  point  d'ailleurs  leur  incohérence  intrin- 
sèque qui  nous  prouve  l'inanité  de  nos  rêves?  Aussi  le  mérite  de 
Kant  n  est-il  pas  tant  d'avoir  eu  cette  conception  de  l'objectivité 
entrevue  avant  lui  par  la  plupart  des  philosophes,  que  de  s'y  être 
arrêté,  de  l'avoir  approfondie  et  d'en  avoir  développé  les  consé- 
quences. 

Si  de  pures  modifications  du  moi  nous  révêlent  un  monde  d'objets, 
s'il  est  pour  nous  des  êtres  et  des  faits,  c'est  que  l'ondoyante  diver- 
sité de  nos  sensations  se  laisse  ramener  à  l'unité;  c'est  que,  par  une 
suite  de  synthèses  spontanées,  nous  les  pouvons  grouper  en  percep- 
tions qui  se  laissent  subsumer  à  un  petit  nombre  de  catégories 
d'après  quelques  principes  simples.  Le  moi  lui-même,  en  tant  que 
nous  le  considérons  comme  un  être  en  relation  avec  d'autres  êtres, 
n'existe  qu'aux  mêmes  conditions  Aucune  réalité  n'est  donnée  en 
dehors  de  cette  synthèse  qui  constitue  la  connaissance;  ni  corps 


l'idéalisme  absolu  et  la  logique  spéculative.  3 

ni  esprit,  rien.  II  suit  de  là  que  les  catégories  et  les  principes  de 
l'entendement,  exprimant  les  conditions  absolues  de  la  réalité  con- 
naissablc,  sont  logiquement  antérieures  à  l'expérience,  c'est-à-dire 
a  priori.  11  en  résulte  aussi  qu'ils  s'appliquent  inconditionnellement 
à  toute  expérience  possible,  qu'ils  expriment  les  lois  les  plus  géné- 
rales de  la  nature  aussi  bien  que  de  la  pensée.  Concevoir  un  monde 
qui  en  serait  affranchi,  voire  un  cours  subjectif  des  sensations  qui  ne 
serait  plus  régi  par  eux,  c'est  faire  une  hypothèse  contradictoire, 
puisque  c'est  d'eux  seuls  que  le  sujet  aussi  bien  que  l'objet  peut 
tenir  son  unité.  Sans  doute  la  sensation,  matière  de  la  connaissance, 
est  hétérogène  à  sa  forme,  mais  ce  qui  nous  est  donné  ce  n'est  ni  la 
forme  pure,  ni  la  pure  matière,  ni  même  l'une  et  l'autre  indépen- 
damment de  leur  rapport.  Toutes  deux  n'ont  de  réalité  que  dans 
leur  indissoluble  synthèse,  seule  l'abstraction  les  distingue  sans 
pouvoir  d'ailleurs  les  isoler. 

Ainsi  l'objet  à  connaître  ne  se  pose  plus  devant  l'esprit  comme  une 
existence  indépendante,  indifférente,  sinon  réfractaire  à  son  activité. 
L'objet  n'existe  qu'en  tant  qu'objet  d'une  science  possible.  Son  rap- 
port à  la  connaissance  constitue  sa  détermination  la  plus  profonde. 
Le  réel  est  connaissable  par  essence  et  comme  par  définition.  Son 
intelligibilité  fait  toute  sa  réalité.  La  nature  est  la  science  elle-même 
sous  la  forme  de  l'extériorité.  Elle  est  devant  nous  comme  un  livre 
qui  n'existe  que  pour  être  compris.  Elle  est  la  pensée  en  soi  qui 
dans  l'esprit  deviendra  pensée  pour  soi.  Les  êtres  n'ont  dès  lors  que 
l'apparence  d'une  subsistance  indépendante.  Toute  chose  est  affectée 
d'une  double  relativité.  Elle  n'existe  que  par  son  rapport  avec  toutes 
les  autres  choses  et,  toutes  ensemble,  n'existent  que  par  leur  com- 
mune relation  avec  le  sujet  pensant.  Celui-ci  devient  en  consé- 
quence le  centre  absolu  de  l'univers  réel.  Tout  en  part  et  tout  y 
aboutit. 

Toutefois  ainsi  présentée  la  thèse  kantienne  est  équivoque.  Elle 
semble  comporter  à  tout  le  moins  deux  interprétations  opposées, 
voire  contradictoires.  Tout  dépend  de  l'idée  qu'on  se  fait  du  sujet, 
de  ce  moi  pensant  qui  s'érige  ainsi  en  mesure  de  toute  réalité.  Est- 
ce  le  sujet  individuel?  un  moi  déterminé,  le  mien  ou  le  vôtre,  ou 
celui  de  Kant?  En  ce  cas,  l'idéalisme  transcendantal  n'est  plus  qu'une 
forme  rnjeunie  de  la  sophistique  grecque.  L'appareil  compliqué  de 
la  critique  kantienne  n'aboutit  qu'à  ramener  le  scepticisme  de 
Prolagoras  :  l'homme  est  la  mesure  de  toute  chose.   S'agit-il  au 


4  LA    LOGIQUE    DE    HEGEL. 

contraire  d'un  sujet  universel  et  impersonnel,  non  de  tel  esprit  par- 
ticulier, mais  absolument  de  l'esprit,  alors  le  système  n'est  autre 
que  l'idéalisme  absolu  et  conséquemment  développé,  il  deviendra 
l'hegélianisme. 

Toutefois  Kant  rejette  expressément  ces  deux  interprétations  de 
sa  pensée.  L'esprit  qui  dans  son  système  lient  la  place  éminente 
que  nous  avons  marquée,  ce  n'est  ni  le  moi  individuel,  ni  le  moi 
ou  l'esprit  universel,  c'est  l'esprit  humain.  Par  suite,  la  vérité  qui 
nous  est  accessible  vaut  absolument  et  universellement  pour  nous 
en  tant  qu'hommes,  mais  il  s'en  faut  de  beaucoup  qu'elle  soit  la 
vérité  absolue.  C'est  au  contraire  une  vérité  toute  humaine,  par 
suite  essentiellement  relative.  Notre  structure  mentale  n'est  pas 
nécessairement  celle  de  tous  les  êtres  pensants,  et  son  imperfection 
semble  témoigner  de  sa  contingence.  Par  suite  il  nous  est  à  jamais 
interdit  de  connaître  le  fond  des  choses.  Nous  voyons  ce  qu'elles 
sont  pour  nous,  mais  leur  être  en  soi  nous  échappe.  La  science  est 
possible,  mais  à  la  condition  de  demeurer  une  science  d'apparences, 
c'est-à-dire  une  apparence  de  science.  La  métaphysique  qui  prétend 
s'élever  au-dessus  des  apparences  et  atteindre  la  réalité  absolue  n'est 
que  l'illusion  d'une  pensée  encore  naïve,  ignorante  de  ses  infran- 
chissables limites. 

Si  Kant  s'arrête  à  ce  point  de  vue,  ce  n'est  pas  chez  lui  pur  parti 
pris  ou  simple  manque  de  hardiesse.  Certes  ses  préoccupations 
morales  ont  eu  sur  ses  spéculations  une  indiscutable  influence,  mais 
il  serait  au  moins  téméraire  de  prétendre  qu'elles  lui  ont  dicté  ses 
conclusions.  Celles-ci  découlent  assez  naturellement  de  l'idée  qu'il 
se  fait  de  l'esprit  humain,  laquelle  s'explique  à  son  tour  par  sa 
méthode  exclusivement  analytique.  Attentif  à  distinguer  les  diverses 
opérations  de  l'intelligence,  il  en  vient  à  méconnaître  l'unité  propre 
de  la  vie  psychique.  La  sensibilité  et  l'entendement,  l'entendement 
et  la  raison,  la  raison  théorique  et  la  raison  pratique,  le  jugement 
enfin  sont  chez  lui  autant  de  pouvoirs  distincts  et  à  certains  égards 
indépendants.  S'ils  constituent  un  tout  unique  c'est  seulement  par 
leur  concours  à  une  même  fin,  par  leur  collaboration  à  une  œuvre 
commune.  Ainsi  l'unité  de  l'esprit  humain  est  à  peu  près  celle  d'une 
machine.  Certes  il  était  difficile  d'identifier  avec  l'esprit  universel  et 
absolu  ce  mécanisme  compliqué  et  d'apparence  artificielle.  Le  prin- 
cipe d'où  les  choses  tiennent  leur  unité,  doit  être,  pris  en  soi,  sou- 
verainement un. 


l'idéalisme  absolu  et  la  logique  spéculative.  :-) 

Néanmoins  la  position  moyenne  où  Kant  croit  pouvoir  s'arrêter  est 
logiquement  intenable.  Une  vérité  universelle  et  nécessaire,  mais 
qui  n'est  telle  que  pour  l'esprit  humain,  est  au  fond  une  conception 
contradictoire.  L'universalité  et  la  nécessité  sont  inconditionnelles  ou 
ne  sont  pas.  Comment  puis-je  savoir  que  tel  principe  vaut  univer- 
sellement pour  tous  les  hommes?  Kst-ce  par  l'expérience?  Mais 
outre  qu'une  telle  expérience  est  bien  difficile  à  ac(}uérir,  elle  ne 
saurait  jamais  rien  prouver.  Des  préjugés  autrefois  universels  ont  été 
depuis  démontres  faux  et  sont  aujourd'hui  universellement  rejetés. 
D'ailleurs,  d'après  Kant  lui-même,  l'expérience  donne  seulement  une 
généralité  précaire,  jamais  l'universalité  et  encore  moins  la  néces- 
sité. La  raison  de  mon  affirmation  est-elle  simplement,  comme  il 
semble,  que  le  principe  en  question  m'apparaît  à  moi-même  néces- 
saire et  universel  ou  plus  précisément  que  je  ne  puis  le  rejeter  sans 
par  cela  même  renoncer  à  penser?  Mais  alors  pour  quel  motif  limiter 
cette  affirmation  à  l'esprit  humain  seulement?  Si  la  nécessité  que  je 
subis  est  une  nécessité  véritable,  elle  est  telle  pour  tout  esprit  quel 
qu'il  soit,  humain,  diabolique  ou  divin.  Si  c'est  une  nécessité  appa- 
rente due  à  quelque  particularité  de  ma  structure  mentale,  comment 
puis-je  savoir  que  cette  particularité  se  retrouvera  chez  tous  mes 
semblables?  Je  ne  puis  même  être  assuré  qu'elle  soit  chez  moi  autre 
chosequ  *un  état  contingent  et  transitoire.  Ce  qui  aujourd'hui  me 
semble  évident  pourra  demain  me  paraître  absurde,  et  ces  deux  juge- 
ments contradictoires  seront  également  légitimes  et  vrais  puisqu'ils 
expriment  l'un  et  l'autre  ma  constitution  mentale  au  moment  où  je 
les  porte.  11  n'y  a  pas  plusieurs  vérités  appropriées  à  diverses 
classes  d'esprits.  La  vérité  est  une  ou  n'est  pas.  Kant  a  cru  sauver 
la  science  en  sacrifiant  la  métaphysique;  l'une  et  l'autre  doivent 
subsister  ou  périr  ensemble.  L'alternative  qu'il  croyait  pouvoir 
écarter  apparaît  décidément  inévitable.  L'idéalisme  transcendantal 
n'est  rien  qu'une  variante  du  scepticisme  empirique  de  Hume  où  son 
véritable  nom  est  l'idéalisme  absolu. 

Le  système  de  Hegel  n'est  que  celui  de  Kant  débarrassé  de  ses 
inconséquences.  Celui-là  n'a  fait  que  donner  leur  entier  et  harmo- 
nieux développement  aux  principes  féconds  que  celui-ci  avait  posés. 
L'ébauche  géniale,  mais  incomplète  et  incohérente,  laissée  par  Kant, 
atteint  avec  Hegel  la  perfection  de  l'œuvre  achevée.  Le  mérite  de 
cet  achèvement  ne  revient  pas  d'ailleurs  exclusivement  à  Hegel. 
D'autres  philosophes  y  ont  largement  contribué.  Particulièrement 


6  LA   LOGIQUE    DE    HEGEL. 

Fichte  et  Schelling.  Le  premier  avait  tout  de  suite  aperçu  les  deux 
vices  capitaux  de  la  philosophie  de  Kant.  Il  avait  résolument  sup- 
primé la  chose  en  soi  comme  une  survivance  de  l'ancien  dogmatisme 
et  par  là  rendu  à  l'esprit  humain  le  pouvoir  de  connaître  le  vrai. 
D'autre  part,  dans  sa  Théorie  de  laacience,  il  s'était  eiîorcé  de  retrou- 
ver sous  la  diversité  des  catégories  l'unité  essentielle  de  la  raison. 
Il  avait  même,  dans  cet  ouvrage,  inauguré  la  méthode  dialectique 
que  Hegel  devait  s'approprier.  Son  système  est  déjà  un  idéalisme 
absolu,  mais  encore  incomplet  et  imparfaitement  développé.  L'iden- 
tité de  l'idéal  et  du  réel  ne  s'y  produit  qu'imparfaitement,  elle  n'est 
encore  qu'un  dcvoir-ctre  {Sollen).  En  d'autres  termes,  l'esprit  n'y  par- 
vient pas  encore  à  la  conscience  de  son  infinité.  Il  est  l'absolu  en  ce 
sens  qu'il  ne  rencontre  hors  de  lui  aucune  puissance  qui  le  subor- 
donne, mais  il  ne  réussit  pas  à  s'affranchir  de  sa  finité  interne  ou  de 
sa  subjectivité.  Il  est  le  moi  qui  s'élève  au-dessus  de  toutes  les  déter- 
minations de  l'existence  et  de  la  pensée,  mais  il  n'est  encore  que  le 
mo{.  D'autre  part,  la  nature  n'entre  dans  le  système  que  par  son 
côté  extérieur  et  négatif;  elle  n'y  est  point  considérée  en  soi,  mais 
seulement  dans  son  rapport  avec  la  liberté.  C'est  un  obstacle  que 
celle-ci  s'oppose  à  elle-même  à  seule  fin  d'en  triompher  et  de  se 
réaliser  par  sa  victoire.  Schelling  s'efforce  de  remédier  à  cet  exclu- 
sivisme; mais  il  réussit  mieux  à  mettre  en  lumière  les  imperfections 
du  système  qu'à  les  corriger  efficacement.  Non  content  de  rendre  à 
la  nature  la  place  que  Fichte  lui  avait  injustement  refusée,  il  en 
vient  à  la  mettre  en   fait  au  même  rang  que  l'esprit.  Préoccupé 
d'éviter  l'idéalisme  trop  subjectif  de  Fichte,  il  compromet  le  prin- 
cipe même  de  tout  idéalisme.  Chez  lui  la  doctrine  perd  en  rigueur  et 
en  cohérence  ce  qu'elle  gagne  en  largeur  et  en  compréhension.  Mais 
il  nous  faut  sur  ce  point  nous  en  tenir  à  ces  indications  générales  si 
insuffisantes  qu'elles  soient.  Notre  objet  n'est  pas  en  effet  d'étudier 
les  antécédents  de  l'hegélianisme,  ni  même  le  système  dans  son 
ensemble,  mais  seulement  une  partie,  capitale  il  est  vrai,  de  l'œuvre 
de  Hegel. 

Il  importe  néanmoins  de  marquer  nettement  la  place  de  cette 
partie  dans  le  système  et  pour  cela  de  préciser  le  point  de  vue  de 
l'idéalisme  absolu.  Pour  le  dogmatisme  antérieur  à  Kant  le  monde 
est  un  ensemble  de  choses  en  soi  ou  de  substances  douées  chacune 
d'une  subsistance  propre  et  indépendante.  Sans  doute  ces  substances 
ont  entre  elles  des  rapports,  mais  ceux-ci  leur  demeurent  extérieurs 


l'idéalisme  absolu  et  la  logique  spéculative.  7 

etn'aiïectcnt  en  rien  leur  être  interne.  Elles  sont,  pourrail-on  dire, 
autant  d'absolus.  Certes  les  philosophes  dogmatiques  ne  sont  pas 
toujours  restés  fidèles  à  leur  hypothèse  fondamentale.  Certains 
d'entre  eux  se  sont  même  singulièrement  rapprochés  de  l'idéalisme. 
Néanmoins  ils  n'ont  pas  su  s'affranchir  décidément  de  cette  présup- 
position cl  elle  est  restée  la  pierre  d'achoppement  de  toutes  leurs 
tentatives.  En  effet,  conférer  aux  objets  une  existence  absolue  c'est 
condamner  la  connaissance  à  demeurer  relative,  c'est-à-dire  au  fond 
à  n'être  qu'une  illusion.  Sur  ce  point  la  critique  de  Kant  est  déci- 
sive. La  métaphysique  doit  disparaître  ou  se  transform.er  radicale- 
ment par  le  rejet  définitif  de  l'iiypothèse  qu'elle  avait  jusque-l<à  con- 
sidérée comme  son  indispensable  fondement. 

Elle  devra  prendre  pour  point  de  départ  l'hypothèse  diamétrale- 
ment opposée  :  l'universelle  relativité.  Les  choses  n'ont  de  réalité 
que  dans  et  par  leurs  rapports  réciproques.  Leur  existence  en  soi 
n'est  ni  une  donnée  des  sens  ni  une  conclusion  légitime  de  l'enten- 
dement. Au  fond  elle  est  même  inintelligible  et  absurde.  C'est  le 
cnput  morluum  de  l'abstraction  et  rien  de  plus.  Loin  donc  que  les 
rapports  que  les  choses  soutiennent  entre  elles  et  en  particulier  ceux 
qu'elles  soutiennent  avec  l'esprit  qui  les  pense,  leur  soient  acciden- 
tels et  extérieurs,  ce  sont  eux  plutôt  qui,  dans  leur  ensemble  systé- 
matique, en  constituent  la  véritable  nature.  Tel  est  le  point  de  vue 
de  l'idéalisme  absolu. 

Ces  affirmations  n'ont  en  elles-mêmes  rien  de  paradoxal.  Beau- 
coup de  personnes  hostiles  à  toute  métaphysique  et  particulièrement 
prévenues  contre  l'idéalisme  seraient  assez  disposées  à  les  accorder. 
Les  sciences  finies  en  effet,  chacune  dans  son  domaine,  démontrent 
de  plus  en  plus  clairement  la  solidarité  des  êtres,  la  continuité  de 
l'évolution,  le  caractère  relatif  et  transitoire  des  distinctions  les  plus 
profondes  et  les  plus  marquées.  Chacun  reconnaîtra  donc  volontiers 
que  tout  est  relatif.  Mais  si  cette  formule  est  aujourd'hui  banale,  ce 
qui  l'est  beaucoup  moins  c'est  la  conscience  claire  de  sa  signification 
et  de  ses  conséquences. 

Si  tout  est  relatif,  si  aucune  pensée,  aucune  réalité  n'a  de  vérité 
que  dans  son  rapport  avec  toutes  les  autres,  c'est  que  chacune  prise 
en  soi,  isolée  de  ses  relations,  est  contradictoire  et  fausse.  C'est  que 
tout  effort  pour  la  ramener  à  elle-même  et  la  saisir  dans  son  indé- 
pendance absolue  a  pour  effet  de  la  supprimer,  de  la  détruire.  C'est 
eu  un  mot  que  son  affirmation  exclusive  se  tourne  aussitôt  en  néga- 


8  LA  LOGIQUE   DE   HEGEL. 

tion.  C'est  aussi  qu'en  se  niant,  en  s'opposant  à  elle-même  son  con- 
traire, elle  ne  se  supprime  qu'en  apparence  ;  qu'elle  s'affirme  plutôt 
et  se  réalise  à  travers  sa  négation  dans  l'unité  supérieure  dont  elle- 
même  et  son  contraire  ne  sont  que  les  moments.  Ou  l'universelle 
relativité  n'est  qu'une  expression  vague  et  creuse,  ou  elle  s'iden- 
tifie avec  cette  dialectique  immanente  par  laquelle  les  idées  et  les 
choses  ne  s'affirment  que  pour  se  nier  et  se  continuer  dans  leur  néga- 
tion. Dès  lors  l'être  en  soi  n'est  plus  cet  arrière-fond  mystérieux 
d'où,  sans  qu'on  sût  pourquoi  ni  comment,  émergerait  le  phéno- 
mène. Ce  n'est  qu'un  moment,  le  moment  le  plus  abstrait  de  toute 
existence,  celui  où  elle  se  pose  elle-même  dans  une  indépendance 
apparente  et  provisoire  ;  où,  précisément  parce  qu'elle  n'a  pas  encore 
manifesté  ses  contradictions,  elle  n'a  pas  encore  atteint  sa  véritable 
réalité.  La  chose  en  soi,  c'est  le  germe  qui  doit  disparaître  dans  son 
propre  développement.  L'être  véritable  c'est  celui  qui  se  manifeste 
et  sa  réalité  achevée  n'est  que  son  expansion  hors  de  soi. 

Toutefois  cette  expansion  serait  la  dispersion  à  l'infini,  la  négation 
universelle  et  absolue  de  l'être,  si  elle  n'était  au  fond  retour  sur  soi- 
même  et  manifestation  à  soi-même.  Si  chaque  chose  n'existe  que 
pour  les  autres,  rien  en  fin  de  compte  n'existe  plus.  La  relativité  uni- 
verselle n'est  véritablement  intelligible  que  si  les  existences  relatives 
s'absorbent  dans  une  unité  finale  qui  à  la  fois  les  supprime  et  les 
conserve. 

Cette  unité  hors  de  laquelle  par  hypothèse  il  n'y  a  rien  est  néces- 
sairement pour  elle-même  et  ne  se  manifeste  qu'à  elle-même,  en 
d'autres  termes  c'est  la  pensée.  Ainsi  l'être  n'existe  que  pour  la 
pensée.  La  pensée  d'autre  part  implique  l'être,  le  sujet  implique 
l'objet.  La  détermination  la  plus  abstraite  du  sujet  est  l'être  pour 
soi;  mais  cette  unité  avec  soi-même  ne  serait  qu'une  identité  vide, 
réductible  en  fin  de  compte  à  la  vaine  abstraction  de  l'être,  si  elle 
n'était  le  retour  sur  soi-même  à  travers  son  contraire,  en  un  mot  si 
l'unité  du  sujet  avec  lui-même  n'était  en  même  temps  son  unité  avec 
l'objet.  L'objet  et  le  sujet,  l'être  et  la  pensée  sont  donc  au  fond 
indissolublement  liés  l'un  à  l'autre.  L'être  s'élève  nécessairement  à 
la  pensée  si  bien  que  celle-ci  n'est  que  l'être  parvenu  à  sa  perfection. 
D'autre  part,  la  pensée  pose  l'être  et  les  divers  degrés  de  l'être  comme 
des  moments  nécessaires  de  son  propre  développement.  De  la  sorte, 
au  lieu  d'en  résulter,  elle  en  est  au  contraire  le  principe.  Dans  son 
rapport  avec  son  objet,  elle  est  ainsi  à  la  fois  l'un  des  termes  et  le 


l'idiïalisme  absolu  et  la  logique  spéculative.  9 

rapport  entier.  L'esprit,  en  se  pensant  lui-même,  pense  en  même 
temps  l'univers  et  comme  la  relation,  la  limite,  la  nécessité  n'exis- 
tent que  par  lui,  n'ont  de  réalité  que  celle  qu'il  leur  confère,  il  est 
lui-même  l'absolu,  l'infini,  la  liberté. 

Désormais  le  doute  universel  n'a  plus  de  raison  d'être.  L'homme 
n'est  plus  comme  égaré  dans  un  mystérieux  chaos  dont  l'ordre  ne 
serait  que  la  surface,  où  les  substances  se  dissimuleraient  sous  leurs 
propriétés  et  les  causes  derrière  leurs  effets.  La  nature  n'est  pas 
radicalement  hétérogène  à  la  pensée.  C'est  la  pensée  elle-même  sous 
une  forme  extérieure  et  symbolique  qui  à  la  fois  la  cache  et  la 
révêle.  Certes  la  langue  que  nous  parlent  les  choses  exige  pour  être 
comprise  un  long  et  pénible  apprentissage,  mais  du  moins  elles  ne 
nous  mentent  pas.  Pour  connaître  la  nature  et  Dieu,  l'homme  n'a  plus 
à  sortir  de  lui-même.  Ou,  si  l'on  préfère,  sa  plus  haute  destinée  est 
précisément  de  sortir  de  lui-même;  de  nier  son  individualité  immé- 
diate, sa  subjectivité  exclusive;  de  pénétrer  la  nature  et  de  s'élever 
à  Dieu.  Tant  que  dans  son  ignorance  d'elle-même  la  pensée  érige 
en  absolu  l'être  immédiat,  elle  se  fait  elle-même  relative  et  par  là 
s'interdit  la  science.  Dès  qu'elle  reconnaît  son  erreur  et  l'universelle 
relativité  des  choses,  elle  se  relève  de  sa  déchéance,  reprend  son  rang 
véritable,  et  comprend  qu'elle-même  est  l'absolu. 

Mais  cette  thèse  fondamentale,  cette  affirmation  de  la  double  rela- 
tivité des  choses  (relativité  réciproque  et  relativité  commune  à  la 
pensée)  comment  peut-elle  se  démontrer?  On  peut  l'établir  d'abord 
par  le  processus  même  que  nous  venons  d'esquisser,  par  l'étude  his- 
torique du  développement  de  la  philosophie  moderne,  développe- 
ment dont  elle  est  le  terme  normal.  Une  méthode  essentiellement 
identique,  mais  peut-être  plus  rigoureuse,  consiste  a  partir  du  point 
de  vue  de  la  conscience  naïve,  autrement  dit  du  sens  commun,  à 
montrer  qu'on  ne  s'y  peut  arrêter  sans  contradiction  et  qu'on  est 
progressivement  amené,  par  des  corrections  successives,  au  point  de 
vue  de  l'idéalisme  absolu.  Dans  sa  Phrnomènologie  de  Vespr'it,  Hegel 
a  poursuivi  cette  démonstration,  et  cet  ouvrage  forme  ainsi  l'intro- 
duction naturelle  à  son  système.  Mais  la  démonstration  la  plus  haute 
et  la  plus  rigoureuse  du  principe  est  dans  son  développement  systé- 
matique; dans  son  application  à  toutes  les  sphères  de  la  nature  et 
de  l'esprit.  Sa  plus  entière  justification  doit  ressortir  de  ses  consé- 
quences mêmes,  de  l'unité  et  de  la  cohésion  qu'il  introduit  dans  le 
monde  naturel  et  dans  le  monde  moral,  des  clartés  qu'il  répand  sur 


10  LA  LOGIQUE   DE   HEGEL. 

les  problèmes  les  plus  ardus  de  la  philosophie.  La  tâche  de  Hegel 
sera  donc  de  montrer  que  la  raison  qui  est  en  nous  est  aussi  la  raison 
des  choses;  qu'elle  est  le  principe  et  le  moteur  immanent  de  la 
nature  et  de  l'histoire;  que,  d'après  sa  propre  formule,  malgré  la 
contingence  apparente  des  êtres  et  des  événements,  Tout  ce  qui  est 
réel  est  rationnel  et  que,  malgré  la  persistante  opposition  du  fait  brutal 
et  les  plus  hautes  aspirations  de  l'esprit,  Tout  ce  qui  est  rationnel  est 
réel. 

Prendre  au  sérieux  cette  tâche,  c'est  s'imposer  l'obligation  de 
reconstruire  idéalement  par  un  processus  systématique  le  double 
monde  de  la  nature  et  de  l'esprit.  Il  faut  montrer  que  le  développe- 
ment de  l'idée  est  adéquat  au  contenu  concret  de  l'expérience  et 
faire  évanouir  ainsi  la  contingence  du  fait  empirique.  On  a  souvent 
reproché  à  Hegel  comme  une  tentative  insensée  cet  essai  de  recons- 
truction rationnelle  de  la  réalité.  Cependant  n'est-ce  point  là  l'objet 
final  de  toute  science?  L'astronome,  le  physicien,  chacun  dans  sa 
sphère  et  à  l'aide  des  catégories  finies  dont  il  dispose,  ne  s'efl"orce- 
t-il  pas  de  construire  un  système  de  concepts  qui  enveloppe  et  enserre 
les  phénomènes  observés  et  qui,  reproduisant  idéalement  leur  évo- 
lution, nous  présente  comme  nécessité  logique  ce  que  la  perception 
sensible  constate  comme  fait  empirique?  Les  plus  grands  philosophes 
depuis  Aristote  jusqu'à  Leibnitz  n'ont-ils  pas  eu  la  môme  ambition? 
Comment  ce  qui  est  permis  à  tous  les  penseurs  serait-il  interdit  à 
Hegel? 

Si  la  tentative  de  Hegel,  au  lieu  d'être  jugée  comme  il  convient  par 
les  résultats  obtenus,  est  le  plus  souvent  condamnée  tout  d'abord 
comme  intrinsèquement  absurde,  cela  tient  à  ce  que  les  critiques 
abusant  du  sens  littéral  de  certaines  propositions  isolées,  prêtent  à 
l'auteur  des  prétentions  qu'il  n'a  jamais  eues.  Tout  système  scienti- 
fique ou  philosophique  est  une  reconstruction  idéale  du  réel,  mais 
les  matériaux  abstraits  employés  dans  celte  reconstruction  ont  été 
tirés  par  analyse  de  l'objet  môme  qu'ils  servent  à  reconstruire. 
D'ailleurs  le  résultat  qu'on  obtient  en  les  combinant,  le  système  aussi 
parfait  qu'on  le  suppose  demeure  lui-môme  essentiellement  idéal.  Il 
est  adéquat  à  l'objet,  mais  il  ne  se  confond  pas  avec  lui.  Sa  fonction 
n'est  pas  de  le  supplanter,  mais  de  l'expliquer,  de  le  rendre  intelli- 
gible. Or  ce  qu'on  impute  à  Hegel,  c'est  la  négation  de  ces  vérités 
élémentaires.  Il  aurait  entrepris  d'extraire  de  l'idée  la  plus  abstraite 
et  la  plus  vide,  celle  de  l'être  en  général,  toutes  des  déterminations 


l'idéalisme  absolu  et  la  logique  spéculative.  1  I 

de  la  pensée  et  de  la  réalité;  il  aurait  d'autre  part  conQU  sa  déduc- 
tion comme  une  cosmogonie  au  sens  propre  et  prétendu  montrer 
comment  l'abstraction  la  plus  creuse  aurait  effectivement  engendré 
toute  réalité  matérielle  et  spirituelle. 

Sans  doute  Hegel  prend  l'être  pur  pour  point  de  départ  de  sa  dia- 
lectique, mais  ce  n'est  pas  qu'il  le  tienne  pour  le  principe  absolu. 
Loin  de  là,  il  insiste  autant  qu'on  le  peut  faire  sur  le  vide  et  l'insigni- 
fiance de  cette  notion.  D'ailleurs  son  effort  constant  consiste  préci- 
sément à  faire  ressortir  le  caractère  incomplet  des  notions  abstraites 
qu'il  considère  tour  à  tour  et  la  nécessité,  pour  les  entendre,  de 
s'élever  à  une  notion  plus  concrète.  Loin  de  faire  de  l'abstrait  le  prin- 
cipe du  concret,  il  s'attache  obstinément  à  montrer  que  celui  là  ne  se 
comprend  que  par  celui-ci.  S'il  part  de  l'indélcrminé  pour  aboutir  au 
détermine  et  si  par  suite  celui-ci  apparaît  comme  le  résultat  du 
procès  dialectique,  Hegel  déclare  expressément  et  à  maintes  reprises 
que  c'est  là  une  pure  apparence  et  que  le  soi-disant  résultat  est  véri- 
tablement le  principe.  C'est  lui  qui  contient  en  soi  les  moments 
incomplets  qu'a  dû  traverser  le  procès  dialectique,  c'est  lui  qui  a 
permis  de  les  poser  et  a  rendu  possible  le  procès  lui-même.  Si  donc 
Hegel  entreprend  de  reconstruire  la  nature  et  l'histoire  à  l'aide  d'élé- 
ments idéaux,  il  n'entend  pas  faire  autre  chose  que  ce  que  fait  néces- 
sairement tout  savant  ou  tout  philosophe.  Il  ne  prétend  nullement 
que  les  concepts  qu'il  emploie  n'ont  pas  été  tirés  par  abstraction  de 
cette  réalité  même  qu'ils  lui  servent  à  expliquer,  ce  qui  serait,  en 
définitive,  supprimer  tout  rapport  entre  la  solution  et  le  problème. 
Sa  prétention  n'est  pas  de  se  passer  de  l'expérience,  mais  seulement 
d'en  découvrir  le  sens  et  de  la  rendre  intelligible.  La  grandeur  de 
son  entreprise  peut  la  faire  juger  téméraire,  mais  elle  n'est  nulle- 
ment absurde. 

Ce  premier  reproclie  écarté,  le  second  tombe  de  lui-même.  Si 
Hegel  ne  se  lasse  de  déclarer  qu'il  n'entend  nullement  tirer  une 
idée  relativement  concrète  d'une  autre  plus  abstraite  et  reconnaît 
expressément  la  vanité  d'une  semblable  tentative,  on  ne  saurait  lui 
imputer  l'opinion  que  le  concret  par  excellence  est  sorti  de  l'abstrait, 
que  l'idée  pure  ou  logique  a  produit  la  nature  ou  l'esprit  ni  consi- 
dérer sa  dialectique  comme  rux[)osition  de  cette  fantastique  genèse. 
Si  quelques-unes  de  ses  expressions  peuvent  être  entendues  en  ce 
sens,  l'ensemble  de  sa  doctrine  proteste  contre  une  telle  interpré- 
tation. L'idée  abstraite  présuppose  un  concret  dont  elle  a  été  tirée. 


12  LA   LOGIQUE   DE   HEGEL. 

Hors  de  ce  concret  ou  de  l'esprit  qui  la  pense,  elle  n'est  rien  et  ne 
saurait  rien  produire.  Loin  de  pouvoir  engendrer  la  nature  et  l'es- 
prit, elle  n'a  d'existence  que  dans  la  nature  et  dans  l'esprit.  11  est 
vrai  que  Hegel  fait  de  l'idée  le  principe  de  toute  réalité,  mais  il  faut 
savoir  l'entendre.  Il  s'agit  d'un  principe  interne  et  immanent,  non 
d'un  fondement  antérieur  et  extérieur.  L'idée  est  le  principe  de  toute 
réalité  en  ce  sens  que  toute  réalité  est  nécessairement  conforme  à 
l'idée.  Un  monde,  un  ordre  quelconque  de  choses  radicalement  irra- 
tionnel ne  saurait  être  réel.  Affirmer  ou  même  simplement  supposer 
l'existence  d'un  tel  monde,  c'est  ou  bien  assembler  des  mots  auxquels 
on  refuse  toute  signification  déterminée  ou  tomber  dans  la  contra- 
diction. La  raison  contient  tout  ce  qu'il  faut  pour  comprendre  l'uni- 
vers, et  celui-ci  d'autre  part  doit  nécessairement  satisfaire  à  toutes 
les  exigences  de  la  raison;  c'est  là  tout  ce  que  Hegel  a  voulu  dire  et 
prétendu  démontrer. 

Mais  pour  que  la  raison  puisse  ainsi  se  poser  comme  principe 
suprême  d'unité,  comme  centre  vivant  de  l'univers  où  viennent 
s'absorber  toutes  les  différences  et  se  concilier  toutes  les  oppositions, 
il  faut  d'abord  qu'elle  possède  elle-même  cette  unité  qu'elle  confère 
à  tout  le  reste.  Il  faut  que  ses  déterminations  propres,  c'est-à-dire 
les  catégories,  au  lieu  de  demeurer  isolées,  comme  chez  Kant  par 
exemple,  ou  liées  seulement  par  des  rapports  extérieurs,  s'enchaînent 
et  se  développent  en  un  système  régulier,  véritablement  organique, 
qui  dans  sa  totalité  soit  l'idée  absolue  ou  la  raison  elle-même.  Cela 
même  n'est  pas  assez  dire,  car  les  membres  d'un  organisme  ont 
encore  à  certains  égards  une  subsistance  indépendante.  Si  hors  de 
l'organisme  ils  ne  sont  plus  des  membres,  au  moins  sont-ils  encore 
quelque  chose  tandis  que  hors  de  la  raison,  les  catégories  ne  sont 
plus  rien.  Plus  exactement  nous  devons  les  concevoir  comme  les 
phases,  ou  les  moments  d'un  seul  et  même  acte  parfaitement  un  et 
indivis  qui  est  l'idée  absolue.  Qu'il  en  est  véritablement  ainsi,  c'est 
tout  ce  que  la  logique  hégélienne  se  propose  d'établir.  Elle  est  la 
science  de  l'idée  ou  de  la  raison  en  soi  et  son  résultat  le  plus  impor- 
tant est  que  cette  raison  est  une.  Nous  verrons  plus  loin  quelles 
conséquences  sont  impliquées  dans  cette  affirmation. 

Pour  déterminer  les  rapports  réciproques  des  catégories  il  semble 
tout  d'abord  nécessaire  d'en  donner  la  liste  complète.  C'est  ce 
qu'Aristote  avait  le  premier  tenté,  mais  sans  y  réussir.  Kant  reprend 
le  problème,  mais  la   solution  qu'il  en  donne   n'a  guère  plus   de 


l'idéalisme  absolu  et  la  logique  spéculative.  i:{ 

valeur  que  celle  d'Aristote.  Il  part  d'une  remarque  juste  en  soi,  savoir 
qu'il  doit  exister  autant  de  catégories  que  de  formes  différentes  de 
jugements.  Mais  celte  remarque  ne  fait  point  avancer  la  solution 
d'un  pas,  la  détermination  des  formes  possibles  du  jugement  étant 
précisément  aussi  difficile  que  la  détermination  directe  des  catégo- 
ries. 11  avait  cru  se  tirer  d'affaire  en  empruntant  sans  examen  et 
sans  criti(|ue  à  la  logique  traditionnelle  une  classification  toute  faite 
des  jugements.  Mais  le  caractère  incomplet  et  arbitraire  de  cette 
classification  reparaît  avec  évidence  dans  sa  liste  des  catégories. 
Il  n'entend  d'ailleurs  par  ce  terme  que  les  formes  de  l'entendement 
proprement  dit,  excluant  celle  de  la  raison  au  sens  strict  et  de  ce 
qu'il  appelle  le  jugement  téléologique.  En  fin  de  compte  les  formes 
de  la  pensée  ne  sont  chez  lui  appréhendées  et  déterminées  que  d'une 
manière  empirique  et  incomplète,  de  telle  sorte  que  non  seulement 
leurs  rapports  intrinsèques  ne  sont  pas  mis  en  évidence,  mais  qu'à 
prendre  sa  liste  telle  quelle,  ces  rapports  seraient  impossibles  à 
découvrir. 

Il  ne  semble  pas  qu'on  puisse  espérer  faire  mieux  en  suivant  la 
même  méthode.  Certes  les  catégories  se  retrouvant  dans  toutes  nos 
pensées,  le  procédé  naturel  pour  les  obtenir  à  l'état  d'isolement  est 
le  procédé  analytique.  C'est  celui  qu'ont  employé  les  esprits  supé- 
rieurs qui  depuis  l'origine  du  savoir  ont  dégagé  une  à  une  du  fond 
confus  de  la  pensée  vulgaire  des  idées  sur  lesquelles  reposent  nos 
systèmes  philosophiques  et  nos  théories  scientifiques.  Mais  cette 
méthode  qui  n'est  au  fond  qu'un  tâtonnement,  c'est-à-dire  l'absence 
de  méthode,  ne  peut  plus  nous  suffire  dès  que  nous  nous  proposons 
d'établir  la  liste  définitive  des  formes  irréductibles  de  la  pensée. 
Comment  d'abord  nous  assurer  que  notre  analyse  est  complète  et 
qu'il  ne  nous  reste  plus  rien  à  découvrir.  Le  tout  dont  nous  parlons 
étant  par  essence  confus  et  chaotique,  comment  pourrons-nous 
jamais  prouver  qu'il  ne  contient  pas  d'autres  formes  que  celles  que 
nous  y  avons  su  distinguer?  Nous  ne  saurons  donc  jamais  si  notre 
liste  est  réellement  complète.  Comment,  d'autre  part,  être  certains  de 
n'avoir  inscrit  sur  cette  liste  que  des  catégories  véritables?  Les  caté- 
gories sont  les  conditions  nécessaires  de  la  pensée  comme  telle. 
Gomment  nous  assurer  qu'une  notion  présente  ce  caractère?  Il  fau- 
drait pour  cela  avoir  de  la  pensée  elle-même  une  idée  clair-e  et  dis- 
tincte, or  celle  idée  nous  ne  l'avons  pas  encore.  En  effet  si  nous 
concevions  clairement  et  distinctement  la  pensée  comme  totalité  des 


14  LA  LOGIQUE   DE    HEGEL. 

catégories,  a  fortiori  celles-ci  nous  seraient  déjà  connues  et  nous 
n'aurions  plus  rien  à  chercher. 

Ainsi  pour  démontrer  l'unité  de  la  raison,  on  ne  peut  partir  d'une 
liste  des  catégories  préalablement  établie  et  supposée  complète. 
On  ne  saurait  davantage  partir  de  la  raison  elle-même  conçue 
comme  totalité  pour  en  tirer  par  analyse  toutes  les  catégories.  Cela 
résulte  évidemment  de  la  remarque  qui  précède.  Toute  idée  a  priori 
que  nous  nous  faisons  de  la  raison,  si  juste  qu'elle  puisse  être,  doit 
demeurer  plus  ou  moins  vague  et  indéterminée.  Car  si  nous  en  pos- 
sédions l'idée  exacte  et  précise  nous  saurions  déjà  ce  que  nous 
cherchons. 

Une  seule  méthode  reste  possible  :  partir  de  l'idée  la  plus  abstraite 
et  la  moins  déterminée  et  par  une  série  de  déterminations  succes- 
sives retrouver  une  à  une  les  formes  plus  concrètes  de  la  pensée 
pure.  C'est  à  Fichle  qu'appartient  la  conception  de  cette  méthode, 
mais  il  n'a  pas  su  l'appliquer  dans  toute  sa  rigueur.  Il  prend  pour 
point  de  départ  le  Mol,  le  moi  pur,  le  moi  abstrait,  vide  d'abord  de 
tout  contenu.  Si  abstraite  que  soit  cette  notion,  elle  est  encore  trop 
déterminée  pour  faire  le  commencement.  Sans  doute  le  rapport  à 
un  Moi  est  une  condition  nécessaire  de  toute  existence  et  par  suite  le 
moi  est  impliqué  dans  toute  affirmation.  Mais  il  y  est  seulement 
impliqué,  ou  en  d'autres  termes  il  n'y  est  contenu  qu'implicitement. 
11  devra  nécessairement  apparaître  au  cours  du  processus  de  déter- 
mination qui  constitue  la  méthode;  il  n'a  aucun  titre  à  être  affirmé 
dès  le  début.  Comme  d'ailleurs  le  moi  est  l'opposé  du  non-moi,  en 
prenant  le  moi  pour  point  de  départ  le  philosophe  pose  comme 
inconditionnée  l'opposition  de  l'objet  et  du  sujet;  il  s'interdit  par 
suite  de  dépasser  cette  opposition  et  se  condamne  à  ignorer  les 
catégories  par  lesquelles  la  raison  absolue  la  dépasse  en  effet  et 
s'élève  à  la  véritable  et  délinitive  unité.  Cela  explique  que  pour 
Fichte  cette  unité  demeure  un  devoir  pur  et  simple  ou,  en  fin  de 
compte,  un  desideratum. 

Hegel  s'approprie  la  méthode,  mais  change  tout  d'abord  le  point 
de  départ.  Chez  lui  le  commencement  c'est  l'être.  L'être  est  bien  de 
toutes  les  catégories  la  plus  indéterminée  et  la  plus  abstraite.  Il  est 
évidemment  impossible  d'affirmer  d'une  chose  quoi  que  ce  soit  sans 
affirmer  par  cela  même  qu'elle  est.  Toute  idée  qu'on  voudrait 
substituer  à  l'être,  contiendrait  l'être  lui-même  plus  une  détermina- 
tion qui  s'y  viendrait  ajouter.  Le  Moi  de  Fichte  par  exemple  est  for- 


L  IDEALISME  ABSOLU  ET  LA  LOGIQUE  SPECULATIVE.       l", 

cément  conçu  comme  être  en  même  temps  que  comme  moi.  L'être 
est  la  limite  extrême  que  l'abstraction  ne  saurait  dépasser. 

Le  point  de  départ  fixé,  revenons  sur  la  méthode  et  tâchons  d'en 
préciser  la  notion.  Nous  avons  dit  qu'elle  consiste  en  une  série 
progressive  de  déterminations.  Il  est  essentiel  que  ces  détermina- 
tions ne  soient  point  motivées  par  des  considérations  arbitraires 
c'est-à-dire  tirées  d'ailleurs  que  de  la  catégorie  considérée.  La 
méthode  consistera  donc  à  mettre  en  lumière  le  caractère  intrinsè- 
quement incomplet  de  cette  catégorie,  l'impossibilité  de  la  penser 
en  elle-même  et  à  l'état  d'isolement  sans  tomber  dans  la  contradic- 
tion, à  montrer  que  prise  en  soi  elle  contient  sa  propre  négation. 
Par  suite  ni  la  catégorie  considérée,  ni  sa  négation  ne  peuvent 
s'entendre  par  elles-mêmes.  Leur  vérité  et  leur  intelligibilité  doivent 
résider  hors  d'elles,  dans  une  nouvelle  catégorie  qui,  les  contenant 
toutes  deux,  et  ne  contenant  qu'elles,  est  leur  unité  immédiate. 

Cette  méthode  d'opposition  et  de  conciliation  a  souvent  été  dénon- 
cée comme  impliquant  le  rejet  du  principe  de  contradiction.  Il  faut 
s'entendre  sur  ce  point.  En  un  sens  la  méthode  hégélienne  est  évi- 
demment une  application  continue  du  principe  de  contradiction.  Si 
en  effet  l'esprit  ne  répugnait  à  la  contradiction,  s'il  pouvait  y  demeurer 
et  s'y  complaire,  le  procès  dialectique  s'arrêterait  de  lui-même  ou 
pour  mieux  dire  il  ne  saurait  commencer.  Est-il  en  effet  autre  chose 
que  l'effort  continu  de  l'esprit  pour  s'affranchir  de  la  contradiction? 
Ce  que  Hegel  est  amené  à  contester  c'est  seulement  que  la  contra- 
diction ne  puisse  en  aucun  sens  être  pensée.  Il  montre  que  nous  la 
pensons  en  effet  implicitement  chaque  fois  que  nous  pensons  une 
catégorie  abstraite  et  que  nous  nous  enfermons  dans  cette  pensée. 
C'est  là  d'ailleurs  un  point  difficile  à  contester,  à  moins  de  nier  que 
l'abstrait  et  l'incomplet  ne  soient  tels  en  eux-mêmes  et  intrinsèque- 
ment, de  prétendre  que  c'est  nous  seulement  qui  leur  attribuons  ce 
caractère.  Or  une  semblable  conception  entraînerait  la  négation  de 
toute  relation  nécessaire  entre  les  idées  ou  entre  les  choses,  par 
suite  de  toute  science  et  de  toute  réalité. 

Dans  le  passage  d'une  catégorie  inférieure  à  une  autre  plus  élevée, 
la  nouvelle  catégorie  (synthèse)  ne  doit  pas  être  considérée  comme 
extraite  de  celle  dont  on  est  parti  (thèse)  puiscjuc  loin  d'y  être  con- 
tenue, c'est  elle  au  contraire  qui  la  contient.  11  ne  faut  pas  non  plus 
la  considérer  comme  une  combinaison  extérieure  et  artificielle  de 
la  thèse  et  de  sa  négation  (antithèse).  Celles-ci  sont  à  sou  égard 


\Q  LA   LOGIQUE   DE   HEGEL. 

deux  termes  abstraits,  or  le  concret  ne  saurait  naître  d'une  simple 
juxtaposition  d'abstractions.  C'est  un  fait   que  l'esprit  peut  penser 
celles-ci  sans  penser  explicitement  celui-là.  Mais  c'est  un  autre  fait 
qu'il  ne  peut  s'arrêter  à  cette  pensée  ni  considérer  ces  abstractions 
comme  des  idées  complètes  en  soi.  C'est  ce  caractère  d'imperfection 
intrinsèque  qui  se  manifeste  par  leur  contradiction  interne  et  que  la 
dialectique  s'attache  à  mettre  en  lumière.  Cette  contradiction  dis- 
paraît lorsqu'elles  sont  ramenées  à  leur  unité,  c'est-à-dire  mises  en 
présence  de  l'idée  plus  concrète  dont  elles  sont  tirées,  quitte  d'ail- 
leurs à  se  reproduire  comme  contradiction  propre  à  celle-ci.  Mais 
cette  idée  plus  complète  qui  explique  et  supprime  la  contradiction 
n'en  est  pas  le  résultat.  Si  la  contradiction  nous  y  amène  et  nous 
la  fait  découvrir,  ce  n'est  pas  elle  qui  la  produit.  Elle  préexistait  en 
nous  à  l'aperception  de  la  contradiction  et  c'est  sa  présence  qui, 
quoique  non  remarquée,  nous  a  permis  de  poser  la  thèse  et  l'anti- 
thèse ainsi  que  leur  rapport.  La  marche  de  la  dialectique  renverse 
donc  nécessairement  les  vrais  rapports  des  idées.  En  remontant  de 
l'abstrait  au  concret,  elle  va  non  du  principe  à  la  conséquence,  mais 
de  la  conséquence  au  principe.  Le  terme  qui  est  le  dernier  pour  elle 
est  en  réalité  le  premier.  Il  est  présent  à  toutes  ses  démarches,  les 
motive  et  les  explique.  Hegel  ne  se  lasse  point  de  le  répéter  et  de 
répudier  toute  prétention  à  faire  sortir  le  concret  de  l'abstrait,   à 
tirer  le  plus  du  moins.  Aussi  la   persistance  avec   laquelle   cette 
prétention  lui  est  attribuée  est-elle  faite  pour  étonner  quiconque 
a  pris  la  peine  de  l'étudier  sérieusement.  La  synthèse  est  l'unité  de 
la  thèse  et  de  l'antithèse,  mais  une  unité  qui  préexiste  à  ses  élé- 
ments et  en  certain  sens  contient  plus  qu'eux.  J'entends  qu'ils  y 
sont  combinés  d'une  manière  originale   qualitativement  dilîérente 
d'une  synthèse  à  l'autre.  En  d'autres  termes  la  synthèse  n'est  pas 
précisément  une  idée  complexe,  mais  une  idée  simple  dont  la  thèse 
et  l'antithèse  sont  non  les  éléments  intégrants,  mais  les  moments 
idéaux.  Par  suite  la  dialectique  n'est  pas  une  déduction  au  sens 
ordinaire  du  mot.  Elle  n'est  non  plus  ni  une  synthèse  ni  une  analyse 
proprement  dite.  Si  l'on  veut  à  toute  force  la  définir  au  moyen  des 
termes  qui  désignent  les  méthodes  communément  employées  dans 
les  sciences,  on  pourra  dire  que  c'est  une  analyse,  mais  une  analyse 
qui  affecte  nécessairement  la  forme  d'une  synthèse. 

Une  première  unité  obtenue  on  procédera  à  son  égard  comme  on  l'a 
fait  à  l'égard  du  terme  immédiat  dont  on  est  parti  et  ainsi  de  suite 


l'idéalisme  absolu  et  la  logique  spéculative.  17 

jusqu'à  ce  qu'on  soit  parvenu  à  l'idée  absolue,  à  la  catégorie  suprême 
où  toutes  les  oppositions  seront  conciliées  et  qui  sera  l'unité  de  toutes 
les  catégories  antérieures.  On  a  quelquefois  mis  en  doute  la  possibi- 
lité pour  la  dialectique  de  parvenir  à  un  terme  final,  et  considéré 
comme  arbitraire  celui  que  Hegel  lui  assigne.  11  a  semblé  que  le 
mouvement  commencé  devait  se  poursuivre  indéfiniment,  tout  terme 
pouvant  être  nié  et  former  ainsi  la  thèse  d'une  antinomie  dont  sa 
négation  serait  l'antithèse.  Cette  objection  provient  de  ce  qu'on 
méconnaît  la  vraie  nature  du  procès  dialectique  et  nous  l'avons,  dans 
ce  qui  précède,  réfutée  implicitement.  La  dialectique  n'est  pas  un 
vain  formalisme  d'opposition  et  de  combinaison  indépendant  de  la 
nature  des  termes  qu'il  oppose  ou  qu'il  combine.  Ceux-ci  ne  sont 
pas  une  matière  indifférente  qu'on  soumet  à  une  procédure  logique 
uniforme.  En  logique  la  matière  et  la  forme  sont  données  l'une  avec 
l'autre  et  ne  sont  au  fond  que  deux  aspects  de  l'idée.  La  dialectique 
par  laquelle  on  passe  d'une  catégorie  à  l'autre  a  son  fondement  dans 
leur  nature  même.  L'unité  du  procédé,  qui  d'ailleurs  n'est  pas 
absolue  et  n'exclut  pas  la  différence,  ne  repose  pas  sur  un  parti 
pris,  mais  se  produit  et  s'impose  comme  un  fait.  Ce  fait  est  d'ailleurs 
une  conséquence  naturelle  de  l'unité  de  la  raison.  S'il  en  est  ainsi, 
prétendre  que  le  procès  dialectique  n'a  pas  de  terme  normal  c'est 
soutenir  que  le  nombre  des  catégories  est  infini  ou  indéfini.  Cela 
revient  à  refuser  à  la  raison  toute  unité,  non  pas  seulement  cette 
unité  par  excellence  que  lui  attribue  l'idéalisme  absolu,  mais  même 
l'unité  tout  extérieure  du  nombre  déterminé.  Nous  ne  croyons  pas 
qu'on  puisse  imaginer  une  thèse  plus  radicalement  absurde. 

L'application  rigoureuse  de  la  méthode  présente  une  sérieuse  dif- 
ficulté que  nous  croyons  devoir  signaler.  Il  s'agit  de  n'omettre 
aucune  catégorie  et  il  faut  pour  cela  s'assurer  à  chaque  pas  qu'on 
fait  en  avant  que  l'imité  supérieure  où  viennent  se  concilier  les 
deux  termes  d'une  antinomie  est  bien  leur  unité  immédiate,  c'est-à- 
dire  ne  contient  qu'eux  seuls  et  les  termes  qui  se  sont  déjà  absorbés 
en  eux  à  l'exclusion  de  tout  terme  plus  concret.  Si  cette  condition 
n'était  pas  remplie,  toutes  les  déductions  ultérieures  seraient  d'ores 
et  déjà  viciées.  Or  c'est  là  un  fait  difficile  à  vérifier.  En  effet  les 
mots  qu'on  emploie  pour  exprimer  les  formes  abstraites  de  la  pensée 
sont  le  plus  souvent  équivocjues,  ce  qui  revient  à  dire  que  ces  formes 
elles-mêmes  sont  imparfaitement  définies  et  fixées.  D'autre  part  on 
ne  saurait  substituer  à  ces  mots  des  termes  de  pure  convention  ou 

.Noël.  '2 


18  LA  LOGIQUE   DE   HEGEL. 

les  dépouiller  expressément  de  toutes  leurs  connotations  usuelles, 
cela  reviendrait  en  effet  à  définir  exclusivement  chaque  catégorie 
par  les  catégories  antérieures  dont  elle  doit  être  l'unité.  11  serait 
alors  bien  difficile  d'éviter  que  la  dialectique  tout  entière,  pour  tout 
autre  que  pour  son  auteur,  se  réduisit  à  un  vain  formalisme  sans 
signification  et  sans  portée.  Le  seul  parti  possible  était  de  choisir 
dans  la  langue  commune  le  terme  le  plus  approprié  à  la  désignation 
de  chaque  catégorie,  et  d'indiquer  par  des  éclaircissements  et  des 
exemples  ce  qu'on  devait  conserver  et  ce  qu'on  devait  omettre  de 
sa  signification  usuelle.  C'est  ce  que  Hegel  a  fait  et  c'est  au  lecteur 
à  juger  jusqu'à  quel  point  il  a  réussi. 

Quoi  qu'il  en  soit,  cette  dialectique,  par  laquelle  Hegel  remonte  de 
la  plus  humble  et  de  la  plus  vide  des  notions,  à  la  plus  riche  et  à  la 
plus  complète,  à  celle  qui,  résumant  toutes  les  autres,  s'identifie  avec 
la  raison,  n'est  pas  une  méthode  arbitraire,  extérieure  à  son  objet. 
Le  passage  de  chaque  catégorie  finie  à  la  catégorie  immédiatement 
supérieure  exprime  non  une  vue  subjective  de  l'esprit,  mais  la  nature 
de  la  catégorie  considérée.  Cette  nature  est  précisément  d'être  l'unité 
des  catégories  antérieures  et  en  même  temps  un  moment  abstrait 
d'une  catégorie  plus  haute.  Elle  n'est  en  soi  rien  autre  chose  qu'une 
phase  déterminée  du  mouvement  dialectique  que  la  logique  nous 
expose.  On  peut  donc  dire  que  ce  mouvement  est  celui  de  la  raison 
elle-même  qui,  par  son  activité  interne,  se  différencie  en  ses  élé- 
ments abstraits  et  reconstitue  son  unité  par  la  synthèse  de  ces  élé- 
ments. La  logique  n'est  donc  pas,  comme  les  sciences  ordinaires, 
véritablement  distincte  de  l'objet  qu'elle  étudie.  En  elle  le  savoir 
et  son  objet  sont  réellement  identiques.  La  science  de  l'idée  n'est 
pas  au  fond  autre  chose  que  l'idée.  C'est  l'idée  se  définissant  elle- 
même  et  s'élevant,  par  sa  dialectique  immanente,  à  la  pleine  con- 
science de  soi. 

La  logique  spéculative  de  Hegel  est  d'abord  une  logique  au  sens 
propre,  c'est-à-dire  une  exposition  méthodique  des  formes  de  la 
pensée.  Elle  est  en  même  temps  une  critique  de  la  raison  pure,  non 
précisément  au  sens  de  Kant,  mais  au  seul  sens  que  puisse  vérita- 
blement comporter  le  terme.  C'est  une  entreprise  doublement  chi- 
mérique que  de  vouloir  fixer  à  la  raison  ses  bornes.  En  effet  d'une 
part,  une  raison  limitée  ne  serait  plus  la  raison.  D'autre  part,  la 
raison  seule  peut  critiquer  la  raison;  or  reconnaître  et  définir  ses 
limites,  serait  par  cela  même  les  dépasser,  la  connaissance  de  la 


L  IDEALISME   ABSOLU   ET   LA   LOGIQUE   SPECULATIVE.  19 

limite  impliquant  nécessairement  une  certaine  connaissance  de  l'au- 
delà. 

Mais  s'il  est  absurde  de  vouloir  limiter  l'usage  de  la  raison  en 
général,  rien  n'est  plus  important  que  de  fixer  les  limites  propres 
et  le  champ  d'application  de  chaque  catégorie.  Or  c'est  là  un  des 
résultats  et  non  le  moins  important  de  la  logique  hégélienne. 
Néanmoins,  malgré  la  différence  de  point  de  vue,  Hegel  est,  dans 
ses  conclusions,  à  peu  près  d'accord  avec  Kant,  et  confirme  les  résul- 
tats généraux  auxquels  celui-ci  était  arrivé.  Il  reconnaît  comme  son 
devancier  l'impuissance  des  catégories  de  l'entendement  proprement 
dit  (catégories  de  l'être  et  de  l'essence)  à  nous  donner  la  connais- 
sance de  l'absolu.  Mais  tandis  que  Kant  nous  interdit  définitivement 
cette  connaissance,  Hegel  conclut  simplement  qu'elle  est  d'un  autre 
ordre  que  les  sciences  finies  et  dépend  de  catégories  supérieures  à 
celles  qui  suffisent  à  ces  sciences. 

La  logique  est  enfin  une  véritable  ontologie.  En  effet,  elle  a  pour 
point  de  départ  l'idée  de  l'être  et,  si  les  déterminations  qu'elle  y 
ajoute  successivement  n'en  sont  pas  tirées  par  analyse,  elles  y  sont 
néanmoins  nécessairement  rattachées.  Il  est  démontré,  en  un  mot, 
que  l'être  ne  saurait  être  conçu  en  dehors  de  ces  déterminations,  que 
par  suite  elles  sont  les  déterminations  nécessaires  de  l'être.  On  ne 
saurait  donc  affirmer  une  existence  quelle  qu'elle  soit  sans  affirmer 
en  même  temps  la  réalité  des  catégories  les  plus  hautes  auxquelles 
s'est  élevée  la  dialectique;  sans  affirmer  par  exemple  un  ordre 
cosmique,  la  vie,  la  pensée  finie,  en  dernier  lieu  la  pensée  infinie  en 
qui  et  par  ([ui  subsiste  toute  chose.  Considérée  de  ce  point  de  vue, 
la  logique  se  confond  avec  la  métaphysique.  En  particulier  elle  con- 
stitue dans  son  ensemble  la  démonstration  la  plus  rigoureuse  de 
l'existence  de  Dieu. 

On  voit  par  ce  simple  exposé  quelle  place  importante  la  logique 
tient  dans  le  système.  Elle  ne  donne  pas  seulement  au  philosophe 
la  base  sur  laquelle  devra  reposer  l'édifice  entier  de  la  science  et 
l'instrument  ou  la  méthode  qu'il  devra  employer  à  sa  construction. 
Elle  lui  présente  en  outre  le  plan  que  cet  édifice  devra  réaliser  et 
en  détermine  par  avance  les  proportions.  Elle  n'est  pas  seulement  la 
partie  fondamentale  du  système,  mais  elle  contient  déjà  le  système 
tout  entier.  Il  ne  reste  plus  qu'à  retrouver  sous  l'apparente  incohé- 
rence des  faits  empiriques  la  vérité  logique  qu'elle  doit  néces- 
sairement recouvrir,  puisque  hors  de  celle-ci  aucune  réalité  n'est 


„Q  LA   LOGIQUE    DE   HEGEL. 

concevable.  Aussi  la  logique  contient-elle  déjà  en  elle-même  la 
démonstration  et  la  complète  justification  de  l'idéalisme  absolu.  Si 
He-el  a  réussi  dans  son  entreprise,  si  sa  logique  est  autre  chose  qu  un 
vain  assemblage  de  formules,  si,  comme  il  l'affirme  et  croit  le  démon- 
trer elle  reproduit  les  véritables  rapports  des  catégories,  elle  prouve, 
et  cela  définitivement,  la  vérité  du  principe  qui  l'a  inspirée  et  qui  a 
trouvé  en  elle  sa  rigoureuse  expression.  Elle  prouve  par  cela  même 
la  possibilité  absolue  d'un  système  où  toutes  choses  s'expliqueraient 
par  ce  principe  et  en  garantit  à  l'avance  l'achèvement  futur.  Ce  sys- 
tème nous  le  savons,  Hegel  a  prétendu  le  construire  et  donner  a 
l'idéalisme  absolu  sa  perfection  définitive.  C'était  là  s'imposer  une 
tâche  bien  lourde  et  qui  excède  peut-être  les  forces  d'un  individu  si 
o-rand  qu'il  soit.  Mais  quelle  que  soit  la  valeur  des  résultats  obtenus 
dans  la  philosophie  de  la  nature  et  de  l'esprit,  quand  même  il  n'en 
devrait  rien  subsister,  si  l'édifice  de  la  logique  est  assez  solidement  bâti 
pour  résister  aux  attaques  de  la  critique,  cette  tâche  devra  être 
reprise  et  tôt  ou  tard  menée  à  bonne  fin. 

Heo-el  a  divisé  sa  logique  en  trois  parties  :  la  science  de  l'être,  la 
science  de  l'essence,  et  la  science  de  la  notion.  Il  a  de  plus  réuni 
les  deux  premières  parties  sous  le  nom  de  logique  objective,  et  la 
troisième  a  reçu,  par  opposition,  celui  de  logique  subjective.  De 
pareilles  divisions  doivent  avoir  leur  raison  et  leur  explication  dans 
le  développement  même  de  l'idée.  Il  est  donc  à  proprement  parler 
impossible  de  les  justifier  ou  même  d'en  faire  saisir  le  sens  et  la 
portée  en  dehors  du  procès  dialectique  qui  les  amène.  Néanmoins, 
autorisés  par  fexemple  du  philosophe,  nous  essaierons  de  les  expli- 
quer dans  la  mesure  où  on  peut  le  faire  hors  de  la  place  précise 
qu'elles  occupent  dans  le  système. 

Hegel,  nous  le  savons,  part  de  l'être  immédiat.  Or  quoique  tout  ce 
qui  existe  n'existe  que  pour  un  sujet  et  que  l'être  suppose  la  pensée, 
la  corrélation  de  ces  deux  termes  n'est  pas  donnée  immédiatement. 
Elle  n'est  pas  explicitement  posée  dans  la  simple  idée  de  l'être  et 
celle-ci  devra  recevoir  un  grand  nombre  de  déterminations  avant 
que  se  produise  celle  de  la  subjectivité  ou  de  la  détermination  par 
soi  Jusque-là,  tout  se  passera  comme  si  l'être  se  suffisait  à  lui- 
même  et  n'avait  rien  à  voir  avec  la  pensée.  Nous  demeurons  dans 
l'abstraction  qui  est  d'ailleurs  fêlât  ordinaire  sinon  normal  de  l'hu- 
manité pensante.  Le  sujet  s'absorbe  dans  l'objet  au  point  d'oublier 
sa  propre  existence.  Cette  partie  de  la  logique  d'où  est  exclue  1  idée 


l'idkalisme  absolu  et  la  logique  spéculative.  21 

de  la  subjectivité,  et  cela  parce  que  les  idées  plus  abstraites  dont 
celle-ci  sera  l'unité  n'ont  pas  encore  achevé  de  se  produire  et  de  se 
définir,  c'est  là  ce  ([ue  llegcl  appelle  la  logique  objective.  Cette  déno- 
mination est  justifiée  en  ce  sens  que  les  catégories  qui  s'}'  produisent 
et  s'y  développent  sont  d'une  manière  exclusive,  celles  qui  nous  ser- 
vent à  penser  les  objets  ou  les  catégories,  objectives  par  excellence. 
Toutefois  il  faut  remarquer  que  de  la  logique  objective  l'idée  môme 
d'objet  est  encore  absente.  Celle-ci  appartient  au  contraire  à  la 
logique  subjective.  Cela  se  comprend  d'ailleurs  facilement  :  l'idée 
d'objet  et  celle  de  sujet  sont  corrélatives,  et  la  première  ne  saurait 
exister  sans  la  seconde.  Aussi  tant  que  le  sujet  se  tourne  vers  le 
dehors  sans  faire  réflexion  sur  lui-même,  tant  qu'il  demeure  absorbé 
dans  la  contemplation  des  objets,  par  cela  même  qu'il  ne  pense  que 
les  objets,  il  ne  les  pense  pas  comme  objets.  La  catégorie  de  l'objec- 
tivité dans  laquelle  il  est  enfermé,  malgré  cela  ou  plutôt  précisément 
à  cause  de  cela,  échappe  à  sa  conscience  et  n'existe  pas  pour  lui. 

Nous  comprenons  maintenant  pourquoi  Hegel  a  distingué  la 
logique  subjective  de  la  logique  objective.  Pourquoi  d'autre  part 
cette  dernière  est-elle  divisée  en  deux  parties  :  la  science  de  l'être  et 
la  science  de  l'essence.  C'est  que  les  catégories  objectives  peuvent  se 
répartir  en  deux  séries.  L'objet  peut  être  d'abord  considéré  en  soi 
dans  sa  qualité  et  dans  sa  quantité,  déterminations  internes  qui  ne  se 
séparent  pas  de  son  être.  Sans  doute  lors  même  qu'on  s'en  tient  à 
ce  point  de  vue,  l'objet  manifeste  déjà  sa  relativité.  11  suppose  hors  de 
lui  d'autres  objets  avec  lesquels  il  doit  entrer  en  rapport,  mais  cela  seu- 
lement d'une  manière  générale  et  indéterminée.  C'est  le  point  de  vue 
de  la  perception  ou  simple  appréhension  de  l'objet.  Mais  ce  point  de 
vue  en  amène  nécessairement  un  autre  plus  élevé  :  celui  de  la 
réflexion.  La  Réflexion  brise  l'unité  immédiate  de  l'être  et  de  sa 
détermination  et  celle-ci  devient  l'essence.  Dés  lors  toutes  choses 
prennent  l'aspect  de  la  dualité.  Dans  l'opposition  de  l'être  et  de 
l'essence,  se  développent  celles  de  l'identité  et  de  la  difTérence,  du 
positif  et  du  négatif,  de  l'interne  et  de  l'extiM-ne,  de  la  chose  et  de 
ses  propriétés,  de  la  substance  et  de  ses  accidents,  etc.,  etc.  L'es- 
sence, dans  son  opposition  avec  l'être  immédiat,  constitue  une  nou- 
velle sphère,  une  sphère  où  la  relativité  universelle  se  trouve  non 
seulement  impliquée  comme  dans  celle  de  l'être,  mais  explicitement 
posée  et  démontrée.  Cette  sphère  est  ainsi  par  excellence  celle  de 
la  médiation.  En  elle  s'accomplit  le  procès  dialectiiiue  par  lequel 


22  LA   LOGIQUE   DE   HEGEL. 

l'être  s'élève  à  la  notion  et  la  logique  objective  à  la  logique  sub- 
jective. 

La  logique  objective  de  Hegel  correspond,  par  son  contenu,  à  la 
logique  transcendantale  de  Kant.  D'une  manière  plus  déterminée  les 
catégories  de  l'être  correspondent  à  celles  que  Kant  avait  appe- 
lées catégories  mathématiques  (qualité  et  quantité).  Au  contraire  les 
catégories  kantiennes  de  relation  et  de  modalité  (catégories  dyna- 
miques) se  retrouvent  parmi  les  catégories  hégéliennes  de  l'essence. 
Aucune  partie  de  l'œuvre  de  Kant  ne  correspond  précisément  à  la 
logique  subjective.  Celle  qui  s'en  rapproche  le  plus  est  la  critique 
du  jugement. 

Les  divisions  de  la  logique  expriment  des  moments  distincts  dans 
le  développement  de  l'idée,  elles  sont  nécessairement  amenées  par 
Je  procès  dialectique  et  non  arbitrairement  introduites  pour  la  com- 
modité du  lecteur.  En  ce  sens  ces  divisions  sont  essentiellement 
objectives.  Néanmoins,  d'autre  part,  les  diverses  parties  de  la  logique 
répondent  aux  diverses  attitudes  que  l'esprit  peut  prendre  à  l'égard 
de  son  objet  et  il  nous  est  permis  de  les  considérer  sous  cet  aspect. 
La  logique  objective  en  général  est,  pourrait-on  dire,  celle  du  sens 
commun  et  des  sciences  finies.  Quoique  d'ailleurs  le  point  de  vue  du 
sens  commun  diffère  grandement  de  celui  des  sciences  positives,  on 
passe  insensiblement  de  l'un  à  l'autre  et  il  est  difficile  de  les  distin- 
guer rigoureusement.  On  pourrait  dire  cependant  que  le  sens  commun 
fait  principalement  usage  des  catégories  de  l'être  et  ne  recourt  à 
celles  de  l'essence  que  d'une  manière  intermittente,  au  lieu  que  la 
science  poursuit  la  rigoureuse  application  de  ces  dernières  à  tous  les 
ordres  de  faits, 

La  sphère  logique  de  l'essence  est  donc  par  excellence  celle  des 
sciences  positives.  C'est  aussi  celle  de  la  métaphysique  de  l'entende- 
ment; de  cette  métaphysique  dogmatique  que  Kant  a  légitimement 
proscrite. 

La  logique  subjective  au  contraire  est  celle  de  la  philosophie 
spéculative.  Le  point  de  vue  de  celle-ci  est  précisément  celui  de  la 
notion.  Elle  commence  en  quelque  sorte  au  terme  même  où  s'arrê- 
tent les  sciences  finies.  Non  pour  les  nier,  ou  les  contredire,  mais 
pour  continuer  leur  œuvre  et  élever  leurs  résultats  à  la  hauteur  des 
vérités  spéculatives.  Le  point  de  vue  de  la  logique  subjective  peut 
être  appelé  celui  de  la  raison,  au  sens  étroit  du  mot,  de  la  raisoa 
qui  s'oppose  à  l'entendement. 


1 


H 


LA    SCIENCE    DE    L'ETRE 


La  première  partie  de  la  Logique  est  la  science  de  l'Etre.  Elle  a  pour 
domaine  l'être  immédiat  et  ses  déterminations  immédiates  :  qualité, 
quantité,  mesure.  Le  monde  s'ofTre  à  nous  d'abord  comme  un 
ensemble  d'existences  indépendantes,  diversement  qualifiées  et 
quantifiées,  tantôt  dispersées,  tantôt  réunies  en  groupes  plus  ou 
moins  homogènes.  Ces  existences  soutiennent  entre  elles  des  rap- 
ports, mais  ces  rapports  semblent  leur  être  extérieurs  et  indifférents 
et  n'apparaissent  eux  aussi  que  comme  de  simples  faits.  Appré- 
hender sans  l'altérer  la  réalité  donnée,  constater,  distinguer,  nom- 
brer,  mesurer,  voilà  par  où  doit  débuter  la  connaissance.  Mais  si  sim- 
ples que  soient  ces  opérations,  elles  impliquent  déjà  une  multitude 
de  catégories  que  nous  employons  le  plus  souvent  sans  en  prendre 
une  conscience  expresse.  La  science  de  l'Être  dégage  ces  catégories, 
détermine  par  la  méthode  dialectique  leur  signification  exacte  et 
leur  enchaînement  nécessaire.  Elle  prouve  ainsi  que  les  diverses 
déterminations  de  l'être,  en  apparence  simplement  juxtaposées  ou 
superposées,  s'appellent  effectivement  les  unes  les  autres  et  n'ont  de 
réalité  que  par  leur  union.  Parvenue  à  son  terme,  elle  aura  complè- 
tement élucidé  la  notion  d'existence  immédiate.  Par  cela  même  elle 
l'aura,  pour  ainsi  dire,  fait  évanouir.  Elle  nous  aura  fait  comprendre 
(jue  l'être  immédiat  môme  considéré  dans  la  totalité  de  ses  détermi- 
nations ne  se  suffit  pas  à  lui-même,  que  pris  en  soi,  il  est  contra- 
dictoire et  absurde,  que  pour  l'entendre,  il  faut  s'élever  à  une  sphère 
qui  le  domine  et  l'absorbe  :  celle  de  la  réfiexion  et  de  l'Essence. 


24  LA   LOGIQUE    DE   HEGEL. 


ETRE 


Ainsi  que  nous  l'avons  établi  déjà,  le  point  de  départ  de  la  Logique 
doit  être  l'idée  la  plus  abstraite  et  la  plus  vide,  c'est-à-dire  l'idée  de 
l'être,  de  l'être  pur,  de  l'être  qui  n'est  que  l'être  sans  détermination 
d'aucune  sorte  interne  ou  externe,  sans  qualité,  sans  relation.  L'être 
ainsi  conçu  n'est  au  fond  que  la  forme  vide  de  l'affirmation,  une 
affirmation  par  laquelle  rien  n'est  affirmé.  «  Si  l'on  peut  parler  ici 
d'une  intuition,  il  n'y  a  rien  dans  l'être  que  cette  intuition  puisse 
saisir,  ou  si  l'on  veut,  il  n'est  lui-même  que  cette  intuition  pure  et 
vide.  Il  n'y  a  rien  non  plus  en  lui  qui  puisse  être  l'objet  d'une  pensée 
ou,  si  l'on  veut,  il  n'est  lui-même  que  cette  pensée  vide.  L'être 
immédiat,  indéterminé  est  en  fait  le  néant,  ni  plus  ni  moins  que  le 
néant.  » 

D'autre  part  «  le  néant,  le  pur  néant  est  simple  égalité  avec  soi, 
parfaite  vacuité,  absence  complète  de  détermination  et  de  contenu, 
indistinction  en  lui-même.  Autant  qu'il  peut  être  question  ici  d'in- 
tuition ou  de  pensée,  il  y  a  une  différence  entre  percevoir  et  penser 
quelque  chose  ou  rien,  ce  sont  là  deux  faits  distincts,  donc  le  néant 
est  dans  notre  intuition  ou  dans  notre  pensée,  ou  plutôt  il  est  l'intui- 
tion de  la  pensée  vide  elle-même  ;  la  même  intuition  ou  pensée  vide 
que  l'être.  —  Le  néant  est  ainsi  la  même  détermination  ou  plutôt  la 
même  indétermination  que  l'être,  de  toute  façon  il  est  la  même 
chose.  » 

Ainsi  l'opposition  absolue  de  l'être  et  du  néant  n'est  pas  vraie, 
puisqu'elle  ne  peut  se  formuler  sans  se  supprimer  elle-même  et  se 
changer  en  identité.  Leur  indistinction  est  pure  et  simple,  leur  com- 
plète identification  n'est  pas  vraie  non  plus  puisqu'elle  est  la  contra- 
diction immédiate  et  absolue.  «  Ce  qui  est  vrai  c'est  qu'ils  sont 
absolument  distincts,  mais  en  même  temps  inséparables  et  que,  dés 
qu'on  veut  les  séparer,  chacun  s'évanouit  immédiatement  dans  son 
contraire.  Leur  vérité  est  donc  cet  évanouissement  même  de  l'un 
dans  l'autre,  le  devenir.  » 

Le  devenir  que  nous  avons  ici  est  un  devenir  logique.  C'est  l'unité 
de  l'être  et  du  néant,  unité  indéterminée  encore  et  comportant  par 
suite  toutes  les  déterminations.  C'est  le  milieu  où  se  développeront 


LA   SCIENCE   DE   L  ÊTRE.  2a 

tous  les  moments  ultérieurs  de  l'être.  11  ne  faut  pas  l'irnaginor, 
comme  on  l'a  lait  quelquefois,  sous  la  forme  d'un  cliangeniont  dans 
le  temps.  Le  temps  et  l'espace  n'apparaîtront  qu'avec  la  iS'ature.  Ils 
sont  étrangers  à  la  Logif[ue.  L'être  pur  n'est  pas  l'être  vrai,  puis- 
qu'il tombe  immédiatement  dans  le  néant.  L'être  vrai,  c'est  l'être  qui 
n'exclut  pas  le  néant  mais  l'admet  en  lui,  qui  s'affirme  en  se  niant  et 
par  sa  négation  même.  L'être  pur  et  le  néant  pur  sont  les  limites 
abstraites  entre  lesquelles  s'étend  le  cbamp  indéfini  de  l'Élre  vrai. 
Cet  être  n'est  pas  encore  l'être  déterminé,  l'existence  que  nous  ren- 
contrerons tout  à  l'heure.  11  n'est  que  le  devenir,  c'est-à-dii-e  que  le 
détcrminable  ou,  si  l'on  prérêi"e,le  véritable  indéterminé.  L'p]tre  pur 
est  conçu  d'abord  comme  l'indéterminé  absolu,  mais  précisément 
parce  qu'il  se  pose  comme  tel,  il  tombe  dans  la  contradiction.  Il  se 
détermine  absolument  à  l'indétermination.  11  exclut  de  soi  toute 
détermination  ultérieure  et  se  manifeste  ainsi  comme  absolument 
déterminé.  Au  contraire  ce  champ  indéfini  des  déterminations  pos- 
sibles que  Hegel  appelle  le  devenir  est  l'indéterminé  vrai,  l'être  (pii, 
par  cela  même  qu'il  s'est  déterminé  à  recevoir  sa  négation,  a  cessé 
d'exclure  la  détermination.  11  est  l'indéterminé  déterminé  comme 
déterminable,  la  matière  amorphe  et  fluide  qui  peut  prendre  toutes 
les  formes. 


QUALITE 

Le  devenir  concilie  la  contradiction  de  l'être  et  du  non-être,  mais 
en  lui  surgit  une  contradiction  nouvelle.  Le  devenir  pur  est  non 
moins  inconcevable  que  l'être  pur  et  le  néant  pur.  Le  devenir  est 
l'évanouissement  simultané  de  l'être  et  du  non-être.  Or  avec  eux  dis- 
paraît leur  opposition  et  par  suite  le  devenir  lui-même.  Devenir 
absolument  ce  n'est  rien  dev(>nir  du  tout,  par  suite  c'est  ne  pas 
devenir.  «  Le  changement  ne  se  conçoit,  dit  L(Mi)niz,  que  par  le  détail 
<le  ce  (jui  change.  »  L'indétermination  ne  se  réalise  que  comme  indif- 
férence à  toute  détermination,  que  comme  passage  continu  de  l'une 
à  l'autre.  Protée  peut  prendre  toutes  les  formes  mais  non  demeurer 
sans  aucune.  Le  devenir,  l'unité  instable  et  mobile  de  l'être  et  du 
néant  devra  donc  se  fixer,  au  moins  provisoirement,  dans  leur  unité 
stable  {vuliigc  Einheil).  Cette  unité  c'est  l'être,  mais  non  plus  l'être 
indéterminé  du  début,  c'est  l'être  qui  sort  du  \\q\(^x\'\v  {dafi  (iewordcnc) 


gg  LA   LOGIQUE   DE   HEGEL. 

et  qui,  comme  le  devenir,  contient  en  soi  la  négation.  C'est  en  un 
mot  l'existence,  l'être  déterminé  {Daseyn). 

Dans  l'être  déterminé  la  détermination  ne  fait  qu'un  avec  l'être. 
Elle  ne  s'y  ajoute  pas  comme  un  prédicat  à  un  sujet,  leur  rapport 
n'est  pas  celui  de  l'universel  au  particulier,  du  genre  à  l'espèce.  La 
détermination  ainsi  conçue  comme  constitutive  du  déterminé  est  la 
qualité.  Mais  le  processus  qui  nous  a  conduits  de  l'être  pur  à  l'être 
déterminé  doit  nécessairement,  mutatis  mutandls,  se  reproduire  pour 
le  néant.  La  détermination  des  contraires  est  une.  Par  suite,  à  l'être 
déterminé  s'oppose  un  non-être  également  déterminé,  un  non-être 
qualifié  lui  aussi.  Le  non-être  de  la  qualité  est  une  autre  qualité 
encore,  qu'on  la  désigne  par  les  noms  de  privation  ou  de  défaut. 
L'incolore  ,   par   exemple ,   est  un   terme   de   même  ordre  que  le 
coloré  et  l'un  peut  aussi  bien  exister  que  l'autre.  Dès  lors  dans 
l'existence  déterminée  ou  qualifiée,  la  qualité,  sans  se  séparer  de 
l'être,  s'en  distingue.  L'être  déterminé  est  l'être  de  la  qualité,  une 
certaine  qualité  qui  est  l'être  déterminé  {Daseyn)  devient  le  déter- 
miné existant  [daseyend),  c'est-à-dire  le  quelque  chose  {Bticas,  ali- 
quid).  Dans  le  quelque  chose  deux  éléments,  la  qualité  et  l'être,  sont 
à  la  fois  distingués  et  unis,  leur  séparation  est  d'abord  posée,  puis 
niée  :  le  quelque  chose  est  ainsi  la  première  négation  de  la  néga- 
tion, par  suite  le  premier  concret  véritable.  C'est  la  première  et  la 
plus  abstraite  détermination  du  sujet.  Cette  détermination  se  repro- 
duira dans  les  sphères  les  plus  élevées  de  la  science.  La  vente  ne 
saurait   demeurer  à  l'état   de   simple    abstraction.   L'existence    est 
déterminée  comme  existant,  de  même  la  vie  devra  se  produire  comme 
animal,  la  pensée  comme  sujet  pensant,  la  divinité  comme  Dieu. 

Le  quelque  chose  est  une  forme  nouvelle  et  plus  concrète  de  l'être 
à  laquelle  va  s'opposer  une  nouvelle  forme  du  néant.  La  négation 
du  quelque  chose  n'est  plus  le  néant  abstrait,  ce  qui  n'est  absolu- 
ment pas,  c'est  ce  qui  n'est  pas  le  quelque  chose,  c'est  autre  chose 
ou,  plus  simplement,  c'est  l'autre.  Mais  l'autre,  considéré  en  soi,  est 
lui  aussi  un  quelque  chose  par  rapport  à  qui  le  premier  à  son  tour 
est  l'autre.  Le  quelque  chose  passe  donc  dans  l'autre  et  l'autre  dans 
le  quelque  chose,  comme  tout  à  l'heure  l'être  dans  le  néant  et  le 
néant  dans  l'être. 

Ce  passage,  au  premier  abord,  semble  n'être  qu'un  jeu  de  la 
réflexion  extérieure  et  subjective.  Il  semble  qu'il  y  ait  ici  seulement 
deux   quelque   chose  qui  sont  indifféremment  Vun   et  Vautre  seloa. 


d 


LA  SCIENCE   DE   l'ÉTRE.  27 

l'ordre  où  il  me  plaît  de  les  considérer,  et  que  le  passage  du  quchjiic 
chose  dans  Vautre  ne  soit  qu'un  changement  de  point  de  vue  du  sujet 
qui  les  compare.  Mais,  s'il  en  était  ainsi,  Vautre,  demeurant  absolu- 
ment extérieur  au  quelque  chose,  serait  pour  lui  comme  s'il  n'était 
pas;  équivaudrait  pour  lui  au  non-étre,  au  néant  ahsulu.  Par  ce  fait 
le  quelque  chose  perdrait  immédiatement  sa  détermination  qui  n'est 
au  fond  que  son  opposition  à  l'autre  et  retomberait  dans  l'être  pur. 

Le  passage  à  l'autre  est  donc  bien  une  détermination  intrinsèque 
du  quelque  chose;  comme  l'être  pur  se  change  immédiatement  en 
néant,  le  pur  quelque  chose  devient  aussitôt  l'autre  pur  ou  absolu. 
La  vérité  n'est  donc  ni  dans  le  quelque  chose,  ni  dans  l'autre,  mais 
dans  ce  passage  même  :  le  quelque  chose  est  essentiellement  déter- 
miné ù  être  autre,  autre  absolument,  par  suite  autre  que  soi,  TÔi'Tspov, 
comme  dit  Platon;  cela  veut  dire  qu'il  doit  sans  cesse  devenir  autre, 
qu'il  est  essentiellement  muable  et  transitoire.  C'est  là  le  change- 
ment, le  devenir  concret,  qui  n'a  plus  pour  termes  l'être  et  le  néant, 
mais  deux  existences  :  le  quelque  chose  et  l'autre.  C'est  l'altération, 
l'àXXoiuxjiç  d'Aristote.  Toutefois  le  changement  pur  n'est  pas  plus 
intelligible  que  le  devenir  pur.  Dans  le  changement  l'être  qui  change 
est  à  chaque  instant  autre  que  lui-même,  mais  comme  sa  seule 
détermination  est  précisément  d'être  autre  que  lui-même,  et  qu'il  la 
conserve  à  travers  son  changement,  il  y  demeure  constamment 
identique  à  lui-même.  Telle  est  la  contradiction  interne  du  change- 
ment pur. 

Le  changement  véritable  ne  peut  être  que  celui  d'un  certain  quelque 
chose  en  un  certain  autre.  Les  deux  termes  doivent  être  déterminés 
et  déterminés  relativement  l'un  à  l'autre.  Ils  doivent  être  mis 
expressément  en  relation.  Nous  avons  dû,  pour  comprendre  le 
devenir,  poser  Vètre  déterminé  (absolument  .  Pour  comprendre  l'alté- 
ration il  nous  faut  poser  le  quelque  chose  déterminé  relativement 
à  l'autre.  11  nous  faut  dans  le  quelque  chose  introduire  expressément 
son  rapport  avec  son  contraire,  je  veux  dire  avec  l'autre.  L'être 
{Baspyn)  du  quelque  chose  est  nécessairement  être  pour  un  outre 
{^ej/n-fur-  an  (Irj'es) . 

Ainsi  le  quelque  chose  qui  s'est  déjà  déterminé  comme  variable  se 
manifeste  ici  comme  relatif.  Néanmoins  cette  relativité  ne  saurait 
être  exclusive  de  toute  détermination  intrinsèque.  Il  serait  contra- 
dictoire que  rien  ne  fût  que  pour  autre  chose,  que  toute  existence  se 
réduisît  à  un  dehors,  sans  dedans.  L'existence  du  quelque  chose 


28   .  LA   LOGIQUE    DE    HEGEL. 

doit  donc  se  scinder  en  deux  moments,  l'être  en  soi  ou  l'être  inté- 
rieur (an  sic  h  seyn)  et  l'être  hors  de  soi  ou  l'être  pour  un  autre.  Cette 
scission  cependant  ne  saurait  aller  jusqu'à  la  dissolution  complète 
du  quelque  chose.  Celui-ci  maintient  son  identité  dans  cette  opposition 
du  dedans  et  du  dehors.  Le  quelque  chose  est  pour  les  autres  choses 
ce  qu'il  est  en  soi,  et  il  est  en  soi  ce  qu'il  est  pour  les  autres  choses. 
11  manifeste  au  dehors  sa  détermination  interne,  et  celle-ci  n'est  que 
la  virtualité  de  sa  manifestation.  D'ailleurs  l'opposition  du  dedans  et 
du  dehors  ainsi  que  leur  unité  ne  se  montrent  encore  ici  que  sous 
leur  forme  la  plus  abstraite.  Nous  les  retrouverons  plus  précises  et 
plus  concrètes  dans  les  sphères  supérieures  de  la  logique. 

La  relativité  du  quelque  chose  va  nous  conduire  à  reconnaître  sa 
finité.  Le  rapport  réciproque  du  quelque  chose  et  de  l'autre  est  un 
rapport  essentiellement  négatif.  L'autre  est  pour  le  quelque  chose 
une  limite,  en  même  temps  lui-même  trouve  sa  limite  dans  le 
quelque  chose.  La  limite  est  donc  essentiellement  commune  aux 
deux  existences  opposées;  par  elle,  elles  se  touchent  et  se  confon- 
dent. Mais  c'est  en  même  temps  par  elle  qu'elles  sont  séparées.  Cha- 
cune dans  la  limite  est  et  n'est  pas,  est  elle-même  et  autre  qu'elle- 
même.  La  limite  est  à  la  fois  le  commencement  et  la  fin  du  limité. 
Elle  est  en  quelque  sorte  aussi  le  milieu,  l'élément  interne  et  consti- 
tutif. Le  quelque  chose  n'existe  en  effet  que  comme  déterminé  ou 
comme  limité,  et  il  n'est  tel  que  dans  sa  limite.  C'est  ainsi  que  le 
point  est  la  limite  de  la  ligne  et  qu'il  en  est  aussi,  pourrait-on  dire, 
l'élément,  puisque  la  ligne  n'existe  que  par  et  dans  ses  différents 
points.  La  limite  est  donc  à  la  fois  l'être  et  le  non-être  du  limité,  ce 
qui  le  pose  et  ce  qui  le  supprime,  ce  qui  l'exclut  et  le  constitue;  elle 
est  de  toutes  façons  la  contradiction  concentrée  et  réalisée.  L'être 
fini  est  radicalement  contradictoire  et  destructif  de  lui-même. 

La  négation  du  fini  c'est  l'affirmation  de  l'infini.  En  se  supprimant 
lui-même,  le  fini  fait  place  à  son  contraire.  Toutefois  l'infini  tel  qu'il 
se  présente  à  nous  tout  d'abord  n'est  pas  l'infini  véritable.  Il  est  la 
simple  antithèse  du  fini,  sa  négation  absolue  et  immédiate.  Ainsi 
conçu,  l'infini  contient  sa  propre  négation,  se  contredit  lui-même,  et 
passe  immédiatement  dans  le  fini.  L'exclusivité  est  évidemment  réci- 
proque. L'infini  qui  exclut  absolument  le  fini  est  lui-même  absolu- 
ment exclu  du  fini.  Il  trouve  donc  en  lui  sa  limite.  Nous  avons  cru 
opposer  l'infini  au  fini  et  nous  n'avons  fait  que  mettre  deux  finis  en 
face  l'un  de  l'autre. 


LA   SCIENCE   DE    L  ETRE.  29 

Le  véritable  infini  no  doit  passe  comporter  de  la  sorte  à  l'égard  de 
son  contraire.  11  doit  le  pénétrer  et  l'absorber;  y  être  contenu  et  le 
contenir.  11  ne  peut  éti'c  exclusivement  un  des  termes  de  l'anti- 
nomie, mais  les  deux  termes  à  la  fois.  11  doit  être  en  un  mot  lui- 
même  et  son  contraire. 

Revenons  à  l'éti-e  fini;  la  contradiction  (pi'il  contient  va  se  pré- 
senter sous  un  aspect  nouveau.  En  tant  que  la  limite  est  la  négation 
de  l'être  limité,  celui-ci  qui  est  essentiellement  affirmation  de  soi 
nie  sa  limite.  Envisagée  de  ce  nouveau  point  de  vue  la  limite  [Grenzo) 
devient  la  borne  [Schranke)  ;  elle  apparaît  comme  un  obstacle  à 
l'expansion  de  l'être  borné  et  celui-ci  pour  ainsi  dire  s'efforce  de  la 
repousser.  D'autre  part  l'être  en  soi  du  quelque  chose  devient  par  cela 
même  un  devoir  être  [sollen),  c'est-à-dire  la  négation  de  la  borne,  ou, 
en  écartant  ce  que  l'expression  a  de  trop  concret,  une  aspiration 
indéfinie  à  l'être.  Le  devoir  être  c'est  déjà  en  un  certain  sens  l'infi- 
nité, l'infinité  dans  le  fini;  mais  une  infinité  encore  enveloppée  et 
virtuelle.  Le  devoir  »'tre  c'est  la  détermination  du  fini  dans  laquelle 
se  manifeste  son  rapport  essentiel  à  l'infini.  La  contradiction  du  fini 
et  en  même  temps  sa  finité  consistent  en  cela  seul  qu'il  nesl  pas  ce 
qu'il  doit  être. 

Pour  s'affranchir  de  cette  contradiction  le  fini  se  nie  lui-même, 
comme  tel  nie  la  limite  qui  le  fait  ce  qu'il  est,  se  dépasse  lui-même  et 
pénètre  dans  Vau-delà.  Mais  s'il  pénètre  dans  Vau-delà  c'est  pour  s'y 
affirmer  lui-même,  pour  y  rester  ce  qu'il  était  en  deçà,  c'est-à-dire 
le  fini.  11  ne  dépasse  donc  sa  limite  que  pour  s'en  poser  une  nou- 
velle qu'il  devra  dépasser  à  son  tour  et  cela  indéfiniment.  Ainsi  le 
fini  affirme  et  nie  tour  à  tour  sa  finité,  pose  et  supprime  alternative- 
ment son  con\.và\ve,V au-delà  infini.  Nous  avons  ici,  il  est  vrai,  l'infini 
sous  la  forme  d'un  progrès  indéfiniment  continué  {progressus  ad  in/i- 
nilum);  mais  ce  n'est  encore  qu'un  faux  infini  où  la  finité  n'est  niée 
que  pour  se  réaffirmer  aussitôt.  Dans  l'alternance  monotone  des  deux 
termes  la  contradiction  un  instant  écartée  reparait  l'instant  d'après. 
La  solution  toujours  dillerée  apparaît  à  la  fois  nécessaire  et  impos- 
sible. 

Toutefois  dans  cette  fausse  infinité  se  révèle  déjà  la  nature  de 
l'infinité  véritable.  Le  progrès  indéfini  en  est  en  queUpie  sorte 
l'apparence  extérieure  et  immédiate.  Pour  l'en  dégager  il  suffit  d'en 
comprendre  la  signification  interne,  de  le  ramener  à  sa  loi.  Or  cette 
loi  est  fort  simple.  Chacun  des  deux  termes  opposés  se  nie  lui-même 


30  LA   LOGIQUE   DE   HEGEL. 

et  pose  son  contraire,  mais  c'est  pour  le  supprimer  aussitôt,  pour  se 
réaffirmer  lui-même  par  la  négation  de  ce  contraire.  De  cette  façon 
chacun  des  deux  termes,  le  fini  aussi  bien  que  l'infini,  s'élève  à  la 
véritable  infinité.  Celle-ci  ne  consiste  pas  en  effet  dans  la  simple 
négation  de  la  limite,  négation  que  nous  savons  déjà  être  contradic- 
toire. Dans  le  véritable  infini  la  limitation  doit  être  à  la  fois  niée  et 
conservée;  conservée  de  telle  sorte  qu'elle  ne  s'oppose  plus  à  l'affir- 
mation de  soi.  Or  c'est  ce  qui  vient  de  se  produire.  L'infini  c'est 
l'être  qui  s'affirme  dans  et  par  sa  négation;  qui  tour  à  tour  la  pose 
et  la  supprime,  et  en  fait  l'instrument  de  sa  propre  réalisation.  Cet 
infini  n'exclut  plus  absolument  le  fini.  Par  suite  il  ne  le  rencontre 
plus  en  face  de  lui  comme  un  terme  étranger  et  antagoniste,  où  lui- 
même  trouverait  sa  limite.  11  l'absorbe  plutôt  en  lui-même  et  en  fait 
un  moment  de  sa  propre  existence.  C'est  lui-même  qui  le  pose,  qui 
le  pose  en  soi  et  pour  soi.  D'après  l'expression  de  Hegel,  l'infini  dans 
son  rapport  avec  son  contraire  est  à  la  fois  l'un  des  deux  termes  et 
le  rapport  entier. 

Le  véritable  infini  est  un  devenir,  mais  un  devenir  concret  et 
déterminé  où  les  deux  termes,  dont  l'opposition  s'évanouit,  ne  sont 
plus  l'être  abstrait  et  le  néant  abstrait  ou  même  le  quelque  chose  et 
l'autre,  mais  l'infini  lui-même  et  le  fini.  C'est  un  devenir  tout 
interne  où  l'infini  sort  de  son  abstraction  et  se  réalise  en  posant  et 
en  supprimant  son  contraire.  Ce  contraire  cesse  ainsi  d'avoir  une 
existence  indépendante,  il  n'est  que  dans  et  pour  l'infini,  il  s'y  trouve 
à  la  fois  supprimé  et  conservé,  il  n'a  plus  en  un  mot  qu'une  exis- 
tence idéale  {ideelles  Dase>/n).  L'infini  en  tant  que  terme  de  l'opposi- 
tion suit  d'ailleurs  la  condition  de  son  contraire,  et  lui  aussi  n'existe 
qu'idéalement.  Mais  si  en  un  sens  il  n'est  qu'un  moment  idéal  de  la 
totalité,  d'autre  part,  il  est  aussi  cette  totalité  elle-même.  Il  est  donc 
à  la  fois  idéal  et  réel  :  il  est  et  il  est  pour  soi.  L'être  ainsi  déterminé, 
l'être  idéal  et  réel  tout  à  la  fois,  l'être  qui  se  réfléchit  sur  lui-même, 
à  travers  son  contraire,  c'est  Vrtre  pour  soi  (fiir-sich-seyn).  L'être 
pour  soi  est  une  détermination  du  sujet  plus  concrète  que  le  quelque 
chose;  avec  lui  apparaît  déjà  sous  sa  forme  la  plus  élémentaire,  cette 
réflexion  sur  soi-même,  cette  identité  médiate  avec  soi,  que  nous 
trouvons  pleinement  réalisée  dans  la  conscience  et  plus  expressé- 
ment encore  dans  la  conscience  de  soi. 

Nous  avons  ici  le  véritable  infini,  mais  un  infini  purement  abstrait 


LA   SCIENCE   DE   l'ÈTRE.  31 

et  qualitatif  :  l'infini  comme  qualité  ou  la  qualité  de  l'infini,  l'infi- 
nité abstraite.  Or  nous  savons  déjà  que  la  vérité  n'est  pas  dans 
l'abstraction  et  que  celle-ci  doit  prendre  corps  en  une  existence 
concrète.  Vétre  pour  soi  doit  se  réaliser  dans  un  r.rislant  pour  soi. 
D'ailleurs,  ce  qui  s'est  déterminé  comme  existant  pour  soi,  c'est  un 
ijuolque  chose,  lequel  demeure  tel,  c'est-à-dire  une  existence  parti- 
culière et  exclusive,  qui  ne  saurait  épuiser  la  virtualité  du  devenir 
infini. 

Son  infinité  toute  formelle  consiste  en  ceci  seulement,  qu'il  a  en 
lui-même  sa  complète  détermination  et  que  par  suite  l'au-delà 
n'existe  plus  pour  lui.  S'il  n'est  plus  limité  par  l'autre,  c'est  qu'il 
est  à  lui-même  sa  limite.  C'est  là  sa  qualité,  et  c'est  absolument  la 
(jualilé  dans  sa  parfaite  concordance  avec  sa  notion.  D'après  cette 
notion  en  eflet,  la  qualité  est  la  détermination  qui  ne  fait  qu'un  avec 
l'être.  Or,  la  détermination  n'est  réellement  identique  5  l'être,  que 
quand  elle  cesse  de  présupposer  quelque  chose  hors  de  lui.  Cette 
concentration  absolue  de  la  détermination  dans  l'être,  s'est  produite 
dans  l'infini  formel  comme  le  résultat  de  son  devenir  interne.  Dans 
ce  résultat  le  devenir  s'évanouit.  De  la  sphère  de  la  qualité  qui  s'est 
désormais  pleinement  réalisée,  ne  subsiste  que  ce  résultat  :  l'être 
absolument  déterminé  en  soi,  c'est-à-dire  V Un. 


PASSAGE  A  LA  QUANTITE 

Dans  VUn  la  qualité  atteint  sa  réalité  la  plus  haute.  Par  la  dialec- 
tique propre  de  V Un,  elle  va  passer  dans  son  contraire.  Ce  contraire 
est  la  Quantité,  c'est-à-dire  la  détermination  qui  n'est  plus  identique 
avec  l'être,  qui  peut  changer  et  change  en  effet,  sans  que  l'être  en 
soit  affecté.  L'Un  c'est  de  nouveau  l'être;  mais  c'est  l'être  désormais 
déterminé  par  la  médiation  qui  s'est  produite  en  lui  et  qu'il  a  sup- 
primée. En  lui  s'est  achevée  la  fusion  de  la  négation  et  de  l'être.  Il 
est  pour  ainsi  dire  la  négation  existante.  Son  existence  est  essen- 
tiellement négative  ou  exclusive  :  exclusive  de  toute  diversité 
interne  comme  de  toute  relation  avec  un  dehors.  C'est  l'être  enfermé 
en  soi  sans  contact  et  avec  quoi  que  ce  soit  :  l'unité  abstraite  et  for- 
melle. Excluant  toute  diversité  interne,  l'un  n'a  pour  contenu  que 
le  néant  ou  le  vide.  Repoussant  tout  contact  avec  un  autre,  il  n'a 
également   que   le  vide  hors    de  lui.    Lui-même   n'est  pour   ainsi 


32  LA  LOGIQUE   DE   HEGEL. 

dire  que  la  limite  qui  sépare  le  vide  intérieur  du  vide  extérieur. 

11  sera  facile  de  montrer  que  l'Un  ainsi  défini  ne  saurait  être 
conçu  comme  la  dernière  détermination  de  l'être,  et  qu'il  serait  con- 
tradictoire de  s'y  arrêter.  Comme  nous  venons  de  le  dire,  l'Un  est 
encore  un  quelque  chose,  une  existence  particulière  et  déterminée; 
par  suite  une  existence  négative  et  exclusive.  11  ne  saurait  être  tel 
que  si  ce  qu'il  exclut  est  un  être,  non  une  pure  négation.  Ce  que 
l'Un  exclut  et  nie,  ne  peut  plus  être  proprement  un  autre,  une  exis- 
tence qualitativement  différenciée  de  la  sienne.  En  effet,  dans  l'Un 
s'est  absorbée  la  distinction  du  quelque  chose  et  de  l'autre.  Si  elle 
reparaissait  ici,  l'Un  retomberait  à  l'état  de  simple  quelque  chose; 
il  perdrait  la  détermination  ultérieure  qui  s'est  produite  dans  le 
procès  dialectique  dont  il  est  le  résultat.  Ce  qui  est  exclu  de  l'Un  et 
nié  par  l'Un,  ne  peut  être  qu'un  être  qualitativement  identique  à 
l'Un,  ne  peut  être  que  l'Un.  C'est  ce  que  Hegel  exprime  en  disant 
que  l'un  se  sépare  de  lui-même  et  se  repousse  lui-même.  Cette 
répulsion  de  l'Un  pour  lui-même  engendre  la  pluralité  :  l'un  devient 
plusieurs.  La  pluralité  que  nous  avons  ici  n'est  pas  encore  le 
nombre,  mais  la  pluralité  indéfinie,  ou,  comme  disaient  les  Grecs, 
xà  TcoX/à  en  opposition  à  xo  îv. 

La  détermination  réciproque  des  uns  est  d'abord  la  négation  ou 
l'exclusion,  ce  que  Hegel  a  appelé  la  répulsion.  La  répulsion  essen- 
tielle de  l'Un  pour  lui-même  se  change  en  répulsion  réciproque  des 
divers  uns  au  sein  de  la  pluralité.  C'est  elle  qui  maintient  cette  plu- 
ralité qu'elle  a  produite. 

Toutefois  la  pluralité  n'existe  que  dans  les  uns  pris  ensemble;  elle 
n'est  et  ne  peut  être  que  l'unité  de  ces  uns  conçus  d'abord  comme 
isolés.  La  pluralité  elle-même  se  change  donc  immédiatement  en 
unité  et  la  répulsion  des  uns  en  attraction  réciproque.  Ainsi  s'achève 
la  dialectique  de  l'Un  qui  ne  fait  que  reproduire,  dans  le  champ  de 
l'existence  immédiate,  ou  si  l'on  veut  de  la  réalité  sensible,  la  dialec- 
tique idéale  et  interne  de  l'êti^e  pour  soi.  Celui-ci,  comme  infini,  se 
produit  en  posant  et  en  supprimant  son  contraire  :  le  fini.  De  même 
ici  l'unité  abstraite  devient  unité  achevée  et  développée  en  posant  et 
en  supprimant  la  pluralité. 

Le  point  de  vue  que  nous  avons  ici  :  l'opposition  et  l'unité  de  l'un 
et  du  multiple,  est  d'une  manière  générale  le  point  de  vue  de  l'ato- 
misme.  C'est  Démocritc  qui  l'a  introduit  dans  la  physique  générale, 
et  a  tenté  de  concilier  ainsi  Vêlre  immuable  des  Eléates  et  le  devenir 


LA    SCIENCE   DE    L  ÊTRE.  :{3 

d'Héraclile  Ce  point  de  vue  reparaît  dans  toutes  les  sphères  de  la 
j)ensée.  Lorsque  Hobbes  et  Rousseau  donnent  pour  fondement 
absolu  à  la  Société,  le  consentement  des  individus,  ils  placent  la 
rt'alilé  dans  l'un,  dans  l'individu.  Le  premier,  en  particulier,  C(jn- 
(•oit  d'abord  les  uns  dans  un  état  d'isolement  et  d'hoslililé;  mais 
c'est  cette  hostilité  même  qui,  leur  devenant  intolérable,  détermine 
leur  groupement,  les  pousse  à  s'absorber  dans  l'unité  sociale.  Ce 
philosophe  imagine  ainsi  entre  les  individus  une  répulsion  qui  d'elle- 
même  se  change  en  attraction  et  produit  une  unité  nouvelle,  l'Ltat. 
11  ne  fait,  par  conséquent,  qu'appliquera  la  politique  les  catégories 
j)ropres  de  la  philosophie  atomistique. 


QUANTITÉ 

L'unité  de  l'un  et  du  multiple,  c'est  la  (|uantité.  Cette  unité  semble 
d'abord  tout  extérieure  et  accidentelle.  C'est  l'unité  collective  d'un 
agrégat  dont  la  réalité  réside  dans  ses  parties  intégrantes.  Mais  le 
processus  par  lequel  de  l'un  primitif,  de  l'un  abstrait  et  isolé,  nous 
sommes  passés  à  l'unité  complexe  de  l'agrégat,  a  consisté  à  mettre 
en  lumière  la  contradiction  interne  et  par  suite  l'inanité  foncière  de 
cet  un  primitif.  Cet  un  primitif  n'est  qu'une  abstraction  vide.  Loin 
donc  que  l'unité  complexe  ait  sa  subsistance  dans  ses  composants, 
ce  sont  eux  plutôt  qui  ne  subsistent  qu'eu  elle  et  par  elle.  Elle  ne 
doit  donc  plus,  à  proprement  parler,  être  considérée  comme  com- 
posée, mais  simplement  et  absolument  comme  unité  du  multiple, 
comme  un  terme  où  l'unité  et  la  pluralité  sont  intimement  et  défini 
ivement  confondues,  où  la  répulsion  et  l'attraction  des  lais  se  sont 
compénélrées.  Cette  unité  qui  est  en  même  temps  pluralité  est  bien 
ce  qu'on  appelle  ordinairement  du  nom  de  quantité.  i<  L'absolue  rigi- 
dité {Sprôdifjkeit)  de  l'un,  doué  de  répulsion,  s'est  fondue  dans  celle 
unité  qui  cependant  en  même  temps,  comme  contenant  cet  un  et 
déterminée  par  la  répulsion  qui  lui  est  immanente,  est  unité  avec  soi 
comme  unité  de  l'existence  hors  de  soi  [Ausser-sich-Seyu]  >■. 
L'exclusivisme  de  l'un  s'est  changé  en  indilTéi'cnce;  indifféronci'  à 
soi-même  et  indifférence  à  ce  (jui  n'est  pas  soi.  La  quantité  peut 
varier  sans  cesser  d'être  quanlilé.  En  devenant  autre,  elle  reste  elle- 
même.  En  tant  que  détermination  de  l'être,  elle  est  une  détermina- 
tion incertaine  et  flottante,  ou,  comme  dit  Hegel,  une  détermination 


34  LA   LOGIQUE    DE   HEGEL. 

qui  n'en  est  pas  une.  La  définition  vulgaire  de  la  quantité  (ce  qui 
peut  être  augmenté  ou  diminué)  a  été  souvent  critiquée  comme 
tautologique;  elle  a  néanmoins  au  point  de  vue  spéculatif  le  mérite 
de  faire  ressortir  ce  caractère  d'indétermination  dans  la  détermi- 
nation, qui  n'est  pas  simplement  une  propriété  de  la  quantité,  mais 
constitue  sa  nature  même. 

Dans  la  quantité  ainsi  conçue,  l'unité  et  la  pluralité  se  sont  absor- 
bées, mais  non  d'une  manière  complète.  Ainsi  que  l'attraction  et  la 
répu'lsion,    elles    subsistent   virtuellement  comme    déterminabilités 
internes  et  enveloppées  de  la  quantité.  Pour  que  celle-ci  se  déter- 
mine effectivement,  elles  devront  se  reproduire,  mais  seulement  à 
titre  de  moments   abstraits  de  sa  détermination.   L'attraction   qui 
prédomine  d'abord  et  d'où  est  sortie  la  quantité  apparaît  explicite- 
ment comme  continuité.  Mais  la  continuité  n'est  que  la  possibilité  de 
la  discrétion,  et  ce  nouveau  moment  n'est  pas  moins  essentiel  que  le 
premier.  Le  continu  et  le  discontinu  ne  sont  pas,  comme  on  l'ima- 
gine ordinairement,  deux  espèces  de  quantités,  mais  deux  moments 
de  la  quantité,  moments  inséparés  et  inséparables.  Ils  doivent  se 
retrouver  dans  toute  quantité,  quelle  qu'elle  soit.  Le  continu  n'est 
quantité  que  parce  qu'il  est  divisible,  c'est-à-dire  parce  qu'il  contient 
une  discontinuité  implicite.  D'autre  part  le  discontinu  n'est  qu'une 
pluralité  de  parties  continues,  chacune  en  soi  et  susceptibles  d'être 
conçues  comme  constitutives  d'une  continuité.  Si  certaines  quantités 
concrètes  semblent  absolument   déterminées  comme  continues   ou 
comme  discontinues,  cela  tient  uniquement  à  leur  nature  qualitative. 
Un  tel  exclusivisme  est  étranger  à  la  quantité. 

La  quantité,  comme  unité  de  l'un  et  du  multiple,  est  d'aburd  quan- 
tité  indéfinie;  je  ne  dis  pas  infinie.  Elle  est  déterminable,  mais  non 
encore  déterminée;  elle  est  par  suite  virtualité  pure.  Pour  exister 
elle  doit  se  déterminer,  cesser  d'être  la  quantité  en  général  et 
devenir  une  quantité,  une  grandeur  donnée,  un  quantum.  Pour  cela 
l'unité  et  la  pluralité  que  la  quantité  contient  en  soi  doivent  être 
posées  explicitement.  De  cette  façon  la  quantité  devient  nombre.  Le 
nombre  n'est  plus  la  pluralité  indéfinie  qui  s'oppose  à  l'unité.  Il  est 
la  pluralité  définie  et  par  suite  une.  Il  a  pour  élément  l'unité,  et  lui- 
même  est  une  unité.  Il  peut  être  pris  pour  unité  et  jouer  exactement 
le  même  rôle  que  l'unité  non  définie  comme  nombre.  Il  est  formé 
d'unités  distinctes  entre  elles  et  indépendantes  de  la  totalité  qu'elles 
constituent,  mais  cette  totalité  est  parfaitement  déterminée  en  soi. 


LA   SCIENCE   DE   l'ÉTRE.  3:S 

On  n'y  peut  adjoindre  et  l'on  n'en  peut  retrancher  une  unité  élé- 
mentaire sans  qu'elle  cesse  d'être  ce  qu'elle  était,  sans  qu'elle  se 
change  aussitôt  en  un  nouveau  nomhre.  C'est  en  ce  sens  que  le 
nombre  est  unité. 

Ici  se  place  une  théorie  détaillée  des  opérations  arilhméli(iues; 
théorie  très  simple  en  elle-même,  mais  qui  ne  présente  qu'un  intérêt 
secondaire  et  que  nous  croyons  pouvoir  omettre  sans  nuire  à  l'intel- 
ligence de  ce  ([ui  va  suivre. 

Le  nombre  comme  tel  est  d'abord  une  quantité  extensive,  c'est- 
à-dire  que  les  unités  qui  le  composent  demeurent  distinctes  les  unes 
des  autres  et  que  l'unité  du  nombre  lui-même  reste  toute  extérieure 
ou  formelle.  De  ce  point  de  vue  les  unités  composantes  du  nombre 
sont  absolument  équivalentes  et  indiscernables;  il  n'en  est  aucune 
qui  ait  quelque  avantage  sur  les  autres,  (juclque  détermination  dont 
celles-ci  soient  dépourvues.  Mais  d'autre  part  conformément  à  ce  qui 
a  été  dit  plus  haut  l'élément  constitutif  du  nombre  doit  être  aussi  sa 
limite.  Or  l'élément  du  nombre  c'est  l'unité.  Le  nombre  doit  donc 
avoir  sa  limite  dans  l'unité.  C'est  ce  qui  a  lieu  en  effet  puisque  le 
nombre  change  quand  il  acquiert  ou  perd  une  unité.  Mais  parmi  les 
unités  indépendantes  que  contient  le  nombre  laquelle  en  sera  la 
limite,  laquelle  lui  donnera  sa  détermination?  D'après  ce  que  nous 
venons  d'établir  cette  détermination  ne  saurait  être  le  privilège  d'au- 
cune; toutes  y  concourent  également,  toutes  contribuent  à  constituer 
la  limite  du  nombre.  En  d'autres  termes,  toutes  se  rencontrent  et  se 
confondent  dans  cette  limite  à  laquelle  se  réduit  le  nombre  lui-même. 
Le  nombre  conçu  ainsi  comme  concentré  dans  sa  limite  cesse  d'être 
le  nombre  pour  devenir  le  degré.  A  la  quantité  extensive  a  succédé 
la  quantité  intensive. 

L'extension  et  l'intensité,  de  même  que  tout  à  l'heure  la  continuité 
et  la  discontinuité  doivent  être  considérées  non  comme  des  espèces 
de  quantités,  mais  comme  des  moments  de  la  quantité.  La  dialec- 
tique par  laquelle  nous  sommes  passés  de  l'une  à  l'autre  est  en  effet 
intrinsèque  à  l'idée  même  de  quantité  et  n'est  qu'une  phase  de  son 
développement.  Aussi  toute  quantité  peut-elle  et  doit-elle  se  pré- 
senter sous  un  double  aspect.  L'extension  c'est  la  quantité  dans  son 
existence  extérieure,  l'intensité  c'est  cette  même  quantité  revenue  en 
(îlle-même  et  concentrée  dans  son  intériorité.  Toute  force  physique 
ou  morale  manifeste  son  intensité  par  l'étendue  de  ses  effets. 

Dans  le  degré  où  ses  unités  constitutives  se  sont  pénétrées  et  con- 


36  LA   LOGIQUE    DE    HEGEL. 

fondues  il  semble  que  la  quantité  ait  atteint  sa  parfaite  détermina- 
tion. Le  degré  n'est-il  pas  à  la  fois  quantité  et  unité,  n'est-il  pas  un 
indivisible  où  la  pluralité  n'existe  plus  qu'idéalement?  n'est-il  pas 
en  un  mot  pour  la  quantité  ce  que  l'un  était  tout  à  l'heure  pour  la 
qualité,  le  centre  absolu  où  sont  venues  s'absorber  toutes  ses  contra- 
dictions? Cependant  il  n'en  est  rien.  L'être  pour  soi  du  degré,  l'inté- 
riorité de  sa  détermination  n'est  qu'une  apparence.  Le  degré  n'est 
ce  qu'il  est  que  par  les  degrés  précédents  et  suivants.  Il  n'est,  par 
exemple,  le  vingtième  que  parce  qu'il  vient  après  le  dix-neuvième 
et  précède  le  vingt  et  unième,  sa  détermination  réside  donc  vérita- 
blement hors  de  lui. 

Toute  quantité  est  nécessairement  un  quantum,  une  grandeur 
définie,  exprimable  par  un  nombre;  mais  d'autre  part  toute  quantité, 
l'intensive  aussi  bien  que  l'extensive,  est  indifférente  à  sa  limite. 
En  se  posant  elle-même  elle  pose  nécessairement  un  au-delà,  mais 
un  au-delà  qui  lui  est  homogène,  qui  est  la  continuation  d'elle- 
même.  La  limite  qui  la  sépare  de  cet  au-delà  n'est  donc  pour  elle 
qu'une  détermination  arbitraire,  extérieure  et  indifférente.  A  pro- 
prement parler  elle  n'existe  pas  pour  elle.  De  la  sorte  la  quantité  ne 
se  pose  que  pour  se  supprimer  immédiatement.  C'est  là  sa  contra- 
diction interne,  contradiction  dont  elle  n'a  pu  jusqu'ici  triompher. 
Cette  contradiction  prend  la  forme  du  progrès  à  l'infini  ou  delà  fausse 
infinité.  La  quantité,  pour  se  réaliser,  s'enferme  dans  une  limite, 
mais  cette  limite  lui  demeurant  indifférente  ne  la  borne  pas  vérita- 
blement. La  quantité  dépasse  sa  limite,  pénètre  dans  l'au-delà 
illimité.  Elle  ne  peut  cependant  y  pénétrer  sans  s'y  abîmer  qu'en  y 
posant  une  nouvelle  limite.  Celle-ci  devra  être  franchie  de  nouveau  et 
cela  à  l'infini.  Voilà  de  nouveau  la  fausse  infinité  que  nous  avons 
iléjà  rencontrée.  Elle  se  présente  maintenant  à  nous  sous  un  aspect 
quelque  peu  différent,  celui  de  la  quantité.  Étant  donnée  la  nature 
de  la  quantité  qui  est  de  pouvoir  être  augmentée  ou  diminuée,  la 
fausse  infinité  quantitative  doit  prendre  une  double  forme  et  se  déve- 
lopper en  deux  directions  opposées.  Elle  donne  ainsi  naissance  à 
deux  concepts  ou  pseudo-C(mcepts  :  l'infiniment  grand  et  l'infini- 
ment  petit.  L'un  et  l'autre  contiennent  une  contradiction  immé- 
diate. Une  grandeur  supérieure  ou  inférieure  à  toute  grandeur 
donnée  est  une  grandeur  qui  n'en  est  pas  une. 

loi  Hegel  s'arrête  à  discuter  la  nature  et  la  signification  de  l'infini 
mathématique  et  par  suite  les  fondements  de  l'analyse  infinitési- 


LA   SCIENCE    DE   l'ÈTRE.  37 

maie.  11  expose  et  critique  en  détail  les  diverses  théories  par  les- 
quelles, depuis  Newton  et  Leibniz,  jusqu'à  Lagrange  et  Carnet,  les 
mathématiciens  ont  essayé  de  justifier  leurs  procédés  de  calcul  et 
propose  ses  propres  vues  sur  la  matière.  Quelque  intéressante  et 
importante  que  soit  celte  digression,  elle  est  à  la  fois  trop  étendue 
et  trop  technique  pour  (jue  nous  puissions  la  résumer  ici. 

Nous  retrouvons  devant  nous  le  progrès  à  l'inilni,  mais  nous 
savons  déjà  ce  qu'il  signifie.  Il  est  l'expression  d'un  devoir  rire 
[SoUen).  La  quantité  doit  être  déterminée  et  ne  saurait  trouver  en 
elle-même  sa  détermination.  C'est  la  contradiction  inhérente  à  sa 
nature  qui  se  manifeste  dans  ce  progrès  où  elle  court,  pour  ainsi 
dire,  après  sa  détermination  sans  pouvoir  jamais  l'atteindre.  La  loi 
de  ce  progrès  doit  exprimer  la  vérité  de  la  quantité,  son  être  pour 
soi  ou  son  infinité  réelle.  Or  cette  loi  consiste  en  ceci  que  chacun 
des  termes  opposés  se  nie  lui-même  et  pose  son  contraire  pour  s'y 
retrouver  et  s'j-  affirmer  de  nouveau.  L'être  pour  soi  de  la  quantité 
consiste  donc  à  s'opposer  un  au-delà  pour  l'absorber  immédiatement 
en  soi-même,  pour  en  faire  un  moment  de  sa  propre  existence  et 
se  donner  par  là  sa  détermination.  C'est  là  ce  qui  a  lieu  dans  le  rap- 
port quantitatif.  Chacun  des  termes  du  rapport  se  nie  lui-même, 
abdique  en  quelque  sorte  son  indépendance  en  s'opposant  l'autre 
terme  comme  son  au-delà.  Mais  d'autre  part  c'est  de  cet  au-delà 
qu'il  attend  sa  détermination.  Cet  au  delà  n'existe  que  pour  lui;  son 
unique  raison  d'être  est  de  le  compléter,  de  lui  conférer  ce  qui  lui 
manque.  C'est  donc  au  fond  sa  propre  existence  qui  se  continue  dans 
son  au-delà.  11  n'en  est  séparé  qu'en  apparence.  A  eux  deux  ils  ne 
sont  que  deux  moments  d'une  même  unité,  c'est  celle-ci  qui  existe 
à  la  fois  dans  l'un  et  dans  l'autre,  qui  demeure  identique  et  se  main- 
tient à  travers  leurs  changements  qu'elle  règle  et  limite.  En  effet 
dans  le  rapport  les  termes  ne  sont  pas  tellement  annihilés  qu'ils 
aient  perdu  toute  subsistance  propre.  Ils  restent  ce  qu'ils  étaient 
hors  du  rapport,  c'est-à-dire  des  ({uantités.  Comme  quantités  ils  res- 
tent susceptibles  d'accroissement  et  de  diminution;  mais  ils  doivent 
varier  de  telle  sorte  que  la  variation  de  l'un  soit  en  même  temps 
celle  de  l'autre  et  que  le  rapport  lui-même  subsiste  inaltéré.  Le  rap- 
port est  donc  le  véritable  infini  quantitatif,  l'être  pour  soi  de  la 
quantité.  C'est  en  lui  qu'elle  atteint  sa  vérité.  C'est  aussi  par  lui 
qu'elle  va  passer  dans  son  contraire.  Le  rapport  est  la  négation  do 


38  LA   LOGIQUE    DE    HEGEL. 

la  quantité  immédiate.  Dans  le  rapport  celle-ci  ne  subsiste  plus  qu'à 
l'état  de  moment  abstrait.  Elle  n'a  plus  qu'une  existence  relative  et 
cette  relativité  même  constitue  sa  qualité.  La  qualité  reparaît  donc 
déjà  comme  qualité  de  la  quantité.  La  dialectique  propre  du  rapport 
nous  conduira  à  préciser  la  relation  logique  de  ces  deux  détermina- 
tions et  à  reconnaître  dans  la  qualité  la  vérité  de  la  quantité.  Nous 
serons  ainsi  amenés  à  comprendre  que  l'être  véritable  n'est  ni  la 
qualité  pure,  ni  la  pure  quantité,  mais  l'unité  de  l'une  et  de  l'autre  : 
la  qualité  quantifiée  ou  la  quantité  qualifiée,  en  un  mot  la  mesure. 
Hegel  n'ignore  pas  que  la  forme  du  rapport  peut  être  imposée  à  une 
quantité  quelconque.  Sous  ce  point  de  vue  elle  n'est  que  le  symbole 
de  certaines  opérations  à  effectuer  sur  des  nombres  donnés  et,  par 
suite,  ne  présente  au  mathématicien  aucun  intérêt  particulier.  Mais 
pour  la  philosophie  spéculative  il  en  est  tout  autrement.  Le  rapport 
contient  expressément  formulée  la  détermination  essentielle  de  la 
quantité.  Ce  qui  n'était  qu'impliqué  dans  la  notion  abstraite  du 
(juantum  ou  du  nombre  s'y  trouve  explicitement  posé.  Leur  nature 
essentiellement  relative  s'y  trouve  pleinement  manifestée.  Or  recon- 
naître la  relativité  de  toute  grandeur  c'est  pour  la  pensée  une 
démarche  d'une  importance  capitale. 


PASSAGE  A  LA  MESURE 

Le  rapport  quantitatif  est  sous  sa  forme  immédiate  le  rapport 
direct.  Dans  ce  rapport  les  deux  termes  demeurent  indéfiniment 
variables  ;  mais  ils  doivent'varier  de  telle  sorte  que  leur  quotient  reste 
le  même.  Dans  ce  rapport  la  qualité  de  la  quantité  n'est  pas  encore 
posée.  Elle  n'y  existe  qu'en  soi,  c'est-à-dire  virtuellement;  en  ce  sens 
seulement  que  l'indépendance  du  quantum  immédiat  est  niée. 
Chacun  des  termes  n'a  sa  complète  détermination  que  dans  l'autre 
terme  et  par  l'intermédiaire  du  quotient  constant.  Toutefois  cette 
indépendance  de  la  quantité  immédiate  qui  est  niée  dans  les  termes 
est  réaffirmée  dans  ce  quotient.  11  est  en  effet  lui-même  un  quantum 
pur  et  simple.  D'autre  part  ce  quotient,  qui  est  le  rapport  lui-même 
et,  comme  tel,  devrait  être  présent  aux  deux  termes,  leur  demeure 
extérieur.  Leur  variation  en  est  indépendante  et  lui  reste  indiffé- 
rente :  elle  n'est  astreinte  qu'à  une  condition,  être  la  même  pour  les 
deux  termes.  On  peut  la  concevoir  comme  la  variation  de  l'unité 


I 


L\   SCIENCE   DE   L  ÊTRE.  V.) 

commune  aux  deux,  termes  du  rapport.  Elle  n'est  pai'  suilc  nullement 
conditionnée  par  la  valeur  du  quotient  constant.  Les  deux  termes 
qui  devraient  être  respectivement  négatifs  l'un  de  l'autre  se  conti- 
nuent plutôt  positivement  l'un  dans  l'autre.  Enfin  le  quotient  cons- 
tant qui  eu  tant  que  rapport  devrait  être  l'unité  des  deux  termes, 
en  tant  que  quotient  ne  saurait  l'être.  C'est  ce  qu'tjii  voit  si  l'on 
égale  le  rapport  à  sa  valeur  et  si  l'on  donne  à  cette  égalité  la  forme 
A  =  B  C,  C  étant  le  quotient  constant.  Ce  nombre  représentera  en 
effet  ou  l'unité  qui  répétée  B  fois  produit  le  nombre  A,  ou  le  nombre 
de  fois  qu'il  faut  répéter  B  pour  obtenir  A.  C'est  donc  A  qui,  par  rap- 
port aux  deux  autres  termes,  est  le  concret,  l'unité  qualitative,  dont 
les  deux  autres,  et  G  en  particulier,  ne  sont  que  les  moments  abs- 
traits. Ainsi,  en  tant  qu'expression  de  la  nature  qualitative  du 
quantum,  le  rapport  direct  est  contradictoire  et  faux.  C'est  donc  hors 
de  lui,  dans  une  autre  forme  du  rapport,  que  doit  être  cherchée  la 
vérité  de  la  quantité. 

Dans  le  rapport  inverse  la  dernière  contradiction  que  nous  avons 
signalée  disparaît  immédiatement.  Ici  ce  qui  est  constant  c'est  le  pro- 
duit des  deux  termes.  Chacun  d'eux  est  donc  effectivement  rabaissé 
à  l'état  de  moment  abstrait  et  idéal  d'une  totalité  concrète.  Les  deux 
termes  sont  posés  comme  négatifs  l'un  de  l'autre  et  néanmoins  se 
continuent  l'un  dans  l'autre.  Mais  ils  s'y  contiennent  négativement, 
l'accroissement  de  l'un  étant  diminution  de  l'autre.  Chacun  des 
termes  tend  à  supprimer  l'autre  et  à  s'affirmer  ainsi  dans  sa  pleine 
indépendance,  à  être  à  lui  seul  la  totalité  du  rapport;  mais  il  n'y 
saurait  parvenir  car,  avec  l'autre  terme,  s'annulerait  sa  propre 
détermination.  L'expansion  indéfinie  de  chaque  terme  est  donc  en 
(juclque  sorte  arrêtée  par  le  rapport  comme  par  une  limite.  Elle  est 
un  devoir  être  {soUen)  et  en  elle  réparait  le  moment  de  la  fausse 
infinité.  L'au-delà  que  chaque  terme  paraît  poursuivre  n'est  en  défi- 
nitive que  la  suppression  de  son  contraire  et,  par  suite,  de  la  dépen- 
dance où  ce  contraire  le  retient.  Toutefois  cette  fausse  infinité  se 
résout  immédiatement  en  infinité  vraie.  Cet  au-delà  que  chacun 
des  termes  poursuit  en  vain  dans  son  accroissement  illimité  est  déjà 
atteint  et  réalisé.  Il  existe  dans  le  rapport  lui-même.  En  tant  qu'unité 
qualitative  des  deux  termes  celui-ci  est  Yrtrr  pour  soi  où  chacun  d'eux 
trouve  sa  vérité  et  sa  pleine  réalisation. 

Toutefois  une  dernière  contradiction  subsiste.  Le  rapport,  unité 
des  deux  termes,  est  encore  ici  un  quantum  immédiat.  Celte  immé- 


40  1-'^   LOGIQUE    DE    IIE(;EL. 

diatité  est  en  opposition  avec  ce  qu'il  doit  être,  avec  la  fonction  qu'il 
doit  remplir.  Il  est  en  soi  négation  de  la  réalité  indépendante  du 
quantum,  suppression  de  la  quantité  comme  telle.  Il  ne  saurait  donc 
exister  conformément  à  sa  notion  que  sous  forme  de  détermination 
purement  qualitative.  C'est  parleur  qualité  et  par  leur  qualité  seule- 
ment que  les  deux  termes  du  rapport  doivent  être  liés  l'un  à  l'autre. 
C'est  là  ce  qui  se  produit  dans  le  rapport  de  puissances. 

Le  rapport  de  puissances  {Potenzen  vcrhallniss)  est  un  rapport 
entre  deux  puissances  différentes  de  deux  quantités.  Ce  rapport  est 
nécessairement  ou  direct  ou  inverse  et,  comme  tel,  un  cas  particu- 
lier des  rapports  déjà  considérés.  Il  devrait  donc,  semble-t-il,  pré- 
senter, au  point  de  vue  spéculatif,  les  mêmes  défectuosités  que  ceux- 
ci.  Mais  Hegel  ne  s'attache  dans  le  rapport  de  puissances  qu'à  ce 
qu'il  a  de  caractéristique.  Il  néglige  ses  déterminations  accessoires. 
D'abord  les  termes  dont  il  considère  la  relation  ne  sont  pas  les  puis- 
sances elles-mêmes,  mais  les  nombres  dont  elles  sont  les  puis- 
sances. Dans  le  rapport  j^  la  relation  intéressante  n'est  pas  celle  de 
a'"  et  de  h",  mais  celle  de  a  et  de  b.  Or  celle-ci  est  évidemment  tout 
autre  qu'un  rapport  direct  ou  inverse.  Sans  doute  encore  dans  un 
semblable  rapport  chacun  des  termes  ne  trouve  sa  détermination 
dans  l'autre  que  par  l'intermédiaire  d'un  quotient  constant,  mais 
celui-ci  n'est  plus  seul  à  produire  cette  détermination  et  il  faut  y  faire 
intervenir  la  considération  des  puissances.  C'est  même  celle-ci  qui 
est  désormais  le  facteur  essentiel  de  cette  détermination.  On  peut 
convenir,  par  exemple,  de  prendre  pour  unité  le  quotient  constant. 
Dès  lors  il  cesse  de  conditionner  la  valeur  numérique  des  termes 
corrélatifs  et  celle  de  chacun  d'eux  ne  dépend  plus  de  celle  de  l'autre 
que  par  l'intermédiaire  de  leurs  exposants  respectifs.  Au  point  de 
vue  purement  formel,  une  semblable  convention  peut  être  appliquée 
aux  rapports  direct  et  inverse.  Mais  par  là  ces  rapports  se  trouvent 
qualitativement  simplifiés  et  par  suite  dénaturés.  La  détermination 
d'un  terme  par  l'autre  cesse  d'être  médiate.  Si  dans  le  rapport 
direct  le  quotient  constant  est  l'unité,  les  deux  termes  sont  immé- 
diatement égaux.  Si  dans  le  rapport  inverse  le  produit  constant  est 
l'unité,  chacun  des  termes  est  immédiatement  l'inverse  de  l'autre. 
Dans  le  rapport  de  puissances  au  contraire,  cette  convention  laisse 
intacte  la  nature  qualitative  du  rapport,  et  la  détermination  réci- 
proque des  termes  demeure  médiate.  D'ailleurs,  quoiqu'il  ne  le  dise 
pas  expressément,  Hegel  semble  dans  ses  raisonnements  considérer 


LA    SCIENCE    DE    L  ÉTKE.  il 

d'une  fagon  paiiiculière  le  rapport  d'égalité  entre  une  première 
puissance  et  un  carré  (y  :=  x-).  Dans  cette  relation  apparaît  à  la  (ois 
sous  sa  forme  la  plus  simple  et  la  plin  piirr  la  drîterminalion  spt'cu- 
lative  qu'il  veut  mettre  en  lumière  et  (jui  se  retrouvera  combinée  de 
mille  manières  avec  elle-même  ou  avec  d'autres  plus  élémentaires, 
non  seulement  dans  le  rapport  de  puissances  pris  en  général,  mais 
dans  toutes  les  relations,  algébriques  ou  transcendantes,  qui  peuvent 
exister  entre  des  quantités.  Si  l'on  examine  cette  relation  simple  en 
elle-même,  écartant  tout  vain  formalisme,  il  est  clair  que  la  liaison 
lies  deux  termes,  ce  qui  fait  que  cliacun  d'eux  a  sa  déterminalion 
dans  l'autre,  c'est  uniquement  un  l'apport  de  qualités.  Le  ra[)porL 
du  carré  à  sa  racine  n'est  pas  un  nombre,  une  tierce  quantité  dillV'- 
renle  à  la  fois  de  la  racine  et  du  carré,  mais  une  ((ualité  pure.  C'est 
la  qualité  que  possède  le  carré  d'être  un  produit  de  deux  faclcui-s 
égaux.  C'est  en  prenant  la  forme  de  ce  rapport  que  la  quantité  réa- 
lise pleinement  sa  notion,  en  ce  sens  que  la  puissance  porte  en  elle- 
même,  dans  sa  déterminalion  qualitative,  dans  l'identité  de  l'unité 
répétée  et  du  nombre  de  fois  qu'elle  doit  être  répétée,  la  condition 
de  sa  déterminalion  quantitative  ou  numérique.  Sa  qualité  ou  son 
«tre  intérieur  détermine  sa  (luanlilé  ou  son  être  extérieur.  «  Le  rap- 
port de  puissances  apparaît  d'abord  comme  une  forme  extérieure 
qui  peut  être  donnée  à  toute  quantité,  il  a  cependant  avec  la  notion 
de  la  quantité  cette  relation  étroite  que  dans  l'existence  à  laquelle 
elle  s'est  élevée  dans  ce  rapport,  elle  a  atteint  sa  notion  et  l'a  pleine- 
ment réalisée;  ce  rapport  est  la  maïufcstation  de  ce  que  le  (juantum 
est  en  soi,  il  en  exprime  la  détermination  ou  la  qualité;  ce  |)ar  (pioi 
il  se  distingue  de  ce  (jui  n'est  pas  lui.  Le  quantum  est  la  détermina- 
tion inditTérente,  la  détermination  posée  comme  supprimée,  comme 
limite  qui  aussi  bien  n'en  est  pas  une,  qui  se  continue  dans  son 
changement  et  y  reste  identique  à  soi-même.  C'est  ainsi  (]u'il  est 
posé  dans  le  rapport  de  puissances;  son  changement,  son  passage 
hors  de  soi  dans  un  autre  ([uantum  y  est  déterminé  par  lui-même.  » 

Ainsi  se  trouve  réalisée  la  notion  de  la  (juantité.  Son  rapport 
essentiel  à  son  au-delà  apparaît  comme  déterminé  par  elle-même, 
comme  étant  au  fond  un  rapport  avec  elle-même,  un  rapport  consti- 
tutif d'eile-mônT^,  autrement  dit  sa  qualité. 

Le  résultat  de  toute  cette  dialectique  est  que  la  (pumlilé  n'est 
intelligible  que  comme  (pianlil»'  i|ualiiiée  ou  comme  mesure.  Dans  le 
rapport,  et  spécialement  dans  b-  rapport  de   puissances,  elle  s'est 


42  LA  LOGIQUE   DE   HEGEL. 

déjà  produite  comme  telle.  Le  rapport  est  déjà  la  mesure,  mais  la 
mesure  formelle  et  abstraite.  En  prenant  cette  forme  la  quantité  a 
prouvé  son  aptitude  à  devenir  mesure,  mais  cette  aptitude  n'a  pas 
encore  trouvé  les  conditions  de  son  emploi.  Nous  avons  les  cadres 
abstraits  de  toutes  les  mesures  possibles,  mais  ces  cadres  demeurent 
vides.  C'est  que  la  qualité  à  laquelle  la  quantité  s'est  élevée  n'est 
encore  que  sa  qualité  propre  :  la  qualité  de  la  quantité.  Or  cette 
qualité  n'est  qu'un  mode  de  formation  dont  la  quantité  est  suscep- 
tible. Elle  n'exclut  pas  d'autres  modes  de  formation  également  con- 
cevables. Elle  n'est  point  par  suite  la  qualité  rigoureusement 
entendue.  Aussi  la  quantité  demeure-t-elle,  en  fin  de  compte,  inca- 
pable de  se  déterminer  complètement.  Les  termes  du  rapport  ont 
leur  détermination  l'un  dans  l'autre,  mais  tous  deux  pris  ensemble 
demeurent  indéterminés.  Pour  que  la  mesure  abstraite  et  virtuelle 
devienne  mesure  concrète  et  réelle,  il  faut  que  la  forme  vide  du  rap- 
port reçoive  un  contenu.  Ce  contenu  ne  peut  être  que  la  qualité,  la 
qualité  proprement  dite,  celle  qui  s'oppose  à  la  quantité.  11  faut  en 
un  mot  que  le  rapport  quantitatif  soit  en  même  temps  un  rapport 
de  qualités.  Ainsi  la  quantité,  dans  laquelle  était  passée  la  qualité, 
ramène  la  qualité.  Toutefois  la  qualité  que  nous  avons  ici  n'est  plus 
celle  que  nous  avons  laissée  derrière  nous  :  la  qualité  pure,  exclu- 
sive du  plus  et  du  moins.  C'est  la  qualité  médiatisée  par  la  quantité, 
la  qualité  qui  contient  la  quantité  ou  la  qualité  quantifiée.  La  qualité 
pure  et  la  quantité  pure  sont  deux  notions  également  vides  et  cha- 
cune se  contredit  elle-même.  Leur  vérité  est  dans  leur  unité  oîi  elles 
sont  à  la  fois  supprimées  et  conservées,  niées  en  tant  que  détermi- 
nations exclusives  et  indépendantes,  affirmées  en  tant  que  moments 
abstraits  de  l'être,  moments  à  la  fois  irréductibles  et  inséparables. 
L'être  véritable  est  donc  à  la  fois  (jualité  et  quantité,  il  est  l'unité 
indissoluble  de  l'une  et  de  l'autre,  c'est-à-dire  la  mesure. 


MESURE 

Toute  chose  est  mesure,  ou  pour  parler  un  langage  plus  populaire, 
toute  chose  a  sa  mesure  et  ne  subsiste  que  par  et  dans  sa  mesure. 
Cette  proposition  semble  un  paradoxe  et  l'expérience  paraît  d'abord 
contredire  la  spéculation.  Une  longueur,  un  poids,  etc.,  ne  peuvent-    -| 
ils  croître  sans  limite  assignable?  Mais  regardons  la  chose  de  plus 


I.A    SCIENCE    DE    L  ETRE.  4:} 

près  elnous  rec(jnnaîtrons  (jue  celte  croissance  indilinie  n'a  lieu  que 
dans  l'abstrait.  Laissons  de  côté  les  abstractions  et  les  possibilités 
vaines  pour  ne  considérer  (jue  les  êtres,  les  totalités  naturelles  cl 
données  en  fait,  et  nous  verrons  l'expérience  s'accorder  avec  la  dia- 
lectique. Tout  être  réel  n"a-t-il  pas  une  certaine  grandeur  totale,  une 
certaine  proportion  de  ses  éléments  ou  de  ses  parties  hors  desquelles 
il  ne  peut  subsister?  Certes  la  grandeur  absolue  du  tout  et  les  gran- 
deurs relatives  des  parties  ne  sont  pas  toujours  des  déterminations 
rigides  et  immuables.  Elles  peuvent  comporter  une  certaine  indéter- 
mination. Si,  sous  une  pression  constante,  l'eau  bout  à  une  tempéra- 
ture fixe;  si,  pour  former  cette  eau,  un  volume  d'oxygène  a  dû  se 
combiner  avec  deux  volumes  d'hydrogène,  ni  plus  ni  moins  ;  si  la  taille 
d'un  animal  et  les  proportions  de  ses  membres  peuvent  varier  dans 
une  large  mesure,  sans  même  que  cet  animal  devienne  à  proprement 
parler  un  monstre,  il  y  a  cependant  une  limite  que  ne  dépassera 
jamais  la  variation  normale,  ni  même  la  variation  monstrueuse. 
Elles  oscilleront  nécessairement  autour  d'une  moyenne  qui  peut  être 
considérée  comme  la  mesure  propre  de  cet  être. 

Les  sophismes  antiques  du  tas,  du  chauve,  de  la  queue  de  cheval 
ne  sont  pas,  comme  on  l'admet  généralement,  de  vains  jeux  d'esprit. 
On  peut  du  moins  prêter  avec  vraisemblance  à  leurs  inventeurs  un 
dessein  sérieux  :  celui  de  mettre  en  lumière  le  rapport,  capital 
quoique  souvent  impossible  à  définir,  qui  unit  la  quantité  à  la  qua- 
lité. C'est  par  la  quantité  que  la  destruction  s'attaque  à  l'être  qua- 
litatif. L'organisme  périt  par  l'atrophie  ou  l'hypertrophie  de  ses  par- 
ties, par  l'afTaiblissement  ou  l'exagération  de  leur  activité.  Un  État 
est  ruiné  par  le  décroissement  ou  l'accroissement  excessif  de  sa  popu- 
lation ou  de  ses  richesses. 

Le  point  de  vue  de  la  mesure  est,  selon  Hegel,  le  point  de  vue 
propre  de  l'esprit  grec  en  tant  qu'esprit  national.  Dans  la  morale, 
dans  la  politique,  dans  l'art  et  dans  la  religion,  la  Grèce  la  première 
a  su  s'élever  à  la  conception  de  la  mesure,  d'autre  part  elle  ne  l'a 
point  dépassée.  Seuls  ses  plus  grands  représentants,  Platon  et  Aris- 
tote,  sont  parvenus  au  point  de  vue  de  l'Essence,  et  même  par  instants 
à  celui  de  la  Notion. 

Le  procès  dialectique  ne  saurait  d'ailleurs  s'arrêter  à  la  mesure. 
En  la  déterminant  avec  plus  de  précision,  nous  y  découvrirons  des 
contradictions  nouvelles  qui  nous  obligeront  à  la  nier  ;\  son  tour  et 
à  nier  avec  elle  toute  la  sphère  de  l'être  immédiat. 


44  LA   LOGIQUE    DE   HEGEL. 

La  mesure  est  l'unité  de  la  quantité  et  de  la  qualité,  mais  elle  est 
d'abord  telle  comme  existence  immédiate.  Elle  est  un  certain  quan- 
tum d'une  certaine  qualité  (longueur,  poids,  température)  arbitraire- 
ment choisi  comme  unité  à  laquelle  on  compare  les  grandeurs  homo- 
gènes. 11  est  clair  que  la  mesure  ainsi  entendue  n'est  pas  la  mesure 
telle  quelle  est  dans  sa  notion.  Elle  n'est  pas  mesure  en  soi  et  pour 
soi.  Elle  n'est  mesure  que  d'une  façon  toute  extérieure  et  conven- 
tionnelle. Lors  même  qu'on  chercherait  dans  quelque  détermina- 
tion constante  des  objets  naturels  (méridien  terrestre,  longueur  du 
pendule  qui  bat  la  seconde,  points  de  congélation  et  d'ébullition  de 
l'eau),  l'unité  fondamentale  d'un  système  de  mesures,  le  choix  de 
celte  unité,  quoique  molivé  et  même  solidement  motivé,  n'en  demeu- 
rerait pas  moins  arbitraire.  D'ailleurs  l'application  de  celte  unité 
aux  choses  qu'on  veut  mesurer  est  à  l'égard  de  ces  choses  un  pro- 
cessus extérieur  et  subjectif,  auquel  elles  demeurent  étrangères  et 
indifférentes. 

Pour  que  la  mesure  soit  ce  qu'elle  doit  être,  il  faut  qu'elle  se  pro- 
duise comme  détermination  par  la  qualité  d'un  quantum  indifférent, 
comme  spécification  de  la  quantité  par  la  nature  propre  de  l'être 
qualitatif,  comme  suppression  par  la  qualité  de  l'indétermination 
inhérente  à  la  qualité  pure.  C'est  ce  qui  semble  se  réaliser  quand  un 
corps  froid  se  trouve  amené  dans  un  milieu  plus  chaud  que  lui.  Il 
n'emprunte  au  milieu  que  la  quantité  de  chaleur  nécessaire  pour 
s'élever  à  la  même  température  et  cette  quantité  varie  avec  la 
nature,  c'est-à-dire  avec  la  qualité  du  corps  considéré  :  elle  est 
essentiellement  spécifique. 

On  pourrait  croire  qu'il  y  a  là  spécification  d'un  ([uantum  indiffé- 
rent par  la  qualité  du  corps  qui  n'en  prend  que  ce  qu'exige  sa 
nature;  mais  en  réalité  le  phénomène  est  plus  complexe.  Le  milieu 
n'est  pas  une  source  inépuisable  de  chaleur.  Lui-même  est  un  corps 
ayant  lui  aussi  une  certaine  masse  et  une  certaine  chaleur  spécifique. 
Nous  sommes  donc  réellement  en  présence  d'un  rapport  de  mesures, 
détermination  de  la  notion  que  nous  retrouverons  et  examinerons 
un  peu  plus  loin.  Nous  ne  pouvons  d'ailleurs  donner  aucun  exemple 
irréprochable  de  celle  que  nous  avons  ici.  Dans  la  réalité  la  quantité 
actuellement  indéfinie  ne  saurait  en  effet  exister.  Elle  n'est  jamais 
et  ne  peut  être  qu'une  apparence. 

C'est  ce  qui  fait  la  contradiction  de  ce  moment  de  la  mesure.  Celte    I 
contradiction  tient  à  ce  que  la  quantité  à  spécifier  et  la  qualité  qui    " 


LA    SCIENCK    DE    i/ÈTRE.  tli 

doit  la  spécifier  sont  conçues  comme  deux  existences  séparées. 
L'une  est  par  suite  considérée  comme  actuellement  indéfinie,  l'autre 
comme  mesure  déterminée.  Or  l'indéfini  n'existe  réellement  que 
comme  indéfiniment  variable.  Par  suite,  à  cliarjuR  instant  ce  sont 
deux  quanlil(}.s  finies  que  nous  avcms  l'une  en  face  de  l'autre.  Si  l'une 
des  deux  demeure  fixe,  ce  n'est  plus  qu'un  certain  quantum  déter- 
miné. I^a  fixité  de  la  mesure  s'oppose  à  la  variabilité  de  la  quantité, 
mais  d'une  manière  immédiate  qui  n'a  rien  de  spécifique.  En  un 
mot  nous  sommes  ramenés  au  moment  précédent  de  la  mesure.  Si 
les  deux  quantités  varient  dans  un  rapport  direct  ou  inverse  il  n'y  a 
en  cela  rien  non  plus  de  spécifique.  Pour  échapper  à  la  contradic- 
tion il  faut  concevoir  la  variabilité  imJédnie  du  quantum  à  mesurer 
et  la  fixité  de  la  mesure  comme  réunies  en  un  seul  quelque  chose;  en 
un  même  être  ou  en  un  même  fait.  Cela  ne  peut  avoir  lieu  que  d'une 
manière  :  c'est  que  deux  déterminations  qualitatives,  distinctes 
quoique  inséparables,  varient  ensemble  quantitativement  de  telle 
sorte  que,  le  mode  de  variation  de  l'une  n'étant  pas  spécifié  el  pou- 
vant être  conçu  comme  un  accroissement  continu  en  progression 
arilhméti(jue,  la  variation  de  l'autre  prenne  une  forme  spécifique 
déterminée  par  la  qualité.  Il  faut  en  un  mot  que  la  seconde  quantité 
s'exprime  au  moyen  de  la  première  par  une  puissance  de  celle-ci 
ou  par  une  fonction  plus  complexe.  C'est  ainsi  que  la  surface  du 
carré  et  le  volume  du  cube  varieront  comme  la  seconde  ou  la  troi- 
sième puissance  du  nombre  qui  en  exprime  le  côté  ou  l'arête.  C'est 
ainsi  que  dans  la  chute  libre  des  corps  l'espace  parcouru  sera  pro- 
portionnel au  carré  du  temps  employé  à  le  parcourir.  Nous  retrou- 
vons ici  le  rapport  de  puissance,  mais  non  plus  sous  la  forme  abs- 
traite où  nous  l'avons  considéré  plus  haut.  Il  a  pris  corps  et  s'est 
donné  une  existence  immédiate  dans  des  quantités  intrinsèquement 
qualifiées,  distinctes  quoique  inséparables,  qu'il  nous  permet  de 
mesurer  l'une  par  l'autre.  L'idée  de  la  mesure  semble  donc  s'être  ici 
pleinement  réalisée. 

Mais,  à  y  regarder  de  prés,  on  voit  qu'il  n'en  est  rien.  Les  deux 
qualités  ne  sont  ici  en  rapport  que  par  leur  quantité.  Elles-mêmes 
demeurent  en  dehors  de  ce  rapport.  Elles  sont  radicalement  hétéro- 
gènes. Par  suite  leurs  quantités  respectives  n'ont  encore  au  fond 
qu'un  rapport  extérieur  et  où  pénètre  l'arbitraire.  La  surface  du 
carré  aura  pour  mesure  le  carré  du  nombre  qui  exprime  son  coté, 
mais  à  la  condition  i^u'on  prenne  pour  unité  de  surface  le  carn''  qui 


46  LA  LOGIQUE    DE   HEGEL. 

a  pour  côté  l'unité  de  longueur.  La  formule  e  =  a  t-  exprimera  l'es- 
pace parcouru  par  un  corps  qui  tombe  en  fonction  du  temps  de  sa 
chute,  mais  à  condition  que  le  coefficient  représente  l'espace  par- 
couru dans  l'unité  de  temps.  Or  ce  sont  là  des  conventions  arbi- 
traires. Il  n'y  a  aucun  rapport  intrinsèque  entre  l'unité  de  longueur 
et  l'unité  de  surface  considérées  abstraitement,  ni  entre  l'unité  de 
temps  et  la  loi  de  la  chute  des  corps.  En  un  mot  les  formules  de 
mesure,  pour  prendre  un  sens  déterminé,  exigent  qu'on  établisse 
entre  les  unités  des  quantités  mesurées  une  concordance  artili- 
cielle,  une  concordance  que  la  nature  ne  donne  pas  et  qui  n'est  que 
de  convention.  Mais  cette  concordance  se  manifeste  ici  comme  exigée 
par  l'idée  de  mesure.  La  mesure  ne  saurait  être,  comme  nous  avons 
montré  qu'elle  le  doit,  une  détermination  intrinsèque  et  essentielle 
des  choses,  si  cette  exigence  n'est  nulle  part  satisfaite.  Nous  sommes 
jusqu'ici  restés  dans  le  domaine  de  la  mesure  abstraite,  mais  la 
mesure  abstraite  ne  saurait,  ainsi  que  nous  le  voyons  clairement 
désormais,  exister  ou  même  être  conçue  comme  totalité  de  la 
mesure.  La  mesure  abstraite  plus  ou  moins  arbitraire  doit  reposer 
en  fin  de  compte  sur  la  mesure  réelle. 

La  mesure  réelle  est  un  rapport  constant  de  mesures  (mesures 
immédiates).  Dans  la  constance  de  ce  rapport  disparaît  l'arbitraire 
des  mesures  immédiates  dont  il  est  l'unité.  Les  unités  de  volume  et 
de  poids  sont  arbitrairement  déterminées,  mais  le  rapport  des  poids 
de  deux  corps  pris  sous  un  même  volume  est  un  nombre  fixe,  indé- 
pendant de  toute  convention  et  déterminé  seulement  par  la  nature 
qualitative  de  ces  deux  corps.  C'est  là  une  mesure  réelle.  Quoique 
cette  détermination  de  l'idée  n'appartienne  en  propre  à  aucune 
science  particulière,  c'est  la  chimie  qui  fournit  ici  les  exemples  les 
plus  typiques.  En  vertu  de  la  loi  des  proportions  déhnies,  les  corps  ne 
se  combinent  que  dans  certains  rapports  fixes.  Si  l'on  prend  pour 
unité  la  quantité  d'un  corps  déterminé  qui  entre  dans  une  suite  de 
combinaisons,  les  quantités  correspondantes  des  autres  corps  seront 
exprimées  par  certains  nombres.  Ces  nombres  peuvent  être  consi- 
dérés comme  les  unités  de  combinaison  de  ces  corps.  Or  l'unité  de 
combinaison  de  chacun  d'eux  est  la  même  à  l'égard  de  tous  les 
autres;  si  bien  que  chacun  peut  indifféremment  jouer  envers  les 
autres  le  rôle  de  mesure  ou  de  quantité  mesurée.  Ici  se  produit 
comme  fait  immédiat  cette  correspondance  des  unités  qualitatives  où 
nous  avons  reconnu  tout  à  l'heure  une  exigence  de  l'idée  démesure. 


LA    SCIENCE    DE   L  ETRE.  V7 

Le  rappurl  fjuaiililalif  (Je  deux  termes  n'est  plus  seulement,  comme 
dans  la  sphrre  précédente,  déterminé  par  la  qualité.  11  est  un  rap- 
port des  qualités  elles-mêmes,  la  condition  de  leur  passage  dans  une 
qualité  nouvelle,  celle  du  composé.  La  mesure  atteint  ici  sa  vérité; 
son  être  est  devenu  adéquat  à  sa  notion. 

Toutefois  dans  la  mesure  la  quantité  demeure  impliquée,  et  par 
suite  la  variabilité  qui  lui  est  inhérente.  La  mesure  se  produit  comme 
fixation  de  celte  variabilité,  mais  cette  fixation  ne  saurait  être  que 
provisoire.  La  concevoir  comme  définitive  et  absolue  serait  nier  abso- 
lument la  (juantité,  et  par  suite  la  mesure  elle-même.  Ainsi  dans 
la  mesure,  la  qualité  fixe,  c'est-à-dire  nie  la  quantité,  mais  la 
quantité  la  nie  à  son  tour  et  par  sa  variation  la  détruit.  Il  est 
vrai  que  c'est  pour  amener  de  nouvelles  mesures  et  par  suite 
de  nouvelles  qualités  (loi  des  proportions  multiples).  Nous  avons 
donc  devant  nous  pour  la  troisième  fois  le  progrès  à  l'infini, 
l'alternance  indéfinie  de  l'affirmation  et  de  la  négation.  Ici  les  deux 
termes  qui  s'opposent  sont  la  qualité  et  la  quantité.  La  solution  de 
l'opposition  est  toujours  la  même  quant  à  la  forme.  Ici  encore  le  vrai 
infini  se  produit  comme  être-pour-soi.  Chacun  des  termes  ne  se  nie 
que  pour  se  retrouver  lui-même  dans  la  négation  de  son  contraire: 
chacun  fait  de  ce  contraire  un  moment  de  lui-même,  chacun  s'élève 
parla  à  la  véritable  infinité.  Cette  infinité  n'est  plus  ici  celle  de  la 
qualité  pure,  ni  celle  de  la  quantité,  c'est  l'infinité  plus  concrète  do 
l'être  total,  qui  se  maintient  identique  à  soi  à  travers  tous  les  chan- 
gcijients  quantitatifs  ou  qualitatifs.  Ce  qui  est  démontré  ici  c'est  que 
le  changement  est  en  même  temps  persistance  ;  que  c'est  un  seul  et 
mémo  être  qui  apparaît  tour  à  tour  en  diverses  déterminations.  Ces 
déterminations  se  trouvent  par  là  niées,  supprimées  en  tant  qu'exis- 
tences indépendantes  et  rabaissées  au  rôle  d'états  ou  d'accidents 
fugitifs  d'un  substralum  immuable. 

Nous  pouvons  maintenant  résumer  la  dialectique  de  l'être.  L'être 
pur,  exempt  de  détermination  et  de  négation,  est  la  contradiction 
immédiate.  L'être  ne  peut  se  concevoir  que  dans  son  unité  avec  son 
contraire,  c'est-à-dire  dans  le  devenir.  Le  devenir  d'ailleurs  doit  être 
un  devenir  déterminé.  Il  apparaît  d'abord  comme  une  continuité  de 
qualités  distinctes  qui  néanmoins  n'existent  que  par  leurs  rapports 
réciproques,  qui  se  touchent  en  (pielque  sorte  et  se  limitent  les  une? 
les  autres.  Mais  la  (jualitê  pure,  dénuée  de  quantité,  sans  extension 


48  LA   LOGIQUE    DE    HEGEL. 

ni  degré,  ne  saurait  être  limitée  sans  par  cela  même  être  supprimée. 
Sa  limite  est  sa  négation  et,  comme  la  qualité  est  indivisible,  sa 
négation  l'atteint  et  la  détruit  tout  entière.  La  qualité  pure  est 
donc  contradictoire  en  soi. 

Toutefois  la  chose  peut  être  envisagée  d'un  autre  point  de  vue.  On 
peut  concevoir  la  limite  comme  posée  par  la  qualité  elle-même  qui 
ne  la  pose  que  pour  la  nier  et  se  réalise  en  l'absorbant.  Ainsi  consi- 
dérée la  qualité  cesse  d'être  bornée  par  le  dehors  et  se  détermine 
absolument  elle-même.  Mais  elle  cesse  par  cela  même  d"être  une 
qualité  particulière  en  rapport  avec  d'autres  qualités.  Elle  est  pur 
rapport  avec  soi,  exclusion  absolue  de  l'autre;  en  un  mot  elle  est 
devenue  l'un. 

L'un,  par  la  négativité  qui  lui  est  propre,  se  disperse  en  une  plura- 
lité indéfinie,  ou,  si  l'on  veut,  à  la  continuité  primitive  du  devenir  qua- 
litatif se  substitue  une  multitude  d'uns  isolés,  dispersés  dans  le  néant 
ou  le  vide.  Le  monde  des  qualités  changeantes  a  disparu  pour  faire 
place  au  monde  des  uns  tous  identiques  et  équivalents,  respective- 
ment séparés  par  la  répulsion,  mais  maintenus  en  présence  par 
l'attraction. 

De  ce  j)oint  de  vue  l'être  est  éternel  et  immuable.  Le  devenir  se 
réduit  à  une  pure  apparence.  Il  n'est  que  le  groupement  variable  et 
contingent  des  it7is.  Mais  cette  poussière  d'atomes  dispersés  dans  le 
néant  peut-elle  être  considérée  comme  la  réalité  ultime?  En  s'oppo- 
sant  à  la  pluralité  et  en  se  mettant  en  rapport  avec  elle,  l'un  a 
manifesté  son  abstraction.  La  vérité  n'est  ni  dans  l'un,  ni  dans  son 
contraire  le  multiple;  elle  est  dans  leur  unité  et  celle-ci  est  la  quan- 
tité. A  la  discontinuité  radicale  du  monde  atomistique  succède  la 
continuité  uniforme  de  la  quantité  pure.  Cependant  l'être  ne  saurait 
sans  s'anéantir  sombrer  dans  l'indétermination  de  la  quantité.  La 
quantité  doit  se  déterminer,  se  résoudre  en  quantités  définies  soute- 
nant entre  elles  des  rapports  précis.  En  tant  que  pure  quantité  elle 
comporte  bien  la  détermination  ;  mais  cette  détermination  lui 
demeure  extérieure  et  étrangère.  Les  limites  qu'on  lui  assigne  ne  la 
limitent  pas  réellement.  Elles  sont  de  pures  possibilités  abstraites 
et  rien  de  plus.  La  quantité  ne  peut  être  déterminée  efficacement  que 
par  la  qualité,  La  vérité  de  l'être  n'est  donc  ni  la  qualité  pure,  ni 
la  pure  quantité,  mais  l'unité  de  l'une  et  de  l'autre  ou  la  mesure. 
L'être  est  donc  un  ensemble  d'existences  à  la  fois  qualifiées  et  quan- 
tifiées. Par  leur  quantité  ces  existences   sont  dépendantes  et  soli- 


LA    SCIKN-CE    I.h    l'être 

Letre  ainsi  conçu  est  ce  que  He^'el  annplla  i'-    ver- 
Oroeuei„di,ro,.e„ce  absolu!  „V^!  L  ^a s    -1:      "™"  "'"'"" 
Elle  n'a  d'existence  que  dans  «es  „  oH  L^  eonlradietion? 

est  indilTérente.  Elle!  se      odu   e     1,  l""'  ''  "'"''"'  ''"^  '"'- 
en  est  le  substrat  ou  le  lie  ,   el     n  'n  "  T'  "°"  '"'  '""•  ""'^ 

blent  lui   venir  du  del.o  s    Ë    "ntn  '".""'""'"'•  ^""  ^^"- 
momenls,  elle  e.t  en  auelnu.  ^  "  quantitative  de  ses 

.ncnent  dcMen      /  „      X       i:?'"'''  """"'''^"^  '^ •  "" 

-pens  des  aut.s,  et  ce^Xt  eT  utr/::'';,;™'   ^'"^ 
quantité.  E  ei-è'-le  el  hm.i»  ?•  •  '^''  P"*  "ne 

-i  °'^"""'"'' "««froissement  quantitatif  des»- ^• 

moments,  mais  elle  ne  le  produit  n»s    vJ  ''°"''"" '^«  ^«»  d'>-ers 

l'unité  qualitative  de  ses  Jomen  s  au-il  i "'  ".  ""'  '"'"'^  "' 
elle  est,  aucun  de  ces  momeT,L  „eT  :ai:":.!;"  T  ""'""'  "^ 
l'autre,  élt-e  oi,  l'autre  n'est  pas,  c'est-à  di  e  n,:-  1  "''  '"'  '" 
on  décroître  quantitativement  dans  l-^  devraient  croître 
venons  de  voir  que  d'-uhT       .   ,  "'"""   ■•*??<"•'•   Or  nous 

également.  C'est"  :  n:;,;;  e^  e'^r  tv.  -"^-'^  '^^^-^ 
'uellement  l'unité  de  ses  détermination     Ele"    '"uU'T  ""  n^" 
mont  que  comme  fou.lcment  ou  raison  d'é.      e   „e  s    s   na" 
déterminée  comme  telle  Mais  elle  s.  Hi,  P'*'  *"™''« 

-  P-opre  négation.  L'indin-éren     ^n  me        at;;' "ab"  7°'"''"^' 
"é.ïation  de  son  être  immé.li»,  „,  "e^atuile  absolue,  comme 

qui  S',  est  absorb::.T'::r  ;:s^Ti:i;;;é:L':  :rri'iv"^^ 

L  essence  c'est  la  négation  radicale  de  l'immédia   el  T   .  '' 

la  médiation  absolue.  L'essence  est  d'abodTot^e  •  ' 

tité  avec  soi-même   mais  eell.  „         °,  '•'"■''  t""'"  '«l'u- 

négation.  L'essere^  nie    'é  r      '  "      '      "  "''''  '"'  '''  ''^"^  «''  '* 
-  t.sLMce  me  letre  comme  immédiat  et  mV  oii«      • 

l-opi-e  nnmédiatité.  Sa  nature  est  .le  se  se  nder  el!  '' 


4 


..^  LA   LOGIQUE    DE    HEGEL. 

l'être  sont-elles  marquées  tout  d'abord  du  sceau  de  leur  double 
re  Uv  tl  :  relativité  de  el>aeune  .  son  opposée,  et  de  toutes  deux  a 
Z  unité.  Aussi  ne  passent-elles  plus  Vune  dans  l'autre,  ma.s  plutôt 
se  rénéchissent  lune  sur  l'autre.  ,  •   j„  i» 

Subiectivement  le  point  de  vue  de  l'essence  est  celut  d  la 
rétterion.  La  pensée  prend  d'abord  l'être  comme  .1  se  donne,  c  est 
pour  elle  un  objet  extérieur  qu'elle  se  propose  simplement  de  s  assi- 
Lier  de  rendre  intérieur  à  elle-même.  Mais  cet  objet  immédiat  se 
révèle  contradictoire  et  inintelligible.  La  pensée  se  vo.tamst  con- 
trainte à  s'élever  au-dessus  de  lui  pour  le  comprendre,  a  sortir  de 
l'immédiat  et  du  donné,  à  chercher  au  delà  de  lui  le  pr.nc.pe  qui 
l'explique.  L'être  qu'elle  perçoit  n'est  plus  dés  lors  pour  elle  qu  une 
apparence  insignifiante  et  vaine  en  elle-même,  ma.s  a  travers 
ulelle  elle  se  Halte  de  découvrir  la  vérité  ou  l'essence^L  essence 
c'est  l'être  véritable,  xo  ô,™=  J.  de  Platon,  l'être  qm  échappe  aux 
sens  et  à  la  perception  immédiate,  mais  se  révèle  à  la  réflexion  et  a 
la  science. 

Dans  les  questions  tour  à  tour  abordées  par  la  science  de  Ntre  le 
lecteur  a  sans  peine  reconnu  les  problèmes  fondamentaux  de  la 
philosophie  grecque.  Aucun  penseur  depuis  Aristote  ne  les  ava 
Lnmis  à  un  examen  systématique.  Il  est  cependant  peu  croyabk 
que  sur  ces  questions  l'antiquité  ait  dit  le  dernier  mot;  que  ving 
siècles  de  spéculation  et  de  recherches  scientifiques  n  aien  en  aucune 
mesure  rendu  plus  claires  et  plus  distinctes  les  notions  élémentaires 
sur  lesquelles  repose  toute  connaissance.  Sans  doute  peu  de  philo- 
sophes modernes  seraient  disposés  à  tenir  pour  des  axiomes  indis- 
u  ables  les  solutions  qu'Aristote  a  données  à  ces  P-Wemes  essen- 
tiels. Eux-mêmes  les  résolvent  à  leur  manière,  mais  implicitement 
et  à  propos  d'autres  problèmes.  Hegel  a  compris  qu  d  convenait  de 
s  poser  de  nouveau   en   termes  exprès.   Cela   lui   a  perniis   de 
e  rouver  la  philosophie  dans  son  histoire;  de  montrer  ^  contm- 
de  son  évolution  à  travers  la  diversité  des  systèmes  e    ^  e lab  r  que 
son  propre  système,  loin  d'être  un  incident  insignifiant  de  cette  évo- 
lution, en  est  le  terme  nécessaire,  qu'il  contient  et  résume  tous    es 
autres,  et  qu'un  autre  ne  pourrait  le  dépasser  qu  en  1  absorbant.  Il  5 
a  gagné  également,  comme  nous  le  verrons  par  la  suite,  de  pouvoir 
formuler   avec   rigueur   et  précision  les   questions  plus   spéciales 
qu'agite  la  philosophie  moderne  et  d'en  rendre   par  cela  même  la 


LA   SCIENCE   DE   l/f.TUi:.  "A 

solution  possible.  Si  sous  les  noms  divers  de  criticisme,  de  positi- 
visme, d'évolutionisme,  d'agnosticisme,  le  doute  sceptique,  quoi- 
que impatiemment  supporté,  envahit  de  plus  en  plus  les  esprits,  la 
faute  en  est  uniquement  à  notre  faiblesse  spéculative,  à  notre  impuis- 
sance à  penser  systématiquement.  Chacun  demande  à  la  philosophie 
la  confirmation  de  ses  croyances  vagues  et  de  ses  aspirations  mal 
définies,  la  démonstration  de  ses  préjugés  moraux,  religieux  ou 
irréligieux,  et  se  désespère  de  ne  l'y  pas  trouver.  C'est  là  singuliè- 
rement méconnaître  la  nature  de  cette  science.  La  philosophie  n'est 
pas  une  révélation  :  elle  ne  nous  découvre  rien  d'un  autre  monde. 
Même  de  celui-ci  elle  ne  nous  apprendra:  rien  qui  soit  radicalement 
nouveau.  Elle  n'est  que  l'effort  de  la  raison  pour  comprendre  l'expé- 
rience et  se  comprendre  elle-même.  Fille  est  l'accord  et  l'harmonie 
de  nos  connaissances  et  ne  saurait  être  rien  de  plus.  La  raison  n'est 
pas  un  oracle  chargé  de  répondre  à  toutes  les  questions  qu'il  nous 
plaira  de  lui  adresser  :  profondes  ou  frivoles,  sensées  ou  insensées. 
Elle  ne  résoud  et  n'est  tenue  de  résoudre  que  celles  qu'elle  se  pose 
elle-même  et  celles-là  seules  ont  droit  de  cité  dans  la  science  philo- 
sophique. 


III 


LA    SCIENCE    DE    L'ESSENCE 


L'essence  est  la  négation  de  l'être  immédiat;  elle  est,  par  suite, 
médiation  absolue  ou,  ce  qui  revient  au  même,  négativité  absolue.  En 
un  sens,  l'être  est  lui-même  négatif  ou  exclusif;  exclusif  de  la  média- 
tion ou  du  retour  sur  soi.  C'est  pour  cela  que  son  unité  nous  a  paru 
définitivement  incompatible  avec  la  multiplicité  de  ses  détermina- 
tions. Celles-ci  demeurent  en  effet  extérieures  les  unes  aux  autres  et 
toutes  ensemble  restent  extérieures  au  substrat  qu'elles  déterminent. 
Leur  unité  n'est  au  fond  que  l'unité  du  sujet  qui  les  pense;  elle  est 
en  nous,  elle  n'est  pas  dans  l'être.  L'être  pur  est  donc,  à  proprement 
parler,  extérieur  à  lui-même.  En  niant  son  immédiatité,  en  passant 
dans  son  contraire,  l'essence,  l'être  ne  fait  par  suite  que  rentrer  en 
lui-même,  que  se  donner  une  intériorité  [sich  erinnern).  Dans  sou 
rapport  à  l'essence,  l'immédiatité  de  l'être  apparaît  comme  un 
passé,  aboli  et  conservé  tout  à  la  fois;  mais  c'est  un  passé  intem- 
porel. L'essence  n'est  donc  au  fond  que  le  retour  de  l'immédiat 
sur  lui-même  ou  sa  réflexion  sur  soi,  et  c'est  ainsi  qu'elle  en  est  la 
négation.  Dans  son  retour  sur  soi  l'immédiat  en  effet  cesse  d'être 
tel;  il  se  nie  lui-même  comme  immédiat. 

Si,  dans  sa  totalité,  la  sphère  de  l'être  constitue  la  première  affir- 
mation, le  moment  immédiat  de  l'idée,  la  sphère  entière  de  l'essence 
en  représentera  le  moment  négatif;  l'une  sera  la  thèse  et  l'autre 
l'antithèse,  leur  unité  et  leur  vérité  :  la  négation  de  la  négation 
devra  être  cherchée  dans  une  troisième  sphère  où  s'absorberont  à  la 
fois  l'être  et  l'essence  :  la  sphère  de  la  notion  [Begriff). 

La  science  de  l'essence,  comme  celle  de  l'être,  comprend  trois 
parties.  L'essence,  après  avoir  supprimé  l'être,  se  développe  d'abord 


I 


i,A  SCIENCE  DE  l'essenck.  y,:\ 

en  elle-int'ine  indépendamment  de  son  contraire  qui  s'y  est  absorbé. 
Mais,  de  même  que,  dans  la  sphère  de  l'être,  la  quantité  a  ramené 
la  qualité  d'où  elle  était  sortie;  de  même  l'essence  doit  ramener 
l'être.  Dans  la  sphère  du  phénomène  les  deux  contraires  se  retrou- 
vent en  présence  et  se  niellent  en  rapport  Tun  avec  l'autre.  Toute- 
fois ils  ne  se  pénètrent  encore  que  d'une  manière  incomplète;  leur 
parfaite  fusion,  leur  unité  définitive  qui  est  la  notion  ne  se  réali- 
sera qu'à  travers  une  dernière  sphère  :  celle  de  l'actualité  (  Wir- 
klichkeit). 

ESSENCE 

L'essence  est  la  négativité  absolue.  Son  être,  son  rapport  immé- 
diat avec  soi,  n'est  que  le  retour  de  la  négation  sur  elle-même. 
N'ayant  rien  hors  d'elle-même  qu'elle  puisse  nier,  la  négation  se  nie 
elle-même,  puis  nie  cette  première  négation  et  cela  à  l'infini.  Plus 
exactement,  la  négation  absolue  n'est  telle  que  dans  un  retour 
sur  soi-même  qui  n'admet  à  proprement  parler  ni  commencement 
ni  fin.  Cette  infinie  négation  ne  soi  est  en  même  temps  identité 
avec  soi  :  la  négation  n'élanl  elle-même  que  parce  qu'elle  nie. 
Il  suit  de  là  qu'en  se  niant  elle-même  l'essence  ne  sort  pas  d'elle- 
même,  ne  passe  pas  dans  un  cimlraire.  Elle  ne  fait  que  rentrer 
en  elle-même,  (|ue  manifester  son  idcnlilé  avec  elle-même.  Aussi 
est-elle  soustraite  au  devenir.  Son  mouvement  est  tout  intérieur; 
il  n'est  pas  un  passage  hors  de  soi  dans  un  au-delà  {Ueùergeliot), 
mais  plutôt  un  retour  sur  soi,  une  réflexion.  L'essence  n'existe 
d'ailleurs  que  dans  et  par  ce  mouvement;  essence  et  réflexion  sont 
deux  noms  difl"érents  d'une  môme  délern)inalion  de  l'idée. 

L'essence  comme  négation  immédiate  de  l'être  semble,  elle  aussi, 
tout  d'abord  avoir  une  existence  immédiate  {Dase;/n).  Ainsi  conçue, 
elle  est  un  quelque  chose,  c'est-à-dire  l'essentiel  {das  Wrsevlliche) 
dans  son  opposition  à  l'inessentiel  (das  Univesenllichc).  Mais,  dans 
l'état  d'indétermination  où  l'essence  demeure  encore,  toute  distinc- 
tion de  l'essentiel  et  de  l'inessentiel  ne  saurait  être  qu'arbitraire  et 
subjective.  D'ailleurs  l'essence  n'est  pas  seulement  Vautre  de  l'être; 
en  tant  que  négativité  absolue,  elle  est  aussi  bien  Vautre  d'elle- 
même.  Elle  nie  à  la  fois  l'immédiatité  de  l'être  et  sa  propre  inimé- 
diatité.  Elle  est  ce  qui  n'a  pas  d'existence  immédiate;  et  l'existence 
immédiate,  de  son  côté,  n'est  pas  seulement  l'inessentiel  [dus  Unive- 


54  LA    LOGIQUE    DE    HEGEL. 

sentliche),  mais  ce  qui  n'a  pas  d'essence  {das  Wesenlosi').  En  un  mot, 
du  point  de  vue  de  l'essence,  l'être  n'est  plus  l'être,  mais  seulement 
l'apparence  (Schein).  L'apparence  c'est  le  rien  déterminé  et  subsis- 
tant, c'est  l'être  explicitement  nié,  l'être  qui  n'est  plus  en  soi  ni 
pour  soi,  mais  en  et  pour  autre  chose;  et  cette  autre  chose  s'est  ici 
produite  comme  essence. 

Le  point  de  vue  que  nous  avons  ici  est  celui  du  scepticisme  antique 
et  de  l'idéalisme  subjectif.  Ces  doctrines  rabaissent  l'être  immédiat 
du  sens  commun  au  rang  de  pure  apparence.  Mais  précisément  parce 
qu'elles  s'en  tiennent  là,  leur  négation  de  l'être  demeure  une  décla- 
ration toute  platonique.  Entre  l'apparence  et  le  sujet  auquel  elle 
apparaît,  elles  n'établissent  aucune  médiation  ou,  ce  ([ui  revient  au 
même,  relèguent  cette  médiation  dans  l'inconnaissable. 

Par  suite  l'apparence  qui,  dans  son  inanité,  contient  toute  la 
richesse  des  déterminations  de  l'être,  subsiste  en  face  du  sujet  comme 
un  terme  indépendant  et  irréductible.  Elle  tient  en  fait  la  place  pri- 
mitivement occupée  par  l'être  et  la  remplit  tout  entière;  elle  est 
l'être  lui-même  sous  cette  réserve  qu'elle  n'est  pas.  Mais  cette 
réserve,  faite  une  fois  pour  toutes,  reste  par  cela  même  sans  consé- 
quence et  c'est  en  paroles  seulement  qu'on  a  dépassé  le  point  de  vue 
du  sens  commun. 

L'apparence  ainsi  conçue  s'oppose  encore  à  l'essence  comme  un 
résidu  de  l'être.  Ce  résidu,  si  atténué  qu'on  l'imagine,  s'affirme  vis  â- 
vis  de  l'essence  comme  un  autre  indépendant  ou  tout  au  moins  per- 
siste dans  l'essence  elle-même  comme  une  détermination  qu'elle  ne 
s'est  pas  donnée  (le  choc  infini  de  Fichte).  C'est  là  une  illusion  qu'il 
importe  de  dissiper.  11  ne  s'agit  plus  de  prouver  qu'en  dehors  de 
l'essence  il  ne  saurait  rien  subsister  de  l'être;  la  démonstration  est 
déjà  faite.  Il  faut  montrer  seulement  que  les  déterminations  par 
lesquelles  l'apparence  semble  se  distinguer  de  l'essence  appartien- 
nent à  l'essence  elle-même.  Or  l'essence,  comme  réflexion  absolue 
de  la  négation  sur  elle-même,  doit  ramener  le  moment  de  Timmé- 
diatité.  En  se  niant  elle-même,  elle  affirme  l'être  et,  par  suite,  toutes 
les  déterminations  de  l'être.  Cependant  l'être  ainsi  affirmé  n'est  plus 
ce  qu'il  est  dans  sa  sphère  propre;  il  n'est  plus  l'immédiat  pur  et 
simple,  mais  l'immédiat  qui  sort  de  la  médiation  ou  l'immédiat 
médiatisé.  Il  n'est  plus  l'être  en  soi  et  pour  soi,  mais  l'être  comme 
moment;  comme  moment  de  l'essence  ou  de  la  négativité  infinie.  Il 


LA   SCIENCE   DE   L  ESSENCE.  r,", 

est  l'immédiatité  de  la  négation,  la  subsistance  du  rien,  en  un  mot 
il  est  l'apparence.  L'apparence  n'est  donc  pas  l'apparence  de  l'être 
dans  l'essence,  mais  plutiH  l'apparence  absolue  ou  l'apparence  de 
l'essence  en  elle-même. 

L'apparence  c'est  la  réflexion,  mais  la  réflexion  encore  implicite: 
la  réflexion  dont  les  dilTérents  moments  sont  comme  concentrés 
dans  leur  unité  immédiate  ou,  si  l'on  veut,  la  réflexion  irréfléchie.  Cet 
état  immédiat  de  la  réflexion  est  contradictoire  à  sa  notion.  Elle 
doit  s'en  dégager  et  devenir  réflexion  explicite.  Ses  divers  moments 
doivent  se  distinguer  les  uns  des  autres,  se  donner  une  indépendance 
relative  et  rentrer  dans  leur  unité:  mais  dans  une  unité  réfléchie  et 
médiate. 

La  réflexion  absolue,  en  tant  que  retour  infini  de  la  négation  sur 
elle-même  est  à  la  fois  négation  de  la  négation  et  identité  de  la  néga- 
tion avec  soi.  Sous  le  premier  rapport  la  négation  passe  dans  son 
contraire,  mais  sous  le  second  elle  ne  sort  pas  d'elle-même.  Il  y  a 
donc  à  la  fois  :  passage  et  suppression  du  passage;  devenir  et  néga- 
tion du  devenir.  Le  devenir  qui,  dans  la  sphère  de  l'être,  affectait 
la  forme  d'un  mouvement  rectiligne,  s'infléchit  pour  ainsi  dire  en 
cercle  et  revient  indéfiniment  sur  lui-même.  C'est  ainsi  qu'il  est 
réflexion.  Dans  sa  réflexion  sur  soi  la  négation  est  elle-même  en  se 
niant  et  parce  qu'elle  se  nie,  elle  est  et  n'est  pas  elle-même:  elle  se 
donne  une  immédiatité  et  un  être,  mais  une  immédiatité  médiate  et 
un  être  explicitement  déterminé  comme  néant.  C est  la  V être  posé  {das 
Geselztseyn)  et  la  réflexion  en  tant  qu'elle  le  produit  est  position 
[Setzende  Réflexion).  Poser  n'est-ce  pas  en  efl"et  affirmer  et  nier  tout 
à  la  fois,  conférer  à  ce  qu'on  pose  un  être  qui  n'est  pas  l'être. 

En  tant  que  position,  la  réflexion  n'a  encore  qu'une  existence 
immédiate.  Elle  n'existe  en  efl'et  que  dans  le  posé.  Elle  n'est  que  la 
négativité  dont  il  est  afl'ecté.  Elle  n'a  pas  de  contenu  propre;  elle  est 
comme  si  elle  n'était  pas,  en  un  mot  elle  se  supprime  elle-même. 
Elle  n'acquiert  de  contenu  propre  et  par  suite  de  réalité  qu'en  tant 
qu'elle  nie  sa  propre  négativité  ou  qu'elle  restitue  au  posé  une  sub- 
sistance indépendante.  Elle  devient  alors  elle-même  présupposition 
[Voreaitsaelzende  Réflexion).  La  présupposition  c'est  la  position  qui 
se  nie  comme  telle.  Le  présupposé  est  quelque  chose  que  la  réflexion 
ne  crée  pas,  mais  qui  lui  est  donn»',  (lu'elle  trouve  devant  elle  et  sur 


56  LA   LOGIQUE    DE   HEGEL. 

quoi  elle  s'exerce.  Dans  ce  présupposé  elle  peut  poser  quelque 
détermination  qui  lui  soit  propre  et  devenir  position  réelle  ou  déter- 
minée. Ainsi  toute  position  est  au  fond  en  même  temps  présuppo- 
sition. 

Inversement  toute  présupposition  est  position.  Le  présupposé 
n'est  tel  que  comme  point  de  départ  de  la  réflexion:  qu'en  tant 
qu'elle  s'y  applique  et  y  pose  quelque  détermination.  Son  immédia- 
tité  est  toute  relative  et  relative  à  la  réflexion.  Elle-même  la  lui  con- 
fère en  le  déterminant.  Ce  n'est  qu'un  aspect  de  l'acte  par  lequel 
elle  le  détermine.  Position  et  présupposition  ne  sont  que  deux 
moments  abstraits  d'une  seule  et  même  réflexion.  Celle-ci  n'est 
réflexion  achevée,  réflexion  en  soi  et  pour  soi  que  comme  unité  de 
l'une  et  de  l'autre. 

En  tant  que  simple  présupposition,  la  réflexion  se  sépare  du  pré- 
supposé. Elle  se  l'oppose  comme  son  autre  et,  par  suite,  se  donne  à 
elle-même  une  existence  indépendante.  Elle  devient  ainsi  réflexion 
extérieure  (aussere  Reflexion).  La  réflexion  extérieure  a  devant  soi 
une  donnée,  une  existence  immédiate  qu'elle  détermine.  Cette  exis- 
tence immédiate  apparaît  comme  la  condition  de  son  exercice;  con- 
dition qui  lui  est  imposée  du  dehors,  qu'elle  n'a  pas  posée  elle- 
même.  D'ailleurs  la  détermination  que  la  réflexion  confère  à  cet  être 
immédiat  demeure,  elle  aussi,  extérieure  au  déterminé.  Il  n'en  est 
pas  intérieurement  afl"ecté  et  reste  après  ce  qu'il  était  avant.  La 
réflexion  la  pose  en  lui,  mais  elle  ne  l'y  pose  que  pour  elle-même. 
C'est  pour  le  déterminé  une  dénomination  intrinsèque.  «  Cette 
réflexion  extérieure  est  le  syllogisme  dont  les  deux  extrêmes  sont 
Vimmédiat  et  la  réflexion  sur  soi;  le  moyen  est  leur  relation,  l'immé- 
diat déterminé:  mais  de  telle  sorte  que  l'une  de  ses  parties,  l'immé- 
diatité,  appartienne  seulement  à  l'un  des  extrêmes,  et  l'autre  partie, 
la  détermination  ou  la  négation,  seulement  à  l'autre  extrême.  » 

C'est  sous  cet  aspect  particulier  de  la  réflexion  extérieure  que  le 
sens  commun  se  plaît  à  considérer  la  réflexion  en  général.  Elle  n'est 
pour  lui  que  l'activité  d'un  sujet  pensant  qui  s'exerce,  sans  le  modi- 
fier intérieurement,  sur  un  objet  donné.  Cette  réflexion  sans  doute 
détermine  l'objet,  mais  les  déterminations  qu'elle  lui  donne  n'exis- 
tent que  pour  le  sujet,  n'ont  hors  de  lui  aucune  réalité.  Or  l'exté- 
riorité n'est  qu'un  moment  abstrait  de  la  réflexion.  Loin  que  celle-ci 
se  réduise  à  une  manière  toute  subjective  de  considérer  les  choses 


LA   SCIENCE   DE   L  ESSENCE.  .".7 

réelles,  elle  en  est,  au  premier  chef,  une  détermination  interne.  C'est 
elle  qui  constitue  leur  essence;  c'est  parce  qu'elles  la  contiennent 
(ju'elles  sont  réelles,  qu'elles  diflerent  de  l'être  pur,  c'est-à-dire  de  la 
pure  apparence.  D'ailleurs  il  ne  faut  pas  oublier  que  nous  sommes 
ici  dans  la  sphère  de  l'essence  et  de  la  réflexion  abstraites.  Nous 
ignorons  encore  ce  que  peuvent  être  une  chose,  un  objet  ou  un  sujet. 
Ces  déterminations  de  l'idée  ne  se  produiront  que  plus  tard.  Ce  que 
nous  avons  ici  c'est  seulement  la  réflexion  extérieure  comme  telle, 
la  réflexion  qui  s'est  déterminée  comme  distincte  de  sa  présupposi- 
tion et  s'est  mise  en  relation  avec  elle  comme  avec  son  autre. 

Mais,  ainsi  que  nous  l'avons  établi  tout  à  l'heure,  la  position  et  la 
présupposition  ne  sont  que  deux  moments  d'une  seule  el  même 
réflexion.  L'une  et  l'autre  sont  inséparables.  La  réflexion  pose  dans 
le  présupposé,  c'est-à-dire  le  détermine,  mais  celui-ci  n'existe  comme 
tel  que  pour  la  réflexion  et  dans  la  mesure  où  elle  le  détermine. 

La  réflexion  se  révèle  ainsi  comme  réflexion  déterminante  [Bes- 
timmende  Reflexion).  La  réflexion  déterminante  présuppose  l'immé- 
diat, mais  cet  immédiat  n'est  tel  que  dans  sa  détermination  même. 
11  est  immédiat,  en  tant  que  réfléchi;  il  est  l'immédiatité  que  la 
réflexion  se  donne  à  elle-même.  D'ailleurs  en  absorbant  l'immédiat  la 
réflexion  s'absorbe  en  lui.  Elle  lui  devient  intérieure  et  immanente 
et  n'est  plus  désormais  que  sa  réflexion  propre. 

La  réflexion  déterminante  pose  l'être,  mais  l'être  en  tant  (jue 
réfléchi,  en  tant  qu'immédiatité  de  la  réflexion  elle-même,  or  cet  être 
est  l'essence. 

L'immédiatité  de  l'essence  n'est  plus  exclusive  de  la  médiation. 
Elle  la  contient  comme  supprimée.  Elle  ne  l'a  plus  devant  elle,  mais 
c'est  parce  qu'elle  l'a  en  elle.  Si  les  déterminations  de  la  réflexion 
{lie flexions- Bestimmungen)  ou,  comme  Hegel  les  appelle  également, 
les  essentialités  (Wesenheiten),  sont  affranchies  de  la  négation,  c'est 
qu'elles  se  la  sont  incorporée.  Elles  subsistent  hors  du  devenir  dans 
une  inaltérable  égalité  avec  soi;  mais  c'est  parce  qu'elles  envelop- 
pent leur  contraire  et  que,  dans  leur  rapport  avec  lui,  elles  ont  à 
la  fois  l'un  des  termes  avec  le  rapport  entier. 

L'essence,  dans  son  rapport  immédiat  avec  elle-même,  est  l'iden- 
tité. L'identité,  c'est  l'è/rc,  mais  l'Vr^  réfléchi  ou  l'f.'/n,' de  la  réflexion. 
Si  l'être  pur  est  l'affirmation  pure,  l'identité  est  l'affirmation  comme 
réaflirmation,  le  retour  de  raffirmation  sur  elle-même  à  travers  la 
négation.  L'identité  contient  donc  son  contraire  comme  supprimé. 


J)8  LA   LOGIQUE   DE    HEGEL. 

Ce  contraire  c'est  la  négation,  le  non-être^  mais  le  non-être  essentiel 
ou  réfléchi,' c'est-à-dire  la  différence.  L'identité  a  donc  pour  moments 
elle-même  et  la  différence.  Elle  est  le  rapport  de  ces  deux  termes 
concentré  dans  son  moment  affirmatif. 

La  différence  dans  l'identité  est  une  différence  par  laquelle  rien 
n'est  différencié;  par  suite  une  différence  qui  se  nie  elle-même,  ou 
qui  diffère  d'elle-même,  c'est-à-dire  précisément  la  différence  absolue. 
<^r  cette  différence  absolue,  dans  son  rapport  négatif  avec  elle-même, 
reste  ce  qu'elle  est,  c'est-à-dire  la  négation  essentielle.  Elle  y  est  par 
suite  identique  à  elle-même,  c'est-à-dire  aussi  bien  la  différence 
affirmée  que  la  différence  supprimée.  En  tant  qu'affirmation  de  soi 
la  différence  devient  elle-même  le  rapport  entier  et  l'identité  descend 
au  rang  de  moment  subordonné  et  supprimé. 

D'autre  part,  en  tant  que  l'identité  et  la  différence  sont  l'une  et 
l'autre  au  même  titre  affirmation  de  soi  et  négation  de  son  contraire, 
chacune  d'elles  cesse  d'être  absolument  elle-même.  L'identité  est 
aussi  bien  différence  et  la  différence  identité.  Chacune  en  effet  est 
identique  à  elle-même  et  diffère  de  l'autre.  En  d'autres  termes,  l'iden- 
tité et  la  différence  ne  sont  plus  que  relatives  et  les  deux  termes  du 
rapport  cessent  d'être  à  proprement  parler  deux  contraires.  Ils  sont 
désormais  simplement  distincts  (  Verschleden)  et  parfaitement  indiffé- 
rents l'un  à  l'autre. 

Les  termes  distincts  ont  cessé  de  se  réfléchir  l'un  sur  l'autre.  Ils 
ne  sont  plus  en  rapport  que  pour  un  troisième  terme  auquel  ils 
demeurent  étrangers.  Ce  troisième  terme  c'est  leur  réflexion  qui 
s'est  en  quelque  sorte  retirée  d'eux.  Cette  réflexion  devenue  exté- 
rieure aux  termes  dont  elle  est  la  réflexion  est  la  comparaison.  C'est 
dans  la  comparaison  seule  que  les  termes  distincts  sont  encore  iden- 
tiques et  différents,  c'est-à-dire  que  leur  rapport  subsiste. 

L'identité  et  la  différence  sont  ici  proprement  l'identité  et  la  diffé- 
rence spécifique  des  scholastiques.  Hegel  les  désigne  par  les  termes 
de  gleichheit  et  ungleic/theit  qui  n'ont  pas  d'équivalents  français  dans 
le  sens  précis  oi^i  il  les  entend.  Les  termes  d'égalité  et  d'inégalité  ont 
une  signification  trop  strictement  quantitative;  ceux  de  ressem- 
blance et  de  dissemblance  désignent  non  les  concepts  abstraits  que 
nous  avons  ici,  mais  plutôt  leurs  déterminations  concrètes. 

L'identité  et  la  différence  comme  moments  de  la  réflexion  exté- 
rieure sont  extérieures  à  elles-mêmes  et  respectivement  extérieures 


LA   SCIENCE   DE    L  ESSENCE.  .-)9 

lune  à  l'aulre.  L'identité  n'est  pas  l'identité  d'ellc-inéiiie,  mais  celle 
des  termes  distincts;  et  de  même  la  diirérence.  D'autre  part,  quoi(|ije 
coexistant  dans  ces  termes,  l'identité  et  la  différence  demeurent 
indifférentes  l'une  à  l'autre.  Les  termes  sont  à  la  fois  identiques  et 
différents,  mais  non  du  même  point  de  vue  :  identiques  en  ceci,  ils 
sont  différents  en  cela.  L'identité  et  la  différence  que  pose  la  compa- 
raison s'ajoutent  ainsi  simplement  à  la  distinction  des  termes  du 
rapport,  et  loin  de  la  constituer  la  présupposent.  La  réflexion  exté- 
rieure au  lieu  d'expliquer  la  distinction  s'explique  par  elle.  Elle 
n'est  donc  qu'une  apparence,  et  ce  qui  apparaît  en  elle  c'est  la 
réflexion  immanente  des  termes  distincts. 

Dans  leur  réflexion  immanente  les  termes  distincts  sont  encore  à  la 
fois  identiques  et  différents;  mais  leur  identité  et  leur  différence  ont 
cessé  d'être  extérieures  l'une  à  l'autre.  Elles  se  sont  compénétrées 
et  c'est  ainsi  qu'elles  ont  pénétré  les  termes  eux-mêmes.  Ceux-ci 
sont  identiques  et  différents  précisément  du  même  point  de  vue.  Ils 
sont  leur  identité  dans  leur  différence  et  leur  différence  dans  leur 
identité.  Ils  ne  sont  plus  simplement  distincts  et  indifférents  l'un  à 
l'autre;  ils  sont  opposés  {entfjerjcnsetzt)  et  leur  rapport  est  l'opposi- 
tion ((7«?^ensafz).  Toute  distinction  enveloppe  une  opposition.  L'oppo- 
sition est  la  vérité  de  la  distinction  et  la  réflexion  immanente  la 
vérité  de  la  réflexion  extérieure. 

Immédiatement  les  termes  de  l'opposition  sont  deux  termes  sim- 
plement distincts  en  qui  l'opposition  est  posée,  par  exemple  le  chaud 
et  le  froid  (en  tant  que  sensations).  Chacun  peut  être  conçu  sans  son 
contraire,  encore  qu'en  s'affirmant  il  nie  implicitement  son  con- 
traire. Chacun  peut  être  pris  comme  positif,  et  l'autre  par  suite 
devient  négatif.  Mais  ils  ne  sont  encore  mis  en  rapport  que  par  la 
comparaison  ou  la  réflexion  extérieure.  Or  si  la  vérité  de  la  distinc- 
tion est  l'opposition,  si  la  première  n'existe  et  n'est  intelligible  que 
par  la  seconde,  le  rapport  du  positif  et  du  négatif  ne  doit  pas  rester 
extérieur  et  indifférent  à  ses  termes.  Ils  doivent  être  opposés  en  soi, 
chacun  doit  contenir  l'autre  et  son  rapport  négatif  avec  l'autre  :  tels 
le  haut  et  le  bas,  la  droite  et  la  gauche.  Ici  chacun  des  termes  con- 
tient le  rapport  entier;  néanmoins  s'ils  ont  cessé  d'être  indifférents 
au  rapport,  ils  le  sont  encore  à  leur  détermination  comme  termes 
de  celui-ci  et  la  posilivité  peut  être  encore  indifféremment  attri- 
buée à  l'un  ou  à  l'autre. 


60  LA   LOGIQUE    DE    HEGEL. 

Pour  que  la  réflexion  leur  devienne  réellement  immanente,  il  faut 
que  celte  dernière  extériorité  disparaisse;  que  chaque  terme  soit, 
pris  en  soi,  positif  ou  négatif.  Tels  l'actif  et  le  passif  d'un  commer- 
çant, la  justice  et  l'injustice,  le  bien  et  le  mal,  la  vérité  et  l'erreur. 
Chacun  des  termes  contient  l'autre  en  même  temps  qu'il  l'exclut  et 
par  cela  même  qu'il  l'exclut,  et  chacun  a  en  lui-même  indépendam- 
ment de  l'autre  sa  complète  détermination.  Chacun  en  étant  simple- 
ment lui-même  est,  par  ce  seul  fait,  terme  du  rapport  et  a  sa  place 
déterminée  dans  le  rapport.  Celui-ci  s'est  en  quelque  sorte  donné 
dans  chacun  de  ses  termes  une  substance,  une  existence  en  soi  et 
pour  soi.  Le  positif  et  le  négatif  sont  les  déterminations  de  la 
réflexion  (l'identité  et  la  difl'érence),  mais  pleinement  développées  et 
parvenues  à  la  subsistance  indépendante  [Selèststândigkeit). 

Les  déterminations  de  la  réflexion  ont  été  formulées  en  proposi- 
tions appelées  axiomes  logiques.  Au  fond,  toutes  les  catégories  de 
l'idée  logique  pourraient  donner  lieu  à  des  propositions  semblables. 
On  dit  :  Toute  chose  est  identique  à  elle-même  ;  on  pourrait  dire  aussi 
bien  :  Toute  chose  est,  a  une  qualité,  une  quantité,  etc.  D'une  manière 
générale  chaque  catégorie  est  applicable  à  toute  chose  et  les  axiomes 
logiques  n'expriment  que  la  possibilité  d'appliquer  les  catégories  de 
la  réflexion.  En  ce  sens,  ils  sont  vrais,  mais  ils  deviennent  faux  et 
contradictoires  quand  on  les  entend  d'une  manière  exclusive.  Le 
principe  d'identité  Â  est  A  est  juste  sans  doute,  mais  son  contenu  est 
contradictoire  avec  sa  forme.  Il  est  une  proposition,  c'est-à-dire  une 
affirmation,  et  par  cette  affirmation  rien  en  réalité  n'est  affirmé. 
Dans  la  proposition  A  est  A  le  premier  A  est  sujet  et  le  second 
attribut.  Or  le  sujet  en  général  difl"ère  de  l'attribut  en  général. 
Comme  proposition,  le  principe  d'identité  a  deux  termes,  comme 
affirmation  de  l'identité  il  n'en  a  qu'un  seul. 

Le  principe  de  contradiction  A  n'est  pas  non  A  n'est  que  le  prin- 
cipe d'identité  énoncé  sous  forme  négative.  D'autre  part,  on  peut  de 
toute  chose  en  général  affirmer  la  difl'érence  aussi  bien  que  l'identité  ; 
on  a  alors  ce  principe  :  Toutes  choses  sont  différentes.  Ce  principe  con- 
tredit le  principe  d'identité,  car  en  tant  qu'engagé  dans  le  rapport  de 
différence  un  terme  n'est  plus  précisément  ce  qu'il  est  dans  son  identité 
abstraite  avec  soi.  Leibniz  a  entendu  le  principe  de  difl'érence  comme 
affirmation  non  de  la  différence  pure,  mais  d'une  différence  déterminée 
et  déterminée  comme  qualité  principe  des  indiscernables.  Mais,  prise 
en  ce  sens,  la  proposition  ne  comporte  aucune  justification  logique. 


I.A   SCIENCE    DE   L  ESSENCE.  01 

Le  principe  du  milieu  exclu,  A  est  B  ou  non  B  nie  rindifTérence 
d'un  terme  «{uelconque  à  l'égard  de  l'opposition.  Pris  en  un  sens 
absolu,  il  se  contredit  immédiatement  lui-même.  Kn  effet,  le  sujet 
de  proposition  disjonctive,  en  tant  qu'il  n'est  encore  déterminé  ni 
comme  positif  ni  comme  négatif,  est  lui-même  ce  troisième  terme 
(jue  la  proposition  exclut. 

«  Chacun  (des  termes  de  l'opposition)  a  sa  subsistance  par  soi  (Sel- 
fjslstàndigkeit)  par  cela  qu'il  a  en  lui  son  rapport  à  son  autre 
moment;  il  est  ainsi  l'opposition  entière  enfermée  en  soi.  Kn  tant 
qu'il  est  ce  tout,  chacun  est  médiatisé  avec  soi  par  son  autre  et  le 
contient.  Mais  il  est  d'autre  part  médiatisé  avec  soi  par  le  non-étre  de 
son  autre  :  c'est  ainsi  qu'il  est  unité  existant  pour  soi  et  e.\clut  de 
soi  son  autre. 

En  tant  que  la  détermination  de  la  réflexion  subsistant  par  soi 
(SelOsistàndige  Réflexions  Bestinimung),  sous  le  même  rapport  où 
elle  contient  Vautn'  et  par  cela  subsiste  par  soi,  exclut  cette  autre  \ 
elle  exclut  de  soi,  dans  sa  subsistance  par  soi,  sa  propre  subsistance 
par  soi.  Celle-ci  consiste  en  effet  à  contenir  en  soi  la  détermination 
opposée  et  par  cela  à  n'être  plus  une  relation  à  quelque  chose  d'exté- 
rieur, mais  à  être  aussi  bien  immédiatement  soi-même  et  à  exclure 
de  soi  la  détermination  négative.  Ainsi  elle  est  la  contradiction. 

La  différence  en  général  est  déjà  en  so/ la  contradiction.  Elle  est  en 
effet  l'unité  de  termes  qui  n'existent  qu'en  tant  qu'ils  ne  sont  pas  un 
et  la  séparation  de  termes  qui  ne  sont  séparés  (jue  dans  une  seule  et 
même  relation.  Mais  le  positif  et  le  négatif  sont  la  contradiction 
posée  parce  qu'en  tant  qu'unités  négatives,  ils  se  posent  eux-mêmes 
et  que  chacun  par  là  est  la  suppression  de  lui-même  et  la  position 
de  son  contraire. 

Pour  comprendre  ceci  il  faut  se  rappeler  cpie  nous  avons  ici  le 
positif  |)ur  et  le  négatif  pur;  non  un  positif  et  un  négatif  déter- 
minés. 11  est  clair  alors  que  chacun  de  ces  termes  est  contradictoire 
en  soi.  Le  positif  doit  être  positif  en  soi,  c'est-à-dire  en  dehors  de  son 
rapport  avec  le  négatif  (sans  cela  il  serait  indifférent  à  sa  positivitéi  ; 
mais,  en  tant  que  pur  positif,  il  n"est  que  la  négation  du  négatif.  La 
contradiction  est  évidente.  Celte  contradiction  est  celle  de  la 
rétlexion.  La  réflexion  est  pure  médiation;  ses  déterminations  sont 
des  relations  pures,  sans  substrat,  sans  termes.  Ce  qui  vient  d'être 
démontré,  c'est  que  de  semblal)les  relations  sont  inintelligibles.  La 
réflexion  constate  sa  propre  inanilé  et  se  supprimi^  elle-même.  La 


t;2  LA  LOGIQUE   DE   HEGEL. 

science  de  l'être  a  démontré  que  la  vérité  n'est  point  dans  l'immédiat, 
la  dialectique  de  l'essence  prouve  qu'elle  n'est  pas  davantage  dans  la 
pure  médiation.  Elle  ne  saurait  donc  plus  être  cherchée  que  dans 
leur  unité.  L'immédiat  que  la  réflexion  avait  nié  est  ramené  par  elle. 
Elle  le  ramène  en  tant  qu'elle  se  supprime  elle-même.  Elle  l'implique 
comme  condition  de  ses  propres  déterminations.  En  tant  que  ramené 
par  la  réflexion,  il  est  posé  ou  médiatisé,  il  est  lui-même  un  moment 
de  réflexion;  mais  il  est  posé  comme  non  posé.  Il  constitue  ainsi  la 
dernière  détermination  de  la  réflexion  ;  celle  de  la  réflexion  sup- 
primée. Cet  immédiat  n'est  pas  relation,  mais  il  n'est  pas  non  plus 
indifl"érent  à  la  relation.  Il  est  ce  par  quoi  la  relation  existe;  ce  par 
quoi  les  termes  de  celle-ci  sont  à  la  fois  rapprochés  et  opposés.  C'est 
le  fondement  ou  la  raison  d'être  [Grund). 

Toute  détermination  de  l'essence  et  par  suite  toute  détermination 
en  général  a  son  fondement  ou  sa  raison  d'être.  L'essence  est  en  soi 
déjà  la  raison  d'être.  Ce  qui  nous  a  fait  passer  de  l'être  à  l'essence 
c'est  l'impossibilité  constatée  de  trouver  dans  l'être  pur  la  raison  de 
ses  déterminations.  Mais  si  l'essence  est  raison  d'être,  elle  ne  l'est 
d'abord  qu'en  soi  ou  implicitement.  Elle  ne  se  produit  immédiate- 
ment que  comme  Vautre  de  l'être  ou  comme  médiation  pure. 

C'est  seulement  au  terme  de  son  procès  dialectique  qu'elle  manifeste 
ce  qu'elle  est  en  soi.  «  La  médiation  pure  est  pure  relation  sans 
termes  dont  elle  soit  la  relation  [reine  Beziohung  ohne  Bezogene)  ». 
En  un  mot  les  déterminations  de  l'essence  sont  les  formes  vides  de  la 
médiation,  une  médiation  par  laquelle  rien  n'est  médiatisé.  «  Le 
fondement  est  la  médiation  réelle  parce  qu'il  contient  la  réflexion 
comme  supprimée.  Il  est  l'essence  qui,  à  travers  son  non-être,  retourne 
en  soi  et  se  pose.  Dans  ce  moment  de  la  réflexion  supprimée,  le  posé 
reçoit  la  détermination  de  l'immédiatité;  il  est  déterminé  comme 
identique  avec  soi  en  dehors  de  la  relation  et  de  sa  propre  appa- 
rence. Cet  immédiat,  c'est  l'être  rétabli  par  l'essence,  le  néant  de  la 
réflexion  par  lequel  l'essence  se  médiatise.  » 


PASSAGE  AU   PHÉNOMÈNE 

La  vérité  n'est  ni  l'être  ni  l'essence,  mais  l'unité  de  l'être  et  de 
l'essence.  Cette  unité  est  le  fondement  ou  raison  d'être.  Mais  dans 
cette  catégorie,  l'unité  n'est  encore  qu'immédiate  et  indéterminée.  La 


LA    SCIENCK    DE    l'kSSENCE.  fi;{ 

raison  d'être  (jui  s'est  produite  tout  à  l'iKuire  n'est  (juc  la  raison  d'ètr(; 
abstraite,  la  raison  d'être  en  général.  Les  deux  sphères  de  l'être  et 
de  l'essence  ont  en  elle  un  premier  point  de  contact;  leur  entirTf 
pénétration  ne  s'est  pas  encore  accomplie. 

Le  fondement  n'existe  comme  tel  que  dans  son  rapport  avec  ce 
qu'il  fonde  (flruudhezichimg).  Le  fondé  comme  tel  est  un  immédiat 
dont  on  part.  C'est  lui  qui  pose  le  fondement,  mais  de  telle  sorte 
que  cette  position  se  réduise  à  une  pure  apparence  et  que  lui-même 
au  contraire  soit  posé  par  le  fondement.  Les  deux  termes  contien- 
nent l'essence  comme  réflexion  sur  soi  à  travers  son  contraire,  mais 
dans  le  fondement  l'essence  se  pose  comme  non  posée  et  la  réflexion 
se  supprime  elle-même.  L'essence  est  donc  à  la  fois  dans  les  deux 
termes;  elle  constitue  leur  unité  positive;  le  fait  que  chacun  se  con- 
tinue dans  l'autre.  Elle  est  ainsi  le  support  passif  de  la  relation 
[Grundlage);  mais,  considérée  sous  cet  aspect,  elle  n'est  pas  le  fon- 
dement [Grundj.  Toutefois  elle  est  dans  le  fondement  et  elle  y  a  une 
subsistance  immédiate  indépendante  du  rapport;  logiquement  anté- 
rieure à  celui-ci. 

Ici  pour  la  première  fois  l'essence  apparaît  comme  substrat  de  la 
médiation.  Dès  lors  la  médiation  en  général  prend  une  signification 
nouvelle.  L'essence  cesse  de  se  confondre  avec  le  mouvement  même 
de  la  réflexion;  elle  est  en  quelque  sorte  l'élément  où  il  se  produit  et 
qui  le  rend  possible.  Les  déterminations  de  la  réflexion  cessent  de 
flotter  pour  ainsi  dire  dans  le  vide  et  trouvent  dans  l'essence  un  sup- 
port. 

En  tant  que  distinctes  de  leur  substrat  elles  constituent  la  forme, 
et  le  substrat  dans  son  opposition  avec  la  forme  n'est  plus  à  propre- 
ment parler  l'essence,  mais  seulement  la  matière  [du;  Matn^lc).  La 
matière  c'est  l'essence  qui  s'est  déterminée  comme  indéterminée, 
comme  indifférente  à  la  détermination.  Les  deux  moments  de  Tes- 
sencc  :  la  négativité  et  l'identité  avec  soi,  se  sont  séparés  l'un  de 
l'autre  :  l'un  est  devenu  la  forme,  l'autre  la  matière.  La  détermina- 
tion comme  forme  est  indiflerente  à  ce  qu'elle  détermine,  la  subsis- 
tance, comme  matière,  est  in(lifl"érente  à  la  détermination  dont  elle 
est  la  subsistance.  Dans  leur  indépendance  réciproque  chacun  des 
deux  termes  s'étend  au  delà  de  l'autre  et  pour  ainsi  dire  le  déborde  : 
la  matière  peut  recevoir  plusieurs  formes  et  la  forme  s'appliquer  à 
diverses  matières. 

Il  est  vrai  que,  dans  leur  isolement,  la  matière  et  la  formt;  ne 


64  LA   LOGIQUE    DE    HEGEL. 

sont  que  des  abstractions.  Chacune  d'elles  présuppose  l'autre  et  ne  se 
réalise  que  dans  l'autre.  Chacune,  prise  en  soi,  se  contredit  elle- 
même.  La  forme  est  nécessairement  la  forme  d'une  matière.  De 
même  la  matière  ne  saurait  être  que  la  matière  d'une  forme.  Leur 
vérité  n'est  donc  que  dans  leur  unité  :  la  matière  formée  et  la  forme 
matérialisée,  c'est-à-dire  le  contenu  [Inhalt).  Le  contenu  c'est  la 
matière,  mais  la  matière  pénétrée  et  façonnée  par  la  forme. 

Le  contenu  c'est  l'essence  revenue  à  son  unité  à  travers  le  moment 
de  la  scission.  Toutefois,  l'unité  de  la  matière  et  de  la  forme  n'est 
plus  ce  qu'elle  était  dans  l'essence  indéterminée.  Celle-ci  était  l'unité 
positive  ou  immédiate  des  deux  termes.  Ils  n'avaient  pas  encore  été 
distingués  et  leur  unité  ne  pouvait  apparaître  comme  détermination 
ou  limitation  réciproque.  L'unité  que  nous  avons  ici  est  au  contraire 
une  unité  négative  ou  médiate.  En  rentrant  dans  cette  unité  les  deux 
termes  se  déterminent  réciproquement.  L'indifférence  qui  s'est  pro- 
duite tout  à  l'heure  persiste  en  un  certain  sens  dans  le  résultat  qui 
la  supprime.  Ce  résultat  contient  la  matière  et  la  forme,  mais  niées 
et  limitées  l'une  par  l'autre.  Ce  n'est  plus  l'unité  de  la  matière  en 
général  et  de  la  forme  en  général,  mais  bien  leur  unité  concrète,  celle 
d'une  certaine  matière  et  d'une  certaine  forme.  L'essence  comme 
contenu,  c'est  l'essence  déterminée. 

Le  contenu  est  l'unité  de  la  matière  et  de  la  forme,  mais  dans  la 
détermination  de  matière.  Il  est  en  soi  plutôt  matière  que  forme.  Il 
est  ce  qu'était  tout  à  l'heure  l'essence  comme  unité  positive  des  deux 
termes  de  l'opposition.  Il  est  seulement  l'essence  déterminée,  une 
certaine  essence.  Il  s'oppose  par  suite  de  nouveau  à  la  forme  et  les 
moments  de  celle-ci  sont  ici  la  forme  elle-même  et  la  matière.  Dans 
le  contenu,  la  matière  et  la  forme  se  sont  identifiées  en  ce  sens 
qu'elles  s'impliquent  réciproquement,  que  chacune  est  déterminée 
par  l'autre,  que  la  matière  ne  peut  avoir  que  cette  forme,  et  la  forme 
que  cette  matière.  Néanmoins,  il  est  toujours  possible  de  les  distin- 
guer par  abstraction  l'une  de  l'autre  et  c'est  ce  qui  différencie  le 
contenu  comme  tel  ou  comme  essence  déterminée  de  l'être  immé- 
diat. Cette  abstraction  est  une  réflexion  et,  semble-t-il,  une  réflexion 
extérieure  au  contenu.  Cependant  cette  extériorité  n'est  qu'appa- 
rente. La  forme  qui  s'oppose  au  contenu  n'est  que  sa  réflexion  imma 
nente;  c'est  elle  qui  le  constitue  comme  essence.  11  s'est  produit 
d'ailleurs  comme  unité  négative  des  déterminations  de  la  forme  qui 
s'oppose  ici  à  lui  (forme  et  matière).  Par  rapport  à  ces  détermina- 


LA   SCIENCE   DE   L  ESSENCE-  6d 

lions,  il  est  donc  fondement;  puisque  le  fondement  en  général  est 
l'unité  négative  des  déterminations  de  l'opposition.  Le  contenu  est 
fondement  ou,  ce  qui  revient  au  même,  le  fondement  est  un  contenu, 
une  essence  déterminée.  Le  fondement  qui  se  produit  ici  est  le  fon- 
dement déterminé  {der  heatinirnte  (Jrund). 

Le  fondement  détermini'  est  d'abord  fondement  formel.  Si  dans  la 
reliilion  du  fondement  au  fondé  telle  qu'elle  s'est  produite  plus  haut 
à  l'essence  indéterminée  qui  consliluuit  l'unité  positive  des  deux 
termes,  nous  substituons  l'essence  déterminée  ou  le  contenu,  il  vient 
ceci  :  un  même  contenu  est  posé  deux  fois,  une  fois  comme  Umdé  et 
l'autre  comme  fondement;  d'abord  comme  fait  immédiat  qu'il  s'agit 
d'expliquer,  puis  comme  explication  de  ce  fait.  Par  exemple,  la  terre 
attire  les  corps  parce  qu'elle  est  douée  d'attraction.  Il  est  clair  que 
l'attraction  n'est  que  le  fait  à  expliquer  présenté  comme  explication, 
l'immédiat  revêtu  d'une  forme  rétléchie.  Une  semblable  raison  est 
sulfisante  en  ce  sens  que,  le  principe  accordé,  la  conséquence  est 
nécessaire.  Mais  elle  est  illusoire  en  ce  sens  que  le  principe  ne 
difl'ère  pas  de  la  conséquence  et  que  la  régression  de  celle-ci  à  celui- 
là  est  purement  verbale.  La  seule  vérité  que  contienne  cette  expli- 
cation se  réduit  à  ceci  :  que  l'immédiat  ne  vaut  pas  par  lui-même, 
qu'il  doit  être  posé  par  la  réflexion  ou  expliqué;  mais  elle-même  ne 
l'explique  pas. 

Pour  que  le  fondement  soit  rée\  {t^eeller  GrunH)  ou  que  l'explication 
explique  quelque  chose,  il  faut  que  la  forme  pénétre  le  contenu;  que 
celui-ci  ne  soit  plus  absolument  le  même  dans  ses  deux  détermina- 
tions, comme  fondement  et  comme  fondé.  La  raison  pour  laquelle  la 
pierre  tombe  est  sa  pesanteur.  Ici  nous  avons  une  raison  réelle.  La 
pierre  ne  tombe  pas  précisément  en  tant  que  pierre,  mais  en  tant  que 
posante.  Le  fait  immédiat  contient  le  fondement,  mais  il  contient 
plus  que  lui.  Le  fondement  n'est  plus  qu'une  partie  du  fondé.  L'ex- 
plication consiste  à  isoler  cette  partie,  à  dégager  ainsi  l'universel  du 
particulier.  Précisément  pour  cela  le  rapport,  pris  en  soi,  devient 
insuffisant,  demeure  indéterminé.  On  ne  voit  pas  immédiatement 
quelle  détermination  du  fonilé  constitue  le  fondement.  Le  rapport  lui- 
même  {(rrundOeziehung)  doit  être  posé.  Il  requiert  une  raison  d'être 
qu'il  ne  contient  pas. 

Le  fondement  complet  ou  suffisant  (der  Yollstàndige  Grtind)  est 
l'unité  du  fondement  formel  et  du  fondement  réel.  Comme  le  premier 
il  est  su  ffisant  par  soi.  Comme  le  second  il  explique  réellement  le  fait 


66  LA   LOGIQUE   DE   HEGEL. 

immédiat.  J'ai  observé  que  divers  corps  pesants  tombaient,  un  nouveau 
corps  qui  n'a  de  commun  avec  les  précédents  que  la  pesanteur  tombe 
également.  Sa  pesanteur  est  la  raison  et  la  raison  suffisante  de  sa 
chute.  Ici  le  même  fait,  la  liaison  de  la  pesanteur  (sensation  d'effort) 
et  de  la  chute,  est  présenté  deux  fois  :  comme  fait  immédiat  (dans  le 
fondement)  et  comme  réflexion  d'un  terme  sur  l'autre  (dans  le 
fondé).  Mais  cette  fois  la  différence  n'est  plus  purement  arbitraire 
ou  verbale.  Dans  le  premier  cas  la  liaison  est  en  effet  immédiate- 
ment donnée.  Dans  le  second  cette  liaison  déjà  reconnue  permet  de 
concevoir  la  chute  comme  amenée  ou  posée  par  la  pesanteur. 

La  liaison  de  la  pesanteur  et  de  la  chute  est  prise  en  soi,  ce  qui 
fait  que  la  chute  a  pour  raison  la  pesanteur  ;  elle  n'est  pas  elle-même 
la  raison,  mais  ce  par  quoi  celle-ci  est  raison.  En  elle-même  c'est 
une  donnée  immédiate  indifférente  au  rapport  qu'elle  sert  à  établir. 
C'est  là  ce  qu'on  peut  appeler  la  condlilon  [Bedingung)  et  le  fonde- 
ment complet  est  le  fondement  conditionné. 

Ainsi  le  fondement  présuppose  la  condition.  En  elle  il  se  réfléchit 
sur  lui-même  et  c'est  elle  qui  constitue  son  être  en  soi,  son  être 
comme  terme  du  rapport,  en  dehors  du  rapport.  Cependant,  elle- 
même  semble  d'abord  indifférente  à  cette  médiation.  Elle  est  con- 
dition ;  mais  c'est  là  pour  elle  une  dénomination  extrinsèque.  Le 
rapport  qui  s'appuie  sur  elle  ne  l'affecte  point.  Peu  lui  importe  d'être 
ou  non  condition;  cette  détermination  n'ajoute  rien  à  son  être.  Elle- 
même,  d'autre  part,  est  sans  raison  d'être  et  sans  condition;  elle  est 
l'inconditionné.  Toutefois  elle  n'est  encore  telle  que  par  rapport  à  la 
médiation  qu'elle  conditionne  et  à  laquelle  elle  demeure  indiffé- 
rente. C'est  l'inconditionné  relatif  {das  relat'w  Unbedingie). 

Cette  indifférence  de  la  condition  n'est  toutefois  qu'une  pure  appa- 
rence. Dans  son  extériorité  à  la  médiation,  elle  est  l'immédiat 
comme  tel,  l'être  dans  son  opposition  primitive  à  l'essence.  Or  l'être 
s'est  supprimé  lui-même.  Il  est  passé  dans  l'essence.  Il  ne  peut  plus 
subsister  comme  être  pur,  mais  seulement  comme  unité  de  lui-même 
et  de  l'essence;  comme  existence  de  l'essence  ou  de  la  médiation. 
Loin  donc  que  la  médiation  où  elle  entre  soit  pour  la  condition  une 
détermination  indifférente,  elle  est  au  contraire  son  essence  même. 

L'être  n'existe  que  pour  être  condition,  que  comme  moment  de  la 
médiation,  c'est-à-dire  ici  de  la  raison  d'être.  La  condition  est  Vêtre 
en  soi  de  celle-ci  et  a  en  elle  son  être  pour  soi.  C'est  une  seule  et 
même  réflexion  qui,  implicite  ou  latente  dans  la  condition  comme 


LA  SCIENCE   DE   L  ESSENCE.  67 

telle,  se  produit  au  dehors  dans  la  raison  d'être.  L'unité  de  la  con- 
dition et  de  la  raison  d'être,  c'est  l'unité  absolue  de  médiation,  mais 
d'après  tout  ce  qui  précède,  c'est  aussi  bien  l'unité  de  la  médiation 
et  de  l'immédiat.  C'est  en  un  mot  l'inconditionné  absolu  {das  absolut 
Unbedingte).  Cet  inconditionné  est  tel,  non  parce  qu'il  exclut  de  lui 
la  médiation,  mais  tout  au  contraire  parce  qu'il  la  contient  en  lui  et 
que,  se  médiatisant  lui-même,  il  n'est  plus  médiatisé  par  un  autre, 
par  une  réflexion  qui  lui  serait  extérieure. 

L'inconditionné  c'est  la  sphère  entière  de  l'être  qui  est  aussi  bien 
désormais  celle  de  l'essence  ou  de  la  médiation.  Toute  existence  est 
à  la  fois  immédiate  et  médiate.  Elle  a  ses  conditions  et  sa  raison 
d'être  et  n'est  donnée  que  par  elles.  Elle-même  est  en  même  temps 
condition  et  raison  d'être  à  l'égard  d'autres  existences.  Elle  n'est 
ainsi  qu'un  anneau  dans  la  chaîne  infinie  des  médiations.  D'autre 
part,  elle  est  aussi  bien  l'inconditionné  ou  la  médiation  supprimée. 
En  tant  qu'elle  est,  elle  a  cessé  d'être  assujettie  à  des  conditions  et 
d'avoir  une  raison.  Celles-ci  se  sont  absorbées  en  elle  et  ne  sont 
plus  que  ses  moments.  Les  rapports  sont  renversés  et  c'est  elle-même 
qui  les  conditionne.  Ses  conditions  et  sa  raison  sont  parce  qu'elle 
est;  c'est  elle  qui  les  a  posés  en  se  posant  comme  existence  et,  média- 
tisée par  eux,  elle  n'est  en  définitive  médiatisée  que  par  elle-même. 
L'existence  comme  unité  de  l'être  immédiat  et  de  la  médiation; 
comme  afl'ranchie  de  la  médiation  précisément  parce  qu'elle  en  est 
sortie,  n'est  plus  l'existence  immédiate  comme  telle  [Daseyn),  mais 
l'existence  de  l'essence,  d'une  chose  qui,  en  dehors  de  son  être  immé- 
diat, possède  une  essence  ou,  mieux,  est  une  essence  déterminée; 
pour  désigner  cette  existence,  Hegel  emploie  un  terme  nouveau  :  Die 
Existcnz.  Dans  la  suite,  lorsqu'il  nous  paraîtra  nécessaire  de  pré- 
ciser le  sens  du  terme  existence,  nous  le  ferons  suivre  du  mot  alle- 
mand entre  parenthèses.  ' 

Une  remarque  nous  semble  ici  indispensable.  La  notion  de  l'exis- 
tence [Existenz)  implique  que  celle-ci  sort  de  ses  conditions  et  de  sa 
raison  d'être,  mais  qu'elle  est  aussi  bien  la  condition  de  ses  condi- 
tions et  la  raison  de  sa  raison.  Ces  deux  points  de  vue  s'imposent 
également  et  sont  également  essentiels.  Or  on  peut  être  tenté  de 
confondre  l'opposition  de  ces  points  de  vue  avec  l'opposition  recon- 
nue par  Aristote  entre  l'ordre  de  la  connaissance  et  l'ordre  de  l'être. 
L'existence  serait  première  dans  l'ordre  de  la  connaissance;  la  con- 
dition dans  l'ordre  de  l'être.  Nous  ne  voulons  pas  nier  qu'il  y  ait 


68  LA   LOGIQUE    DE    HEGEL. 

entre  la  pensée  de  Hegel  et  celle  d'Aristote  une  certaine  analogie  et 
même  un  rapport  plus  profond  qu'il  serait  trop  long  de  déterminer 
ici  en  détail;  nous  croyons  néanmoins  qu'il  faut  se  garder  de  les 
confondre.  D'une  part  nous  n'avons  pas  encore  ici  la  distinction  de 
l'être  et  du  connaître.  Celle-ci  ne  se  produira  que  plus  tard.  D'autre 
part,  la  condition  et  la  raison  d'être  telles  qu'elles  se  présentent  ici 
n'ont  rien  en  soi  de  supérieur  à  l'existence  elle-même.  Elles  aussi 
sont  des  existences;  elles  aussi  sont  à  la  fois  immédiates  et  média- 
tisées. Si  l'on  considère  la  totalilé  des  existences,  il  est  évident  qu'elle 
enveloppe  la  totalité  de  la  médiation.  Si  l'on  prend  au  contraire  à 
part  une  existence  déterminée,  on  peut  sans  doute  la  considérer 
comme  une  résultante,  comme  une  conséquence  de  données  anté- 
rieures et  indépendantes.  Mais  celles-ci,  prises  en  soi,  sont  elles  aussi 
des  existences;  elles  n'ont  d'autre  titre  à  l'indépendance  que  ne  pos- 
sède aussi  bien  celle  que  nous  avons  considérée  d'abord.  Il  est  donc 
aussi  légitime  d'attribuer  l'indépendance  à  celle-ci  et  de  considérer 
les  autres  (ses  conditions)  comme  des  moyens  précisément  emplo3'és 
pour  la  produire,  qui,  loin  de  l'expliquer,  ne  s'expliquent  que  par 
elle.  En  un  mot  la  marche  de  l'existence  à  ses  conditions  est  aussi 
bien  régressive  que  progressive,  analytique  que  synthétique. 


LE  PHENOMENE 

«  L'essence  doit  apparaître. 

L'être  est  l'abstraction  absolue;  cette  négativité  n'est  pas  pour  lui 
quelque  chose  d'extérieur,  mais  il  est  l'être  et  rien  que  l'être  seule- 
ment en  tant  qu'il  est  cette  négativité  absolue.  A  cause  d'elle  il  est 
seulement  comme  être  qui  se  supprime  lui-même  et  est  essence.  La 
théorie  de  l'être  a  pour  contenu  cette  première  proposition  :  L'être 
est  essence.  Cette  seconde  proposition  :  L'essence  est  être,  résume  la 
première  partie  de  la  théorie  de  l'essence.  Mais  cet  être  avec  lequel 
l'essence  s'identifie  est  l'être  essentiel,  l'existence  {die  Existenz)\ 
un  être  sorti  (ein  Herausgegangenseyn)  de  la  négativité  et  de  l'inté- 
riorité. 

Ainsi  apparaît  [erscheint)  l'essence.  La  réflexion  est  l'apparence 
(Schein)  de  l'essence  en  elle-même.  Ses  déterminations  sont  stricte- 
ment enfermées  dans  l'unité,  n'existent  que  comme  posées  et  suppri- 
mées; ou  encore  elle  n'est  que  l'essence  immédiatement  identique  à 


LA  SCIENCE   DE    l'kSSENCE.  69 

elle-même  dans  son  ét7-e  posé  (Gesezlseyn).  Mais  en  tant  quo  celte 
essence  est  fondement  {Grund),  elle  se  détermine  réellement,  par  sa 
réflexi(»n  qui  se  supprime  ellc-ménie  ou  revient  sur  elle-même; 
lorsqu'ensuile,  dans  la  réflexion  du  fondement,  cette  détermination 
ou  Y  être  autre  [Andersseyn)  du  rapport  de  raison  se  supprime  et 
devient  existence,  les  déterminations  de  la  forme  (Formôeslim- 
mungen)  y  trouvent  un  élément  de  subsistance  indépendante.  Leur 
app.trence  s'achève  en  phénomène  [Ihr  Schein  vervoUstàndigi  sich 
zur  Erscheinung). 

Le  phénomène  c'est  l'essence  dans  son  extériorité;  l'essence 
manifestée  par  l'être  pur,  c'est  l'apparence  [Schein)^  mais  l'apparence 
comme  réalité,  l'apparence  consistante  et  réglée,  reconnue  comme 
conten.int  tout  le  positif  de  l'existence.  L'existence  est  implicitement 
phénomène;  mais  elle  ne  se  produit  pas  tout  de  suite  sous  cet 
aspect.  Elle  a  en  soi  la  phénoménalilé.  mais  celle-ci  n'y  est  pas 
immédiatement  posre.  La  dialectique  de  l'existence  est  précisément 
le  processus  par  lequel  elle  se  détermine  comme  phénomène. 

Tout  d'abord  l'existence,  en  tant  qu'elle  contient  la  négativité  de 
la  réflexion,  est  l'unité  négative  de  ses  moments  (immédiatité  et 
médiation).  Ces  deux  moments  se  déterminent  ou  se  limitent  récipro- 
quement et  elle-même  est  nécessairement  une  existence  déterminée 
ou  un  existant  (/:'/n  Existirendes).  L'existant  c'est  la  Chose  {das  D'mg). 
La  chose  est  ce  qui,  dans  la  sphère  de  l'existence  réfléchie,  corres- 
pond ti  un  f/nelqiœ  chose  [Eltvas)  ou  à  la  détermination  de  l'existence 
immédiate.  Mais  si  le  quelque  chose  peut,  par  abstraction,  être  dis- 
tingué de  son  être,  la  chose  est  immédiatement  distincte  de  son  exis- 
tence {Exlstenz''.  Celle-ci  n'est  que  la  présence  de  la  chose  au  sein 
de  l'être  pur  {Daseyn)  ;  ou  de  l'immédiatité  sensible.  C'est,  si  l'on  veut, 
une  portion  de  celle-ci  rapportée  à  la  chose;  conçue  comme  le  signe 
qui  la  manifeste.  La  chose  est,  par  opposition,  l'essence  supra-sensible 
et  mystérieuse  où  cette  portion  du  sensible  trouve  son  unité  et  sa 
réflexion;  unité  et  réflexion  complètement  indéterminées  d'ailleurs. 
«  L'existence  comme  telle  dans  le  moment  de  sa  médiation  contient 
cette  difl"rrencialion  :  la  dilTérence  de  la  chose  en  soi  {Ding  an  dich) 
et  de  l'existence  extérieure  {âusserliche  Existcnz).  » 

La  chose  en  soi  c'est  l'existant  en  tant  ([n'en  lui  la  médiation  s'est 
supprimée;  l'existant  comme  inconditionné.  L'existence  extérieure 
c'est  la  médiation,  la  totalité  des  conditions.  Hors  de  son  rapport 
avec  la  chose,  cette  totalité  est  une  existence  immédiate  {Daseyn), 


70  LA   LOGIQUE    DE    HEGEL. 

mais  dans  son  rapport  avec  la  chose  son  immédiatité  est  supprimée, 
elle  n'est  plus  que  l'inessentiel  ou  ïêtre  posé.  La  chose  pose  son 
existence,  mais  elle  la  pose  hors  d'elle-même,  et  comme  cette  existence 
est  tout  ce  qui  la  détermine,  la  chose  en  soi  exclut  d'elle-même  sa 
détermination,  elle  n'est  déterminée  que  dans  et  pour  un  autre,  par 
exemple  un  sujet  sentant. 

Mais  la  chose  en  soi  n'est  chose  que  dans  son  rapport  à  sa  déter- 
mination. Comme  cette  détermination  n'est  jusqu'ici  qu'une  réflexion 
extérieure,  qu'elle  n'est  que  dans  et  pour  une  autre  chose,  il  faut 
qu'il  y  ait  plusieurs  choses  qui  se  réfléchissent  réciproquement  l'une 
sur  l'autre  et  se  confèrent  réciproquement  leur  existence  extérieure. 
D'autre  part,  comme  toute  diff'érence  et  toute  pluralité  appartient  à 
l'existence  extérieure,  les  diverses  choses  en  soi  ne  sont  pas  réelle- 
ment distinctes.  Il  n'y  a  au  fond  qu'une  seule  chose  en  soi  qui  se 
comporte  avec  elle-même  comme  un  autre.  Ce  rapport  de  la  chose 
avec  une  autre  qui  se  change  immédiatement  en  rapport  avec  soi- 
même  est  ce  qui  constitue  la  détermination  de  la  chose.  La  détermi- 
nation de  la  chose  en  soi  c'est  la  propriété  [die  Eigenschaft  des 
Dings). 

L'idéalisme  transcendantal  s'en  tient  à  l'opposition  de  la  chose 
en  soi  et  de  son  existence  et  déclare  la  chose  en  soi  radicalement 
inconnaissable.  Celle-ci  l'est  en  effet,  mais  simplement  parce  qu'elle 
n'est  que  le  moment  le  plus  abstrait  de  l'existence,  que,  séparée  de 
sa  détermination,  elle  n'est  rien  et  qu'il  n'y  a  en  elle  rien  à  con- 
naître. Le  monde  des  choses  en  soi  est  la  nuit  où  tous  les  chats  sont 
gris.  L'impossibilité  de  connaître  la  chose  en  soi  n'est  pas  une  imper- 
fection du  sujet,  mais  bien  de  la  chose  elle-même.  D'ailleurs,  dans 
ce  système,  toute  détermination  est  rapportée  au  sujet,  ce  qui  con- 
tredit le  sentiment  que  celui-ci  a  de  sa  liberté.  Le  sujet  se  sent  lui- 
même  comme  possibilité  infinie  de  toutes  les  déterminations  et  par 
suite  comme  indifférent  à  chacune  d'elles.  Ce  n'est  pas  à  lui-même 
qu'il  attribue  la  détermination  et  la  nécessité,  mais  à  l'objet.  Elles 
ne  sont  dans  le  moi  que  parce  qu'elles  sont  d'abord  dans  les  choses. 
Le  moi  d'autre  part,  dans  la  conscience  qu'il  a  de  sa  liberté,  est 
véritablement  cette  identité  réfléchie  sur  elle-même  que  la  chose  en 
soi  devrait  être.  L'idéalisme  transcendantal  n'affranchit  pas  vérita- 
blement l'esprit  de  sa  limitation  par  l'objet,  il  ne  s'élève  pas  réelle- 
ment au-dessus  de  la  finité.  Il  ne  fait  qu'en  changer  la  forme. 
D'objective  elle  devient  subjective,  mais  elle  reste  un  absolu. 


LA   SCIENCE    DE   L  ESSENCE.  71 

La  chose  est  déterminée  par  ses  propriétés.  Elle  cesse  ainsi  d'être 
une  pure  chose  en  soi.  La  pluralité  des  choses  reparaît  comme  plura- 
lité d'existences  effectivement  déterminées.  Les  propriétés  des  choses 
sont  à  la  fois  les  modes  de  leur  action  réciproque  et  leurs  caractères 
intrinsèques.  Les  choses  ne  se  distinguent  les  unes  des  autres  que 
par  leurs  propriétés  et  chacune  manifeste  les  siennes  en  modifiant 
les  autres  choses.  La  chose  n'est  plus  en  opposition  avec  son  exis- 
tence extérieure.  Elle  n'est  qu'en  tant  qu'elle  entre  en  rapport  avec 
d'autres  choses  et  révèle  ainsi  ses  propriétés.  Elle  n'est  en  soi  qu'en 
tant  qu'elle  est  pour  les  autres  et  elle  n'est  en  soi  que  ce  qu'elle  est 
pour  les  autres.  Son  extériorité  et  son  intériorité  ne  sont  plus  réelle- 
ment distinctes.  Ce  sont  seulement  deux  aspects  d'une  réalité  unique. 
La  chose  a  cessé  d'être  une  abstraction,  une  généralité  vaine.  Dans 
ses  propriétés  elle  s'est  donnée  une  subsistance  déterminée  et  con- 
crète. 

Mais  à  y  regarder  de  plus  près,  la  chose  est  passée  tout  entière 
dans  ses  propriétés.  Ce  sont  elles  qui  la  constituent  et  c'est  en  elles 
seulement  qu'elle  a  sa  subsistance.  Elle  n'est  rien  en  dehors  d'elles. 
Elle  n'est  plus  que  leur  unité  immédiate  ou  positive.  Elle  a  cette 
propriété,  aussi  cette  autre,  puis  cette  troisième.  Elle-même  n'est 
que  le  lien  extérieur  qui  les  unit,  elle  n'est  que  Vaussi  de  l'énuraé- 
ration. 

C'est  donc  en  définitive  aux  propriétés  qu'appartient  la  subsistance 
indépendante.  Considérées  sous  cet  aspect,  elles  deviennent  des 
matières  dont  la  réunion  constitue  la  chose.  Les  matières  colorantes, 
odorantes,  les  fluides  lumineux,  calorique,  électrique  nous  peuvent 
ici  servir  d'exemples.  Ce  sont  des  applications,  légitimes  ou  non,  peu 
nous  importe,  de  la  catégorie  qui  vient  de  se  produire. 

Toutefois  cette  catégorie,  inconditionnellement  appliquée,  nous 
conduit  à  des  contradictions.  Les  matières  ne  sont  pas  proprement 
des  choses.  En  les  considérant  comme  telles  nous  retombons  dans 
un  des  moments  qui  précèdent.  Elles  subsistent  par  elles-mêmes, 
mais  seulement  dans  l'unité  de  la  chose.  Or,  d'autre  part,  elles  sont 
des  existences  exclusives,  chacune  n'existe  que  par  et  dans  le  non- 
être  de  l'autre.  La  chose  est  donc  en  même  temps  l'être  et  le  non- 
être  de  chacune  des  matières  qui  la  constituent.  On  cherche  à  tourner 
la  difficulté  en  considérant  celles-ci  comme  réciproquement  péné- 
trables  ou  comme  poreuses.  Soient  seulement  deux  de  ces  matières. 
La  seconde,  dit-on,  existera  dans  les  pores  de  la  première,  c'est-à- 


72  LA   LOGIQUE    DE   HEGEL. 

dire  en  effet  dans  le  non-être  de  celle-ci  ;  mais  alors  les  deux  matières 
sont  simplement  juxtaposées  et  l'unité  de  la  chose  est  détruite.  Pour 
qu'il  y  ait  bien  pénétration  et  non  simple  juxtaposition,  il  faudra  que 
la  première  existe  encore  dans  les  pores  de  la  seconde  et  ainsi  à 
l'infini.  La  difficulté  recule  sans  cesse,  mais  n'est  jamais  résolue. 

La  subsistance  de  la  chose  est  donc  un  tissu  de  contradictions. 
Chacune  des  matières  qui  la  constituent  ne  saurait  exister  en  effet 
que  par  l'être  et  le  non-être  simultané  d'une  autre  matière.  Leur 
nature  est  donc  de  se  nier  elles-mêmes  et  de  ne  subsister  que  dans 
leur  négation.  Par  suite,  la  chose  est,  elle  aussi,  essentiellement  néga- 
tive de  soi;  son  être  se  supprime  lui-même  et  se  réduit  à  la  simple 
apparence  {Schein).  Mais  cette  apparence  n'est  plus  celle  de  l'être 
pur.  C'est  l'apparence  de  l'existence  (Existenz)  et  celle-ci,  comme 
l'existence  elle-même,  contient  la  réflexion.  Les  déterminations  de 
l'existence,  à  l'envers  de  celles  de  l'être,  ne  passent  plus  seulement 
l'une  dans  l'autre,  mais  se  continuent  dans  ce  passage;  le  consé- 
quent a  dans  l'antécédent  sa  raison  d'être.  L'apparence  qui  vient  de 
se  produire  comme  la  vérité  de  l'existence  contient  cette  médiation. 
C'est  l'apparence  liée  et  réglée  et,  comme  telle,  objet  d'une  science 
possible.  En  un  mot,  c'est  \e phénomène  {Erscheinung). 

Ce  qui  constitue  l'essence  du  phénomène  et  le  distingue  de  la  pure 
apparence  c'est  la  loi  {Gesetz)  à  laquelle  il  obéit  et  qui  demeure 
immuable,  tandis  que  lui-même  n'apparaît  que  pour  s'évanouir  aus- 
sitôt. La  loi  est  l'autre  dans  lequel  le  phénomène  a  sa  réflexion  et  sa 
subsistance.  La  loi  néanmoins  n'a  elle-même  aucune  réalité  en 
dehors  du  phénomène.  Son  contenu  en  est  abstrait  ou  extrait  et  n'est 
par  suite  qu'une  partie  du  contenu  de  celui-ci.  Quant  à  sa  forme,  la 
loi  n'est  que  la  liaison  immédiate  des  éléments  donnés  dans  le  phé- 
nomène. Cette  liaison  n'est  pas  en  soi  nécessaire,  et  démontrable. 
Elle  tire  sa  justification  de  l'expérience,  c'est-à-dire  du  phénomène. 
De  là  le  caractère  ambigu  de  la  notion  de  loi  et  les  contradictions 
inconscientes  dans  lesquelles  tombent  fatalement  ceux  qui  prétendent 
s'y  tenir  et  s'interdisent  de  la  dépasser,  c'est-à-dire  les  phénoménistes 
de  toute  école.  Comme  réalité  des  phénomènes  et  objet  propre  de  la 
science,  la  loi  devrait  être  une  entité  distincte  logiquement  anté- 
rieure aux  faits  qu'elle  régit.  Mais  si,  d'autre  part,  on  considère  le 
procédé  par  lequel  on  la  découvre  et  on  la  justifie,  il  semble  qu'elle 
ne  soit  plus  rien  que  le  fait  généralisé,  ou  le  résumé  subjectif  de  nos 
observations. 


LA  SCIENCE   DE   L  ESSENCE.  "3 

Si  dans  sa  totalité  le  monde  phénoménal  n'est  qu'une  apparence, 
il  doit  avoir  hors  de  lui  sa  raison  d'être.  Cette  raison  d'être  n'est  pas 
la  loi.  La  loi  est  ce  qui  fait  que  cha(|ue  phénomène  a  sa  raison  dans 
un  autre;  elle  n'est  elle-même  la  raison  d'aucun.  D'ailleurs,  elle  ne 
contient  qu'une  partie  de  ce  que  contient  le  phénomène  et  ne  saurait 
l'expliquer  tout  entier. 

Enfin  l'expérience  nous  révèle  une  multiplicité  de  lois  en  appa- 
rence indépendantes  et  respectivement  indiiierentes.  Le  monde  des 
lois  n'est  en  définitive  que  l'image  mutilée  et  immobilisée  du  monde 
phénoménal.  La  raison  d'être  de  celui-ci  doit  être  cherchée  dans  un 
monde  qui  contienne  tout  ce  qu'il  contient  lui-même-,  mais  où 
tout  ce  contenu  soit  strictement  défini  et  logiquement  lié.  Ce  monde 
tout  de  réflexion  pourrait,  par  opposition  au  phénomène,  s'appeler 
le  monde  suprasensible  [Uehershinliche  Welt).  «  Dans  cette  détermi- 
nation sont  dépassées,  d'une  part,  la  représentation  sensible  qui 
n'attribue  l'existence  qu'à  l'être  immédiat  du  sentiment  et  de  l'intui- 
tion et,  d'autre  part,  la  réflexion  inconsciente  qui  a  bien  la  repré- 
sentation des  choses,  des  forces  de  lintérieur  et  autres  entités  sem- 
blables, mais  ignore  que  de  telles  déterminations  sont  des  existences 
réfléchies  [reflectirle  Existenzen),  non  des  immédiatités  sensibles  et 
données  [Seyendé).  » 

Le  monde  suprasensible  c'est  ce  monde  d'abstractions  et  de  sym- 
boles mathématiques  que  la  science  dans  ses  parties  les  plus  ache- 
vées substitue  au  monde  des  phéncjmênes.  Elle  s'attache  à  traduire 
les  observations  en  formules  de  plus  en  plus  adéquates  et  à  déduire 
de  ces  formules,  par  de  simples  transformations  algébriques,  les  faits 
encore  inobservés.  Supposons  son  œuvre  achevée,  elle  aura  construit 
un  monde  supra-sensible,  un  monde  d'entités  abstraites  qui  sera  la 
représentation  exacte,  l'équivalent  rigoureux  du  monde  sensible  et 
(jù  celui-ci  trouvera  son  explication  définitive.  Mais  l'hypothèse  est- 
elle  possible?  N'est-elle  pas  alTectêe  d'une  contradiction  interne?  Le 
monde  sensible  et  le  monde  supra-sensible  doivent  avoir  rigoureuse- 
ment le  même  contenu  et  ne  difl"érer  que  par  la  forme.  Cela  revient 
à  dire  qu'ils  sont  entre  eux  dans  un  rapport  d'opposition  pure,  ou 
que  l'un  étant  positif  l'autre  est  son  négatif.  L'opposition  pure  est 
en  eflet  la  seule  difl'érence  qui  soit  purement  formelle.  Toute  autre 
afl"ecterait  fatalement  la  matière  aussi  bien  que  la  forme.  S'il  en  est 
ainsi,  le  monde  supra-sensible  n'est  plus  (|uc  le  monde  sensible  ren- 
versé. Ce  qui  était  dans  l'un  le  pùle  Nord  devient  dans  l'autre  le  pôle 


74  LA   LOGIQUE   DE  HEGEL. 

Sud;  le  chaud  devient  le  froid;  le  bien  devient  le  mal,  etc.  Portée 
ainsi  à  l'extrême,  la  différence  s'évanouit.  Nous  n'avons  plus  devant 
nous  deux  mondes  distincts,  mais  un  seul  et  même  monde  qu'il 
nous  plaît  de  regarder  tantôt  à  l'endroit,  tantôt  à  l'envers. 


PASSAGE  A  LA  RÉALITÉ 

L'existence  réfléchie  et  l'existence  immédiate  se  sont  confondues; 
mais  cette  confusion  n'est  pas  leur  unité  concrète.  La  première  est 
simplement  retombée  dans  la  seconde.  Ce  résultat  est  dû  à  ce  que 
ces  deux  existences  se  sont  produites  d'abord  comme  simplement 
distinctes,  et  pour  ainsi  dire  juxtaposées  l'une  à  l'autre.  Ce  qui  se 
contredit  et  se  supprime  c'est  l'immédiatité  de  cette  opposition.  En 
un  mot  les  deux  termes  opposés  doivent  se  réfléchir  l'un  sur  l'autre 
comme  termes  d'un  rapport  défini.  Ce  rapport  est  ce  que  Hegel 
appelle  le  rapport  essentiel  {das  wesentllche  Vcrhàltniss). 

Le  rapport  essentiel  est,  sous  sa  forme  immédiate,  le  rapport  du 
tout  à  ses  parties.  Les  deux  termes  de  ce  rapport  se  réfléchissent 
l'un  sur  l'autre.  Le  tout  n'est  tel  que  par  ses  parties  et  inversement. 
D'ailleurs,  les  parties  n'existent  que  dans  le  tout  et  lui-même  n'est 
rien  hors  de  ses  parties.  Néanmoins  chacun  de  ces  termes  est  aussi 
bien  une  existence  immédiate  indifférente  au  rapport.  Le  tout  est 
indifférent  à  sa  division  en  parties  et  celles-ci  sont  indifférentes  à 
leur  réunion  en  un  tout.  La  contradiction  de  ce  rapport  consiste  en 
ceci  qu'il  devrait  être  l'unité  négative  de  ses  termes,  lesquels  ne 
subsisteraient  qu'en  lui  et  par  lui,  tandis  qu'il  les  présuppose  et  ne 
subsiste  lui-même  que  par  eux. 

Cette  contradiction  disparait  dans  le  rapport  de  la  force  {Ki^aft) 
à  son  exertion  (Aeusserung) .  Celle-ci  n'est  en  effet  que  par  la  force 
qui  la  pose  et  la  force,  d'autre  part,  n'est  force  qu'en  tant  qu'elle 
s'exerce.  La  force  apparaît  d'abord  comme  conditionnée  et  finie. 
Cela  revient  à  dire  que  pour  agir  elle  doit  être  sollicitée  et  sollicitée 
par  une  autre  force,  que  son  action  n'est  que  réaction.  Mais  comme 
l'essence  de  la  force  est  d'agir,  il  ne  faut  voir  dans  cette  apparente 
passivité  qu'un  moment,  le  moment  négatif,  de  sa  réflexion  sur 
elle-même,  moment  qu'elle  doit  traverser  pour  rentrer  en  elle-même 
et  réaliser  sa  notion.  La  pluralité  et  l'opposition  des  forces  ne  sont 
qu'une  apparence.  La  force  se  scinde  elle-même  et  s'oppose  à  elle- 


LA   SCIENCE   DE   L  ESSENCE.  7:J 

même  pour  être  force,  c'est-à-dire  pour  agir,  pour  manifester  sa 
propre  essence.  La  force  ainsi  conçue  est  la  force  infinie. 

Mais  avec  la  finité  de  la  force  disparait  son  opposition  à  son  con- 
traire. Dans  son  exertion  la  force  ne  passe  plus  hors  d'elle-même, 
elle  reste  intérieure  à  elle-même,  ce  qu'elle  produit  c'est  seulement 
sa  propre  détermination.  Son  action  consiste  à  développer  son  con- 
tenu implicite.  L'cxertion  d'autre  part  n'est  que  la  force  elle-même 
en  tant  que  sa  détermination  s'est  manifestée,  son  contenu  explici- 
tement posé.  Leur  rapport  n'est  plus  que  celui  du  dedans  au  dehors, 
de  V intérieur  à  V extérieur. 

Telle  est  la  dernière  détermination  du  rapport  essentiel.  11  est 
facile  de  voir  qu'elle  se  contredit  et  supprime  elle-même  et  supprime 
avec  elle  le  rapport  essentiel  en  général.  L'opposition  des  deux 
termes  est  devenue  purement  formelle;  ils  doivent,  par  suite,  avoir 
un  contenu  commun  indifférent  à  cette  forme.  D'autre  part,  en  tant 
que  moments  de  la  forme,  ils  ne  sont  ce  qu'ils  sont  que  dans  leur 
opposition.  Chacun  pris  à  part  passe  immédiatement  dans  son  con- 
traire. L'intérieur  pur,  sans  extérieur,  est  lui-même  cet  extérieur 
qu'il  exclut  et  inversement.  Les  deux  termes  du  rapport  ont  donc 
une  double  unité,  celle  de  la  forme  et  celle  du  contenu.  Chacun 
n'est  lui-même  qu'en  tant  qu'il  contient  l'autre  et  avec  lui  la  totalité 
du  rapport.  Tous  deux  se  confondent  dans  cette  totalité,  la  forme  du 
rapport  disparaît  et  nous  n'avons  plus  devant  nous  que  l'unité  de 
l'intérieur  et  de  l'extérieur  ou,  ce  qui  revient  au  même,  de  l'immé- 
diat et  du  médiat,  du  phénomène  et  de  l'essence.  C'est  Vaclualilé  ou 
la  réalité  concrète  (Wirktichkeit).  La  réalité  est  phénomène  :  elle 
apparaît  et  se  manifeste  tout  entière;  mais  elle  n'est  pas  phéno- 
mène pur,  elle  n'apparaît  pas  à  un  être  diff'érent  d'elle-même.  C'est 
en  elle-même  et  à  elle-même  qu'elle  se  manifeste.  Son  apparaître 
est  ainsi  réflexion  sur  soi,  son  extériorité  lui  est  intérieure;  d'autre 
part,  son  intériorité  (son  être  en  soi,  son  essence)  est  tout  entière 
dans  sa  manifestation,  est  par  suite  extériorité.  L'essence  de  la 
réalité  est  précisément  de  se  manifester. 

RÉALITÉ 

L'unité  de  l'intérieur  et  de  l'extérieur  en  tant  que  la  forme  du  rap- 
port s'y  est  absorbée  est  d'abord  la  réalité  absolue  ou  simplement 
Vabsolu.  L'absolu  c'est  l'identité  de  l'essence  et  de  l'existence  {id  cujus 


76  LA   LOGIQUE   DE   HEGEL. 

essentia  involvit  existentiam),  mais  c'est  d'abord  leur  unité  immédiate 
ou  positive.  Dans  cette  identité  s'absorbent  toutes  les  différences  et 
toutes  les  oppositions.  C'est  à  la  fois  leur  raison  d'être  et  le  terme 
où  elles  viennent  s'évanouir  ;  ce  qui  les  pose  et  ce  qui  les  supprime. 
Dans  l'absolu  la  réflexion  s'est  comme  abîmée.  Elle  lui  est  purement 
intérieure  et  par  suite  purement  extérieure.  Voici  ce  qu'il  convient 
d'entendre  par  là.  La  pluralité  phénoménale  n'existe  que  dans  l'ab- 
solu. Elle  ne  peut  être  conçue  que  comme  le  résultat  de  sa  diffé- 
renciation interne.  Mais  cette  dilTérenciation,  précisément  parce 
qu'elle  est  tout  interne  ne  s'extériorise  pas  dans  son  résultat.  Par 
suite  la  pluralité  phénoménale  ne  peut  être  en  fait  rattachée  à  l'ab- 
solu que  par  une  réflexion  extérieure  qui  a  en  elle  son  point  de 
départ  et  aboutit  à  l'absolu.  Encore  cette  réflexion  touche-t-elle 
l'absolu  sans  le  pénétrer;  elle  ne  l'atteint  qu'au  moment  même  où 
elle  se  supprime.  Elle  part  de  la  diversité  immédiatement  donnée, 
elle  en  efface  progressivement  les  différences  et  les  déterminations 
pour  la  rattacher  à  l'absolu,  lequel  est  identité  pure,  sans  négation 
ni  différence.  Toutefois  la  réflexion  qui  s'y  absorbe,  à  l'instant 
même  où  elle  s'y  absorbe,  conserve  encore  une  détermination  très 
générale,  résidu  des  éliminations  antérieures.  Comme  terme  final 
de  cette  réflexion  déterminée,  l'absolu  lui-même  est  déterminé.  Il 
n'est  plus  l'absolument  absolu,  mais  l'absolu  relatif  ou  l'attribut. 
L'attribut  est  donc  l'unité  ou  le  moyen  terme  de  ces  deux  extrêmes  : 
l'absolu  et  la  négation  ou  la  détermination  [omnis  determinatio  est 
negatio).  Ce  second  extrême  est  le  négatif  comme  tel  ou  la  réflexion 
comme  extérieure  à  l'absolu.  Mais,  comme  nous  le  savons,  cette 
réflexion  n'est  extérieure  à  l'absolu  qu'en  apparence  ou  pour  nous. 
Elle  doit  au  contraire  être  conçue  comme  sa  réflexion  intérieure. 
De  ce  point  de  vue  elle  est  le  mode,  et  la  détermination  propre  de 
l'absolu  consiste  à  poser  le  mode  ou  à  se  poser  comme  mode.  Le 
mode  est  l'extériorité  de  l'absolu,  mais  une  extériorité  qu'il  pose 
comme  telle  et  qui,  par  suite,  lui  demeure  intérieure.  La  vraie 
signification  du  mode  est  de  constituer  la  réflexion  interne  de  l'ab- 
solu, une  différenciation  à  travers  laquelle  transparaît  et  se  réalise 
son  identité  absolue  avec  soi. 

L'absolu  tel  qu'il  vient  de  se  produire  est  la  substance  de  Spinoza 
et  le  point  de  vue  où  nous  sommes  parvenus  est  celui  du  spinozisme. 
Seulement  au  lieu  de  s'y  élever  progressivement  par  la  dialectique, 
Spinoza  s'y  place  d'emblée  et,  par  suite,  y  demeure  irrévocablement 


LA    SCIENCE    DE   L  ESSENCE.  77 

attaché.  Son  système  au  Heu  de  rédéler  le  mouvement  intérieur  de 
l'idée  se  borne  à  coordonner  de  hautes  notions  spéculatives  apf)ré- 
hendées  immédiatement  et  les  données  les  plus  générales  de  l'expé- 
rience. Sa  méthode,  la  méthode  géométrique,  est  en  opposition  avec 
son  objet.  La  science  de  l'absolu  ne  saurait  prendre  pour  point  de 
départ  une  préî^upposition  quelconque.  Sa  philosophie  en  un  mot 
est  un  dogmatisme,  c'est-à-dire  l'œuvre  d'une  réflexion  extérieure. 
11  ne  s'est  pas  élevé  à  la  notion  spéculative  d'une  réflexion  imma- 
nente à  l'objet.  C'est  pour  cela  que,  comme  on  le  lui  a  souvent 
reproché,  il  n'a  pu  atteindre  à  la  conception  du  sujet  ou  de  la  per- 
sonne. Leibniz  a  vu  que  c'était  le  point  faible  du  spinozisme.  En 
conséquence  il  a  fait  de  la  réflexion  sur  soi  la  condition  essentielle 
de  la  réalité,  il  a  identifié  celle-ci  avec  la  subjectivité  ;  mais, 
comme  Spinoza,  il  a  posé  son  principe  sans  le  déduire,  et  n'a 
tenté  de  le  développer  que  par  la  réflexion  extérieure.  11  est  resté 
attaché  à  la  méthode  dogmatique.  Aussi  malgré  la  profondeur  de 
ses  intuitions  n'a-t-il  pu  donner  à  son  système  qu'une  cohérence 
artificielle. 

L'absolu  est  la  réalité,  mais  la  réalité  en  soi  seulement,  ou,  ce 
qui  revient  au  même,  la  réalité  de  la  réflexion  extérieure.  Il  est 
l'identité  de  l'interne  et  de  l'externe,  mais  leur  identité  abstraite. 
Leur  identité  concrète  doit  plutôt  être  cherchée  dans  le  mode.  Le 
mode  semble  n'être  d'abord  que  l'extériorité  de  l'absolu  et  pour 
ainsi  dire  sa  surface  ;  mais,  en  tant  qu'il  en  est  aussi  bien  la 
réflexion  interne,  il  constitue  véritablement  son  être  en  soi  et  pour 
soi.  La  réalité  est  tout  entière  dans  sa  manifestation;  elle  n'a 
d'autre  essence  que  d'être  manifestation  de  soi. 

La  réalité  est  l'être  ou  l'existence  (Existenz)  en  ce  sens  qu'elle  est 
un  positif,  une  affirmation;  mais  sa  positivité  n'exclut  pas  la  média- 
tion. Ce  n'est  plus  l'affirmation  indéterminée,  ignorante  de  son 
propre  contenu,  ce  n'est  plus  l'être  abstrait  et  vide.  La  réalité  c'est 
l'être  vrai,  l'être  qui  seul  existe  absolument  et  d'où  ce  qui  n'est  que 
relativement  tire  cet  être  relatif.  Le  faux,  l'illusoire,  l'absurde  même 
existent  en  un  certain  sens,  mais  ils  n'ont  pas  d'être  propre,  de 
subsistance  indépendante.  Celle-ci  n'appartient  qu'au  réel. 

Comme  identité  des  deux  termes  de  la  forme  {le  dedans  et  le  dehors, 
Vessence  et  l'existence),  la  réalité  est  d'abord  réalité  formelle  [formelle 
Wirkiichkeil),  c'est  la  réalité  comme  forme  sans  contenu,  le  carac- 
tère abstrait  de  tout  réel. 


78  LA   LOGIQUE   DE   HEGEL. 

La  réalité  formelle  est  l'existence  (Existenz),  mais  l'existence  qui 
contient  la  réflexion  sur  soi  ou  le  moment  de  l'intériorité.  C'est 
l'existence  d'une  essence  qui,  en  dehors  de  cette  existence,  a  une 
détermination  propre;  en  un  mot,  ce  qui  est  réel  existe  pour  ainsi 
dire  deux  fois  :  comme  essence  pure  ou  possibilité  et  comme  réalité. 
Tout  ce  qui  est  réel  est  d'abord  possible.  En  tant  qu'opposée  à  la 
possibilité,  la  réalité  n'est  plus  qu'un  moment  d'elle-même  ;  c'est 
l'être  ou  l'existence  en  général. 

La  possibilité  pure  est  ua  concept  éminemment  vide.  C'est  ce  qu'on 
appelle  la  possibilité  logique  ou  abstraite  ou  encore  l'intelligibilité. 
On  la  défmit  par  l'absence  de  contradiction.  Aussi  toute  chose 
semble-t-elle  possible  ou  impossible  suivant  qu'on  s'arrête  à  sa 
détermmation  immédiate  et  positive  ou  qu'on  développe  les  opposi- 
tions qu'elle  contient.  Il  y  a  plus;  c'est  un  concept  contradictoire.  Le 
possible  pur,  excluant  comme  tel  la  réalité,  est  simplement  l'impos- 
sible. D'ailleurs  si  une  chose  est  possible  sans  être  réelle,  c'est  que 
le  contraire  est  possible  également.  Toute  possibihté,  en  se  posant 
elle-même,  pose  la  possibilité  contraire.  La  possibilité  pure  passe 
donc  immédiatement  dans  son  contraire  et  ce  passage  n'est  qu'un 
pur  devenir,  non  une  réflexion  sur  soi.  Elle  n'est  donc  pas  ce  qu'elle 
devait  être,  c'est-à-dire  intériorité  ou  essence.  Elle  n'est  que  l'être 
immédiat  ou  la  réalité  pure.  Celle-ci,  d'autre  part,  en  tant  qu'être 
immédiat  d'une  possibilité  pure,  n'est  elle-même  que  pure  possibilité. 

La  réalité  formelle  et  la  possibilité  formelle  passent  ainsi  récipro- 
quement l'une  dans  l'autre.  Leur  unité  et  leur  vérité  est  la  contin- 
gence. La  contingence  c'est  la  réalité  comme  simple  possibilité.  Le 
contingent  est  un  réel,  mais  un  réel  qui  ne  vaut  que  comme  simple 
possible,  et  dont  le  contraire  est  possible  également,  un  réel  auquel 
sa  réalité  demeure  pour  ainsi  dire  étrangère. 

Le  contingent  contient  une  contradiction  interne;  comme  réa- 
lité immédiate  ou  simple  être  [blosses  Seyn),  il  n'a  pas  de  raison 
d'être  et  n'en  saurait  avoir;  comme  réalisation  de  ce  qui  d'abord 
était  simplement   possible,   il   doit   au    contraire    en   avoir   une. 

La  contingence,  d'ailleurs,  n'est  pas  l'unité  stable  (ruhige  Einheit) 
de  ses  deux  moments;  mais  seulement  leur  alternance  indéfinie  : 
le  passage  incessant  du  possible  au  réel  et  du  réel  au  possible.  Elle 
tombe  ainsi  dans  la  contradiction  de  la  fausse  infinité  et  cette  contra- 
diction, ici  comme  partout,  a  sa  solution  dans  l'infinité  vraie  ou  dans 
le  retour  de  chacun  des  termes  sur  lui-même  à  travers  son  contraire. 


I 


LA   SCIENCE   DE   L  ESSENCE.  79 

Ce  retour  est  ici  la  nécessité.  Le  nécessaire  est  le  réel  qui  est  tel  par  sa 
possibilité  seule  et  dès  qu'il  est  simplement  possible.  C'est  aussi 
bien  le  possible  qui  n'est  possible  que  parce  qu'il  est  réel.  Comme  il 
est  à  lui-même  sa  raison  d'être,  on  peut  dire  avec  une  égale  vérité 
qu'il  a  une  raison  d'être  et  qu'il  n'en  a  point. 

La  nécessité  formelle  est  donc  la  vérité  de  la  contingence  for- 
melle. 

La  nécessité  formelle  nous  fait  passer  de  la  réalité  formelle  ou 
abstraite  à  la  réalité  concrète.  La  nécessité  formelle  est  l'indifTérence 
aux  déterminations  opposées  de  la  forme;  cette  indifférence  ne  peut 
être  que  celle  d'un  contenu  commun  à  chacune  d'elles.  Un  tel  contenu 
est  la  réalité  concrète  [reale  Wirklkhkeit). 

La  réalité  concrète  est  en  effet  à  la  fois  réelle  et  possible  et  elle 
est  dans  sa  réalité  ce  qu'elle  était  dans  sa  possibilité. 

La  réalisation  n'ajoute  rien  au  contenu  de  l'essence. 

La  réalité  concrète,  comme  la  réalité  formelle,  se  scinde  en  deux 
moments  et  s'oppose  à  elle-même  la  possibilité;  mais  cette  possibi- 
lité n'est  plus  seulement  l'intelligibilité  vide  :  c'est  la  possibilité 
réelle.  Une  chose  n'est  réellement  possible  que  quand  les  condi- 
tions réelles  de  sa  réalisation  sont  données.  La  possibilité  réelle  est 
donc  en  même  temps  réalité,  mais  ce  n'est  pas  sous  le  même  rap- 
port qu'elle  a  ces  deux  déterminations;  elle  est  possibilité  d'une 
réalité  autre  qu'elle-même. 

Tant  que  les  conditions  d'une  existence  ne  sont  pas  encore  don- 
nées, il  est  impossible  qu'elle  se  produise  ;  dès  qu'elles  le  sont  au 
contraire,  il  devient  impossible  qu'elle  ne  se  produise  pas.  La  possi- 
bilité réelle,  et,  par  suite,  la  réalité  qui  l'implique,  se  confondent 
donc  dans  la  nécessité. 

Il  est  vrai  que  cettenécessité  n'est  d'abord  que  relative  ;  elle  n'est 
pas  dans  la  chose  elle-même,  mais  seulement  dans  ses  conditions. 
La  chose,  en  tant  qu'indifférente  à  ses  conditions,  peut  aussi  bien 
exister  ou  ne  pas  exister  et  la  nécessité  relative  se  change  en  con- 
tingence. Chaque  existence  prise  à  part  est  contingente. 

Néanmoins  cette  contingence  n'est  qu'une  apparence  dont  la  vérité 
est  la  nécessité  absolue.  Toute  existence  réelle  a  une  possibilité 
réelle  qui,  prise  en  soi,  est,  elle  aussi,  une  existence.  La  première, 
d'ailleurs,  est,  elle  aussi,  possibilité  :  possibilité  d'une  nouvelle 
existence.  Si  donc  nous  considérons  la  totalité  du  réel,  elle  est 
aussi  bien  la  totalité  du  possible  et  inversement.  La  réalité  prise 


80  LA   LOGIQUE    DE    HEGEL- 

absolument  ou  dans  sa  totalité  est  donc  l'unité  indissoluble  d'elle- 
même  et  de  la  possibilité,  c'est-à-dire  la  nécessité.  Si  chaque  exis- 
tence prise  à  part  semble  contingente  c'est  précisément  parce  qu'on 
la  prend  à  part.  Absolument  tout  ce  qui  est  est  nécessaire. 

La  nécessité  absolue  est  l'unité  absolue  de  l'être  et  de  l'essence. 
Elle  est  le  rapport  absolu  [das  absolule  Verhàllniss)  et  ce  rapport 
est  lui-même,  sous  sa  forme  immédiate,  celui  de  la  substance  et  de 
l'accident.  «  L'absolue  nécessité  est  rapport  absolu,  parce  qu'elle 
n'est  pas  l'être  comme  tel.  mais  l'être  qui  est  parce  qu'il  est.  Cet  être 
est  la  substance  [die  Suhstanz)  ;  comme  la  dernière  unité  de  l'être  et 
de  l'essince,  elle  est  l'être  dans  tout  être,  non  l'immédiat  irréfléchi 
ni  non  plus  un  abstrait  qui  se  tiendrait  derrière  l'existence  ou  le 
phénomène,  mais  la  réalilé  immédiate  elle-même,  et  cette  réalité 
comme  absolue  réflexion  sur  soi,  comme  subsistance  en  soi  et  pour 
soi.  La  substance,  en  tant  qu'elle  est  cette  unité  de  l'être  et  de  la 
réflexion,  est  essentiellement  son  propre  apparaître  et  sa  propre 
position  {das  Scheinen  und  Gesetzseynihrer) .  L'apparaître  es4  l'appa- 
raître se  rapportant  à  lui-même;  ainsi  il  est;  cet  être  est  la  substance 
comme  telle.  Inversement  cet  être  est  seulement  l'é/î'e /^oséen  tant 
qu'identique  à  lui-même;  il  est  ainsi  la  totalité  de  l'apparence,  l'ac- 
cidentalité.  » 

La  substance  est  l'être  des  accidents,  mais  elle  n'existe  qu'en  eux  : 
elle  leur  est  immanente.  Sa  puissance  {Machl)  ou  sa  présence  au  sein 
de  l'accidentalité  se  manifeste  par  la  nécessité  qui  tour  à  tour  donne 
l'être  aux  accidents  et  le  leur  retire;  les  élève  au-dessus  de  la  possi- 
bilité pure  ou  les  y  laisse  retomber.  Dans  ce  rapport,  l'identité  de  la 
substance  et  des  accidents  leur  est  encore  extérieure.  La  substance 
est  Yen  so?' des  accidents,  mais  ceux-ci  n'ont  pas  en  eux-mêmes,  dans 
leur  individualité  propre,  la  substantialité,  et  la  substance  d'autre 
part  n'a  pas  en  elle-même,  dans  son  unité  essentielle,  sa  détermina- 
tion. Celle-ci  lui  reste  en  quelque  sorte  superficielle.  Le  rapport  de 
la  substance  à  ses  accidents  n'est  que  l'apparence  immédiate  d'un 
rapport  plus  profond  :  le  rapport  de  causalité  [causalitat).  La 
substance  est  une  cause  [Ursache)  et  ses  accidents  sont  ses  effets 
(  Wii^kungen) . 

Ce  nouveau  rapport  est  d'abord  purement  formel.  La  cause  n'est 
cause  que  dans  l'efTet  et  en  tant  qu'elle  produit  l'effet  et  celui-ci 
n'est  tel  qu'en  tant  que  produit  par  la  cause.  Par  suite,  tout  ce  qui 
dans  la  cause  ne  concourt  pas  à  la  production  de  l'elTet,  tout  ce  qui 


LA   SCIENCE.de   l'essence.  81 

dans  l'efret  n'est  pas  produit  par  la  cause  est  en  dehors  du  rapport, 
en  d'autres  termes  n'a  aucune  existence.  La  causalité  ainsi  conçue  se 
supprime  elle-même.  La  cause  passe  tout  entière  dans  l'effet;  leur 
distinction  et  leur  rapport  s'annulent  dans  ce  passade. 

Pour  que  le  rapport  subsiste,  il  faut  donc  que  l'effet  et  la  cause 
aient  un  contenu  différent,  c'est-à-dire  que  la  cause  soit  une  cause 
particulière  et  l'effet  un  effet  déterminé.  La  cause  est  donc  essentiel- 
lement Unie  et  la  substance,  en  tant  que  cause,  trouve  devant  elle 
une  autre  substance  où  elle  produit  son  effet.  La  réalité  de  la  sub- 
stance primitive  se  disperse  ainsi  dans  la  multiplicité  des  accidents. 

La  cause  est  essentiellement  finie  et  le  rapport  de  causalité  est 
absolu,  universel.  Pour  qu'il  en  soit  ainsi,  toute  cause  doit  aussi 
bien  être  effet  et  tout  effet  doit  être  cause.  Or  comme  la  cause  finie 
n'est  pas  cause  d'elle-même,  mais  d'autre  chose,  nous  avons  devant 
nous  le  progrès  à  l'infini,  toute  cause  produit  un  effet,  qui  à  son  tour 
devient  cause  et  ainsi  de  suite;  toute  cause  est  d'autre  part  un  effet 
qui  suppose  une  autre  cause  et  cela  indéfiniment.  Ce  progrès  infini 
est  en  même  temps  le  passage  continu  de  la  causalité  d'une  substance 
dans  une  autre. 

La  vérité  de  cette  progression  indéfinie  est  que  la  cause  n'est  cause 
qu'en  tant  qu'elle  est  effet  ou  inversement,  (|ue  la  causalité  est  une 
activité  présupposante  {ein  vorausseizenden  Thun),  ou  que  toute 
action  (Wirkung)  est  provoquée;  est  une  réaction  (Gegenwirkung). 

Encore  n'est-ce  là  qu'une  expression  imparfaite  de  la  vérité. 
C'est  arbitrairement  qu'on  scinde  l'action,  qu'on  y  considère  deux 
parties  et  qu'on  attribue  chacune  à  une  substance.  L'action  toute 
entière  appartient  indissolublement  à  toutes  deux  ou  mieux  encore 
à  toutes  les  substances  prises  ensemble;  la  vérité  de  la  causalité 
c'est  l'action  réciproque  [Wechsclwirkung). 

Avec  cette  détermination  reparaît  l'unité  primitive  de  la  substance, 
mais  cette  unité  restaurée  a  cessé  d'être  purement  formelle  et  vide. 
Ce  n'est  plus  la  mystérieuse  puissance  qui  tire  du  néant  l'existence 
individuelle  pour  l'y  replonger  aussitôt;  l'aveugle  et  inscrutable 
nécessité  qui  impose  ses  décrets  sans  en  laisser  apparaître  les  rai- 
sons. C'est  une  spontanéité,  une  activité  vivante  qui  se  déter- 
mine elle-même  par  un  processus  essentiellement  transpurent  et 
intelligible.  C'est  la  nécessité  qui  s'est  expliquée  et  qui  par  suite  a 
cessé  d'être  une  violence.  C'est  l'universel,  qui  se  différencie  lui- 
même,  pose  en  lui-même  le  moment  de  la  particularité,  et  par  cet 

Noël.  6 


82  LA    LOGIQUE    DE    HEGEL. 

intermédiaire  se  réalise  dans  l'individu.  En  un  mot,  cette  unité 
suprême  de  l'être  et  de  l'essence  n'est  plus  la  substance,  mais  la 
notion.  La  notion  est  la  vérité  de  la  substance  et  la  liberté  celle  de  la 
nécessité. 

Nous  ne  pouvons  qu'indiquer  ici  sommairement  cette  détermina- 
tion capitale  de  l'idée.  Sa  définition  développée  appartient  à  la  troi- 
sième partie  de  la  logique  et  en  constitue  le  commencement,  ici 
s'achève  la  science  de  l'essence  et  avec  elle  la  logique  objective. 

L'essence  s'est  d'abord  posée  comme  essence  pure  ou  pure 
réflexion.  Elle  a  absorbé  l'être  et  l'a  réduit  à  la  pure  apparence. 
Elle  a  produit  en  elle-même  ses  propres  déterminations,  tout  d'abord 
vides  et  formelles  comme  elle-même.  Le  résultat  de  sa  dialectique  a 
été  de  reconnaître  elle-même  sa  propre  inanité,  de  se  nier  comme 
réflexion  pure  et  de  ramener  l'immédiat. 

La  réflexion  est  par  elle-même  vaine  et  stérile.  Elle  ne  vaut  qu'ap- 
pliquée à  l'immédiat,  mise  en  contact  avec  lui.  Ce  contact  commence 
avec  la  raison  d'être  et  s'achève  dans  l'existence. 

Dans  l'existence  l'immédiat  et  la  réflexion  se  touchent  dans  toute 
leur  étendue,  mais  ne  font  encore  que  se  toucher.  La  chose  en  soi 
a  son  immédiatité  hors  d'elle-même.  Elle  ne  reçoit  dans  son  inté- 
riorité sa  détermination  que  pour  s'absorber  en  celle-ci,  se  résoudre 
en  ses  propriétés  et  finalement  se  réduire  au  phénomène.  Elle  ne  s'y 
absorbe  d'ailleurs  que  pour  s'en  dégager  de  nouveau,  comme  loi 
d'abord,  puis  comme  monde  suprasensible.  Avec  cette  détermination 
l'opposition  des  deux  termes  reparaît,  portée  à  l'extrême,  et  par 
cela  même  se  supprime  immédiatement. 

Ce  qui  se  supprime  ainsi  c'est  l'immédiatité  de  cette  opposition.  Sa 
vérité  est  d'être  réflexion,  rapport,  et  rapport  essentiel.  Mais  le  rap- 
port essentiel  manifeste  à  son  tour  son  insuffisance.  Les  deux  termes 
opposés  ne  doivent  pas  être  seulement  indissolublement  unis,  ils 
doivent  se  pénétrer  et  s'absorber  l'un  dans  l'autre.  Cette  pénétration 
commence  avec  la  réalité  abstraite  et  indéterminée,  se  continue  à 
travers  les  catégories  de  substance,  de  causalité,  d'action  réci- 
proque, pour  s'achever  dans  la  notion.  En  celle-ci  l'être  et  l'essence 
ont  atteint  leur  vérité  définitive.  La  notion  les  a  l'un  et  l'autre  absor- 
bées et  par  conséquent  supprimées. 

Si  nous  recherchons  maintenant  à  quels  domaines  de  notre  activité 
intellectuelle  correspondent  plus  particulièrement  les  trois  sphères 
de  l'essence,  il  est  facile  de  voir  que  la  première  est  la  sphère  propre 


I 


LA   SCIENCE   DE   l'ESSENCE.  83 

de  la  dialectique  abstraite  ou  de  la  sophistique.  Tant  que  les  caté- 
gories de  la  réflexion  n'ont  encore  aucun  contenu  déterminé,  il  est 
facile  de  leur  donner  celui  fju'on  veut.  Rien  de  plus  aisé  que  de 
découvrir  des  ressemblances  ou  des  difl'érences,  au  besoin  des  raisons 
d'être  et  par  suite,  comme  dit  Descartes,  de  parler  vraisemblable- 
ment de  toutes  choses. 

La  sphère  de  l'existence  est  spécialement  celle  de  la  réflexion 
appuyée  sur  l'observation  ou  de  la  science  positive.  Le  phénomène 
et  la  loi  sont  en  particulier  les  catégories  de  la  science  expérimentale, 
le  siiprasensible  est  plus  exclusivement  le  domaine  de  la  physique 
mathématique. 

Enfin  les  catégories  de  la  réalité  sont  par  excellence  celles  de  la 
métaphysique,  de  la  métaphysique  proprement  dite  ou  métaphy- 
sique de  l'entendement.  Celle-ci  en  un  certain  sens  s'élève  déjà 
au-dessus  de  la  science,  en  ce  qu'elle  pose  des  problèmes  que  la 
science  implique  et  qu'elle  ne  saurait  résoudre.  Elle  conçoit  et  pro- 
clame la  vérité  absolue.  Mais  cette  vérité  dans  sa  détermination 
précise  lui  échappe  encore.  Elle  appartient  en  propre  à  la  philo- 
sophie spéculative,  à  la  philosophie  de  la  notion. 


IV 


LA    SCIENCE    DE    LA    NOTION 


La  notion  nous  est  apparue  comme  vérité  de  la  causalité  ou,  plus 
précisément,  de  l'action  réciproque.  C'est  la  liberté  ou  détermination 
par  soi  en  opposition  avec  la  nécessité.  Cette  catégorie  a  dans  la 
philosophie  spéculative  une  importance  capitale.  Il  importe  par 
suite  de  la  bien  préciser;  d'autant  plus  que  le  terme  notion  reçoit 
dans  l'usage  courant  une  signification  toute  différente  de  celle  que 
nous  lui  donnons  ici. 

On  entend  habituellement  par  notion  la  représentation  subjective 
d'un  objet,  plus  spécialement,  il  est  vrai,  une  représentation  géné- 
rale. En  tout  cas  la  notion  au  sens  vulgaire  du  mot  est  un  état  ou 
un  acte  d'un  sujet  individuel,  une  connaissance  relative  à  un  objet 
et  dont  la  vérité  consiste  à  se  conformer  à  cet  objet.  Il  est  clair  que 
la  notion  spéculative,  telle  qu'elle  vient  de  se  produire  ne  saurait  se 
confondre  avec  la  notion  ainsi  entendue.  Nous  ne  sommes  pas 
encore  parvenus  à  la  sphère  de  la  connaissance;  celle-ci  ne  se  pro- 
duira que  plus  tard,  comme  une  détermination  ultérieure  de  la 
notion.  La  notion  logique  se  retrouvera  donc  d'une  certaine  manière 
dans  la  connaissance,  mais  elle  est  en  soi  autre  chose,  quelque 
chose  de  plus  abstrait,  de  moins  déterminé,  qui  enveloppe  et  con- 
ditionne la  connaissance.  Il  nous  faut  remarquer,  d'autre  part,  que 
nous  n'avons  pas  encore  ici  la  nolion  déterminée,  ni  par  suite  une 
pluralité  possible  de  notions,  mais  seulement  la  notion  pure  ou 
abstraite  dans  son  indivise  généralité,  ou,  si  l'on  préfère,  la  notion 
de  la  notion. 

Si  la  notion  est  subjective,  ce  n'est  pas  qu'elle  soit  l'acte  ou  la 
manière  d'être  d'un  sujet  particulier,  mais  plutôt  parce  qu'elle  est  la 


LA   SCIEN'CE   DE   LA   NOTION.  85 

subjectivité  même,  la  forme  du  subjectif  en  général.  La  forme  de 
l'objectivité  c'est  la  nécessité.  L'objet  c'est  ce  (jui  s'impose  à  la  pen- 
sée, ce  qui  la  détermine  nécessairement.  C'est  d'abord  l'immédiat  ou 
le  fait  brut.  Il  est  vrai  que  bientôt  cet  immédiat  se  médiatise;  le  fait 
se  relie  à  d'autres  faits  par  lesquels  il  s'explique;  il  cesse  d'appa- 
raître comme  une  donnée  irréductible.  Mais  ou  bien  celte  méditation 
nous  engage  et  nous  égare  dans  la  fausse  infinité,  ou  bien  elle  nous 
ramène  à  l'immédiat,  à  la  nécessité  qui  s'afiirme  sans  s'explicjuer. 
Telle  est  la  contradiction  qui  s'est  développée  dans  la  logique  objec- 
tive. Celle-ci  nous  a  montré  tour  à  tour  l'impos-ibililé  de  demeurer 
dans  l'immédiat  et  l'impossibilité  d'en  sortir.  Les  contradictions  de 
l'être  nous  ont  élevés  à  l'essence;  celles  de  l'essence  nous  ont  rejetés 
dans  l'être.  En  dernier  lieu,  comme  synthèse  ultime  de  ces  opposi- 
tions, s'est  produite  la  catégorie  de  l'action  réciproque.  Toute  réalité 
est  à  la  fois  déterminante  et  déterminée,  l'activité  est  partout  et  la 
passivité  aussi;  l'effet  est  cause  et  la  cause  est  effet,  non  plus  succes- 
sivement ou  à  des  points  de  vue  différents,  mais  en  même  temps  et 
sous  le  même  rapport;  l'autonomie  et  la  dépendance  constituent, 
dans  leur  indissoluble  unité,  la  nature  essentielle  de  tous  les  êtres. 
Mais   en  exposant  le    contenu   de   la    détermination  réciproque 
(  Wechselwirkung)  nous  l'avons  en  quelque  sorte  transformée  ou  plu- 
tôt elle-même  s'est  transformée  sous  nos  yeux.  Avec  la  distinction 
de  la  cause  et  de  l'effet,  de  l'actif  et  du  passif,  la  multiplicité  que  la 
causalité  avait  introduite  au  sein  de  la  substance  s'est  évanouie  et 
pour  ainsi  dire  résorbée.  L'unité  de  la  substance  est  restaurée.  Cette 
unité  consiste  précisément  dans  l'identité  qui  vient  de  se  produire; 
«elle  de  l'actif  et  du  passif,  du  déterminant  et  du   déterminé.  Elle 
n'est  plus  désormais  que  cette  identité  même;  la  détermination  par 
soi  ou  la  liberté. 

Toutefois,  à  cette  unité  restaurée  le  nom  de  substance  ne  convient 
plus.  La  substance  proprement  dite  est  immanente  à  ses  accidents; 
elle  est  la  puissance  qui  les  pose  et  les  supprime,  leur  confère  l'être 
€t  le  leur  retire  :  mais  elle  demeura  une  puissance  mystérieuse, 
insondable,  qui  se  manifeste  sans  s'expliquer.  Elle  est  essentielle- 
ment la  nécessité.  L'unité  nouvelle  qui  vient  de  se  produire  ou  la 
notion  {liegriff)  est  au  contraire  la  liberté  essentielle.  Elle  est  tout 
•entière  dans  chacune  de  ses  déterminations  et  dans  toutes  sa  pré- 
sence est  manifeste.  Elle  n'est  rien  d'immédiat  ni  de  donné  mais 
pure  action  ou  pur  mouvement.  Son  mouvement  qui  est  son  être 


86  LA   LOGIQUE    DE   HEGEL. 

même  ne  s'accomplit  plus  d'un  terme  à  l'autre  comme  le  devenir 
de  l'être  ou  la  réflexion  de  l'essence  ;  il  n'est  pas  un  passage  hors  de 
soi,  ni  un  retour  sur  soi.  Dans  ce  mouvement  la  notion  reste  ce 
qu'elle  est  tout  en  devenant  autre  ou  plutôt  elle  devient  de  plus  en 
plus  elle-même,  rentre  de  plus  en  plus  profondément  en  elle-même 
en  même  temps  qu'elle  se  manifeste  de  plus  en  plus  pleinement  au 
dehors.  Et  ces  deux  mouvements  ne  doivent  pas  être  considérés 
comme  différents  ni  même  comme  simplement  connexes  et  soli- 
daires, mais  ne  sont  que  deux  aspects  d'un  seul  et  même  mouve- 
ment. Un  mot,  pourvu  qu'on  le  comprenne  bien,  suffît  à  désigner  ce 
mouvement  de  la  notion;  c'est  le  mot  d'évolution  (Entwickehmg). 
Ainsi  la  notion  évolue.  Elle  n'est  plus  simplement,  comme  les 
synthèses  antérieures,  l'unification  finale  de  ses  divers  moments, 
elle  en  est  l'unité  omniprésente.  Elle  réside  immédiatement  en  cha- 
cun d'eux  et  elle  y  est  contenue  tout  entière.  Elle  n'est  précisément 
rien  autre  chose  que  la  présence  de  tous  dans  tous,  leur  compénétra- 
tion  réciproque,  leur  identité  comprise  ou  mieux  se  comprenant  elle- 
même. 

La  notion  ainsi  déterminée,  dans  l'universalité  immédiate  et  vide 
où  elle  se  trouve  d'abord  comme  notion  pure  ou  notion  de  la  notion, 
est  aussi  bien  la  notion  du  sujet  ou  du  moi  en  général.  Elle  se  con- 
fond avec  ce  moi  pur,  simplement  égal  à  lui-même  que  Fichte  a 
pris  pour  point  de  départ  dans  sa  théorie  de  la  science.  Ce  moi, 
comme  la  notion  avec  laquelle  il  ne  fait  qu'un,  est  d'abord  l'Universel 
abstrait,  la  possibilité  indéterminée  de  toutes  les  déterminations, 
mais  il  n'est  pas  possibilité  pure,  c'est-à-dire  la  simple  abstraction 
de  l'être,  il  pose  en  lui-même  le  moment  de  la  particularité,  en  d'au- 
tres termes  il  se  détermine;  d'autre  part  dans  cette  détermination 
il  demeure  identique  à  lui-même;  il  maintient  en  face  d'elle  son 
universalité  essentielle  et  par  là  se  produit  comme  universel  concret, 
c'est-à-dire  comme  individu.  D'ailleurs  ce  processus  logique  du  moi 
se  retrouve  comme  fait  concret  dans  notre  conscience.  C'est  nous  qui 
nous  créons  nous-mêmes  :  toutes  les  déterminations  que  nous  rece- 
vons, celles  mêmes  qui  nous  apparaissent  comme  adventices,  sont 
en  un  sens  posées  en  nous  par  nous-mêmes.  C'est  nous  qui  nous 
donnons  nos  idées,  nos  volitions,  voire  nos  sentiments.  Ce  que  nous 
semblons  recevoir  du  dehors  nous  le  faisons  nôtre  en  l'acceptant  et 
nous  ne  nous  attribuons  en  propre  que  ce  que  nous  avons  librement 
accepté. 


LA    SCIENCE    DE    LA   NOTION'.  87 

Il  est  vrai  en  un  sens  que  la  notion  implique  un  objet.  Celte  impli- 
cation n'apparaît  pas  tout  d'abord  parce  que  la  notion,  comme  les 
catégories  précédentes,  doit  au  début  se  produire  dans  sa  forme  la 
plus  abstraite  et  par  suite  la  plus  exclusive.  Sa  dialectique  consistera 
précisément  à  triompher  de  son  propre  exclusivisme,  à  s'opposer 
d'abord  un  objet,  puis  à  s'en  emparer  et  à  l'identifier  à  elle-même. 
C'est  même,  ainsi  que  nous  l'avons  déjà  remarqué,  dans  la  sphère 
de  la  notion  que  l'objet  pour  la  première  fois  apparaîtra  expressé- 
ment comme  tel,  c'est-à-dire  dans  son  opposition  au  sujet;  ce  n'est 
que  par  anticipation  que  nous  en  avons  parlé  jusqu'ici.  Mais  loin  de 
se  réduire  à  une  simple  peinture  mentale  de  l'objet,  la  notion  en  est  le 
principe  interne.  Il  n'existe  véritablonienl  que  par  elle;  en  elle  et  en 
elle  seule  réside  sa  raison  d'être  et  de  durer.  L'objet  n'est  que  la  notion 
en  tant  qu'elle  s'est  affranchie  de  sa  subjectivité  exclusive  et  s'est 
donné  une  immédiatité;  il  est  la  notion  réalisée  et  en  quelque  sorte 
incarnée,  le  corps  dont  elle  est  l'àme.  Si  la  vérité  est  l'unité  de  la  notion 
et  de  son  objet,  ce  qu'elle  est  en  effet,  c'est  plutôt  l'objet  qui  doit  se 
conformer  à  la  notion  que  celle-ci  à  l'objet.  L'objet  est  mauvais  ou 
faux  quand  il  s'écarte  de  sa  notion  et,  par  suite,  il  ne  tarde  pas  à 
périr.  Son  àme  se  sépare  de  son  corps. 

On  voit  par  ce  qui  précède  que  la  notion  hégélienne  correspond  à 
bien  des  égards  à  Vidée  platonicienne  et  à  la  forme  d'Aristote.  Ce  qui 
importe  le  plus  c'est  de  comprendre  par  où  elle  en  diffère.  Elle  n'est 
pas  comme  la  première  un  simple  principe  de  détermination  ou  de 
fixité.  Elle  est  essentiellement  une  source  de  mouvement  et  de  vie, 
et  sous  ce  rapport  serait  assimilable,  non  aux  formes  aristotéliques 
en  général,  mais  à  celles  de  ces  formes  qui  constituent  les  êtres 
vivants  et  auxquelles  Aristote  réserve  le  nom  d'entéléchie.  D'ailleurs 
ni  la  notion  ni  les  autres  catégories  ne  doivent  ni  ne  peuvent  être 
définies  simplement  en  elles-mêmes  ou  identifiées  sans  réserve  avec 
des  concepts  empruntés  aux  philosophies  antérieures.  Leur  véritable 
détermination  réside  dans  le  mouvement  dialectique  d'où  elles  sor- 
tent et  où  elles  retournent. 

Toutefois,  si  l'acception  hégélienne  du  mot  notion  n'est  pas  son 
acception  la  plus  commune,  si  même  en  toute  rigueur  il  vaut  mieux 
la  considérer  comme  fondée  sur  une  convention  explicite,  le  choix 
de  ce  terme  n'est  pas  précisément  arbitraire  et  c'est  encore,  après 
tout,  le  mieux  approprié.  Le  sens  qu'il  reçoit  ici  n'est  nullement 
étranger  au  langage  ordinaire.  Les  notions  scientiques  les  plus  par- 


88  LA    LOGIQUE   DE    HEGEL. 

faites,  celles  qu'on  sait  définir  d'une  manière  précise  et  complète, 
manifestent  avec  évidence  les  caractères  généraux  de  la  notion  spé- 
culative. La  définition  d'une  figure  géométrique  contient  certains 
paramètres  arbitraires  dont  la  détermination  partielle  définira  les 
diverses  espèces  du  genre  et  dont  la  détermination  totale  donnera 
naissance  aux  diverses  individualités  que  ce  genre  enveloppe.  Espèces 
et  individualités  sont  donc  d'ores  et  déjà  contenues  dans  le  genre; 
comme  simples  virtualités  sans  doute,  mais  comme  virtualités  expli- 
citement posées.  Le  genre  d'autre  part  est  lui  aussi  présent  à  ces 
espèces  et  à  ces  individualités  en  tant  que  celles-ci  ne  sont  que  des 
particularisations  de  la  formule  générale. 

Dans  un  ordre  d'idées  plus  élevé,  les  lois  qui  régissent  les  contrats 
ne  doivent-elles  pas  être  déduites  de  la  notion  du  contrat?  Le  fon- 
dement des  institutions  politiques  ne  doit-il  pas  être  cherché  dans  la 
notion  de  l'État?  Quant  au  rapport  de  la  notion  à  son  objet,  ne  dit-on 
pas  tous  les  jours  qu'un  objet  est  mauvais  ou  faux  quand  il  ne  répond 
pas  ou  a  cessé  de  répondre  à  sanotion?Une  justice  inique,  une  armée 
incapable  de  combattre  ne  seront-elles  pas  proprement  appelées  une 
fausse  justice  ou  une  fausse  armée? 

La  première  partie  de  la  Logique  subjective,  celle  que  nous  allons 
aborder  tout  à  Iheure,  expose  le  développement  de  la  notion  dans 
sa  subjectivité  abstraite,  par  suite  traite  du  jugement  et  du  raison- 
nement en  tant  que  processus  formels.  Elle  a  donc  pour  contenu  la 
matière  de  la  Logique  formelle  ordinaire  ;  aussi  importe-t-il  de  se 
rappeler  que  son  objet  est  tout  différent.  Il  ne  s'agit  pas  ici  de  cata- 
loguer empiriquement  les  diverses  formes  de  la  pensée  ni  de  recher- 
cher les  régies  de  leur  emploi  correct.  Tout  autre  est  l'œuvre  de 
la  Logique  spéculative.  Les  diverses  formes  logiques  sont  pour 
elle,  comme  les  catégories  antérieures,  des  moments  déterminés  de 
l'idée,  ayant  chacun  sa  signification  propre  et  sa  vérité  relative.  Plus 
particulièrement  ce  sont  des  déterminations  de  plus  en  plus  con- 
crètes de  la  notion  à  travers  lesquelles  celle-ci  s'affranchit  progres- 
sivement de  son  exclusivisme  abstrait  et  s'élève  à  l'objectivité.  Dans 
la  Logique  ordinaire  ces  formes  sont  simplement  juxtaposées;  ici 
elles  s'échelonnent  comme  les  degrés  d'une  hiérarchie  et  passent  les 
unes  dans  les  autres  par  une  dialectique  immanente.  Il  n'y  a  dans 
cette  opposition  qu'une  simple  différence  de  point  de  vue.  Quoique 
Hegel  ait  parfois  parlé  assez  durement  de  la  Logique  traditionnelle, 
sa  logique  n'a  pour  but  ni  de  l'abolir  ni  de  la  remplacer;  pas  plus 


LA   SCIENCE    DE    LA   NOTION.  89 

que  la  Ihc'orie  spéculative  de  la  (|unnlilé  n'abolit  on  ne  remplace 
rarithmclique  et  ralgèhre.  Par  rapporta  la  philosophie  hégélienne, 
la  logique  Iradilionnellc  prend  en  ellel  la  position  d'une  srience  par- 
ticulière. Entre  celles-ci  et  la  philosophie  des  rapports  peuvent 
s'établir;  elles  peuvent  et  doivent  niônie  s'éclairer  réciproquement; 
néanmoins  leur  objet  et  leur  méthode  demeurent  radicalement  dis- 
tincls. 

NOTION    SUBJECTIVE. 

La  notion  est  d'abord  notion  pure.  En  elle  se  sont  absorbées 
toutes  les  déterminations  antérieures  de  l'idée,  la  totalité  de  l'être  et 
de  l'essence  ;  elle  n'a  plus  rien  devant  elle  à  quoi  elle  puisse  s'op- 
poser et,  d'autre  part,  elle-même  est  tout  d'abord  pure  identité  avec 
soi  ou  indétermination  pure.  En  d'autres  termes,  la  notion  est  d'abord 
Vuiiiversel  [das  AUgomeimi). 

L'Universel  c'est  l'indéterminé  qui  n'est  ni  ceci  ni  cela,  mais  indif- 
féremment toute  chose.  En  apparence  nous  sommes  ramenés  à  l'être 
pur  qui  fait  le  point  de  départ  de  la  logique;  mais  en  apparence 
seulement.  L'Universel  c'est  l'indéterminé  sans  doute,  mais  l'indé- 
terminé de  la  notion;  non  plus  une  simple  possibilité,  mais  un 
pouvoir  de  détermination.  Il  peut  et  doit  se  déterminer  et  n'est  vrai- 
ment l'universel  qu'à  ce  titre.  H  pose  en  lui-même  sa  détermination 
ou  sa  négation,  c'est-à-dire  le  particulier  {das  Besonderc),  et  en  le 
posant  ou  en  se  séparant  de  lui-même,  il  reste  identique  avec  lui- 
même  ou  pour  mieux  dire  pénètre  plus  profondément  en  lui-même. 

Ce  particulier  n'est  d'abord  que  C(unmc  détermination  interne  de 
l'universel,  il  y  reste  pour  ainsi  dire  enfermé;  il  est  sa  négation 
immanente  et  n'est  que  cela.  L'universel,  d'autre  part,  est  la  néga- 
tion exclusive  du  particulier,  tout  son  être  consiste  à  n'être  pas  ce 
contraire.  D'où  il  résulte  que  le  particulier  et  l'universel  sont  l'un  et 
l'autre  le  contraire  de  lui-même;  l'universel  est  aussi  bien  un  parti- 
culier et  le  particulier  un  univ(;rsel. 

Cette  opposition  se  résout  dans  l'individuel  {Das  Einzclne).  L'indi- 
viduel est  la  totalité  ou  l'unité  négative  des  deux  moments  précé- 
dents. Il  est  un  tout,  par  suite  un  universel,  mais  un  tout  défini  ou 
particulier.  En  lui  l'universalité  pure  et  la  particularité  pure  s'unis- 
sent sans  se  confondre  et  trouvent  par  suite  leur  réalisation. 

L'individuel  que  nous  avons  ici  n'est  pas  encore  un  individu,  mais 


90  LA   LOGIQUE    DE   HEGEL. 

l'individualité  en  général.  Ce  qui  vient  d'être  prouvé,  c'est  qu'il  doit 
y  avoir  des  individus  et  que  la  notion  ne  peut  atteindre  qu'en  eux  à 
sa  totalité.  Si  l'Universel  correspond  à  l'identité  et  le  particulier  à 
la  difTérence,  l'individuel  est  la  raison  d'être  [Grund)  de  l'un  et  de 
l'autre  ou  leur  commun  fondement.  Toutefois,  à  l'envers  des  moments 
correspondants  de  V essence,  les  trois  moments  de  la  notion  sont 
immédiatement  donnés  l'un  dans  l'autre.  Le  genre,  l'espèce  et  l'indi- 
vidu constituent  sans  doute  trois  termes  ou  trois  déterminations  dis- 
tinctes, on  peut  dire  cependant  qu'ils  ne  sont  qu'une  seule  et  même 
pensée  en  ce  sens  qu'il  est  impossible  de  penser  l'un  d'entre  eux  sans 
penser  en  même  temps  les  deux  autres. 

La  vérité  de  la  notion  réside  dans  l'individuel;  mais  l'individuel 
abstrait  est  l'individuel  comme  pur  universel;  c'est-à-dire  la  contra- 
diction immédiate.  Il  doit  se  partager  en  individus  ou  sujets  déter- 
minés, et  par  là  s'introduit  dans  la  notion  le  mondent  de  la  scission. 
La  pluralité  des  individus  entraine  celle  des  espèces  et  des  genres. 
La  notion  en  général  ou  la  notion  de  la  notion  sort  de  son  indéter- 
mination première  et  se  résout  en  une  pluralité  de  notions.  Par  suite 
le  rapport  réciproque  des  divers  moments  de  la  notion  devient  par- 
ticulier et  contingent  en  ce  sens  que  tel  universel  peut  fort  bien  ne 
pas  contenir  tel  particulier.  Ce  rapport  trouve  son  expression  dans 
le.  jugement  [Urtheil).  Le  jugement  c'est  la  notion  à  l'état  de  notion 
particulière;  la  notion  en  tant  que  rapport  de  termes  posés  tout 
d'abord  comme  distincts  et  indépendants. 

Le  jugement  immédiat  est  le  jugement  qualitatif  ou  jugement  de 
l'existence  [Dasein).  Ce  jugement  est  d'abord  jugement  affîrmatif  : 
le  sujet  ou  l'individu  est  posé  comme  inclus  dans  l'extension  de 
l'universel  qui  constitue  son  prédicat  :  par  exemple  cette  rose  est 
rouge.  Mais  comme  le  rapport  exprimé  par  un  tel  jugement  est  un 
rapport  accidentel  et  contingent,  il  peut  fort  bien  ne  pas  avoir  lieu  et 
le  jugement  affîrmatif  enveloppe  la  possibilité  de  son  contraire,  le 
jugement  négatif. 

11  y  a  plus.  Dans  le  jugement  simplement  négatif  la  disproportion 
du  sujet  et  du  prédicat  n'est  que  relative.  Cette  rose  n'est  pas  rouge, 
mais  il  ne  serait  pas  absurde  qu'elle  le  fût,  en  tout  cas  elle  a  une 
couleur.  Or  il  peut  arriver  qu'on  soit  en  présence  d'une  disproportion 
absolue  des  deux  termes.  Alors,  quoique  par  l'expression  le  juge- 
ment ne  se  distingue  pas  de  la  négation  simple,  il  a  en  réalité  une 
signification  tout  autre.  C'est  le  jugement  infini.  Exemple  :  Vesprit 


LA   SCIENCE    DE    LA   NOTION.  91 

n'est  pas  Véléphant.  Un  tel  jugement  est  juste,  mais  en  même  temps 
absurde  comme  le  jugement  iilentiquc  l'esprit  est  Vesprit.  Celuiri 
néanmoins  exprime  la  vérité  du  jugement  ariirniatif  comme  celui-là 
la  vérité  du  jugement  négatif,  c'est-à-dire  que  ni  l'un  ni  l'autre 
de  ces  jugements  n'est  adéquat  à  la  notion;  tous  deux  sont  contin- 
gents, peuvent  être  faux  aussi  bien  que  vrais.  Ils  ne  tiennent  pas 
leur  vérité  d'eux-mêmes  ou  de  leur  forme,  elle  leur  vient  tout 
entière  du  dehors  à  moins  qu'ils  ne  s'identifient  avec  les  formes 
vides  et  stériles  du  jugement  identique  et  du  jugement  infini. 

Ainsi  le  jugement  qualitatif  en  général  demeure  inadéquat  à  sa 
notion,  c'est-à-dire  à  la  notion.  Le  rapport  du  sujet  au  prédicat  posé 
dans  la  copule  comme  un  rapport  d'identité,  demeure  quant  au 
contenu  accidentel  et  contingent,  ce  qui  est  contradictoire.  La  vérité 
de  ce  jugement  est  le  jugement  réfléchi,  comme  celle  de  l'être 
immédiat  est  l'essence.  UsinsXc  jugement  de  réflexion  [Das  Urtheil  der 
Reflexion),  le  prédicat  exprime  le  rapport  essentiel  du  sujet  à  quelque 
autre  chose  ou  sa  réflexion  sur  un  terme  corrélatif.  Tels  sont  les 
prédicats  égal  et  inégal,  semblable,  différent,  utile,  nuisible,  pesant, 
acide,  etc. 

Le  jugement  de  la  réflexion  est  d'abord  jugement  singulier  :  Le 
sujet  ou  iindividu  comme  tel  est  Vuniversel.  Mais  c'est  une  réflexion 
extérieure  qui  érige  ainsi  en  universel  une  détermination  de  l'indi- 
vidu. Dans  celui-ci  cette  détermination  est  nécessairement  particu- 
larisée, un  objet  utile  par  exemple  ne  possède  pas  l'utilité  en  général, 
mais  une  certaine  utilité  déterminée.  La  vérité  du  jugement  singulier 
est  donc  le  jugement  particulier.  L'individu  est  une  partie  de  l'uni- 
versel. Par  cela  même  il  n'est  pas  toute  autre  partie;  si  bien  que  le 
jugement  particulier  est  à  la  fois  nécessairement  affirmatif  et  négatif. 
Mais  d'autre  part  l'universel  peut  être  défini  comme  une  totalité 
d'individus  présentant  tels  ou  tels  caractères.  L'on  a  ainsi  la  totalité 
ordinaire  de  la  réflexion  et  \q  jugement  universel  qui  l'exprime  :  tels 
individus  (ayant  tels  caractères  communs)  constituent  tel  genre. 

Par  le  fait  que  le  sujet  est  déterminé  comme  contenant  l'universel, 
son  identité  avec  le  prédicat  est  posée.  Cette  unité  du  contenu  commun 
des  deux  termes  confère  au  jugement  le  caractère  de  la  nécessité. 

liQ  jugement  de  la  nécessité  [das  Urtheil  der  Nothwendigkeit)  exprime 
dans  la  difl'érence  de  ses  termes  l'identité  du  contenu.  Il  est  d'abord 
jugement  catégorique  et  peut  se  formuler  ainsi  :  Le  sujet  en  tant 
qu'il  contient  l'élément  constitutif  de  l'universel  ou  du  genre  (par 


92  LA   LOGIQUE    DE   HEGEL. 

suite  comme  espèce  ou  représentant  de  l'espèce)  est  le  genre.  Cepen- 
dant, malgré  cette  identification,  le  genre  et  Tindividu  possèdent  à 
certains  égards  une  subsistance  indépendante.  Un  homme  pourrait 
continuer  à  vivre  un  certain  temps  quand  tout  le  reste  de  l'huma- 
nité aurait  péri;  Thumanité,  d'autre  part,  a  existé  avant  sa  naissance 
et  continuera  d  exister  après  sa  mort.  Ce  que  le  jugement  catégo- 
rique contient  implicitement  c'est  que  les  deux  existences,  celle  du 
genre  et  celle  de  l'individu,  sont  liées  par  une  identité  intérieure. 
Posons  explicitement  cette  identité  :  le  jugement  catégorique  vase 
transformer  en  jugement  hypothétique. 

Le  jugement  hypothétique  est  de  cette  forme  :  si  A  est  B,  il  est  G. 
Dans  ce  jugement  l'espèce  et  le  genre  sont  en  quelque  sorte  séparés 
de  leur  identité.  Il  présente  par  suite  le  défaut  opposé  à  celui  dont 
est  affecté  le  jugement  catégorique.  Ce  double  vice  de  la  forme  dis- 
paraît dans  le  jugement  disjonctif.  Ici  le  genre  se  partage  de  lui- 
même  en  ses  espèces,  affirme  son  unité  dans  et  par  sa  division 
même.  A  est  B  ou  C;  dans  ce  jugement  le  sujet  est  d'abord  l'universel 
indéterminé,  mais  il  est  dit  que  cet  universel  est  aussi  bien  le  parti- 
culier, ou  B  ou  C,  enfin  qu'il  ne  passe  pas  d'une  façon  contingente 
dans  l'un  ou  l'autre  de  ces  termes,  mais  qu'il  se  partage  nécessaire- 
ment entre  eux  et  constitue  leur  totalité.  L'attribut  n'est  donc  que 
la  totalité  même  des  déterminations  du  sujet  et  l'identité  de  ces  deux 
termes  ou  l'unité  de  la  notion  se  trouve  ainsi  posée.  Ceci  amène  le 
jugement  de  la  notion  (dos  Urtlieil  des  Begri/fs),  c'est-à-dire  le  juge- 
ment par  lequel  est  immédiatement  affirmée  la  conformité  d'un  sujet 
à  la  notion. 

Le  jugement  de  la  notion  est  d'abord  jugement  assertorique.  Dans 
ce  jugement  le  sujet  est  un  individu  déterminé  et  le  prédicat  exprime 
l'accord  du  sujet  avecTuniversel  de  la  notion.  Tels  sont  les  prédicats 
bon,  vrai,  juste,  etc.  Toute  chose  a  un  genre  et  la  finité  des  choses 
consiste  en  ce  qu'elles  peuvent  être  ou  n'être  pas  adéquates  à  leur 
nature  générique.  Par  siiite  le  jugement  assertorique  n'exprime 
qu'une  vérité  contingente.  Il  peut  être  vrai,  mais  peut  aussi  bien 
être  faux;  en  d'autres  termes,  sa  vérité  ou  sa  fausseté  sont  hors  de 
lui,  lui  demeurent  extérieures.  Par  suite  réduit  à  lui-même,  il  cesse 
d'être  lui-même  ou  d'être  jugement  assertorique  pour  devenir  sim- 
plement problémalique.  Pour  s'imposer  à  lesprit,  pour  contenir  en 
soi  sa  vérité,  il  doit  être  fondé  sur  la  particularité  du  sujet  comme 
simple  réalité  existante,  ou  sur  son  immédiatité.  Il  devient  ainsi 


LA   SCIENCE    DE    LA   NOTION.  93 

jugement  apodictique.  Cette  figure,  ayant  tous  ses  diamètres  égaux, 
est  un  cercle  parfait. 

Or  le  jugement  apodictique  est  au  fond  un  jugement  médiat.  Le 
sujet  n'est  pas  adéquat  à  sa  notion  simplement  en  tant  que  tel  sujet, 
mais  en  tant  qu'il  présente  en  fait  telle  ou  telle  particularité.  Ce 
cercle  n'est  pas  un  cercle  parfait  parce  qu'il  est  ce  cercle,  mais  parce 
qu'il  a  tous  ses  diamètres  égaux;  Pierre  n'est  pas  juste  parce  qu'il 
est  Pierre,  mais  parce  qu'il  suit  dans  sa  conduite  les  règles  de  la 
justice.  Le  jugement  de  la  notion,  et  a/brdorile  jugement  en  général 
ne  se  suffit  pas  à  lui-même.  Tout  jugement  pris  à  part  a  sa  vérité  hors 
de  soi  ou  ce  qui  revient  au  même  est  intrinsèquement  faux.  La  vérité 
du  jugement  est  dans  le  raisonnement  ou  Syllogisme  (Schluss).  Le 
jugement  est  dans  la  sphère  de  la  notion  le  moment  négatif;  celui  où 
la  notion  se  nie  elle-m^me  et  se  sépare  d'elle-même,  où  son  unité  se 
perd  dans  la  multiplicité  de  ses  différences.  Le  syllogisme  représente 
la  négation  de  la  négation,  le  retour  de  la  notion  en  elle-même  et  la 
restauration  de  son  unité. 

Les  trois  formes  logiques  de  la  pensée,  la  notion  proprement 
dite,  le  jugement  et  le  raisonnement,  expriment  et  développent 
les  trois  moments  essentiels  de  la  notion  :  l'universel,  le  parti- 
culier et  l'individuel,  encore  que  ces  trois  moments  soient  impli- 
qués dans  chacune  de  ces  formes.  La  notion,  en  tant  que  notion 
pure  ou  isolée,  est  par  excellence  l'universel,  la  particularité 
et  l'individualité  y  sont  sans  doute  contenues,  mais  y  demeurent 
subordonnées.  Dans  le  jugement  la  particularité  s'affirme  et  se 
place  au  premier  plan.  Le  syllogisme  enfin,  comme  unité  négative 
des  moments  antérieurs,  correspond  à  l'individualité.  Dans  cette 
unité  nouvelle  qui  s'est  produite  comme  vérité  de  la  scission  ou 
du  jugement,  toutes  les  oppositions  de  la  notion  sont  désormais 
posées  ou  réalisées.  A  l'identité  enveloppée  du  début  succède  une 
identité  transparente  où  les  différences  sont  à  la  fois  conservées  et 
conciliées. 

Le  syllogisme  est  d'abord  syllogisme  immédiat  ou  formel  {Der  for- 
male  Schluss)  ou  syllogisme  de  l'existence  {der  Schluss  des  Daseyns). 
C'est  la  forme  pure  de  la  médiHtl<m,  indifférente  à  tout  contenu  et  par 
suite  applicable  à  tout  contenu.  Ce  syllogisme  correspond  au  jugement 
de  l'existence  ou  jugement  qualitatif.  Sa  détermination  immédiate 
est  la  première  figure  :  l'individu  rentre  dans  l'universel  par  l'inter- 
médiaire du  particulier,  Il  peut  se  représenter  par  le  symbole  I-P-U. 


94  LA  LOGIQUE    DE   HEGEL. 

Nous  remplaçons  les  initiales  allemandes  par  les  initiales  françaises 
correspondantes. 

Dans  ce  syllogisme,  comme  dans  le  jugement  qualitatif,  le  rapport 
des  termes  est  immédiat  et  par  suite  contingent.  Les  rapports  I-P  et 
P-U  sont  simplement  posés  comme  des  faits;  ils  peuvent  être  vrais 
ou  faux,  et  ne  contiennent  pas  leur  vérité  en  eux-mêmes.  D'autre 
part  la  forme  de  la  médiation  {subsompiioi})  est  en  contradiction  avec 
sa  matière.  Celle-ci  est  un  fait  donné,  une  immédiatité,  par  suite, 
dans  la  sphère  de  la  notion,  un  individuel.  C'est  donc  l'individuel 
qui  doit  former  le  moyen  terme,  et  le  syllogisme  de  la  première 
figure  passe  ainsi  dans  la  seconde. 

Dans  la  seconde  figure  (troisième  d'Aristote),  le  moyen  terme  est 
l'individuel.  Cette  figure  peut  s'écrire  P-I-U.  Mais  il  est  évident  qu'ici 
encore  la  médiation  est  imparfaite.  L'individuel  ne  peut  unir  le 
particulier  et  l'universel  que  d'une  façon  partielle  et  contingente; 
par  suite  l'universel  se  trouve  ici  en  fait  rabaissé  au  rang  de  particu- 
lier. D'ailleurs  la  médiation  sépare  autant  qu'elle  unit;  elle  ne  donne 
qu'une  conclusion  particulière,  c'est-à-dire  aussi  bien  affirmative  que 
négative.  Il  suit  de  là  que  le  véritable  moyen  terme,  le  seul  qui  par 
sa  nature  convienne  à  cet  emploi  est  l'universel,  et  nous  passons 
ainsi  à  îa  troisième  figure  (la  seconde  d'Aristote)  dont  la  formule  est 
I-U-P. 

Cette  formule  exprime  la  vérité  du  syllogisme  formel,  mais  en 
même  temps  elle  en  exprime  la  radicale  insuffisance.  C'est  l'universel 
qui  doit  unir  les  extrêmes,  mais  il  demeure  incapable  de  cet  office 
tant  que  son  rapport  à  chacun  d'eux  reste  accidentel  et  contingent. 
Aussi  la  figure  que  nous  avons  ici,  en  tant  que  simple  forme,  ne  peut- 
elle  donner  lieu  qu'à  des  conclusions  négatives. 

Dans  ce  processus  les  trois  moments  de  la  notion  ont  tour  à  tour 
joué  le  rôle  de  moyen;  ils  ont  par  suite  manifesté  leur  indifîérence  à 
ce  rôle  et  l'inanité  de  la  forme  en  tant  que  forme  pure.  Dans  le  syllo- 
gisme quantitatif  a  =  ô,  a^  e,  donc  e  =  b,  cette  indifférence  est 
posée.  La  forme  est  abolie  et  la  médiation  tout  entière  reportée  dans 
le  contenu  ;  la  différence  des  termes  est  supprimée  et  le  syllogisme 
peut  s'écrire  A  —  A  —  A. 

Ce  syllogisme  est  l'unité  des  précédents,  mais  l'unité  positive  ou 
abstraite,  celle  qui  s'obtient  par  l'élimination  des  différences.  Or, 
comme  nous  le  savons  depuis  longtemps,  l'unité  vraie  ou  concrète 
est  l'unité  négative,  celle  où  les  différences  sont  à  la  fois  niées  et 


LA    SCIENCE    DE    LA    NOTION.  Qii 

conservées.  Cette  unité  est  ici  le  syllogisme  de  la  réflexion  {Dpj' 
Schluss  der  Reflexion).  Dans  celui-ci  le  moyen  terme  n'est  plus  une 
détermination  abstraite  de  l'individu,  mais  l'universel  de  la  réflexion 
ou  la  totalité  des  individus  (/l/Z/i^i/).  On  affirme  d'un  individu,  comme 
membre  de  la  totalité,  une  détermination  particulière,  précédem- 
ment affirmée  de  cette  totalité. 

Mais  un  semblable  raisonnement  se  réduit  à  un  pur  formalisme. 
Il  est  évident  que  la  marcbe  naturelle  de  l'esprit  va  de  lindividua- 
lité  à  la  totalité  et  que  conclure  de  celle-ci  à  celle-là  c'est  com- 
mettre une  pétition  de  principe.  Le  jugement  de  la  totalité  repose 
en  dernière  analyse  sur  des  jugements  singuliers  dont  il  est  la  somme, 
et  la  vérité  du  syllogisme  de  la  totalité  réside  dans  l'induction. 
Celle-ci  se  ramène  quant  à  la  forme  à  un  syllogisme  de  la  seconde 

i 

figure  et  peut  s'écrire  symboliquement  U  —  !  —  P. 

etc. 

D'autre  part  une  somme  quelconque  d'individus  n'est  jamais  adé- 
quate à  l'universel;  l'induction  est  donc  un  raisonnement  essentiel- 
lement défectueux  dont  la  force  réside  tout  entière  dans  l'analogie. 
Or  l'analogie  conclut  de  l'individu  à  l'individu.  On  voit  donc  qu'en 
dernière  analyse  le  syllogisme  de  la  réflexion  repose  sur  les  rap- 
ports des  individualités. 

Mais  l'analogie  comme  telle  ne  prouve  rien.  Elle  peut  être  super- 
ficielle ou  profonde  et  n'est  pas  sa  propre  mesure;  on  ne  peut  légi- 
timement étendre  d'un  individu  à  un  autre  qu'un  jugement  qui 
repose  sur  leur  nature  générale.  C'est  celle-ci,  c'est  en  un  mut 
l'universel  qui,  comme  universel  concret,  doit  constituer  le  moyen 
terme.  Cette  réflexion  nous  conduit  au  syllogisme  de  la  nécessité. 
Tout  individu  a  une  nature  générale,  est  un  exemplaire  d'un  genre 
particulier  et  présente  comme  tel  nécessairement  toutes  les  déter- 
minations caractéristiques  de  ce  genre  :  tel  est  le  fondement  du 
syllogisme  catégorique. 

Il  est  clair  que  la  conclusion  de  celui-ci  est  subordonnée  à  l'in- 
clusion du  sujet  individuel  dans  un  genre  déterminé.  Or  cette  con- 
dition implicitement  posée  transforme  le  raisonnement  en  syllo- 
gisme hypothétique.  Ce  syllogisme  peut  se  formuler  ainsi  :  Si  A  est 
B,  il  est  C,  ou  si  A  n'est  pas  C  il  n'est  pas  B.  11  implique  donc  une 
alternative  :  A  possède  à  la  fois  les  attributs  B  et  C  ou  ne  pos- 
sède aucun  d'eux.  La  conclusion  résulte  du  choix  que  l'on  fait  entre 
les  deux  termes  de  cette  alternative.  Par  là  le  syllogisme  hypolhé- 


96  LA   LOGIQUE   DE    HEGEL. 

tique  devient  syllogisme  disjonctif  :  A  est  B  ou  C,  il  n'est  pas  C, 
donc  il  est  B.  Dans  ce  syllogisme  un  même  terme  A  est  sujet  dans 
les  trois  propositions,  d'abord  comme  universel  déterminé,  comme 
genre  divisé  en  ses  espèces,  puis  comme  individualité  (ou  totalité) 
exclusive  de  telle  ou  telle  détermination,  enfin  comme  totalité  qui 
par  cette  exclusion  s'est  donné  sa  détermination  spécifique.  Ce 
terme  c'est  le  moyen  qui  a  en  quelque  sorte  absorbé  en  soi  les  deux 
extrêmes  et  a  manifesté  ce  qu'il  était  virtuellement.  En  lui  reparaît 
développée  la  totalité  primitive  de  la  notion. 

Celte  totalité  qui  dans  le  jugement  n'est  plus  représentée  que  par 
la  copule  reparaît  dans  le  syllogisme  sous  la  forme  plus  concrète  du 
moyen  terme.  Dans  le  syllogisme  formel  le  moyen  n'est  totalité 
qu'en  tant  qu'il  s'identifie  tour  à  tour  à  chacun  des  moments  de  la 
notion.  Dans  le  syllogisme  de  la  réflexion  il  réunit  extérieurement 
les  déterminations  opposées  des  extrêmes.  Dans  le  syllogisme  de  la 
nécessité  il  est  d'abord  leur  unité  intérieure,  mais  cette  unité  se 
développe  et  apparaît  comme  totalité  explicite.  Par  cela  même  la 
forme  du  syllogisme  qui  consistait  précisément  dans  l'opposition  du 
moyen  et  des  extrêmes  s'est  supprimée  et,  avec  elle,  la  subjectivité 
exclusive  de  la  notion. 

«  Par  ce  fait  la  notion  en  général  s'est  réalisée;  plus  précisément 
elle  a  conquis  cette  sorte  de  réalité  qui  est  Vobjeciivilé.  Sa  plus 
proche  réalisation  consiste  en  ceci  que  la  notion  qui,  comme  unité, 
contient  en  soi  sa  négation,  se  démembre  et,  comme  jugement, 
confère  à  ses  déterminations  une  certaine  indépendance  et  indiffé- 
rence réciproque,  et  que,  dans  le  sylbjgisme,  elle  s'oppose  elle-même 
à  ces  mômes  déterminations.  Tandis  qu'ainsi  elle  est  encore  l'inté- 
riorité de  cette  extériorité  qu'elle  s'est  donnée,  dans  le  processus  du 
syllogisme,  cette  extériorité  est  rendue  adéquate  à  l'unité  intérieure; 
les  diverses  déterminations  de  la  notion,  par  l'effet  de  la  médiation 
qui  tout  dabord  ne  les  unifie  que  dans  un  troisième  terme,  font 
retour  à  leur  unité  primitive  et  l'extériorité  par  cela  porte  sur  soi 
l'empreinte  de  la  notion,  qui  cesse  ainsi  d'en  être  séparée  comme 
unité  pui-ement  interne. 

«  Cette  détermination  de  la  notion,  qui  a  été  considérée  comme  réa- 
lité (realUàt),  est  aussi  bien  inversement  un  êire  posé  (Gesetztseyn). 
Car  non  seulement  dans  ce  résultat  la  vérité  de  la  notion  s'est  mani- 
festée comme  identité  de  son  intériorité  et  de  son  extériorité,  mais 
déjà  dans  le  jugement,  les  moments  de  la  notion  restent,  malgré  leur 


LA   SCIENCE   DE    LA   NOTION.  97 

indifîérence  respective,  des  déterminations  qui  n'ont  de  signification 
que  dans  leur  relation  réciproque.  Le  syllogisme  est  la  médiation,  la 
notion  accomplie  dans  .son  ct7'e  posé  dans  laquelle  rien  n'est  en  soi 
ni  pour  soi,  mais  où  chaque  chose  existe  seulement  par  l'intermé- 
diaire d'une  autre.  Le  résultat  est  par  suite  une  immédiatité  {Unmit^ 
telbarkeH)  qui  s'est  produite  par  la  suppression  de  la  médiation,  un 
être  {Scj/n)  qui  est  aussi  bien  identique  avec  la  médiation  et  est  la 
notion  qui  est  revenue  de  son  extériorité  et  s'y  est  affirmée.  Cet  être 
est  aussi  une  chose  [Sache)  qui  est  en  soi  et  pour  soi,  c'est  l'Objecti- 
vité {die  Objectivitat).  » 

Ce  passage  de  la  notion  et  plus  spécialement  du  syllogisme  à 
l'objet  semble  tout  d'abord  reposer  sur  une  équivoque.  En  quoi 
consiste-t-il  en  effet?  En  ce  que  la  forme  du  raisonnement  s'est  sup- 
primée :  la  médiation  s'est  faite  immédiate  et  le  moyen  terme,  le 
genre,  explicitement  partagé  en  ses  espèces,  se  présente  comme  une 
sorte  de  cadre  tout  préparé  à  recevoir  et  à  coordonner  la  multipli- 
cité des  individus.  On  n'aperçoit  pas  tout  de  suite  en  quoi,  par  cela, 
la  notion  a  cessé  d'être  subjective  et  il  semble  que  le  nom  d'objecti- 
vité soit  arbitrairement  imposé  à  un  état  de  la  notion  que  rien  d'es- 
sentiel ne  distingue  des  précédents.  Il  semble  qu'en  même  temps,  et 
dans  une  intention  sophistique,  on  conserve  à  ce  même  nom  sa 
signification  courante  selon  laquelle  une  notion  objective  est  celle 
qui  correspond  à  un  objet. 

Regardons  toutefois  la  chose  de  plus  près.  Sans  doute  l'objectivité 
telle  qu'elle  vient  de  se  produire  est  une  détermination  nouvelle  de 
la  notion  subjective  et  rien  de  plus;  mais  par  cette  détermination 
celle-ci  cesse  d'être  une  pure  notion. 

La  notion  s'est  produite  comme  unité  négative  de  l'être  et  de  l'es- 
sence. La  détermination  immédiate  et  la  détermination  simplement 
médiate  ou  nécessité  se  sont  tour  à  tour  montrées  contradictoires 
et  inintelligibles.  Pour  les  comprendre,  il  nous  a  fallu  remonter  à  un 
mode  de  détermination  doublement  médiat  ou,  si  l'on  veut,  médiat 
et  immédiat  tout  à  la  fois  :  la  liberté  ou  détermination  par  soi.  Ce 
mode  de  détermination,  dans  sa  forme  abstraite  et  vide,  c'est  la 
notion. 

La  notion  pose  en  soi  les  trois  déterminations  de  l'universel,  du 
particulier  et  de  l'individuel.  Elle  n'est  notion  que  dans  celte  scis- 
sion même.  Toutefois  ces  oppositions,  tant  qu'elles  restent  vides  de 
tout  contenu,  sont  comme  si  elles  n'étaient  pas.  La  notion  pour  les 

Noël.  7 


98  LA   LOGIQUE    DE    HEGEL. 

réaliser  et  se  réaliser  elle-même  doit  leur  donner  un  contenu  déter- 
miné. C'est  là  ce  qui  arrive  dans  le  jugement.  Mais  dans  le  juge- 
ment considéré  comme  simple  forme,  la  notion  n'est  qu'en  apparence 
sortie  de  son  abstraction.  La  pluralité  des  notions  impliquée  par  le 
jugement  n'est  qu'une  pluralité  abstraite  et  vide.  Par  le  syllogisme 
la  notion  s'affranchit  de  cette  fînité  première  et  rentre  en  elle-même. 
Elle  atteint  ainsi  en  un  sens  à  sa  parfaite  réalité;  mais  à  sa  réa- 
lité formelle,  à  sa  perfection  intrinsèque  comme  forme  pure  de  la 
médiation.  Or  arrivée  au  terme  de  son  développement  dans  le  syllo- 
gisme disjonctif,  la  forme,  précisément  parce  qu'elle  est  devenue 
tout  ce  qu'elle  pouvait  être,  apparaît  dans  son  inanité  radicale.  Elle 
est  une  forme  et  rien  qu'une  forme,  un  cadre  abstrait  qui,  pour  se 
réaliser,  a  besoin  de  recevoir  un  contenu  immédiatement  existant. 

Sous  ce  rapport  le  passage  de  la  notion  à  l'objet  rappelle  celui  de 
l'opposition,  du  positif  et  du  négatif,  à  la  raison  d'être.  Dans  ce  der- 
nier passage  nous  avons  vu  la  réflexion  se  supprimer  elle-même  et 
poser  sa  propre  négation  ou  l'immédiat,  mais  l'immédiat  comme 
médiat  ou  l'existence  {Daseyn)  comme  être  posé  {Geseizseyn).  Ici  la 
notion  se  comporte  à  peu  près  de  même.  Elle  se  détermine  comme 
intrinsèquement  insuffisante,   comme   pure  forme   qui   requiert  un 
contenu  ou  comme  extérieure  à  elle-même  et  intérieure  à  son  con- 
traire. Il  y  a  cependant  entre  ces  deux  passages  une  différence  capitale. 
La  notion  ne  se  nie  pas  elle-même  pour  revenir  ultérieurement 
en  elle-même  à  travers  sa  négation.  Sa  négation  et  sa  réaffirmation 
sont  en  quelque  sorte  un  seid  et  même  acte.  En  se  déterminant  comme 
cadre  préformé  propre  à  recevoir  un  contenu  immédiat,  on  peut  dire 
que  la  notion  s'est  elle-même  posée  comme  objet.  J'entends  comme 
objet  en  général  ou,  si  l'on  veut,  comme  notion  de  l'objet.  Le  monde 
objectif  dans  sa  totalité  n'est-il  pas  un  système  de  genres  et  d'es- 
pèces; les  êtres  particuliers  ne  sont-ils  pas  des  copies  de  types  géné- 
riques et  les  faits  contingents  des  exemples  de  lois  nécessaires?  La 
notion  en  devenant  la  notion  de  l'objet  ne  cesse  pas  d'être  elle-même 
et  l'objet   qu'elle   s'oppose  ne   lui   est    pas  radicalement  étranger. 
L'objet  n'est  pas  une  réalité  indifférente  à  la  notion.  Qu'une  telle 
réalité  ne  puisse  exister  c'est  ce  qu'a  depuis  longtemps  démontré  la 
logique  objective.  L'objet  que  la  notion  se  donne  à  elle-même  et  qui 
seul  mérite  le  nom  d'objet  est  l'objet  de  la  notion,  une  réalité  qui 
est  réelle  précisément  parce  qu'elle  est  intelligible.  En  un  mot,  c'est 
la  notion  même  devenue  réalité  immédiate. 


I 


LA   SCIENCE   DE    LA  NOTION.  O'J 

L'objet  (lui  so  produit  ici  est,  il  faut  se  le  rappeler,  un  (jbjet  pure- 
ment logique.  Nous  n'avons  pas  en(3()re  la  nature  dans  son  opposition 
avec  Vidv>;,  mais  seulement  la  nature  dans  Vidée  ou  ïidre  delà  nature, 
et  c'est  même  par  anticipation  que  nous  appliquons  ce  mot  nature, 
au  monde  objectif  tel  qu'il  se  présente  à.  nous  en  ce  moment.  Au 
fond  ce  qui  est  démontré  ici,  c'est  simplement  que  la  notion  comme 
telle  implique  l'objet  ou  est  la  notion  de  l'objet. 

Selon  la  remarque  de  Hegel,  ce  passage  de  la  notion  à  l'objet  est, 
quant  au  contenu,  identique  à  la  démonstration  ontologique  de  l'exis-  * 
tence  de  Dieu,  au  célèbre  syllogisme  de  saint  Anselme  et  de  Descartes. 
Existe-t-il  un  Dieu?  Cette  question  pour  le  philosophe  signifie  pro- 
prement est-il  vrai  que  la  raison  gouverne  le  monde?  ou  plus  simple- 
ment encore  la  raison  a-t-elle  raison?  Nier  Dieu  c'est  réduire  l'idéal 
à  n'être  qu'un  pur  idéal,  c'est-à-dire  une  chimère;  c'est  prétendre 
que  la  notion  et  la  réalité,  l'expérience  et  la  pensée,  le  fait  et  le  droit 
n'ont  entre  eux  rien  de  commun,  demeurent  éternellement  opposés  ou 
ne  s'accordent  que  par  accident.  Nier  Dieu  c'est  donc  au  fond  nier  la 
science  et  la  moralité  ou  les  réduire  chacune  à  sa  manière  à  je  ne  sais 
quel  rêve  collectif  d'une  humanité  vouée  à  une  indéfectible  illusion. 

A  l'argument  ontologique  on  a  objecté  dès  l'origine  l'impossibilité 
de  conclure  du  concept  à  la  réalité,  de  l'essence  à  l'existence.  Cette 
impossibilité  est  incontestable  à  l'égard  des  choses  finies.  Leur  linité, 
en  effet,  consiste  précisément  dans  la  disproportion  de  l'essence  et 
de  l'existence,  de  l'être  et  de  la  notion.  Au  contraire  la  notion 
absolue  est,  comme  nous  venons  de  le  voir,  essentiellement  objective, 
principe  et  raison  d'être  de  toute  objectivité. 

Les  objections  dirigées  contre  l'argument  ontologique  tiennent  à 
ce  que  l'entendement  fini  s'obstine  à  rabaisser  l'infini  à  son  niveau. 
Dieu  est  considéré  comme  un  objet  quelconque,  comme  un  être  parmi 
les  êtres,  que  l'on  peut  indifféremment  concevoir  comme  existant  ou 
non  existant  et  dont  l'existence,  si  elle  est  réelle,  doit  se  manifester 
dans  l'expérience  d'une  manière  plus  ou  moins  directe.  On  peut 
affirmer  hardiment  qu'un  tel  Dieu  n'existe  pas  ou  qu'un  être  de  cette 
sorte  n'est  pas  Dieu.  Il  faut  convenir  toutefois  que  dans  l'argument 
ontologique  la  forme  est  inadéquate  au  contenu  et  motive  les  objec- 
tions. L'existence  de  Dieu  ne  peut  être  la  conclusion  d'un  syllogisme 
formel.  La  seule  démonstration  qu'on  en  puisse  donner  est  une 
démonstration  dialectique  et  cette  démonstration  constitue  le  contenu 
entier  de  la  Logique. 


100  LA  LOGIQUE   DE   HEGEL. 


OBJECTIVITE. 


L'objet  [Das  Objcct)  contient  en  soi  la  notion  subjective  d'oii  il  est 
sorti;  mais,  tout  d'abord,  il  ne  la  contient  qu'en  soi,  c'est-à-dire 
implicitement.  Il  est  l'être  immédiat  de  la  notion,  mais  dans  cette 
immédiatité  celle-ci  n'est  pas  encore  posée.  La  notion  est  unité,  plu- 
ralité et  totalité;  dans  son  état  immédiat  comme  objet  ces  trois 
moments  se  retrouvent  mais  non  encore  médiatisés.  L'objet  est  à  la 
fois  un  et  multiple.  Il  y  a  une  multitude  d'objets  qui  tous  ensemble 
ne  sont  qu'un  objet  (le  monde  objectif)  et  dont  néanmoins  chacun 
isolément  est  un  objet  complet,  une  totalité.  Chacun  est  en  soi  un 
tout  indépendant,  se  suffisant  à  lui-même  et  cependant  chacun  est 
une  partie  du  tout  et,  comme  tel,  dépend  de  tous  les  autres.  C'est  la 
contradiction  absolue  et  pourtant  c'est  bien  là  ce  que  nous  pensons 
quand  nous  nous  représentons  le  monde  comme  pur  objet;  comme 
simplement  donné  à  la  pensée.  En  tant  que  purement  donnés  les 
objets  sont  en  effet  divers  et  indépendants,  mais  d'autre  part,  en 
tant  que  donnés  à  la  pensée  ,  en  tant  que  substrats  possibles  de 
relations  intelligibles,  ils  sont  les  parties  d'un  tout,  les  éléments 
subordonnés  d'un  ensemble  plus  ou  moins  harmonique. 

La  solution  de  cette  contradiction  est  le  retour  de  l'objet  à  la  notion, 
et  son  identification  finale  avec  elle.  Le  premier  moment  de  ce  retour 
est  le  mécanisme  [Der  Mechanhmus). 

La  contradiction  de  l'indépendance  des  objets  et  de  leur  dépen- 
dance a  son  expression  dans  le  choc  ou  ces  deux  déterminations  se 
nient  réciproquement  sans  néanmoins  se  supprimer.  L'opposition 
trouve  même  dans  ce  phénomène  une  première  conciliation,  en  ce 
que  chacun  des  deux  objets  qui  se  choquent  maintient  son  intégrité 
contre  l'action  qui  tendait  à  le  déformer  ou  à  le  détruire  et  fait 
sienne  cette  action  en  la  réfléchissant  sur  son  antagoniste.  Mais, 
dans  le  choc,  cette  conciliation  demeure  toute  contingente  et  tout 
extérieure.  Dans  cette  sphère  appelée  par  Hegel  la  sphère  du  méca- 
nisme formel  [formale  mechanhche  Process),  l'unité  des  corps  qui  se 
choquent  et  par  suite  l'unité  du  monde  objectif  demeure  purement 
virtuelle;  elle  n'existe  pas  pour  elle-même,  mais  seulement  pour 
nous.  Dans  le  mécanisme  réel  [reale  mechanische  Process),  l'ensemble 
des  objets  choqués  par  un  objet  donné  et  auxquels  il  a  communiqué 


LA    SCIENCE   DE   LA   NOTION.  101 

sa  force,  entraînés  par  un  mouvement  commun,  constituent  comme 
une  ébauche  de  système. 

Mais  la  conciliation  plus  profonde  des  termes  de  l'opposition  a 
lieu  dans  le  mécanisme  absolu  {aôsolute  mechanische  Process).  Ici, 
l'objet  individuel,  loin  de  manifester  son  indépendance  par  la  néga- 
tion de  sa  dépendance,  l'affirme  par  sa  dépendance  même;  se  coor- 
donne de  lui-même  à  d'autres  objets  pour  être  soi,  pour  réaliser  son 
unité.  C'est  le  moment  de  la  centralité.  L'objet  a  son  unité  et  sa 
réalité  dans  son  centre,  et  en  tendant  vers  son  centre,  il  ne  fait  que 
rentrer  en  lui-même  et  se  réaliser  lui-même.  Les  objets  tendent  vers 
leurs  centres  respectifs,  et  c'est  par  leurs  centres  qu'ils  se  mettent 
en  rapport.  Toutefois  tant  qu'il  n'existe  que  des  centres  indépen- 
dants la  conciliation  demeure  imparfaite.  Elle  n'est  définitive  que 
quand  ces  centres  individuels  ont  eux-mêmes  leur  unité  dans  un 
centre  commun,  le  centre  absolu  du  système. 

Le  processus  logique  du  mécanisme  est  constitué  par  trois  syllo- 
gismes. Tout  d'abord  les  individus  (objets  individuels)  par  leur  rap- 
port particulier  (choc)  manifestent  leur  nature  universelle.  Ici,  c'est 
le  particulier  qui  est  le  moyen.  Dans  le  second  syllogisme  ce  rôle 
appartient  à  l'individuel.  C'est  un  individu,  qui  en  communiquant  à 
d'autres  sa  détermination  particulière,  donne  naissance  à  un  en- 
semble, à  un  système  d'objets  (universel).  Enfin  dans  le  mécanisme 
absolu  c'est  le  centre  absolu  (universel)  qui  maintient  dans  leurs 
rapports  respectifs  les  centres  subordonnés  (particuliers)  et  les 
individus. 

L'exemple  le  plus  frappant  qu'on  puisse  donner  de  cette  détermi- 
nation de  l'idée  est  le  système  solaire.  Toutefois,  comme  nous  avons 
déjà  eu  l'occasion  d'en  faire  la  remarque,  les  catégories  de  la  Logique 
ne  sont  pas  exclusivement  applicables  à  telle  ou  telle  sphère  de  la 
nature.  En  particulier  celle  qui  nous  occupe  se  retrouve  dans  tous 
les  domaines  de  la  pensée.  Comme  le  système  solaire  l'Etat  repose 
sur  trois  syllogismes.  Hegel,  après  avoir  développé  le  précédent 
exemple,  n'hésite  pas  à  ajouter  :  «  De  même  le  gouvernement,  les 
individus  qui  forment  la  cité  et  les  besoins  ou  la  vie  extérieure  de 
ces  individus  sont  trois  termes  dont  chacun  est  le  moyen  qui  unit 
les  deux  autres.  Le  gouvernement  est  le  centre  absolu  où  l'individu 
considéré  comme  un  extrême  est  mis  en  rapport  avec  sa  subsistance 
extérieure;  aussi  bien  les  individus  sont  le  moyen  qui  réalise  dans 
une  existence  extérieure  cette  individualité  universelle  et  traduisent 


102  LA   LOGIQUE    DE   HEGEL. 

ainsi  leur  essence  morale  dans  l'extrême  de  la  réalité.  Le  troi- 
sième syllogisme  est  le  syllogisme  formel,  le  syllogisme  de  l'ap- 
parence {der  Schluss  des  Scheins)  :  les  individus,  par  l'intermédiaire 
de  leurs  besoins  et  de  leur  existence  extérieure,  se  sont  agrégés 
à  cette  individualité  universelle  et  absolue  :  un  syllogisme  qui, 
comme  purement  subjectif,  passe  dans  les  précédents  et  a  en  eux  sa 
vérité.  » 

Toutefois  l'objet  mécanique  n'est  pas  encore  l'objet  dans  sa  vérité. 
La  différence  des  objets  est  impliquée  dans  le  concept  d'objectivité. 
Or  jusqu'ici  cette  ditTérence  est  restée  en  quelque  sorte  accidentelle 
et  extérieure  à  l'objet  lui-même.  Pour  parler  le  langage  hégélien, 
elle  est  simplement  posée,  ou  ce  qui  revient  au  même,  elle  n'existe 
encore  qu'en  soi.  Dans  le  mécanisme  les  objets  sont  en  rapport 
comme  objets  homogènes,  ils  ne  diffèrent  que  par  les  relations 
mêmes  que  nous  concevons  entre  eux;  par  suite  leur  différence  leur 
est  indifférente  et  indifférente  aussi  la  suppression  de  cette  diffé- 
rence. Ils  restent  dans  le  système  qu'ils  constituent  ce  qu'ils  étaient 
en  dehors.  Le  mouvement  dialectique  de  l'idée  se  réalise  dans  ce 
système,  mais  en  soi  ou  pour  nous,  non  pour  les  objets  eux- 
mêmes. 

La  tendance  au  centre  n'est  que  la  tendance  à  soi-même;  elle  n'a 
d'ailleurs  jusqu'ici  aucune  direction  propre,  c'est  l'accident  (proxi- 
mité ou  éloignement)  qui  la  détermine.  Si  la  notion  est  l'àme  dont 
l'objet  est  le  corps  cette  àme  est  encore  extérieure  à  son  corps; 
elle  plane  au-dessus  de  lui  plutôt  qu'elle  ne  l'anime.  Ou,  ce  qui 
revient  au  même,  elle  lui  demeure  encore  purement  intérieure, 
elle  ne  s'en  distingue  pas,  elle  n'est  que  sa  détermination  immédiate 
et  contingente  et  n'apparaît  comme  nécessité  ou  notion  détermi- 
nante qu'à  la  conscience  qui  la  considère  du  dehors.  Or  l'objet  n'est 
réel  que  comme  réalité  de  la  notion.  Il  faut  donc  que  celle-ci  pénètre 
dans  l'objet  et  tout  d'abord  que  le  moment  de  la  différence  appar- 
tienne en  propre  à  celui-ci.  Les  objets  seront  donc  différents; 
différents  de  nature  ou  hétérogènes.  D'autre  part,  comme  la  diffé- 
rence de  la  notion  ou  particularité  est  une  différence  virtuellement 
supprimée,  les  objets  différents  devront  tendre  à  supprimer  leur 
différence.  C'est  là  ce  qui  constitue  le  chimisme  [der  Chemismui). 

L'objet  chimique  c'est  l'objet  déterminé  comme  différent  d'un 
autre  objet  de  telle  sorte  que  la  notion  soit  particularisée  dans 
chacun  d'eux  et  ne  se  réalise  que  dans  leur  unité.  Cette  unité  c'est 


LA   SCIENCE    DE    LA   NOTION.  dO^ 

le  produit  neutre.  Mais  le  produit  neutre  n'est  que  l'unité  positive 
ou  immédiate  de  ses  moments,  la  simple  suppression  de  la  dilTérence, 
non  l'affirmation  de  l'identité  dans  la  différence  conservée.  Aussi  lui- 
même  n'est-il  qu'une  existence  finie.  Les  composants  se  sépareront 
et  recouvreront  leur  indépendance  pour  s'unir  de  nouveau  dans  un 
produit  identique  au  premier  et  cela  indéfiniment. 

Le  chimismc  ne  nous  donne  pas  encore  la  vraie  objectivité  parce 
qu'en  lui  les  moments  de  la  notion  demeurent  immédiatement 
séparés.  L'identité  et  la  difîérence,  l'universel  et  le  particulier  révè- 
lent, par  leur  alternance,  la  nécessité  de  leur  union;  mais  ils  ne 
parviennent  pas  à  l'accomplir.  Si  nous  comparons  les  moments  de 
l'objectivité  à  ceux  de  la  notion  abstraite,  le  mécanisme  corres- 
pondra à  la  notion  pure  où  les  différences  sont  encore  tout  inté- 
rieures. Le  chimisme  sera  le  moment  de  la  différence  posée,  de  la 
scission  ou  du  jugement.  Le  moment  qu'il  amène  ou  la  téléologie 
correspondra  au  raisonnement  ou  à  l'unité  restaurée. 

Ce  qui  résulte  de  la  dialectique  du  chimisme,  c'est  la  nullité,  l'in- 
signifiance de  l'objet  comme  objet  pur.  L'existence  de  l'objet  chi- 
mique est  intrinsèquement  imparfaite.  A  l'état  libre  il  n'est  qu'une 
demi-réalité,  le  moment  abstrait  d'une  totalité  qu'il  tend  à  réaliser. 
Mais  dans  cette  réalisation  il  se  nie  lui-même  et  la  totalité  se  nie 
avec  lui.  En  efTct  précisément  parce  que  ses  moments  s'y  absorbent 
et  s'annihilent  pour  la  constituer,  elle  cesse  d'être  une  totalité  véri- 
table, une  totalité  de  moments  réellement  distincts  pour  devenir 
pure  indififérence  et  pure  identité  avec  soi.  L'objet  comme  tel  n'est 
pas  et  ne  peut  être  pour  soi.  Il  n'est  par  suite  que  pour  quelque 
autre  chose.  Cette  autre  chose  pour  laquelle  l'objet  existe,  n'est  tout 
d'abord  précisément  que  cela.  Son  essence  est  d'être  la  fin  ou  le  but 
[Zweck).  Ainsi  le  mécanisme  et  le  chimisme  ont  leur  vérité  dans  la 
téléologie  [Teleologle).  Le  but  est  la  raison  d'être  de  l'objet,  et  l'objet 
n'existe  que  pour  le  but. 

Tout  a  un  but,  rien  ne  se  fait  pour  rien,  oùoÈv  ;a.âTr,v,  disait  déjà 
Aristote.  La  véritable  explication  des  choses  est  l'explication  par  la 
cause  finale;  la  cause  finale  est  vraiment  la  cause  première. 

La  finalité  néanmoins,  telle  qu'elle  se  produit  ici,  est  encore  une 
finalité  contingente  et  finie.  Nous  n'avons  pas  encore  la  lin  absolue, 
le  but  suprême,  mais  seulement  le  but  en  géuéral,  lequel  peut  et 
doit  se  déterminer  et  se  différencier  en  buts  particuliers.  Le  but  est 
d'abord  un  but  parce  qu'il  n'est  pas  donné  immédiatement  comme 


104  LA   LOGIQUE    DE    HEGEL. 

objet.  ]1  est  l'irréel  qui  doit  se  réaliser.  Cette  réalisation  exige  une 
médiation;  le  moyen  [das  Mittel)  est  l'intermédiaire  entre  le  but 
subjectif  et  son  objectivité.  Le  moyen  est  un  objet  existant  indépen- 
damment du  but,  mais  par  l'action  duquel  le  but  se  réalise.  En  lui 
l'objectivité  et  la  finalité  sont  en  quelque  sorte  immédiatement 
unies  et  l'on  peut  dire  qu'en  lui  le  but  atteint  sa  réalité  immé- 
diate. En  effet  le  moyen  dans  sa  totalité,  ou  si  l'on  veut,  la  série 
entière  des  moyens  constitue  la  réalisation  du  but  et  se  confond 
avec  le  but  réalisé.  Ainsi,  dans  la  finalité,  reparaissent  le  méca- 
nisme et  le  chimisme,  non  plus  sans  doute  tels  qu'ils  étaient  en 
soi,  mais  comme  moments  de  la  finalité.  Ce  sont  les  moyens  par 
lesquels  le  but  se  réalise  et  qui  constituent  l'existence  immédiate 
du  but. 

Mais  le  but  n'est  ici  qu'une  détermination  formelle  qui  s'ajoute 
du  dehors  à  sa  matière  (objectivité  mécanique  et  chimique);  il  n'est 
pas  encore  une  détermination  interne  de  l'objet  lui-même.  Tout 
objet  pris  à  part  est  aussi  bien  un  moyen  pour  un  but  qu'il  est  lui- 
même  un  but.  Le  monde  des  objets  peut  être  conçu  comme  un  sys- 
tème de  moyens  et  de  fins,  mais  cela  d'une  infinité  de  manières  éga- 
lement légitimes  ou  également  arbitraires.  Le  but  est  la  notion  qui 
s'est  réaffirmée  par  la  négation  de  la  pure  objectivité.  Celle-ci  n'est 
intelligible  que  dans  et  par  sa  fin;  mais  cette  fin  ne  s'est  pas  encore 
produite  comme  fin  véritablement  objective,  comme  unité  substan- 
tielle de  la  notion  et  de  l'objet. 

Toutefois,  à  y  regarder  de  plus  près,  l'indépendance  réciproque 
de  la  notion  et  de  l'objet  a  disparu.  L'objet  comme  but  réalisé  n'est 
que  le  but  ou  la  notion  dans  sa  particularité  et  ne  s'explique  qu'en 
tant  qu'il  peut  être  subsumé  sous  l'universel  de  la  notion.  La  notion 
d'autre  part  n'a  plus  sa  particularité  en  elle-même,  comme  moment 
immédiatement  supprimé.  Celle-ci  apparaît  comme  une  réalité  exté- 
rieure et  objective  dans  laquelle  la  notion  se  donne  un  être  immé- 
diat. La  notion  elle-même  et  son  objet  ne  sont  donc  plus  au  fond 
que  deux  moments  de  la  notion  et  celle-ci  contient  celui-là  comme 
une  de  ses  déterminations.  Ainsi  la  notion,  sans  cesser  d'être  notion 
subjective  et,  comme  telle,  de  se  déterminer  elle-même,  est  aussi 
bien  riotion  objective  et  détermine  la  réalité  immédiate. 

La  notion,  comme  unité  d'elle-même  et  de  l'objet,  est  proprement 
Vidée.  Vidée  {Die  Idée)  n'est  ni  subjectivité  pure,  ni  pure  objectivité. 
Elle  est  l'unité  du  sujet  et  de  l'objet.  «  L'idée  est  la  notion  adéquate, 


LA   SCIENCE    DE   LA   NOTION.  lOi; 

le  vrai  objectif  ou  le  vrai  comme  tel.  Si  quelque  chose  a  de  la  vérité, 
il  l'a  par  son  idée,  ou  quelque  chose  n'a  de  vérité  qu'en  tant  qu'il  est 
idée.  )) 


IDEE. 


La  détermination  immédiate  de  l'Idée  comme  telle  est  la  vie  {Dos 
Lcben).  La  vie  est  la  finalité  devenue  intérieure  à  l'objet;  elle  est  fin 
et  moyen  d'elle-même,  et  cela  dans  une  indissoluble  unité.  La  fin  ou 
la  notion  est  devenue  consubstanlielle  à  l'objet;  elle  est  devenue 
l'âme  qui,  dans  la  vie,  ne  fait  qu'un  être  avec  le  corps.  «  La  vie, 
considérée  de  plus  prés  dans  son  idée,  est  en  et  pour  soi  absolue 
universalité;  l'objectivité  qui  lui  est  attachée  est  absolument  péné- 
trée par  la  notion;  elle  n'a  d'autre  substance  que  celle-ci.  Ce  qui  se 
distingue  comme  partie  ou  selon  quelque  autre  réflexion  extérieure 
a  en  soi  la  notion  entière;  celle-ci  est  en  efTet  l'âme  omniprésente 
qui,  dans  la  multiplicité  inhérente  à  l'existence  objective,  reste  en 
rapport  simple  avec  soi  et  conserve  son  unité.  » 

La  vie  est  d'abord  vie  universelle  ou  indéterminée,  mais,  en  tant 
que  notion,  elle  pose  en  soi  le  moment  de  la  particularité',  elle  se 
donne  un  corps,  une  sphère  déterminée  d'action.  Enfin  ces  deux 
moments  trouvent  leur  unité  dans  V individuel,  c'est-à-dire  dans  l'être 
vivant.  Ainsi  la  vie  se  détermine  nécessairement  comme  être  vivant 
{das  lebendifje  Jndividuum),  et  ne  se  réalise  que  dans  des  sujets  indi- 
viduels. 

L'être  vivant  reproduit  d'abord  dans  son  développement  interne 
les  trois  moments  de  la  notion  subjective.  La  vie,  d'abord  ditTuse 
dans  tout  le  corps  (universel),  difTérencie  la  masse  totale  en  mem- 
bres distincts  (particulier)  pour  s'affirmer  comme  réalité  concrète 
(individuel)  par  la  synergie  de  ces  membres. 

D'autre  part,  en  tant  qu'individu,  l'être  vivant  s'est  séparé  du 
monde  extérieur  ou  de  son  milieu.  Celui-ci  s'oppose  à  lui  comme  un 
terme  indépendant.  Cette  indépendance  est  même  en  soi  la  négation 
de  la  vie,  en  ce  sens  que  si  elle  subsistait  elle  réduirait  la  vie  à  n'être 
qu'un  accident  et  non  ce  qu'elle  est  en  tant  qu'Idée,  c'est-à-dire  la 
vérité  du  monde  objectif,  sa  raison  d'être  absolue.  Mais  l'être  vivant, 
par  l'activité  inhérente  à  la  vie,  entre  en  conilit  avec  son  milieu  et 
finalement  l'absorbe  et  se  l'incorpore.  Il  lui  emprunte  les  élêuKMits 
conslilutits  de  sa  vie  (matière  et  énergie),  et  par  là  manircslc  son 


i06  LA  LOGIQUE   DE   HEGEL. 

véritable  rapport  à  ce  milieu,  la  subordination  de  celui-ci  à  la  vie. 
Le  monde  matériel  n'est  plus  désormais  qu'un  moment  de  la  vie;  il 
est  l'ensemble  des  substances  et  des  forces  dont  celle-ci  a  besoin  pour 
se  réaliser,  qu'elle  trouve  devant  elle  comme  sa  présupposition,  ou 
que  plutôt,  comme  moment  supérieur  de  l'idée,  elle  s'est  données 
elle-même  dans  le  cours  antérieur  de  son  procès  dialectique. 

Enfin  l'individu  vivant  appartient  à  une  espèce  et  doit  entrer  en 
relation  avec  cette  espèce.  Cette  relation  constitue  le  rapport  des 
sexes.  Dans  ce  moment,  l'espèce  atteint  son  être  pour  soi  et  cela  de 
deux  manières.  D'une  part  le  rapport  des  sexes  donne  la  vie  à  un 
nouvel  individu.  Par  suite  l'individu  qui  était  apparu  immédiatement 
comme  un  être  indépendant  est  médiatisé,  et  médiatisé  par  l'espèce, 
de  telle  sorte  que  sa  vie  n'est  plus  que  la  vie  de  l'espèce  dans  son 
extériorité.  D'autre  part  la  production  de  nouveaux  individus  a  pour 
corrélatif  nécessaire  la  suppression  de  l'individu  ou  la  mort.  L'indi- 
vidualité du  vivant  se  trouve  ainsi  complètement  absorbée  par  la 
puissance  de  l'universel.  «  Par  là  l'idée  de  la  vie  s'affrancbit  non 
seulement  de  quelques  individualités  immédiates,  mais  de  cette 
première  forme  immédiate  en  général,  et  elle  entre  en  possession 
d'elle-même  et  de  sa  plus  haute  réalité  en  se  produisant  comme 
espèce  qui  existe  pour  soi  et  dans  sa  liberté.  La  mort  de  l'être  vivant 
individuel  et  immédiat  est  la  vie  de  l'esprit.  » 

La  vie  est  déjà  l'Idée  et  l'Idée  tout  entière;  mais  en  elle  l'Idée 
demeure  encore  à  l'état  d'enveloppement;  elle  est  encore,  selon  le 
point  de  vue,  pure  intériorité  ou  pure  extériorité.  La  puissance  de 
l'universel  ne  s'est  révélée  ni  à  l'individu,  ni  à  elle-même.  Elle  reste 
une  nécessité  aveugle,  que  l'individu  subit  sans  la  comprendre.  Elle 
n'existe  encore  qu'en  soi  ou,  si  l'on  préfère,  n'existe  que  pour  nous 
qui  la  considérons  du  dehors.  C'est  en  cela  que  consiste  la  fînité  de 
la  vie.  C'est  ce  qui  fait  que  la  vie,  comme  simple  vie,  est  encore 
contradictoire  et  inintelligible.  C'est  seulement  dans  l'esprit  ou  dans 
la  vie  spirituelle  que  l'universel  existe  véritablement  pour  soi,  que 
l'espèce  s'élève  à  la  conscience  d'elle-même,  que  sa  puissance,  son 
rapport  à  l'individu,  par  suite  la  vie  et  la  mort  s'expliquent  et  se  jus- 
tifient. La  vie  spirituelle,  la  vie  intellectuelle  et  morale  est  vérita- 
blement la  vie  de  l'espèce;  elle  seule  est  affranchie  des  limitations  et 
des  contingences  inhérentes  à  l'existence  individuelle.  A  travers  les 
générations  successives  l'espèce  poursuit  son  œuvre,  et  à  cette  œuvre 
chacune  apporte  son  concours.  Ces  générations  dans  leur  ensemble 


LA   SCIENCE    DE   LA   NOTION.  107 

forment  véritablement  un  être  unique,  et  les  êtres  individuels  ne  sont 
que  les  moments  de  cette  existence  totale.  La  mort  est  vaincue;  elle 
n'est  plus  la  négation  de  la  vie,  mais  au  contraire  son  affirmation  la 
plus  haute,  la  condition  et  le  gage  de  son  éternel  rajeunissement. 
Loin  d'arrêter  sa  marche,  elle  seule  lui  assure  un  développement  sans 
limites. 

L'esprit  est  l'universel  concret  et  vivant;  mais  cet  universel  est 
d'abord  l'universel  immédiat  ou  indéterminé.  En  puissance  il  est 
tout,  mais  en  acte  il  n'est  encore  rien.  C'est  l'esprit  théorique  ou  la 
connaissance  [Das  Ei^kennen).  L'univers  est  promis  à  la  connaissance, 
mais  elle  doit  le  conquérir.  La  connaissance  est  en  soi  la  vérité  [die 
Idée  des  Wahren),  mais  elle  ne  l'est  qu'en  soi  et  doit  la  réaliser  en  se 
réalisant  elle-même.  Ainsi  la  connaissance  a  d'abord  son  objet  hors 
d'elle-même  et  par  suite  n'est  que  la  connaissance  finie.  Son  pro- 
cessus consiste  à  supprimer  cette  finité  en  absorbant  l'objet,  en  le 
faisant  intérieur  à  elle-même.  La  connaissance  finie  est  d'abord  ana- 
lytique. Sa  première  tâche  est  de  dégager  l'intelligible  du  sensible, 
de  retrouver  les  formes  de  l'idée  pure  engagées  dans  la  matière 
des  faits,  et  c'est  là  l'œuvre  de  l'analyse.  Dans  cette  première  phase 
l'attitude  de  l'esprit  est  principalement  passive;  il  s'agit  pour  lui 
non  d'imposer  à  l'objet  des  déterminations,  mais,  au  contraire,  de 
recevoir  et  de  s'assimiler  celles  de  l'objet.  La  science  se  soumet  libre- 
ment à  la  domination  de  la  nature;  elle  n'aspire  qu'à  se  modeler  sur 
elle;  elle  n'en  veut  être  que  l'image  exacte  et  inaltérée.  Mais  tout  en 
se  laissant  pénétrer  par  l'objet,  l'esprit  entre  de  plus  en  plus  profon- 
dément en  lui-même.  L'appréhension  du  réel  est  sa  propre  réalisa- 
tion, il  se  manifeste  à  lui-même,  il  prend  conscience  de  ses  propres 
formes.  Il  reconnaît  qu'il  n'est  pas  cette  capacité  vide  avec  laquelle 
lui-même  s'était  d'abord  confondu,  mais  qu'il  a  sa  détermination 
propre,  plus  haute  et  plus  concrète  que  celle  de  l'objet,  et  qu'au  fond 
c'est  lui-même  (juil  cherche  et  retrouve  dans  l'objet. 

Parvenue  au  terme  de  son  analyse  la  science  prend  une  direction 
nouvelle.  Elle  se  fait  synthétique.  Elle  s'attache  à  reconstruire 
idéalement  cette  réalité,  qu'en  l'expliquant,  l'analyse  a  détruite. 
La  pensée,  qui  avait  reçu  son  objet  comme  quelque  chose  d'indif- 
férent et  d'étranger,  le  reproduit  en  soi,  le  crée  pour  ainsi  dire  de 
nouveau  et  montre  par  là  que  l'objet  n'est  au  fond  qu'un  moment 
d'elle-même,  un  élément  subordonné  de  son  existence  subjective. 

Toutefois  l'idée  théorique  pure  ou  ridée  du  vrai  comim^  tel  ne  par- 


108  LA    LOGIQUE    DE   HEGEL. 

vient  pas  à  surmonter  sa  finité.  La  connaissance  synthétique  crée 
de  nouveau  l'objet  et  par  là  même  le  subordonne;  mais  il  lui  faut 
pour  cela  une  matière  première,  une  donnée  qu'elle  ne  tire  pas 
d'elle-même  et  qu'elle  emprunte  à  l'objet  ;  en  un  mot  un  ou  plusieurs 
principes  que  l'expérience  impose  à  l'entendement  et  que  celui-ci 
accepte  sans  pouvoir  les  contrôler,  La  science,  par  suite,  n'est  pas 
libre;  ni  elle,  ni  l'entendement  qui  en  est  l'instrument  ne  se  déter- 
minent pleinement  eux-mêmes,  ils  attendent  leur  détermination  du 
dehors,  leur  rôle  est  de  constater  la  nécessité  et  de  s'y  soumettre. 
Mais  en  même  temps  qu'il  s'est  développé  dans  sa  direction  théo- 
rique l'esprit  a  pris  conscience  de  lui-même  comme  d'un  principe 
déterminant  ou  comme  d'une  puissance.  S'assimiler  à  l'objet  et  par 
là  se  soustraire  à  la  puissance  de  l'objet  en  s'identifiant  avec  elle  et 
en  la  faisant  sienne,  telle  est  la  fin  de  l'activité  théorique.  Or  dès 
que  l'esprit  s'est  reconnu  comme  puissance,  une  autre  fin  s'offre  à 
lui  :  se  soumettre  l'objet,  en  faire  un  simple  instrument  de  son 
vouloir.  L'idée  se  produit  ainsi  sous  un  nouvel  aspect  :  l'idée  pra- 
tique [Die  prackiische  Idée)  ou  l'idée  du  bien  (Die  Idée  des  Guten). 

Le  Bien  apparaît  tout  d'abord  comme  fin  absolue,  comme  idéal 
qui  doit  être  réalisé  et  par  suite  a  lui  aussi  en  soi  le  moment  de  la 
finité.  Cette  finité  consiste  précisément  en  ce  qu'il  est  séparé  de  sa 
réalité.  Ici  se  reproduit  la  dialectique  du  but.  Par  l'action  de  la 
bonne  volonté  et  l'intermédiaire  du  moyen,  le  bien  se  réalise.  Toute- 
fois cette  réalisation  est  d'abord  partielle  et  inadéquate;  aussi  le 
bien  apparaît-il  comme  perpétuel  devoir  être  [Sollen]^  un  but  qui 
recule  à  l'infini  devant  l'effort  qu'on  fait  pour  l'atteindre.  jMais  ce 
n'est  là  qu'une  apparence.  En  se  réalisant  partiellement  le  bien  a 
montré  que  l'obstacle  n'est  pas,  comme  on  pouvait  d'abord  le  croire, 
un  élément  étranger  ou  hostile  à  sa  réalisation,  mais  une  condition 
de  cette  réalisation  elle-même,  un  moment  nécessaire  de  l'idée  pra- 
tique; l'idée  pratique  en  effet  n'est  que  l'idée  agissante  et  son  acti- 
vité consiste  précisément  à  triompher  de  l'obstacle,  à  le  transformer 
en  moyen.  Cette  démonstration  faite  une  fois  vaut  évidemment  pour 
toutes.  Ainsi  le  champ  total  de  la  réalité  objective  n'est  au  fond  que 
le  bien  réalisé. 

Ainsi  disparait  l'opposition  de  l'idée  théorique  et  de  l'idée  pra- 
tique. Le  bien  elle  vrai  sont  identiques  et  cette  identité  c'est  l'Idée 
absolue  {die  absolute  Idée).  «  L'idée  absolue,  telle  qu'elle  s'est  pro- 
duite, est  l'identité  de  l'idée  théorique  et  de  l'idée  pratique;  chacune 


LA    SCIENCE    DE    LA   NOTION.  100 

de  celles-ci  est  incomplète  (eimeitig)  et  n'a  en  soi  l'idée  elle-même 
que  comme  un  au-delà  que  l'on  cherche  et  un  but  non  encore  atteint. 
Chacune  par  suite  est  une  synthèse  de  l'elîort  {eine  Si/nt/tcsc  des  Stre- 
hens),  a  en  soi  l'Idée  et  tout  aussi  bien  ne  l'a  pas,  passe  de  l'une  à 
l'autre  de  ces  pensées  sans  jamais  les  unir  et  reste  dans  leur  contra- 
diction. L'Idée  absolue  comme  notion  ralionneUe  [vcrnûnfiifjerBegriff), 
qui  en  passant  dans  sa  réalité  ne  fait  que  rentrer  en  soi-même,  est 
sous  le  rapport  de  cette  immédiatité  de  son  identité  objective  le 
retour  à  la  vie;  mais  elle  a  aussi  bien  supprimé  celle  forme  de  son 
immédiatité  et  a  en  soi  la  plus  haute  opposition.  La  notion  est  non 
seulement  âme  (Seele),  mais  libre  notion  subjective  qui  est  pour  soi, 
et  par  suite  a  la  personnalité  {Persônlichkeit)  —  la  notion  objective 
pratique  déterminée  en  soi  et  pour  soi,  qui,  comme  personne,  est 
subjeclivité  impénétrable  et  atomique,  mais  qui  en  même  temps, 
loin  dôlre  individualité  exclusive,  est  pour  soi  universalité  et  con- 
naissance et  a  dans  son  autre  sa  propre  objectivité  pour  objet.  Tout 
le  reste  est  erreur,  confusion,  opinion  vaine,  agitation,  volonté  arbi- 
traire, apparence  passagère;  seule  l'Idée  absolue  est  l'être,  la  vie 
impérissable,  la  vérité  qui  se  sait  elle-même  et  toute  vérité.  » 

L'Idée  absolue,  c'est  la  raison  même  désormais  parvenue  à  la  con- 
science de  soi;  c'est  la  pensée  qui,  en  se  pensant  elle-même,  pense 
nécessairement  toute  chose.  L'Idée  absolue  est  l'unilê  définitive  de 
toutes  los  déterminations  précétlenles.  En  elle  s'achève  le  procès  dia- 
lectique dont  le  point  de  départ  était  l'être  pur  ou  indéterminé.  Elle 
en  est  le  point  d'arrivée  ou  l'être  parvenu  à  sa  plus  complète  détermi- 
nation. Delà  sorte  elle  apparaît  comme  un  résultat,  comme  le  terme 
dernier  ou  l'aboutissement  de  la  dialectique.  Mais  d'autre  part  ce 
résultat  qui  seul  est  absolument  en  soi  et  pour  soi  contient  plutôt  la 
raison  de  tous  les  autres  termes  et  du  commencement  lui-même. 
C'est  en  effet  seulement  dans  ce  résultat  que  ces  termes  cessent  de 
se  nier  et  de  s'exclure  et  que  chacun  prend  sa  valeur  propre.  Tous 
contiennent  en  un  certain  sens  l'Idée  et  ne  sont  que  par  l'Idée,  mais 
en  tant  que  séparés  de  l'Idée,  ils  s'opposent  réciproquement  et 
chacun  se  contredit  lui-même.  Leur  existence  véritable  est  donc  leur 
existence  dans  l'Idée  et  comme  moments  de  l'Idée. 

La  dialectique  qui  les  a  tour  à  tour  posés  et  supprimés  n'est  pas 
un  processus  extérieur,  indidérent  à  eux-mêmes  cl  k  l'Idée.  C'est  la 
vie  propre  de  l'Idée  et  leur  vie  intérieure  en  tant  que  moments  de 
l'Idée.  L'Idée  est  donc  présente  dans  la  logique  tout  entière  quoi- 


\\0  LA   LOGIQUE    DE   HEGEL. 

qu'elle  ne  se  manifeste  pleinement  qu'à  la  fin  et  comme  résultat.  La 
logique  ou  la  science  de  l'Idée  n'est  pas  quelque  chose  d'étranger  à 
son  objet;  c'est  plutôt  l'Idée  elle-même  en  tant  qu'elle  prend  con- 
science de  soi  et  se  manifeste  à  elle-même  comme  spontanéité 
absolue.  Ce  n'est  pas  une  connaissance  finie  et  contingente  par 
laquelle  un  sujet  se  met  en  rapport  avec  un  objet  déterminé.  Le 
sujet  qui  pense  la  logique  par  cela  même  se  pense  lui-même  comme 
sujet  pur  ou  absolu,  il  prend  conscience  de  sa  propre  subjectivité 
comme  subjectivité  universelle  ou  si  l'on  préfère  c'est  l'Idée  elle- 
même  qui  se  pense  en  lui.  Ainsi  dans  la  logique,  le  sujet  et  l'objet, 
la  matière  et  la  forme,  le  contenu  et  la  méthode  ont  véritablement 
cessé  de  s'opposer.  Si  nous  persistons  à  les  distinguer,  c'est  seule- 
ment par  l'effet  d'une  habitude  invétérée  et  la  moindre  attention 
suffît  à  nous  montrer  que  ces  distinctions  n'ont  plus  aucune  raison 
d'être. 

La  logique  subjective  est  proprement  la  logique  de  la  philosophie 
spéculative.  Les  catégories  qu'elle  étudie  sont  celles  qui  nous  expli- 
quent définitivement  la  nature  et  l'esprit.  On  pourrait  dire  qu'elle 
est  déjà  la  philosophie  dans  sa  pureté  formelle  et  qu'elle  contient 
déjà  implicitement  les  autres  parties  du  système.  Nous  aurons  d'ail- 
leurs bientôt  à  développer  et  à  préciser  cette  remarque. 

Les  dernières  lignes  de  la  logique  sont  consacrées  à  expliquer  le 
passage  de  cette  partie  du  système  à  la  partie  suivante  :  la  philoso- 
phie de  la  nature.  Ce  passage  est  un  des  points  les  plus  difficiles 
de  la  philosophie  hégélienne  et  cela  sous  le  double  rapport  de  l'obs- 
curité du  texte  et  de  la  gravité  intrinsèque  du  problème.  Nous  le 
laisserons  ici  de  côté,  nous  réservant  d'y  revenir  un  peu  plus  loin. 


LA  LOGIQUE  DANS  LE  SYSTEME 


La  Logique  est  achevée.  Les  diverses  déterminations  possibles  de 
la  pensée  pure  se  sont  produites  chacune  à  sa  place  et  toutes  sont 
rentrées  dans  l'unité  absolue  de  la  raison.  Celle-ci  se  trouve  désor- 
mais définie  quant  à  son  contenu  nécessaire.  Nous  avons  construit 
le  cadre  de  toute  connaissance  rationnelle  possible,  ou  plutôt  ses 
contours  se  sont  d'eux-mêmes  progressivement  précisés  dans  notre 
conscience.  Nous  avons  appris  à  connaître  notre  raison  ou,  ce  qui 
revient  au  même,  la  raison. 

Mais,  parmi  les  résultats  obtenus,  n'en  est-il  pas  qui  puissent 
nous  inspirer  des  doutes  sur  la  valeur  de  l'œuvre  totale?  Ces  doutes 
ne  peuvent  concerner  la  méthode.  Nous  avons  reconnu  tout  d'abord 
que,  dans  l'espèce,  aucune  autre  n'est  applicable.  Néanmoins  nous 
avons  dû  constater  en  même  temps  qu'elle  est  d'un  maniement  déli- 
cat et  difficile.  Il  se  pourrait  donc  que  l'auteur  se  fût  égaré  lui-même 
dans  le  réseau  complexe  de  ses  déductions  et  que  nous  nous  trouvions 
en  présence  d'une  construction  tout  artificielle. 

Si  telle  était  notre  pensée,  nous  n'aurions  pas  imposé  au  lecteur 
la  peine  de  suivre  cette  longue  exposition.  Nous  croyons  que  la 
Logique,  quelles  qu'en  soient  les  imperfections,  reste  une  œuvre 
solide  et  durable.  D'autre  part  un  ouvrage  de  cette  nature  échappe 
nécessairement  à  toute  critique  exotérique.  Aucune  considération 
extérieure  n'en  saurait  véritablement  infirmer  ou  confirmer  les 
conclusions.  Celles-ci  en  effet  ne  se  laissent  pas  détacher  des  pré- 
misses qui  les  produisent  et  juger  par  quelque  critérium  distinct  du 
processus  qui  les  amène.  La  logique  n'est  pas,  comme  les  autres 
parties  de  la  philosophie,  la  reconstruction  idéale  d'une  expérience 


112  LA    LOGIQUE    DE    HEGEL. 

qui  a  déjà,  comme  pure  expérience,  un  contenu  déterminé.  A  la 
philosophie  de  la  nature  ou  à  la  philosophie  de  l'esprit  on  peut 
objecter  qu'elle  omet,  mutile  ou  altère  tel  fait  important  de  la 
physique  ou  de  l'histoire.  Les  travaux  de  Hegel  dans  ces  domaines 
ne  sont  pas  plus  que  d'autres  à  l'abri  de  tels  reproches.  Ils  y  sont 
même  plus  exposés  que  tous  les  autres  à  cause  de  leur  double 
caractère  de  largeur  compréhensive  et  de  rigueur  systématique. 
Longtemps  encore,  sans  doute,  dans  ces  parties  de  la  science,  les 
spécialistes  auront  beau  jeu  à  relever  les  erreurs  des  philosophes  et 
pourront  croire  qu'ils  les  ont  réfutés.  Par  malheur  un  tel  procédé 
est  inapplicable  à  la  logique.  On  ne  peut,  dans  le  sens  propre  du 
terme,  comparer  ses  conclusions  aux  faits,  car  elle  ne  s'occupe  pas 
de  faits  physiques,  ni  même  à  proprement  parler  de  faits  psycholo- 
giques. Les  faits  qu'elle  étudie  sont  les  faits  logiques  et  ces  faits  ne 
sont  pas  une  matière  extérieure  qu'elle  s'approprie;  ils  sont  sa  sub- 
stance même.  Connaître  les  faits  logiques  comme  tels  c'est  simple- 
ment les  coordonner  logiquement.  On  pourrait  dire  qu'ils  n'existent 
pas  comme  faits  logiques  en  dehors  de  la  logique  elle-même,  car 
s'ils  sont  constitutifs  de  toute  pensée,  même  irréfléchie,  ils  n'exis- 
tent hors  de  la  science  qu'à  l'étal  d'incoordination  ou  d'illogisme. 
Il  n'y  a  par  suite  qu'un  moyen  de  réfuter  un  système  de  logique 
au  sens  où  Hegel  entend  ce  mot  :  c'est  de  le  refaire,  c'est  d'en  for- 
muler un  plus  profond  et  plus  compréhensif  qui  contienne  le  pre- 
mier et  le  dépasse.  Hors  de  là,  hors  d'une  refonte  totale  du  système 
où  les  éléments  conservés  et  les  modifications  se  pénétreraient  en 
une  synthèse  nouvelle,  la  critique  se  réduit  à  des  chicanes  de  détail 
qui,  quelque  apparence  de  légitimité  qu'elles  puissent  présenter, 
demeurent  sans  garantie  et   sans  portée. 

En  écartant  ainsi  par  la  question  préalable  toute  critique  exoté- 
rique,  nous  supposons  implicitement  que  Hegel  n'est  pas  tombé  dans 
quelque  erreur  par  trop  grossière  et  justiciable  du  sens  commun.  Or 
c'est  ce  qu'on  a  quelquefois  contesté.  Nous  ne  reviendrons  pas  sur 
le  fameux  reproche  de  vouloir  tirer  le  concret  de  l'abstrait.  Nous 
croyons  y  avoir  suffisamment  répondu.  Mais  Hegel  n'a-t-il  pas  indû- 
ment considéré  comme  des  catégories  pures  certains  concepts  visi- 
blement extraits  de  l'expérience?  N'a-t-il  pas  d'autre  part  plus  d'une 
fois  anticipé  implicitement  sur  ses  déductions  ultérieures,  employé 
en  fait  des  concepts  qui  ne  s'étaient  pas  encore  expressément  posés, 
et  commis  ainsi  de  véritables  cercles  vicieux? 


LA  LOGIQUE   DANS   LF.   SYSTKME.  113 

Certains  lecteurs  auront  sans  doute  éprouvé  quelque  étonnement  à 
voir  compter  parmi  les  déterminations  de  la  pensée  pure  des  con- 
cepts comme  ceux  du  mécanisme,  de  la  vie  ou  de  la  pensée  elle- 
même.  Ces  concepts  sont  en  eiïet  le  plus  souvent  considérés  comme 
tirés  de  l'expérience  interne  ou  externe  et  ne  figurent  pas  en  géné- 
ral sur  les  listes  plus  ou  moins  systématiques  que  les  divers  philo- 
sophes ont  données  des  notions  premières.  Cependant  le  concept 
de  la  pensée  n'est-il  pas  un  élément  intégrant,  un  contenu  néces- 
saire de  toute  pensée  consciente  de  soi,  et  d'autre  part,  la  pensée 
est-elle  concevable  sans  la  vie  ou  la  vie  sans  le  mécanisme? 
Ces  notions,  sans  doute,  nous  sont  données  dans  l'expérience;  mais 
en  est-il  qui  échappent  à  cette  condition?  Les  autres  catégories, 
la  qualité,  la  quantité,  la  substance,  la  cause  sont-elles  conçues 
tout  d'abord  par  l'esprit  dans  l'état  d'abstraction  où  la  logique  les 
considère?  Ne  sont-elles  pas,  elles  aussi,  données  dans  les  faits  et 
comme  éléments  des  faits?  Si  cela  seul  est  rationnel  qui  ne  s'est 
jamais  présenté  à  la  conscience  comme  fait  immédiat,  il  n'y  a  rien 
de  rationnel,  et  la  raison  est  un  mot  vide  de  sens.  La  distinction  de 
l'expérience  et  de  la  pensée  pure  est  l'œuvre  de  l'abstraction.  Si 
légitime  que  soit  cette  abstraction,  gardons-nous  d'ériger  en  réalités 
indépendantes  les  termes  qu'elle  oppose.  L'expérience  et  la  raison, 
l'a  posteriori  et  Va  priori  sont  moins  deux  éléments  de  la  connais- 
sance que  deux  étals,  ou,  si  l'on  veut,  deux  degrés.  L'expérience  c'est 
la  raison  implicite,  la  raison  c'est  l'expérience  expliquée  :  la  por- 
tion des  faits  qui  n'est  plus  simplement  appréhendée,  mais  aussi 
comprise.  La  fonction  de  la  philosophie  et  de  la  science  étant  de 
comprendre,  leur  progrès  consiste  à  étendre  le  domaine  de  l'a  priori. 
En  particulier  la  raison  pure  est  cette  partie  de  l'expérience  que  la 
pensée  reconnaît  comme  absolument  nécessaire,  c'est-à-dire  comme 
inconditionnellement  impliquée  dans  son  affirmation  de  soi.  C'est  le 
domaine  de  la  logique  ou,  plus  exactement,  c'est  la  logique  elle- 
même. 

On  insistera  peut-être.  Des  notions  comme  celles  de  choc,  de  com- 
binaison, de  naissance,  de  mort,  etc.,  impliquent  le  temps  et  l'espace 
et  par  suite  ne  sauraient  relever  de  la  logique  pure,  qui,  par  délini- 
tion,  exclut  ces  deux  déterminations.  Si  l'on  veut  dire  que  les  notions 
dont  il  s'agit  nous  sont  données  primitivement  dans  les  intuitions 
temporelles  et  spatiales,  ou  même  que  nous  ne  pouvons  imaginer 
comment  elles  nous  seraient  données  en  dehors  de  ces  intuitions,  on 

Noël.  8 


114  LA  LOGIQUE    DE    HEGEL. 

a  parfaitement  raison.  Mais  il  ne  s'en  suit  pas  qu'elles  ne  puissent 
être  considérées  par  abstraction  indépendamment  du  temps  et  de 
l'espace,  ou  qu'elles  n'aient  pas  de  contenu  logique.  Il  en  est  d'elles 
exactement  comme  des  autres  catégories.  Comment  pensons-nous 
d'abord  la  causalité  si  ce  n'est  comme  liaison  nécessaire  de  deux,  évé- 
nements dans  le  temps?  le  nombre  si  ce  n'est  comme  pluralité  de 
positions  dans  l'espace?  Toutefois  nous  sommes  habitués  depuis  long- 
temps à  dégager  ces  concepts,  non  seulement  des  éléments  sensibles 
proprementditsauxquelsilspeuventêtreassociés(sons,  couleurs, etc.), 
mais  aussi  des  conditions  générales  de  l'intuition  sensible.  C'est  un 
effort  d'abstraction  nécessaire  à  la  pensée  logique  en  général  et  qui 
n'est  pas  plus  difficile  à  l'égard  des  notions  plus  élevées  qui  nous 
occupent  qu'à  l'égard  des  concepts  élémentaires  de  qualité  ou  de 
quantité.  Je  dis  plus,  ces  notions  étant  en  elles-mêmes  plus  con- 
crètes, ayant  un  contenu  logique  plus  riche,  l'effort  de  l'abstraction 
est  intrinsèquement  moindre  et,  si  quelques-uns  éprouvent  le  con- 
traire, le  fait  ne  peut  s'expliquer  que  par  un  défaut  relatif  d'ha- 
bitude. 

Quant  aux  cercles  vicieux  qu'on  a  quelquefois  reprochés  à  Hegel, 
ils  n'existent  qu'en  apparence,  et  cette  apparence  s'évanouit  dès 
qu'on  prend  le  parti  de  s'en  tenir  strictement  aux  définitions  de 
l'auteur.  Cela  est  parfois  difficile.  C'est  pour  nous  un  travail  pénible 
que  de  dépouiller  les  mots  des  connotations  que  l'habitude  ,y  a  jointes, 
mais  n'est-ce  pas  la  condition  nécessaire  de  toute  spéculation  philo- 
sophique? Pour  préciser  notre  pensée,  nous  allons  prendre  un 
exemple.  Dans  la  dialectique  de  Vun  interviennent  la  répulsion  et 
l'attraction.  Or  la  répulsion  et  l'attraction  sont  des  forces,  et  la  caté- 
gorie de  la  force  n'apparaît  que  beaucoup  plus  lard,  dans  la  science 
de  l'essence.  Ne  sommes-nous  pas  en  face  d'une  évidente  inconsé- 
quence? Nullement.  L'attraction  et  la  répulsion  que  Hegel  attribue 
aux  wis  ne  doivent  pas  être  confondues  avec  celles  des  physiciens  ; 
elles  n'en  sont  que  les  déterminations  les  plus  abstraites;  elles  unis- 
sent ou  séparent,  mais  elles  ne  sont  encore  conçues  ni  comme  des 
quantités  mesurables,  ni  comme  des  puissances  qui  se  manifestent.  Ce 
sont  bien  des  déterminations  de  l'être  Ou  de  l'appréhension  immé- 
diate, non  des  catégories  de  l'essence  ou  de  la  pensée  réfléchie.  Que 
l'ctn  s'en  tienne  aux  expressions  du  texte,  que  l'on  écarte  des  termes 
toute  signification  qui  ne  leur  est  pas  explicitement  attribuée,  il  n'y 
a  plus  même  un  semblant  de  sophisme. 


LA   LOGIQUE   DANS   LK   SYSTÈME.  ii'ii 

Ainsi  que  nous  l'avons  établi  au  début  de  ce  travail  et  que  nous 
l'avons  souvent  rappelé  depuis,  la  logique  a  deux  aspects.  C'est  à  la 
fois  une  liiéorie  de  la  pensée  pure  et  une  théorie  de  l'être  pur.  Si  d'une 
part  elle  déroule  dans  leur  enchaînement  nécessaire  toutes  les  notions 
•  essentielles  de  la  raison,  de  l'autre  elle  met  en  lumière  toutes  les  sup- 
positions implicitement  liées  à  la  simple  position  de  l'être  ;  tout  ce  qui 
est  tacitement  affirmé  par  cela  seul  qu'on  affirme  un  être  quel  qu'il 
soit.  Sous  ce  rapport  la  logique  constitue  dans  son  ensemble  la 
démonstration  absolue  de  l'exislence  de  Dieu.  A  la  simple  position 
de  l'être  est  en  effet  nécessairement  liée  celle  de  toutes  les  catégo- 
ries ultérieures  et  finalement  celle  de  la  catégorie  suprême,  de  l'idée 
absolue,  de  la  pensée  pure  qui  se  pense  elle-même  et  pense  en  elle- 
même  tout  le  reste.  Si  donc  il  y  a  de  l'être,  il  y  a  du  devenir,  de  la 
qualité,  de  la  quantité,  de  l'identité,  de  la  différence,  des  sub- 
stances, des  causes,  un  monde  mécanique  et  chimique,  de  la  vie,  de 
la  pensée,  et  finalement  une  pensée  absolue  ou  Dieu.  On  voit  qu'en 
un  certain  sens  cette  démonstration  absolue  contient  et  absorbe  les 
preuves  ordinaires,  on  voit  aussi  combien  elle  en  diffère.  Ces 
preuves  consistent  en  général  à  partir  d'un  fait  donné  et  conçu 
comme  universel  :  l'existence,  le  mouvement,  l'ordre  du  monde,  la 
moralité,  et  à  poser  le  sujet  absolu  comme  condition  immédiate  de  ce 
fait.  Or  une  telle  argumentation  contient  une  évidente  contradic- 
tion. Le  même  fait,  la  même  détermination  de  l'être  ou  de  l'idée  est 
posée  tour  à  tour  comme  conditionnée  et  comme  inconditionnée. 
Elle  est  conditionnée  puisqu''on  juge  qu'elle  ne  peut  se  suffire  à  elle- 
même  ni  subsister  par  elle-même  et  qu'on  lui  cherche  une  condition 
dans  un  sujet  divin.  Elle  est  inconditionnée  puisque,  en  conséquence 
du  passage  immédiat  du  fait  donné  au  principe  qui  l'explique,  ce 
principe  n'a  au  fond  d'autre  contenu  que  ce  fait,  il  n'est  que  ce  fait 
lui-même  érigé  en  absolu.  Si  l'on  ne  saisit  pas  cette  contradiction  c'est 
que  l'imagination  la  dissimule  en  associant  au  concept  une  repré- 
sentation anlhropomorphique.  C'est  ainsi  par  exemple  qu'au  lieu  de 
conclure  simplement  à  un  principe  d'ordre,  ou  de  moralité,  on  con- 
clut à  un  architecte  ou  à  un  législateur  du  monde.  Ces  vaines  méta- 
phores empêchent  l'esprit  d'apercevoir  le  vide  de  l'argumentation,  et 
qu'au  lieu  de  marcher  il  a  simplement  tourné  sur  place.  L'argument 
ontologique  n'échappe  pas  à  celte  criticjue.  11  semble  qu'il  ne  parte 
pas  d'un  fait  empirique;  c'est  même  le  reproche  qu'on  lui  a  le  plus 
souvent  adressé  et  qui,  dans  la  plupart  des  esprits,  a  prévalu  contre 


H 6  LA    LOGIQUE    DE    HEGEL. 

lui.  Néanmoins  son  véritable  point  de  départ  n'est-ce  pas  la  tendance 
de  la  raison  à  dépasser  toute  détermination  particulière,  et  le  Dieu 
auquel  il  conclut  n'est-il  pas  l'objet  où,  toutes  les  déterminations 
étant  en  effet  épuisées,  cette  aspiration  serait  immédiatement  satis- 
faite ? 

Hegel  nous  montre  que  de  tout  ordre  déterminé  de  faits,  de  toute 
catégorie  particulière,  nous  pouvons  remonter  à  l'absolu.  Plus  élevé 
sera  le  point  de  départ  et  plus  le  chemin  à  faire  sera  court;  mais 
moins  la  démonstration  sera  rigoureuse,  plus  il  sera  facile  à  un 
adversaire  d'en  contester  le  principe.  D'autre  part  cette  démonstra- 
tion ne  saurait  être,  comme  on  l'entend  d'ordinaire,  une  simple 
régression  par  voie  syllogistique  du  conditionné  à  la  condition.  Si 
le  fini  conduit  à  l'infini,  c'est  par  sa  propre  négation.  Ce  qui  prouve 
Dieu,  ce  n'est  pas  la  réalité  du  monde,  mais  plutôt  son  néant.  L'Idée 
se  réalise  en  posant  et  en  supprimant  tour  à  tour  toutes  ses  détermi- 
nations partielles.  Ces  deux  moments  constituent  son  rythme  inal- 
térable et  tous  deux  lui  sont  également  essentiels.  Néanmoins  le 
moment  négatif,  celui  où  elle  supprime  ses  présuppositions  est  plus 
particulièrement  celui  du  retour  sur  elle-même.  C'est  lui  qui  constitue 
son  affirmation  de  soi,  et  c'est  lui  qu'il  importe  de  mettre  en  lumière 
quand  on  prétend  remonter  du  relatif  à  l'absolu. 

Pour  comprendre  la  Logique  de  Hegel,  il  ne  suffit  pas  de  la  consi- 
dérer en  elle-même  et  comme  un  tout  achevé.  Certes  elle  est  bien 
telle  en  un  certain  sens;  mais  d'autre  part  elle  est  une  partie  inté- 
grante d'un  système  plus  vaste.  Il  en  est  ainsi  de  toute  logique, 
mais  plus  particulièrement  de  celle  qui  nous  occupe.  Ce  n'est  pas, 
comme  par  exemple  la  logique  cartésienne,  une  simple  propédeu- 
tique  qui  nous  préparerait  à  l'étude  de  la  réalité  concrète  :  un  ins- 
trument, un  organum  qu'il  s'agirait  simplement  d'appliquer  à  une 
matière  indifférente.  Plus  étroit  est  le  lien  qui,  chez  Hegel,  unit  la 
Logique  aux  autres  parties  du  système.  Elle  est  une  forme  sans 
doute,  mais  non  pas  une  forme  indifférente  à  son  contenu.  A  pro- 
prement parler,  elle  contient  déjà  en  germe  la  philosophie  tout 
entière.  C'est  ce  qu'il  est  facile  de  voir  surtout  dans  la  science  de  la 
notion.  La  partie  de  cette  science  qui  traite  de  l'objet  et  de  son 
retour  à  la  subjectivité  annonce  ou  résume  évidemment  tous  les 
développements  ultérieurs  du  système.  Mais  il  y  a  entre  la  Logique 
et  ce  qui  vient  après  elle  une  liaison  plus  particulière  encore,  une 
liaison  analogue  à  celle  qui  rattache  les  unes  aux  autres  les  diverses 


LA   LOGIQUE    DANS    LE   SYSTÈME.  117 

sections  de  la  Logique.  Prise  dans  son  ensemble,  elle  soutient  avec 
l'extra-logique  un  rapport  analogue  à  celui  qu'en  son  sein  chaque 
catégorie  soutient  avec  la  suivante.  Elle  est  un  moment  de  l'Idée 
dont  la  Nature  et  l'Esprit  sont  les  moments  ultérieurs.  Ces  moments, 
elle  les  contient  déjà  en  un  certain  sens,  quoiqu'en  un  autre  sens  on 
puisse  dire  qu'elle  y  est  contenue;  mais  immédiatement  elle  les 
exclut.  Pour  parler  le  langage  de  Hegel  que  nous  avons  appris  à 
comprendre,  l'Idée  est,  dans  son  ensemble,  un  syllogisme  à  trois 
termes  et  ces  trois  termes  sont  :  la  Logique,  la  Nature  et  l'Esprit. 
Dans  l'ordre  immédiat,  ou  si  l'on  veut  dans  l'ordre  de  l'apparence, 
le  terme  le  plus  abstrait  forme  le  point  de  départ,  le  terme  le  plus 
concret  et  le  plus  riche  est  au  contraire  le  point  d'arrivée.  La  Nature 
est  donc  le  moyen  terme  qui  unit  l'un  à  l'autre  ces  deux  extrêmes  : 
l'Idée  pure  et  l'Esprit. 

Or,  dans  le  syllogisme  spéculatif,  les  termes  ne  sont  pas  donnés 
indépendamment  les  uns  des  autres.  Chacun  d'eux  se  pose  en  s'op- 
posant  au  précédent  ou,  si  l'on  veut,  c'est  celui-ci  qui  pose  le  sui- 
vant en  se  niant  lui-même.  Il  doit  donc  y  avoir  un  passage  dialec- 
tique de  la  Logique  à  la  Nature.  L'Idée  logique  doit  se  nier  elle-même 
et  passer  dans  son  contraire.  Voyons  comment  Hegel  nous  décrit  ce 
passage  : 

«  En  tant  que  l'Idée  se  pose  comme  unité  absolue  de  la  notion 
pure  et  de  sa  réalité  et  se  concentre  ainsi  dans  l'immédiatité  de 
l'Être,  elle  est,  comme  totalité  dans  cette  forme,  Nature.  Cette 
détermination  n'est  pas  un  être  devenu  {ein  Geivordensein)  et  un 
passage,  comme  lorsque,  plus  haut,  la  notion  subjective  devient 
objectivité,  ou  le  but  subjectif  devient  vie.  L'idée  pure  dans 
laquelle  la  détermination  ou  la  réalité  de  la  notion  s'est  elle-même 
élevée  à  la  notion  est  plutôt  absolue  libération  pour  laquelle  il 
n'y  a  plus  de  détermination  immédiate  qui  ne  soit  aussi  bien  posée 
et  ne  soit  la  notion;  dans  cette  liberté  aucun  passage  n'a  Heu; 
l'être  simple  auquel  l'idée  se  détermine  lui  reste  parfaitement 
transparent  et  est  la  notion  qui,  dans  sa  détermination,  demeure 
en  elle-même.  Le  passage  doit  donc  être  plutôt  compris  de  cette 
manière  que  l'Idée  s'affranchit  d'elle-même  (S'ich  frci  en(lasst), 
absolument  sûre  d'elle-même  et  reposant  en  elle-même.  A  cause 
de  cette  liberté,  la  forme  de  sa  détermination  est,  elle  aussi,  abso- 
lument libre  :  c'est  l'extériorité  de  l'espace  et  du  temps  existant 
pour  soi-même  sans  subjectivité.  En  tant  que  celle-ci  n'existe  et 


^18  LA    LOGIQUE    DE    HEGEL. 

n'est  saisie  par  la  conscience  que  comme  immédialité  abstraite 
de  l'être,  elle  est  comme  simple  objectivité  et  vie  extérieure;  mais 
dans  l'Idée,  elle  reste  en  et  pour  soi  la  totalité  de  la  notion,  et  la 
■science  dans  le  rapport  de  la  connaissance  divine  à  la  nature.  Cette 
première  décision  {nàchste  Eniscliluss)  de  l'idée  à  se  déterminer 
■comme  idée  extérieure  ne  fait  que  poser  la  médiation  de  laquelle 
la  notion  s'élève  comme  libre  existence  revenue  en  elle-même  de 
l'extériorité,  achève,  dans  la  science  de  l'esprit,  sa  libération  par 
soi-même,  et  trouve  dans  la  science  logique  la  plus  haute  notion 
d'elle-même,  comme  notion  pure  qui  se  comprend  elle-même.  » 

Schelling  déclarait  ce  passage  tout  à  fait  vide  de  signification.  Il 
n'y  voulait  voir  qu'une  accumulation  de  métaphores  destinée  à 
cacher  la  complète  rupture  de  la  chaîne  dialectique.  Il  faut  avouer 
que  la  pensée  n'est  pas  en  effet  très  facile  à  saisir  en  elle-même.  Il 
faut  pour  y  parvenir  s'aider  de  la  philosophie  hégélienne  tout 
entière  et  s'en  faire  d'abord  une  idée  d'ensemble,  dût  cette  idée 
n'être  que  provisoire  et  quelque  peu  exotérique. 

Le  problème  qu'il  s'agit  ici  de  résoudre  est  le  problème  même  de 
la  création.  Ce  qu'il  nous  faut  d'abord  comprendre,  c'est  pourquoi  il 
se  présente  à  cette  place  et  sous  cette  forme  déterminée. 

Ce  problème  se  pose  fatalement  à  l'esprit  qui  considère  la  nature 
dans  son  ensemble.  Celle-ci  lui  apparaît  en  effet  comme  un  inextri- 
cable mélange  d'ordre  et  de  confusion,  de  nécessité  et  de  contingence, 
de  raison  et  de  déraison. 

C'est  ce  double  caractère  qui  la  constitue  comme  nature.  Ainsi 
que  Kant  l'a  prouvé,  elle  n'existe  qu'en  tant  qu'objet  d'une  connais- 
sance possible.  Si  les  phénomènes  qui  la  constituent  échappaient  un 
seul  instant  d'une  manière  radicale,  aux  prises  de  la  pensée,  c'en 
serait  fait  de  son  unité  et  par  suite  de  son  être.  D'autre  part  elle 
n'est  le  réel,  le  concret  par  opposition  à  l'Idée  abstraite  que  parce 
qu'elle  est  le  sensible,  le  donné;  parce  qu'il  y  a  en  elle  un  élément 
réfractaire  à  la  pensée  pure,  irréductible  à  la  rationalité.  Comment 
l'esprit  peut-il  comprendre ,  comment  pourrait-il  accepter  une 
pareille  contradiction? 

Le  dualisme  antique  opposait  radicalement  l'un  à  l'autre  la  matière 
et  l'esprit.  Celui-ci,  pure  raison  subsistant  en  soi,  s'emparait  de 
l'élément  réfractaire,  le  façonnait  à  son  image,  soit  par  une  activité 
volontaire,  soit  par  le  simple  rayonnement  de  sa  perfection  interne. 
Mais  cette  solution  n'en  est  pas  une,  car  elle  implique  dans  l'irra- 


LA   LOGIQUE    DANS   LE   SYSTÈME.  119 

lionnel  une  aptitude  à  subir  l'action  de  la  raison  ;  elle  nie,  par  suite, 
implicitement  l'hypothèse  explicite  d'où  elle  part  :  l'opposition 
absolue  des  deux  termes.  Dans  les  temps  modernes  on  considère  de 
préférence  la  nature  comme  la  création  arbitraire  d'un  Dieu  parfait. 
L'imperfection  ou  l'irrationalité  qu'elle  présente  s'expliquerait  par 
le  seul  fait  qu'elle  est  créée,  posée  par  le  parfait  hors  de  lui-même 
et  par  suite  exclue  de  sa  perfection.  Celle-ci  étant  par  essence 
incommunicable,  il  n'y  a  pas  lieu  de  s'étonner  qu'elle  fasse  défaut 
aux  créatures.  Mais  la  contradiction  reparaît  sous  une  autre  forme. 
Dieu  est  conçu  comme  parfait  antérieurement  à  la  création  ou  indé- 
pendamment de  celle-ci;  dès  lors  celle-ci  n'a  plus  de  raison  d'être. 
Comnje  l'avait  si  bien  compris  Aristote,  on  ne  peut  concevoir  dans 
la  perfection  absolue  d'autre  activité  que  celle  qui  la  constitue 
comme  telle.  Contenant  en  soi  la  totalité  de  l'être,  elle  n'a  pas  de 
dehors  où  s'épandre.  Si  l'extériorité  est  un  moment  de  sa  perfection, 
ce  moment  lui-même  doit  lui  être  intérieur. 

Est-il  plus  raisonnable  de  s'en  tenir,  comme  le  veulent  quelques- 
uns,  à  l'hypothèse  d'une  nature  incréée?  L'expression  est  équivoque 
et  peut  être  comprise  en  deux  sens  fort  différents.  On  peut  entendre 
par  nature  la  totalité  des  faits  donnés  dans  le  temps  et  dans  l'espace 
en  les  prenant  simplement  comme  faits,  hors  de  toute  relation 
explicite  ou  implicite  à  l'Idée.  Comment  alors  expliquer  la  science? 
D'où  vient  que  ces  contingences,  indifférentes  par  définition  aux  caté- 
gories de  la  pensée,  se  prêtent  néanmoins  à  leur  application?  Cela 
se  concevrait  encore  à  la  rigueur  si  elles  cédaient  sans  résistance  à 
toute  tentative  de  coordination  et  se  laissaient  indifféremment 
enfermer  dans  tout  système  qu'il  nous  plairait  de  leur  imposer. 
Mais  la  science  n'est  pas  œuvre  d'imagination  pure,  elle  doit  compter 
avec  les  faits.  Ceux-ci  se  soumettent  bien  à  certaines  formules,  mais 
se  révoltent  contre  d'autres.  N'est-ce  pas  qu'ils  ont  une  raison 
interne,  que  la  science  ne  leur  impose  pas  une  logique  qui  leur 
serait  étrangère,  mais  qu'elle  en  extrait  plutôt  celle  qui  leur  est 
propre?  D'ailleurs,  dans  l'hypothèse,  d'où  viendrait  la  raison 
humaine?  De  Dieu?  Pourquoi,  s'il  a  créé  l'homme,  n'a-t-il  pu  créer 
aussi  bien  les  autres  êtres?  De  la  nature?  Mais  comment  donnerait- 
elle  ce  qu'elle  n'a  pas?  L'ordre  que  nous  y  remarquons  lui  est  tout 
extérieur,  elle  est  par  définition  dépourvue  de  toute  rationalité 
interne.  Notre  raison  ne  serait-elle  que  le  retlet  d'une  apparence? 

Mais,  au  lieu  d'être  un  ensemble  incohérent  de  faits  dénués  de 


120  LA   LOGIQUE   DE   HEGEL. 

liaison  interne,  la  nature  est  peut-être  un  tout  subsistant  en  soi  et 
par  soi.  De  ce  point  de  vue  c'est  la  contingence  et  l'irrationalité 
qui  se  réduisent  à  de  pures  apparences.  S'il  nous  était  donné  de 
pénétrer  le  fond  des  choses  tout  nous  semblerait  ordre,  proportion, 
harmonie.  Cette  solution  paraît  d'abord  plus  satisfaisante  que  l'autre. 
Mais  est-ce  bien  une  solution?  N'est-ce  pas  simplement  le  problème 
lui-même  présenté  sous  une  autre  forme?  Ce  que  nous  appelons 
nature,  n'est-ce  pas  précisément  cette  apparence  qui  frappe  nos 
sens  et  que  notre  raison  s'efforce  en  vain  de  comprendre?  On  nous 
dit  qu'elle  n'est  rien  de  réel,  que  c'est  seulement  une  ombre,  une 
illusion  qui  doit  se  dissiper  et  laisser  apparaître  le  seul  être  véri- 
table, la  raison  ou  Dieu.  Qu'on  donne  à  ce  Dieu  le  nom  de  nature; 
qu'il  soit  conçu  comme  la  nature  vraie  par  opposition  à  la  nature 
apparente,  cela  importe  peu  et  ce  n'est,  après  tout,  qu'une  question 
de  mots.  Ce  qui  est  plus  grave  c'est  qu'on  n'explique  pas  la  nature 
comme  telle  ou,  si  l'on  veut,  la  nature  apparente.  Pourquoi  Dieu  s'est- 
il  voilé?  Pourquoi  l'être  se  dissimule-t-il  derrière  le  néant?  Pourquoi 
la  raison ,  au  lieu  de  se  manifester  tout  entière  dans  sa  parfaite 
intelligibilité,  se  laisse-t-elle  seulement  entrevoir  à  travers  les 
formes  illusoires  de  l'univers  sensible?  Peu  importe  le  degré  de  con- 
sistance qu'on  accorde  à  la  nature  :  que  Dieu  crée  hors  de  lui  des 
êtres  ou  qu'il  se  cache  derrière  des  fantômes,  la  difficulté  reste  la 
même.  Cette  difficulté  est  de  comprendre  la  coexistence  du  parfait  et 
de  l'imparfait,  ou,  plus  précisément,  de  l'irrationnel  et  de  la  raison. 
Nous  avons  reconnu  les  difficultés  du  problème,  nous  sommes 
ainsi  préparés  à  comprendre  la  solution  proposée  par  Hegel.  C'est 
surtout  sur  ce  point  que  l'on  s'est  plu  à  dénaturer  sa  pensée.  On  a 
voulu  voir  dans  sa  déduction  un  effort  pour  tirer  la  réalité  de  l'ab- 
straction, pour  démontrer  que  l'Idée  logique  a  produit,  a  créé  le 
monde  matériel  et  l'on  a  constaté  l'échec  de  cette  tentative.  Aurait- 
on  craint  un  instant  qu'elle  pût  réussir?  Le  système  de  Hegel  n'est 
pas,  comme  on  l'a  dit,  un  panlogisme.  Le  panlogisme  est  une  chimère 
qui  ne  soutiendrait  pas  un  instant  l'examen  et  qui  n'a  pu  hanter  la 
pensée  d'un  philosophe  digne  de  ce  nom.  Si  la  Logique  est  une  partie 
du  système,  et  même  à  certains  égards  là  partie  capitale,  elle  n'est 
pas  le  système  tout  entier.  L'idée  pure  telle  que  la  Logique  l'étudié 
n'est  nulle  part  considérée  comme  réalité  ultime.  Son  caractère 
abstrait,  c'est-à-dire  incomplet,  est  expressément  reconnu  tout 
d'abord  et  jamais  n'est  perdu  de  vue. 


LA   LOGIQUE    DANS    LE   SYSTÈME.  121 

Il  ne  s'agit  pas,  pour  résoudre  rantinomie  de  l'Idée  et  du  fait,  de 
supprimer  et  pour  ainsi  dire  d'escamoter  l'un  des  deux  termes.  Le 
dualisme  est  donné  lui-même  comme  fait.  Le  nier  serait  nier  l'évi- 
dence. Ce  qu'il  faut,  c'est  le  comprendre,  en  saisir  la  nécessité  et 
par  suite  le  ramener  ù  l'unité.  Il  s'agit  d'abord  de  montrer  com- 
ment, en  raison  de  leur  opposition  même,  le  fait  et  l'idée  doivent 
coexister  et  se  compénétrer  l'un  et  l'autre.  Cela  toutefois  ne  suffit 
pas.  Si  dans  les  moments  successifs  de  cette  pénétration  réciproque, 
la  balance  demeurait  égale  entre  les  deux  éléments,  le  dualisme 
subsisterait  et  il  n'y  aurait  pas  de  véritable  synthèse.  L'irrationnel 
est  dans  le  composé  l'élément  essentiellement  négatif;  il  doit  de 
plus  en  plus  se  subordonner  à  l'Idée,  jusqu'à  ce  que  celle-ci  s'en 
affranchisse  en  l'absorbant. 

Mais  dans  ce  processus  l'Idée  elle-même  se  transforme.  Elle  devient 
idée  concrète  ou  esprit  et  finalement  esprit  absolu.  Le  dernier  mot 
du  système,  ce  n'est  pas  l'Idée  dans  son  abstraction  primitive,  l'Idée 
extérieure  et  supérieure  aux  faits.  Ce  dernier  mot  c'est  l'esprit, 
l'Idée  qui  se  pense  elle-même  en  pensant  toutes  choses.  C'est  à  cer- 
tains égards  la  vot,c;'.;  vo/^'tïc.j;  d'Aristote.  Mais  la  différence  est  grande 
entre  la  conclusion  de  Hegel  et  celle  du  philosophe  antique.  Elle 
réside  tout  entière  en  ceci  que  cette  vie  interne  de  la  pensée  pure, 
loin  d'exclure  le  monde  matériel,  le  contient  et  le  présuppose;  que 
c'est  en  pensant  la  nature,  et  parce  qu'elle  la  pense,  que  la  pensée 
suprême  se  pense  elle-même.  Par  là  le  Dieu  transcendant  d'Aristote, 
sans  cesser  pour  cela  d'être  tel,  devient  un  Dieu  immanent.  La  créa- 
tion et  la  Providence  ne  sont  pas  pour  lui  des  relations  extérieures 
et  contingentes,  mais  constituent  son  être  même.  Ainsi  se  trouve 
résolu  le  problème  que  nous  posions  tout  à  l'heure;  la  nature  nous 
présente  un  mélange  irréductible  de  contingence  et  de  nécessité, 
d'irrationalité  et  de  raison,  parce  qu'elle  est  ce  moment  de  la  vie 
divine  où  se  pose  l'antinomie  du  rationnel  et  de  l'irrationnel.  C'est 
parce  qu'en  elle  l'antinomie  n'est  pas  encore  conciliée  qu'elle  n'est 
pas  elle-même  l'existence  suprême;  que  si  en  un  sens  elle  a  une 
réalité  immédiate,  elle  ne  saurait  être  la  réalité  totale;  qu'en  tant 
qu'elle  se  présente  comme  telle,  elle  retombe  au  rang  de  pure  appa- 
rence; qu'en  un  mot  elle  est  dépendante  et  créée,  dépendante  de 
l'esprit  et  créée  par  l'esprit. 

Toutefois  si  l'affirmation  de  l'irrationnel  est  un  moment  nécessaire 
du  développement  de  l'Idée,  si  celle-ci  pour  s'élever  à  sa  pleine 


122  LA   LOGIQUE    DE    HEGEL. 

réalité  comme  esprit  doit  contenir  cette  négation  de  soi,  en  un  mot 
si  la  vérité  définitive  est  non  l'Idée  pure,  mais  l'Idée  se  réalisant 
comme  fait  dans  l'existence  concrète  de  l'esprit;  l'existence  concrète 
de  la  nature  doit  avoir  son  fondement  dans  l'idée  logique  elle-même. 
J'entends  par  là  que  l'idée  logique  doit  nous  conduire  à  l'idée  de  la 
nature,  d'une  nature  extra-logique,  comme  au  sein  de  la  logique  même 
chaque  idée  incomplète  nous  a  d'elle-même  conduits  à  celle  qui  doit  la 
compléter.  Si  en  effet  il  n'en  est  pas  ainsi,  si  l'opposition  de  la  nature  et 
de  ridée  demeure  une  pure  donnée,  sans  être  amenée  par  une  média- 
tion, si  elle  subsiste  dans  la  philosophie  sous  la  forme  immédiate 
qu'elle  a  dans  la  conscience  irréfléchie,  c'en  est  fait  de  toute  conci- 
liation, de  toute  synthèse  ultérieure.  Celle  qui  s'accomplit  dans 
l'esprit  absolu  et  que  par  anticipation  nous  avons  indiquée  tout  à 
l'heure,  ne  peut  avoir  d'autre  instrument  que  la  dialectique  elle- 
même.  Si  la  chaîne  est  ici  brisée,  s'il  faut  pour  en  rattacher  les  deux 
bouts  intercaler  entre  eux  un  élément  purement  empirique,  aussi  loin 
qu'elle  se  prolonge  ultérieurement,  ses  deux  moitiés  demeureront 
logiquement  indépendantes,  la  synthèse  du  fait  et  de  l'Idée  dans  la 
pensée  absolue  ne  sera  elle-même  qu'un  simple  fait,  une  pure  don- 
née empirique,  ce  qui  est  contradictoire.  Il  doit  donc  y  avoir  un  pas- 
sage dialectique  de  la  logique  à  la  nature. 

L'idée  logique  a  développé  la  totalité  de  son  contenu.  Elle  est 
devenue  tout  ce  qu'elle  pouvait  être,  elle  s'est  révélée  comme  raison 
absolue,  comme  pensée  qui  se  pense  elle-même  et  s'oppose  comme 
objet  ses  propres  déterminations.  En  un  sens  elle  est  absolue  totalité, 
totalité  qui  ne  saurait  être  dépassée.  Mais  elle  est  tout  cela  en  un  sens 
déterminé;  déterminé  par  la  détermination  de  son  point  de  départ. 
Ce  point  de  départ  c'est  l'être,  l'être  pur  ou  l'être  en  général.  Cette 
généralité  abstraite  domine  tous  les  développements  de  la  logique. 
Celle-ci  prouve  que  l'être  implique  la  qualité,  la  quantité,  la  mesure, 
l'essence,  etc.,  mais  tout  cela  d'une  manière  générale  et  abstraite.  Elle 
prouve  que  finalement  l'être  véritable  est  l'être  en  et  pour  soi,  la 
pensée  qui  se  révèle  à  elle-même  ;  mais  cette  pensée  même  est  encore 
une  pensée  abstraite.  La  logique  contient  l'exposition  de  l'essence 
môme  de  Dieu,  mais  cela  comme  pur  concept.  Nous  avons  dit  qu'elle 
est  la  démonstration  absolue  de  son  existence,  mais  en  ce  sens  seu- 
lement qu'en  vertu  de  ses  déductions,  si  quoi  que  ce  soit  existe, 
Dieu  existe.  En  fin  de  compte  l'idée  absolue  n'est  que  l'être  du  point 
de  départ,  l'être  abstrait  et  général,  ou  le  concept  de  l'être.  La  seule 


LA   LOGIQUE   DANS   LE   SYSTÈME.  123 

différence,  et  elle  est  grande,  c'est  que  ce  concept  a  développé  toutes 
ses  implications  ;  que  nous  savons  maintenant  ce  que  nous  ne  savions 
pas  d'abord,  qu'affirmer  l'être  c'est  affirmer  beaucoup  plus  qu'il  ne 
semble  et  qu'au  fond  c'est  affirmer  Dieu.  J^'idce  logique  est  donc  bien 
totalité,  mais  totalité  idéale  ou  abstraite.  Elle  a  cette  détermination 
ou  cette  particularité  de  n'en  avoir  aucune,  d'être  l'Idée  sous  sa  forme 
la  moins  exclusive,  ou  l'Idée  comme  Idée  universelle. 

Mais  l'universel  pur  a  hors  de  lui  le  particulier.  L'idée  logique 
dans  sa  totalité  même  a  donc  son  dehors,  son  autre  et  peut  en  un 
sens  sortir  d'elle-même.  Nous  avons  dit  plus  haut  que  la  philosophie 
dans  son  ensemble  est  vm  syllogisme.  Or  dans  ce  syllogisme  la  Logique 
est  l'universel,  la  Nature  le  parliculier  et  l'Esprit  l'individuel. 

Cette  universalité  abstraite  de  l'idée  est  devenue  manifeste  par  le 
complet  développement  de  son  contenu  interne.  Nous  n'entendons 
point  par  là  qu'elle  est  devenue  telle  pour  nous,  car  elle  l'était  dès 
le  début  et  nous  appuyer  sur  la  connaissance  subjective  que  nous  en 
avons  serait,  par  un  détour  sophistique,  introduire  dans  la  dialec- 
tique de  ridée  l'élément  empirique  que  nous  prétendons  exclure. 
Nous  voulons  dire  qu'elle  s'est  manifestée  à  l'Idée  elle-même  en  ce 
sens  que  dans  son  rapport  avec  ses  moments  logiques  elle  reste 
elle-même  et  n'entre  en  relation  qu'avec  elle-même;  que  la  multi- 
plicité qu'elle  contient  se  résout  immédiatement  pour  elle  en  unité. 
Cette  universalité  pure  en  tant  qu'elle  est  manifeste  à  l'Idée  contient 
idéalement  son  contraire,  la  particularité  absolue,  une  détermina- 
tion qui  ne  se  résoudrait  plus  immédiatement  dans  l'universel  où 
elle  est  posée.  Sa  propre  universalité,  ou  si  l'on  veut  sa  rationalité 
pure,  devient  ainsi  pour  l'Idée  elle-même  une  borne  qu'elle  doit 
franchir.  «  Précisément  parce  que  la  pure  idée  de  la  connaissance 
demeure  enfermée  dans  la  subjectivité,  elle  est  tendance  à  la  sup- 
primer, et  la  vérité  pure  devient,  comme  dernier  résultat,  le  com- 
mencement d'une  autre  science.  » 

Mais  comment  se  produit  ce  commencement?  «  En  tant  que  l'Idée 
se  pose  comme  unité  absolue  de  la  notion  pure  et  de  sa  réalité  et  se 
concentre  ainsi  dans  l'immédialité  de  l'être,  elle  est,  comme  totalité 
sous  cette  forme,  Nature.  »  La  vie  de  l'Idée  consiste  pour  ainsi  dire 
en  un  double  mouvement.  Elle  est  k  la  fois  l'expansion  ou  le  déve- 
loppement de  son  contenu  logique  et  son  enveloppement,  sa  concen- 
tration dans  l'unité  abstraite  de  l'être.  En  même  temps  que  la  dia- 
lectique nous  conduit  de  l'extrême  abstraction  de  l'être  à  la  pléni- 


124  LA  LOGIQUE   DE   HEGEL, 

tude  concrète  de  l'idée,  elle  nous  amène  à  considérer  l'être  comme 
le  germe  où  cette  plénitude  demeurait  enveloppée.  Or  ce  moment  de 
la  concentration,  ce  retour  de  l'Idée  à  son  point  de  départ,  trans- 
forme nécessairement  celui-ci.  L'être  auquel  nous  sommes  ramenés 
n'existe  comme  tel  que  par  la  négation  expresse  de  la  médiation, 
par  cela  même  il  contient  cette  médiation,  mais  comme  supprimée. 
Il  est  l'être  déterminé  à  n'être  que  l'être,  l'immédiatité  condamnée  à 
demeurer  immédiate.  11  est  exclu  de  l'Idée,  posé  comme  extérieur  à 
l'Idée,  par  suite  comme  extériorité  essentielle  et  absolue  ou  exté- 
riorité à  soi.  Il  est  par  essence  disséminé  et  dispersé.  Le  temps  et 
l'espace  sont  la  double  forme  de  cette  dispersion  absolue.  Cet  être 
en  un  mot  c'est  la  Nature. 

Toutefois  le  passage  qui  s'accomplit  ici  est  d'une  espèce  toute 
particulière.  L'Idée  ne  passe  pas  tout  entière  dans  la  Nature  et 
même  en  tant  qu'elle  y  passe  elle  demeure  en  elle-même.  La  déter- 
mination qu'elle  se  donne  comme  pure  immédiatité  n'est  qu'une  de 
ses  déterminations,  une  manière  particulière  de  se  penser  elle- 
même.  Comme  totalité  absolue  elle  ne  peut  sortir  d'elle-même  que 
d'une  façon  toute  relative.  La  Nature  est  en  un  sens  la  négation  de 
l'Idée,  mais  une  négation  dans  l'Idée  et  posée  par  l'Idée,  et  l'Idée, 
comme  pensée  absolue,  reste  consciente  de  cette  relativité.  Elle  se 
nie  elle-même  autant  qu'il  est  en  elle,  mais  dans  sa  plus  complète 
aliénation  d'elle-même  elle  conserve  sa  liberté  absolue  :  elle  sait 
que  cette  aliénation  est  son  propre  fait,  qu'elle  est  pour  ainsi  dire 
sa  libre  décision  et  que  cette  décision  demeure  provisoire  et  révoca- 
ble. «  L'être  simple  auquel  l'Idée  se  détermine  lui  reste  parfaite- 
ment transparent  et  est  la  notion  qui  dans  sa  détermination  demeure 
en  elle-même.  Le  passage  doit  donc  être  plutôt  compris  de  cette 
manière  que  l'Idée  s'affranchit  d'elle-même,  absolument  sûre  d'elle- 
même  et  reposant  en  elle-même.  » 

«  A  cause  de  cette  liberté  la  forme  de  cette  détermination  est,  elle- 
même  aussi,  absolument  libre.  »  La  forme  de  cette  détermination, 
c'est  la  Nature  elle-même  en  tant  que  Nature  déterminée  et  l'on  ne 
comprend  peut-être  pas  tout  de  suite  en  quel  sens  elle  peut  être 
qualifiée  de  libre.  Nous  croyons  cependant  pouvoir  proposer  l'expli- 
cation que  voici.  En  tant  que  libre,  la  détermination  de  l'Idée  est 
indépendante  de  toute  autre  détermination;  elle  est  une  totalité 
autonome  et  inconditionnée.  Or  la  nature  en  tant  que  distincte  de 
l'idée  n'est  que  cette  détermination  elle-même  extériorisée  ou  objec- 


LA   LOGIQUE   DANS    LE   SYSTÈME.  120 

tivée;  elle  est  donc  elle  aussi  autonome  dans  son  immédiatilc;  elle 
forme  une  totalité  complète,  se  suffisant  à  elle-même.  «  C'est  l'exté- 
riorité de  Tespace  et  du  temps  existant  pour  soi-même  sans  subjec- 
tivité. En  tant  qu'elle  n'existe  et  n'est  saisie  par  la  conscience  que 
comme  immédiatité  abstraite  de  l'être,  elle  est  simple  objectivité  et 
vie  extérieure.  »  En  d'autres  termes  la  nature,  en  tant  que  nature 
inorganique  (simple  objectivité)  et  nature  organique  (vie  extérieure), 
abstraction  faite  de  toute  subjectivité,  subsiste  comme  totalité  indé- 
pendante en  soi  et  pour  la  conscience  purement  perceptive  qui 
l'appréhende  sans  la  penser  —  elle  est  en  un  mot  une  pure  donnée. 

Mais  ce  n'est  là  qu'un  aspect  de  la  nature  et  son  aspect  le  plus 
superficiel  :  «  Dans  l'Idée,  elle  reste  en  et  pour  soi  la  totalité  de  la 
notion.  »  L'Idée  en  effet,  comme  totalité  absolue,  doit  se  retrouver 
tout  entière  dans  toutes  ses  déterminations  et  particulièrement  ici 
dans  la  Nature.  La  Nature  est  une  particularisation  de  l'Idée;  elle 
reste  par  suite  dans  l'Idée,  mais  d'autre  part  l'Idée  est  en  elle;  et 
elle  y  est  tout  entière,  quoique  enfermée  dans  une  forme  sensible 
qui  à  première  vue  pourrait  sembler  une  limite. 

La  totalité  de  la  notion  en  tant  qu'intérieure  à  la  nature  ou  comme 
idéalité  de  la  nature  est  la  science.  La  nature  en  son  fond  est 
science;  c'est  là  son  être  véritable,  celui  qu'elle  a  pour  la  connais- 
sance divine  ou  dans  l'absolu.  L'Idée  ne  pose  ainsi  la  nature  que 
pour  s'y  retrouver  elle-même  comme  Idée;  tout  à  la  fois  comme 
idée  logique  et  comme  idée  de  la  Nature.  L'idée  logique  (dans  sa 
totalité)  c'est  la  subjectivité  pure  ou  abstraite.  Elle  correspond  par- 
ticulièrement à  la  notion  comme  telle,  à  la  notion  subjective.  La 
nature  correspond  à  la  sphère  de  l'objectivité.  Or  de  même  que 
la  notion  en  général  n'est  sortie  d'elle-même  et  n'a  posé  l'objet 
que  pour  se  réaliser  elle-même  en  l'absorbant;  de  même  l'idée 
logique  ne  pose  la  nature  que  pour  s'élever  à  travers  la  néga- 
tion la  plus  radicale  d'elle-même  à  sa  plus  haute  et  à  sa  plus 
pleine  existence  dans  la  sphère  de  l'Esprit.  L'Esprit  c'est  en  effet 
l'unité  absolue  ;  celle  où  sont  réconciliés  les  deux  moments 
opposés  de  l'idée,  la  subjectivité  vide  et  l'objectivité  aveugle, 
la  Logique  et  la  Nature.  C'est  dans  l'Esprit  et  spécialement  dans  la 
plus  haute  sphère  de  l'Esprit,  dans  la  philosophie  que  l'idée  atteint 
à  la  pleine  conscience  d'elle-même.  C'est  dans  cette  sphère  seule- 
ment que  le  mode  logique  sous  lequel  l'idée  s'appréhende,  ou  la 
notion  qu'elle  a  d'elle-même  comme  pure  idée  logique,  est  reconnu 


126  LA   LOGIQUE    DE   HEGEL. 

expressément  comme  le  fondement  de  tous  les  autres  modes  et 
comme  la  plus  haute  notion  que  l'idée  puisse  avoir  d'elle-même. 
«  Cette  première  décision  de  l'Idée  à  se  déterminer  comme  idée 
extérieure  ne  fait  que  poser  la  médiation  de  laquelle  la  notion 
s'élève  comme  libre  existence  revenue  en  elle-même  de  l'extériorité, 
achève  dans  la  science  de  l'esprit  sa  libération  par  soi-même, 
et  trouve  dans  la  science  logique  la  plus  haute  notion  d'elle-même 
comme  notion  pure  qui  se  comprend  elle-même.  » 

Ce  passage  de  l'idée  logique  à  la  Nature  présente  différents  carac- 
tères en  apparence  contradictoires.  En  un  certain  sens  c'est  un 
abaissement,  une  chute  qui  serait  incompréhensible  si  nous  devions 
la  considérer  comme  définitive  et  irrémédiable.  Sous  un  autre  aspect 
c'est  une  extension,  un  élargissement  du  domaine  de  l'Idée,  qui 
cesse  d'être  limitée  à  elle-même  et  embrasse  désormais  jusqu'à  l'ir- 
rationnel. C'est  si  l'on  veut  un  abandon  de  soi-même  pour  faire  place 
à  son  contraire;  mais  c'est  aussi  bien  un  retour  plus  complet  en 
soi-même,  un  approfondissement  suprême  de  sa  propre  essence, 
par  lequel  se  trouve  révélée  la  forme  la  plus  radicale  de  la  contra- 
diction. 

C'est  bien,  en  effet,  la  contradiction  absolue,  celle  au  delà  de 
laquelle  l'esprit  ne  conçoit  plus  rien,  celle  qui  par  cela  même  ren- 
ferme et  résume  toutes  les  autres.  Néanmoins  dans  cette  contradic- 
tion suprême  de  la  raison  et  de  l'irrationnel,  les  termes  opposés 
demeurent  corrélatifs.  Ils  ne  sauraient  cesser  de  l'être  sans  s'éva- 
nouir tout  à  fait  et  la  contradiction  avec  eux.  Cette  corrélation  est 
l'annonce  et  la  garantie  de  leur  conciliation  ultérieure.  Toute  oppo- 
sition implique  une  unité  au  sein  de  laquelle  elle  se  produit  et  dans 
laquelle  elle  doit  s'évanouir. 

C'est  en  triomphant  de  cette  opposition  absolue  que  l'Idée  attein- 
dra comme  esprit  concret  sa  réalité  véritable.  Le  caractère  abstrait 
de  l'idée  logique  consiste  en  effet  en  ceci  que  ses  déterminations 
diverses  n'ont  pas,  quoique  distinctes,  d'existence  séparée.  Nous  les 
avons  prises  l'une  après  l'autre  et  considérées  chacune  à  part.  Dans 
cette  considération  nous  n'avons  tenu  compte  que  de  leur  nature 
intrinsèque.  Si  donc  nous  les  avons  vues  tour  à  tour  s'opposer  con- 
tradictoirement,  puis  se  compléter  réciproquement  dans  leur  unité, 
il  est  vrai  de  dire  qu'elles  sont  multiples,  qu'elles  sont  distinctes,  et 
que  leur  retour  à  l'unité,  fondé  sur  leur  nature  propre  et  sur  leur 
distinction  même,  n'efface  pas  cette  distinction.  Néanmoins,  d'autre 


LA  LOGIQUE  DANS  LE  SYSTEME.  127 

part,  ellns  n'existent  pas  deux  fois,  d'abord  en  soi,  puis  dans  leur 
unité  :  la  distinction  de  leur  être  en  soi  et  de  leur  être  relatif  est  une 
pure  dillcrence  de  point  de  vue.  Il  est  donc  également  vrai  de  dire 
qu'au  sein  de  l'idée  logique,  elles  n'ont  pas  d'existence  séparée. 
Dans  la  nature  au  contraire,  les  diverses  catégories  de  la  pensée, 
incorporées  en  des  êtres  finis,  acquièrent  à  certains  égards  une  sub- 
sistance indépendante.  Leur  position  et  leur  suppression,  leur  être 
et  leur  néant  occupent  dans  le  temps  des  places  distinctes;  leur 
dialectique  interne  devient  une  destinée  qui  les  fait  tour  à  tour 
apparaître  et  disparaître,  le  mouvement  idéal  de  la  logique  se 
manifeste  ici  par  un  devenir  réel.  C'est  ainsi  (jue  la  Nature  prépare 
l'Esprit;  la  sphère  où  l'Idée  se  réalise  dans  la  pleine  et  entière  signi- 
fication du  terme,  se  pense  efTectivement  elle-même  en  pensant  le 
monde  naturel  et  se  reconnaît  elle-même  comme  principe  et  fin 
de  tout  être. 

Qu'on  veuille  bien  le  remarquer  :  nous  n'avons  pas  prétendu  créer 
par  la  pensée  la  réalité  physique,  ni  même  tirer  analytiquement 
son  concept  de  la  pure  idée  logique.  Nous  avons  fait  simplement  ici 
ce  que  nous  avons  appris  à  faire  dans  tout  le  cours  de  la  Logique. 
Nous  avons  montré  que  l'Idée  absolue,  en  tant  que  pure  idée,  est 
encore  un  concept  intrinsèquement  incomplet.  C'est  un  universel 
sans  particulier  qui  s'y  puisse  subsumer;  une  possibilité  qui  ne 
serait  la  possibilité  de  rien.  Ce  concept  a  par  suite  pour  complément 
nécessaire  celui  de  la  Nature,  laquelle  est  tout  d'abord  parliculari- 
sation  absolue,  dispersion  indéfinie,  extériorité  de  toute  chose  à 
toute  chose.  Ainsi  la  chaîne  dialectique  est  renouée.  La  Nature 
continue  la  Logique.  La  contingence  du  sensible  et  son  illogisme 
fondamental  cessent  d'être  un  scandale  pour  notre  intelligence. 
Il  n'y  a  plus  lieu  pour  elle  de  douter  d'elle-même,  de  s'abîmer  dans 
un  scepticisme  découragé.  Cette  sphère  d'où  tout  d'abord  la  raison 
semblait  absente,  qui  se  posait  devant  elle  comme  sa  négation,  la 
raison  elle-même  nous  en  montre  la  nécessité. 

Ici  toutefois  une  objection  est  possible.  L'irrationalité  et  la  contin- 
gence qui  caractérisent  la  Nature  sont-elles  réelles  ou  purement 
apparentes?  Dans  le  second  cas  la  déduction  hégélienne  est  visible- 
ment sans  valeur,  puisqu'elle  repose  tout  entière  sur  l'opposition 
de  la  nature  et  de  Tidée  logique.  Par  hypothèse  un  passage  est  pos- 
sible de  l'une  à  l'autre,  mais  ce  passage  ne  saurait  être  celui  qui 
nous  est  proposé.  Mais  dans  le  premier  cas  tout  retour  ultérieur  de 


128  LA  LOGIQUE   DE   HEGEL. 

la  nature  à  l'idée  n'est-il  pas  radicalement  impossible?  Tout  au  moins 
n'est-il  pas  essentiellement  problématique?  une  fois  posée  la  con- 
tingence réelle,  ne  devient-il  pas  absurde  de  lui  imposer  une  limite 
quelconque?  La  marche  de  la  nature  échappe  par  définition  à  toute 
prévision  rigoureuse;  elle  peut  indifféremment  devenir  ceci  ou  cela; 
ne  serait-ce  pas  un  miracle  qu'elle  se  prêtât  docilement  aux  exi- 
gences de  la  raison  spéculative  et  se  complût  à  représenter  dans  le 
cours  de  ses  créations  les  moments  dialectiques  de  la  pensée  pure? 
Cette  difficulté  tient  simplement  à  l'idée  fausse  qu'on  se  fait  en 
général  de  la  contingence.  Celle-ci  est  réelle,  mais  elle  ne  saurait 
être  absolue;  elle  ne  saurait  rendre  impossible  ni  la  science,  ni  la 
philosophie.  Par  le  fait  seul  qu'elle  est,  la  Nature  contient  la  détermi- 
nation de  l'être  et  par  suite  toutes  celles  qui  y  sont  implicitement 
contenues.  Elle  est  en  un  mot  soumise  à  toutes  les  catégories  logiques. 
Sa  contingence  et  son  irrationalité  consistent  en  ce  qu'elle  n'est  pas 
exclusivement  déterminée  par  elles,  en  ce  que  ces  catégories  ne 
suffisent  pas  à  rendre  compte  de  tous  les  faits.  Le  déterminisme  des 
phénomènes  ne  saurait  être  mis  en  question.  Hegel,  sur  ce  point,  ne 
se  sépare  pas  deKant  et  la  dernière  section  de  la  science  de  l'essence 
confirme  les  conclusions  de  la  critique  kantienne.  D'autre  part  la 
science  de  la  notion  astreint  une  nature  en  général  à  des  conditions 
que  Kant  ne  lui  avait  point  imposées.  En  résumé  la  Nature  ne  sau- 
rait sans  cesser  d'être  se  soustraire  à  une  double  nécessité.  Elle  doit 
être  un  objet  de  science  et  par  suite  obéir  à  des  lois  universelles  et 
immuables.  Elle  doit  être  un  objet  de  philosophie  et  par  suite  expri- 
mer l'Idée,  reproduire  dans  la  hiérarchie  des  existences  concrètes 
les  diverses  déterminations  de  la  pensée  pure.  Mais  le  détail  des 
phénomènes  pouvant  être  conçu  comme  infini,  il  serait  déraison- 
nable de  prétendre  que  ces  conditions  très  générales,  les  seules  que 
la  pensée  puisse  imposer  a  priori  à  la  nature,  suffisent  à  déterminer 
ce  détail;  que  l'univers  est  nécessairement  ce  qu'il  est  et  que  le 
moindre  trait  qu'on  y  découvre  a  sa  raison  dans  l'essence  éternelle 
de  Dieu.  Spinoza  l'a  soutenu,  mais  cette  thèse  n'a  d'autre  fondement 
que  sa  conception  trop  étroite  de  la  nécessité.  Rien  ne  nous  oblige  à 
le  suivre;  sa  méthode  toute  mathématique  est  presque  le  contre- pied 
de  celle  de  Hegel.  L'un  efface,  ignore  ou  nie  résolument  les  opposi- 
tions que  l'autre,  avant  de  les  concilier,  se  plaît  à  mettre  en  pleine 
lumière.  Que  tout  soit  nécessaire  d'une  nécessité  relative,  comme 
•conséquence  d'antécédents  donnés,  cela  n'est  pas  douteux  ;  mais  que 


LA  LOGIQUE  DANS  LE  SYSTÈME.  129 

loul  soit  nécessaire  absolmnenl^  c'est  là  une  affirmation  à  ce  qu'il 
nous  semble  logiquement  injustifiable  et  peut-être  même  dénuée  de 
tout  sens.  Dans  la  mesure  où  elle  échappe  à  la  domination  de  l'Idée, 
la  nature  cesse  d'être  précisément  un  objet  de  science.  Elle  ne  relève 
plus  que  de  la  connaissance  empirifjue.  Il  est  impossible  de  délimiter 
a  priori  le  domaine  de  la  science  proprement  dite  et  celui  de  l'expé- 
rience pure.  Cette  délimitation  ne  pourrait  résulter  que  de  l'achève- 
ment de  la  science.  L'impossibilité  où  est  celle-ci  de  soumettre  à  ses 
méthodes  la  totalité  des  faits  et  d'en  expliquer  jusqu'aux  plus  déli- 
cates particularités  est  en  général  considérée  comme  une  impuis- 
sance de  l'Esprit.  Il  y  a  en  cela  une  part  de  vérité,  la  science  —  et  je 
prends  ici  ce  terme  dans  sa  plus  haute  généralité  —  est  relativement 
impuissante  en  tant  qu'elle  est  encore  imparfaite.  Mais  si,  comme 
nous  l'admettons  et  comme  on  l'accorde  généralement,  il  y  a  une 
limite  objective  à  toute  explication  possible,  cette  limite  exprime 
moins  l'impuissance  de  l'Esprit  que  celle  de  la  Nature.  L'indéfinie 
multiplicité  des  formes  où  la  nature  semble  se  jouer,  sa  déconcer- 
tante fécondité  et  la  capricieuse  variété  de  ses  créations  ne  sont  pas, 
comme  on  le  croit,  des  marques  de  puissance  et  de  grandeur.  Elles 
manifestent  plutôt  son  infériorité  relative,  son  impuissance  radicale 
à  contenir  et  à  réaliser  la  plénitude  définitive  de  l'Idée. 

Il  nous  faut  encore  prévoir  un  dernier  malentendu.  Une  philosophie 
de  la  nature  telle  que  la  comprend  Hegel  n'est-elle  pas  un  non-sens 
dans  un  système  idéaliste?  Le  propre  de  ce  système  n'est-il  pas 
d'absorber  la  nature  dans  l'esprit,  de  la  rabaisser  au  rang  d'un  phé- 
nomène qui  n'est  que  par  l'esprit  et  pour  l'esprit?  Traiter  de  la  nature 
en  soi,  abstraction  faite  de  l'esprit,  n'est-ce  pas  revenir  implicite- 
ment au  réalisme  le  plus  naïf?  N'est-ce  point  là,  chez  l'auteur,  une 
pure  inconséquence,  explicable  seulement  par  l'influence  persis- 
tante de  Schelling? 

Sans  doute,  en  intercalant  entre  la  Logique  et  la  philosophie  de  l'es- 
prit une  philosophie  de  la  nature,  Hegel  se  place  au  point  de  vue  du 
réalisme,  mais  il  ne  commet  en  cela  aucune  inconséquence.  Il  pour- 
suit très  logiquement  l'application  de  sa  méthode  qui  consiste  en 
général  à  remonter  de  l'abstrait  au  concret.  Il  obéit  au  principe  qui 
lui  a  commandé  de  commencer  la  philosophie  par  la  Logique  et  la 
logique  par  l'être.  La  réalité  véi-ilable  se  trouve  à  la  fin  de  la  science 
et  non  au  commencement.  Le  réalisme  de  Hegel  n'est  que  provisoire. 
C'est  un  point  de  vue  qui  doit  être  dépassé.  Or  la  méthode  consiste 

9 


130  LA.   LOGIQUE    DE    HEGEL. 

précisément  à  découvrir  et  à  dépasser  successivement  tous  les  points 
de  vue,  tous  à  la  fois  relativement  légitimes  et  relativement  faux, 
pour  s'élever  progressivement  au  point  de  vue  définitif.  Celui-ci  n'est 
la  vérité  absolue  que  parce  qu'il  contient  et  résume  tous  les  autres, 
ou,  si  l'on  veut,  parce  que  tous  les  autres  l'impliquent  et  y  con- 
duisent fatalement.  Que  le  réalisme  ait  sa  vérité  relative,  cela  n'est 
pas  discutable.  Un  point  de  vue  si  naturel  et  si  universel  n'est  pas 
une  aberration  accidentelle  de  l'esprit  humain.  Si  c'est  une  erreur, 
c'est  une  erreur  que  la  pensée  rencontre  nécessairement  sur  sa  route, 
un  stade  nécessaire  de  son  évolution.  Il  n'est  donc  pas  étonnant  que 
la  dialectique  se  voie  obligée  de  s'y  arrêter  un  instant,  qu'elle  le  ren- 
contre devant  elle  comme  elle  a  rencontré  jusqu'ici  tant  d'autres 
points  de  vue  incomplets.  Pour  dépasser  le  réalisme,  elle  devra  lui 
donner  d'abord  son  entier  développement  et  c'est  ainsi  seulement 
qu'elle  démontrera  la  nécessité  de  l'idéalisme.  Donc  Hegel  posera  le 
temps  et  l'espace  comme  les  déterminations  les  plus  générales  de  la 
Nature  et  non  comme  des  formes  de  l'Esprit.  Il  semble  sur  ee  point 
en  désaccord  avec  Kant,  mais  il  ne  l'est  qu'en  apparence  et  dans  les 
mots.  Si  Kant  déclare  subjectives  les  deux  formes  du  temps  et  de 
l'espace,  c'est  parce  qu'il  leur  refuse  une  réalité  en  soi,  une  existence 
ultra-phénoménale.  En  tant  que  déterminations  primordiales  de  la 
nature  phénoménale,  ces  formes  sont  au  contraire  véritablement 
objectives  :  l'idéalisme  transcendental  est  un  réalisme  empirique. 
Hegel  emploie  d'autres  termes,  mais  il  ne  veut  pas  dire  autre  chose. 
La  Nature  qu'il  considère,  la  seule  qui  existe  pour  lui,  c'est  la  nature 
phénoménale  de  Kant  et  s'il  la  pose  d'abord  en  soi,  hors  de  tout 
sujet  pensant,  c'est  simplement  par  abstraction.  Cette  abstraction 
que  le  sens  commun  fait  à  son  insu,  Hegel  la  fait  également,  mais  elle 
est  chez  lui  consciente  et  voulue.  Son  intention  est  de  prouver  qu'on 
ne  peut  s'y  tenir  et  que  cette  fois  encore  l'abstrait  a  sa  raison  d'être 
dans  le  concret.  Cela  explique  qu'il  parle  de  qualités  sensibles  comme 
si  elles  étaient  réellement  inhérentes  aux  corps.  On  peut  s'étonner 
qu'à  ce  propos  M.  Wundt  l'accuse  d'ignorance.  Le  savant  philo- 
sophe croit-il  que  Hegel  n'ait  jamais  lu  Descartes,  Locke  ou  même 
Kant?  S'il  est  réaliste,  ce  n'est  ni  par  ignorance,  ni  par  inconsé- 
quence, mais  provisoirement  et  par  méthode. 

Si  nous  nous  sommes  arrêtés  longuement  sur  ce  passage  de  la 
Logique  à  la  nature,  c'est  d'abord  parce  que  l'examen  de  ce  délicat 
problème  rentrait  dans  les  limites  de  notre  travail,  qu'en  le  laissant 


LA   LOGIQUE    DANS   LE    SYSTÈME.  131 

de  côté  il  nous  était  impossible  de  faire  comprendre  au  lecteur  la 
place  que  la  Logique  lient  dans  le  système  et  son  rapport  avec  les 
autres  parties.  C'est  aussi  parce  que  l'intelligence  de  ce  passage  est 
indispensable  pour  saisir  la  signilicalion  exacte  de  la  méthode.  Elle 
seule  peut  dissiper  les  malentendus  que  favorise  l'obscurité  de 
l'exposition  et  que  la  malveillance  des  critiques  s'est  plu  à  entre- 
tenir. Nous  ne  suivrons  pas  l'auteur  dans  le  développement  ultérieur 
de  sa  pensée.  Nous  nous  bornerons  à  citer  la  conclusion  de  la  philo- 
sophie de  l'esprit  où  sont  marqués  d'une  manière  définitive  les 
rapports  des  trois  parties  du  système,  et,  par  suite,  la  place  de  la 
Logique  dans  l'ensemble. 

En  apparence  abandonnée  par  l'Idée,  la  nature  néanmoins  contient 
en  soi  l'Idée.  Précisément  parce  qu'elle  en  est  d'abord  la  plus  com- 
plète antithèse,  qu'elle  s'en  est  séparée  autant  qu'il  est  possible, 
son  processus  nécessaire,  son  développement  propre  ne  peut  que 
l'y  ramener.  Il  consiste  essentiellement  dans  son  retour  à  l'idée.  A 
travers  les  moments  successifs  de  son  évolution  spontanée,  elle 
s'élève  d'abord  à  la  vie  et  de  la  vie  à  l'Esprit.  L'Esprit,  primitive- 
ment engagé  dans  la  Nature  comme  âme  naturelle,  s'en  aflfranchit 
peu  à  peu  à  travers  les  sphères  de  la  conscience  et  de  la  raison. 

Parvenu  comme  liberté  personnelle  au  terme  de  son  développe- 
ment purement  subjectif,  il  se  détache  de  l'individualité  immédiate 
où  il  se  trouve  encore  engagé.  Il  se  donne  une  existence  objective 
dans  les  mœurs,  les  lois,  les  institutions  sociales  et  trouve  dans 
l'I-^tat  une  personnalité  à  la  fois  plus  étendue  et  plus  durable  que 
l'étroite  personnalité  de  l'individu.  L'histoire  du  monde  qui  tour  à 
tour  crée  et  détruit  les  États  est  le  processus  par  lequel  l'Esprit 
s'affranchit  délinilivement,  brise  les  derniers  liens  qui  le  rattachent 
à  la  Nature,  rejette  ce  qu'il  peut  contenir  encore  d'accidentel  et 
d'irrationnel  pour  s'élever  à  la  pleine  possession  de  soi  comme  pure 
universalité  dans  la  sphère  de  l'Esprit  absolu,  c'est-à-dire  dans  l'art, 
la  religion  et  la  philosophie.  C'est  dans  cette  dernière  seulement  que 
l'Esprit  se  comprend  pleinement  lui-même  et  se  pense  lui-même 
comme  pensée  pure. 

«  La  notion  de  la  philosophie  c'est  l'Idée  qui  se  pense  elle-même, 
la  vérité  qui  se  connaît  elle-même.  C'est  l'élément  logique  {Das 
Logitchc),  mais  avec  cette  signification  qu'il  est  l'universalité 
démontrée  dans  son  contenu  concret  comme  dans  sa  réalité.  La 
science  est  par  là   revenue   à  son   point  de  départ  :  son  résultat 


4  32  LA  LOGIQUE    DE   HEGEL. 

€st  la  Logique,  mais  la  Logique  comme  Esprit.  Du  jugement  pré- 
supposant {aus  dem  voraiissetzenden  Urtheilen)  où  la  notion  était 
simplement  implicite  —  et  ainsi  de  la  forme  phénoménale  [aua  der 
Erscheinung)  qu'elle  y  revêtait  —  elle  s'est  élevée  à  son  pur  prin- 
cipe, et  à  l'élément  qui  lui  est  propre. 

«  C'est  celte  phénoménalité  dont  l'Idée  est  primitivement  affectée 
{dièses  Erscheinen)  qui  fait  le  fondement  de  son  développement 
ultérieur. 

«  Le  premier  moment  phénoménal  est  constitué  par  le  syllogisme 
qui  a  pour  fondement  ou  pour  point  de  départ  la  Logique,  et 
pour  moyen  terme  la  Nature  qui  réunit  celle-ci  à  l'Esprit.  La 
Logique  devient  Nature  et  la  Nature  Esprit.  La  Nature,  placée  entre 
son  essence  et  l'Esprit,  ne  sépare  pas  ceux-ci  comme  deux  extrêmes 
de  l'abstraction  finie,  et  ne  se  sépare  pas  de  ces  extrêmes  comme  un 
terme  indépendant  qui,  leur  restant  étranger,  servirait  seulement  de 
lien  entre  eux.  Car  le  syllogisme  est  dans  Vidée  et  la  Nature  est 
essentiellement  définie  comme  un  point  de  passage  i Durchgang 
punkt],  comme  un  moment  négatif,  et  elle  est  implicitement  [an  sich) 
l'Idée.  Mais  la  médiation  de  la  notion  prend  encore  la  forme  d'un 
passage  extérieur  (des  Uebergehens)  et  la  science  celle  du  mouvement 
de  la  nécessité  {des  Ganges  der  Nolhwendlgkeit),  de  sorte  que  c'est 
seulement  dans  un  des  extrêmes  que  se  trouve  posée  la  liberté  de  la 
notion  comme  son  retour  sur  elle-même  {ah  seine  Zusammen- 
schliessen  mit  sich  selbst). 

«  Dans  le  second  syllogisme  cette  phénoménalité  est  supprimée  en 
ce  sens  que  ce  syllogisme  est  le  point  de  vue  de  l'Esprit  lui-même 
qui,  comme  agent  de  la  médiation  dans  le  processus,  présuppose  la 
Nature  et  l'unité  avec  le  principe  logique  {das  Logische),  c'est  le 
syllogisme  de  la  réflexion  spirituelle  {geistigen)  dans  l'Idée  :  la  philo- 
sophie y  apparaît  comme  un  savoir  subjectif  dont  la  liberté  est  le 
but,  et  qui  est  elle-même  la  voie  par  où  on  s'élève  à  ce  but  {das 
selbst  der  Weg  ist  sich  diesselbe  hervorzubringen). 

«  Le  troisième  syllogisme  est  l'idée  de  la  philosophie  qui  a  la 
raison  consciente  de  soi  {die  sich  wissende  Vernunff),  l'absolument 
universel  {das  absolut  Allgemeine) ,  pour  moyen  terme  ;  moyen 
terme  qui  se  partage  lui-même  en  Esprit  et  Nature,  faisant  du 
premier  sa  présupposition  comme  processus  de  l'activité  subjec- 
tive de  l'idée,  et  de  la  seconde  son  extrême  universel  comme  processus 
de  l'idée  qui  est  purement  en  soi  ou  objectivement  {als  den  Process 


I 


LA    LOGIQUE    I>ANS    LE    SYSTÈME.  133 

der  ans  sirh,  ohjrriiv,  sci/ciiclcr  Idrr).  Ce  jugement  de  soi  {dua  Sirh- 
Urlhcdmi)  par  lequel  Fldée  se  scinde  en  ses  deux  phénonicnalil<;s 
les  détermine  comme  des  manifestations  (comme  manifestations 
de  la  raison  qui  se  connaît  elle-même),  et  c'est  lui  qui  les  unit  en 
elle;  c'est  la  nature  de  la  chose  —  la  notion  —  qui  se  meut  et  se 
développe,  et  ce  mouvement  est  tout  aussi  bien  l'activité  de  la 
connaissance.  L'Idée  éternelle  existant  en  soi  et  pour  soi  comme 
Esprit  absolu  se  donne  éternellement  le  mouvement,  s'engendre 
elle-même  et  jouit  d'elle-même  [Die  cicirje  an-und-fur  sich  scyetide 
Idée  sich  ewig  als  absolutnr  Geist  bethàligt,  und  geniessl).  » 

Ce  passage  capital  où  Hegel  expose  sous  une  forme  rigoureuse- 
ment scientifique  sa  conception  définitive  de  la  nature  divine  éclaire 
d'une  vive  lumière  toutes  les  parties  de  sa  philosophie.  Nous  aurons 
bientôt  à  nous  y  référer  pour  écarter  certaines  interprétations 
erronées  du  système  pris  dans  sa  totalité.  Si  nuus  l'avons  cité  ici 
tout  entier,  c'est  qu'il  confirme  aussi  pleinement  que  possible 
celle  que  nous  donnons  du  passage  de  la  Logique  à  la  Nature  et 
dément  celle  qui  a  cours  dans  le  public.  Le  principe  véritable  de 
la  philosophie  n'est  pas  ce  qui  en  fait  le  commencement,  c'est 
plutôt  le  dernier  terme  où  elle  aboutit.  De  même  que  l'être  qui  est 
le  point  de  départ  de  la  Logique  n'est  d'abord  qu'une  abstraction 
vide  et  reçoit  sa  réalité  de  l'Idée,  de  même  l'idée  logique  elle-même 
est,  elle  aussi,  une  abstraction  relative,  quelque  chose  d'encore 
imparfait  et  incomplet,  et  c'est  dans  l'esprit  seulement  qu'elle  atteint 
à  sa  réalité.  L'Idée  est  bien  le  principe  universel,  la  raison  et  la 
source  de  toute  existence,  de  toute  réalité  comme  de  toute  vérité, 
mais  elle  n'est  elTectivement  tout  cela  que  dans  l'Esprit  ou  comme 
Esprit.  Il  est  vrai  que  Hegel,  dans  sa  préface  de  la  Logique,  donne 
expressément  pour  objet  à  cette  science  l'essence  éternelle  de  Dieu, 
telle  qu'elle  est  en  elle-même  et  avant  la  création.  Mais  il  ne  faut 
pas  entendre  par  là  que  Dieu  existe  effectivement  avant  que  de 
créer,  (jue  la  création  est  pour  lui  un  acte  arbitraire  et  pour  ainsi 
dire  un  accident;  que  par  suite  il  est  d'abord  Idée  logique  ou  abs- 
traction pure,  et  que  cette  abstraction  tire  d'elle-même  la  Nature  et 
l'Esprit  concret.  Ce  serait  là  un  miracle  cent  fois  plus  incompréhen- 
sible que  les  plus  incompréhensibles  mystères  des  religions  révélées. 
Dieu,  tel  qu'il  est  en  soi  et  avant  la  création,  c'est  simplement  le  con- 
cept de  l'être  absolu  comme  pur  concept.  Le  Dieu  véritable,  c'est  le 
Dieu  créateur,  le  Dieu  par  qui  et  en  qui  la  création  subsiste,  c'est  la 


134  LA   LOGIQUE    DE    HEGEL. 

pleine  réalité  dont  l'Idée  logique  n'est  que  la  forme  vide;  en  un  mot 
c'est  l'Esprit.  L'Esprit  d'ailleurs  c'est  encore  l'Idée,  mais  l'Idée  dans 
son  existence  concrète,  l'Idée  qui  a  un  contenu.  Il  ne  faudrait  pas 
croire  que  dans  cette  réalisation  l'Idée  se  soit  en  quoi  que  ce  soit 
abaissée,  qu'elle  ait  perdu  quelque  chose  de  son  idéalité.  Au  contraire 
en  se  réalisant,  en  devenant  Idée  concrète,  elle  a  pénétré  plus  pro- 
fondément encore  dans  sa  nature  intelligible;  elle  est  devenue  en 
quelque  sorte  plus  complètement  elle-même;  elle  s'est,  pourrait- 
on  dire,  encore  idéalisée.  L'Idée  logique  en  effet,  ainsi  que  nous 
l'avons  déjà  fait  remarquer  plus  haut,  présuppose  l'être.  L'Idée 
comme  esprit  est  affranchie  de  toute  présupposition.  Cette  présup- 
position en  elle  devient  position  pure  et  c'est  ainsi  qu'elle  est  créa- 
trice. L'Esprit  absolu,  par  le  fait  seul  qu'il  est  ou  qu'il  se  donne  à 
lui-même  son  être,  pose  en  lui-même  toutes  les  existences  finies; 
c'est  en  cela  qu'il  est  créateur.  L'Idée  logique  en  tant  qu'Idée  pure 
est  le  concept  abstrait  de  la  liberté,  l'Esprit  est  la  liberté  elle-même. 


VI 


LE   DOGMATISME    DE    HEGEL 


Hegel  n'est  pas,  comme  Descartes  ou  Kant,  un  révolutionnaire  de 
la  pensée.  Il  ne  prétend  pas  rompre  avec  le  passé  et  réédifier  la 
science  sans  rien  emprunter  à  ses  prédécesseurs.  L'histoire  des 
systèmes  est  pour  lui  tout  autre  chose  que  le  vain  et  décourageant 
catalogue  des  aberrations  humaines;  plus  clairement  encore  que 
celle  des  faits,  elle  laisse  transparaître  la  logique  interne  qui  la 
régit.  Avec  Aristote,  avec  Leibniz,  Hegel  croit  à  la  pérennité  de  la 
philosophie  :  il  entend  résumer  et  condenser  dans  sa  doctrine  toutes 
les  doctrines  antérieures,  les  compléter  plus  encore  que  les  sup- 
primer. Néanmoins  rien  de  plus  original  que  son  système,  rien  qui 
ressemble  moins  à  de  l'éclectisme.  L'unité  en  est  le  trait  le  plus 
frappant;  il  n'est  d'un  bout  à  l'autre  que  le  développement  métho- 
dique d'un  principe  unique  :  la  relativité  universelle.  Or  cette  thèse 
fondamentale  et  la  méthode  dialectique  qui  en  découle  sont,  après 
tout,  choses  assez  nouvelles.  Le  fait  seul  qu'elles  sont  jusqu'ici 
demeurées  à  peu  près  incomprises  même  du  public  philosophique 
suffit,  croyons-nous,  à  le  prouver.  En  tout  cas  Hegel  procède  prin- 
cipalement de  Kant.  Son  système  n'est  que  le  criticisme  méthodi- 
quement développé,  dégagé  des  incertitudes  et  des  inconséquences 
qu'il  est  trop  facile  de  relever  dans  l'œuvre  de  son  fondateur.  Il  y 
a  donc  lieu  de  s'étonner  que  la  plupart  des  critiques  n'aient  vu 
dans  l'hégélianisme  qu'une  œuvre  de  réaction,  un  retour  plus  ou 
moins  déguisé  au  dogmatisme  condamné  par  Kant,  et  jtlus  particu- 
lièrement au  dogmatisme  de  Spinoza. 

Quoique  ce  préjugé  soit  sans  fondement  sérieux  et  qu'une  lecture 
quelque  peu  attentive  suffise  pour  le  dissiper,  il  est  à  la  fois  si  répandu 


136  LA   LOGIQUE    DE   HEGEL. 

et  si  tenace  qu'il  nous  semble  utile  de  le  combattre  et  d'\'  opposer 
des  arguments  directs.  Nous  rechercherons  d'abord  si  Hegel  mérite 
l'appellation  de  «  spinoziste  »,  puis,  d'une  façon  plus  générale,  s'il 
s'est  montré  infidèle  à  la  pensée  fondamentale  du  criticisme. 

Qu'il  y  ait  entre  Hegel  et  Spinoza  de  nombreuses  et  remarqua- 
bles analogies,  nous  n'essaierons  pas  de  le  nier.  Il  y  en  a  entre 
toutes  les  philosophies  et  d'autant  plus  qu'elles  sont  plus  compréhen- 
sives  et  plus  profondes.  Or,  le  juif  d'Amsterdam  fut  incontestablement 
un  penseur  de  premier  ordre  et  sut  honorer  autant  l'humanité  par 
la  hauteur  de  ses  conceptions  que  par  la  sainteté  de  sa  vie.  Toute- 
fois, pour  identifier  son  système  avec  celui  de  Hegel,  il  faut,  semble- 
t-il,  s'en  tenir  à  certains  résultats  généraux  et  faire  abstraction  de 
la  méthode  qui  les  fournit;  considérer  celle-ci  comme  un  échafau- 
dage provisoire  qu'on  fait  disparaître  au  plus  vite  une  fois  l'édifice 
achevé.  Or,  entendre  ainsi  la  méthode,  c'est  nier  implicitement  l'hé- 
gélianisme  tout  entier.  N'est-ce  pas  en  effet  déclarer  la  médiation 
étrangère  à  l'objet  même  de  la  science,  la  réduire  à  n'être  qu'un 
artifice  subjectif,  quelque  chose  d'inessentiel  et  de  contingent?  N'est- 
ce  point  par  suite  maintenir  inaltérée,  au  sein  même  de  la  science 
où  ils  devaient  s'identifier,  l'opposition  du  sujet  et  de  l'objet,  de  la 
pensée  et  de  l'être. 

Mais  si  nous  nous  refusons  à  tenir  la  méthode  pour  inessentielle 
et  négligeable,  comment  encore  rapprocher  les  deux  philosophies? 
La  méthode  de  Spinoza  est  la  méthode  géométrique,  celle  qui, 
d'après  Hegel,  convient  le  moins  à  la  science  de  l'absolu.  Quelque 
attaché  qu'il  fût  à  cette  méthode,  Descartes  avait  compris  qu'en 
métaphysique  elle  ne  saurait  être  servilement  imitée.  Selon  lui,  en 
effet,  les  difficultés  de  cette  science  résident  moins  dans  la  complexité 
des  déductions  que  dans  la  rigoureuse  détermination  des  principes. 
Sans  tenir  compte  de  cette  profonde  remarque,  Spinoza  pose  ses 
principes  sous  forme  de  définitions  et  d'axiomes,  comme  si  les  mots 
de  substance,  de  mode,  de  cause  et  d'essence  éveillaient  dans  tous 
les  esprits  des  idées  aussi  claires  que  ceux  de  triangle  ou  de  cercle. 
Or,  quelle  que  soit  la  clarté  relative  des  idées  géométriques,  les- 
mathématiciens  sont  aujourd'hui  à  peu  "près  d'accord  pour  recon- 
naître l'imperfection  des  définitions  traditionnelles  et  pour  soumettre 
les  principes  de  leur  science  à  une  critique  nouvelle.  Combien  témé- 
raire paraîtra  le  philosophe  qui  applique  sans  hésitation  aux  plus 
hauts  problèmes  de  la  pensée  spéculative  une  procédure  dont  la 


LE    DOGMATISME   HE   HEGEL.  137 

science  élémentaire  de  l'étendue  constate  elle-même  l'insuffisance! 
SpinDza  retrouve  dans  ses  conclusions  ce  qu'il  a  mis  dans  ses  pré- 
misses ;  il  démontre  ainsi  que  son  système  peut  être  résumé  en  un 
petit  nombre  de  formules  simples  et  rien  de  plus.  On  peut  en  admirer 
la  cohérence  et  l'harmonie  interne,  rien  ne  montre  qu'il  s'accorde 
avec  la  vérité  objective,  en  un  mot  Spinoza  développe  admirable- 
ment ses  conceptions;  il  ne  les  prouve  pas. 

D'ailleurs  dans  le  choix  même  de  la  méthode  est  impliquée  une 
certaine  idée  de  la  science  et  de  son  objet;  ce  choix  tranche  ainsi 
implicitement  les  questions  les  plus  hautes  et  les  plus  délicates. 
Pour  que  la  déduction  mathématique  puisse  nous  révéler  la  nature 
divine  et  la  destinée  humaine,  il  faut  que  Dieu  et  l'homme,  ainsi  que 
le  monde  matériel,  soient  des  essences  analogues  à  celles  dont 
s'occupe  la  géométrie.  Il  faut  qu'il  n'y  ait  en  eux  rien  que  de  néces- 
saire, rien  dont  le  contraire  ne  soit  intrinsèquement  contradictoire. 
Spinoza  est  ainsi  amené  non  seulement  à  nier  l'indétermination 
réelle  des  événements,  en  (juoi  il  est  d'accord  avec  Leibniz,  Kant  et 
Hegel,  mais  à  nier  radicalement  toute  contingence,  par  suite  toute 
finalité,  toute  nécessité  purement  morale. 

Or  la  nécessité  mathématique  ou  métaphysique  est  la  nécessité 
propre  aux  choses,  j'entends  à  la  nature  inanimée  en  tant  que  telle. 
Cette  nécessité  ne  laisse  aucun  rôle  au  choix,  par  suite  à  la  pensée 
et  à  la  conscience.  Celles-ci  sont  dans  le  système  tout  à  fait  super- 
flues et,  qui  pis  est,  inintelligibles.  La  spontanéité  de  la  vie,  le 
simple  désir  de  vivre,  le  plus  vague  effort  interne  du  vivant  pour 
persévérer  dans  l'être  constituant  déjà  une  inconcevable  dérogation 
au  principe  posé.  Toute  chose  est  à  chaque  instant  tout  ce  qu'elle 
peut  être,  son  être  et  sa  notion  s'accordent  absolument,  il  n'y  a  en 
elle  ni  privation,  ni  excès;  aucune  virtualité  non  développée; 
aucune  contradiction,  par  suite  aucune  contrariété.  Comment  dès 
lors  concevoir  chez  un  être  quelconque  une  tendance  quelle  qu'elle 
soit,  une  aspiration  ou  un  regret  si  vague  qu'on  les  suppose?  Com- 
ment l'ellipse  pourrait-elle  vouloir  devenir  cercle  ou  parabole?  Qu'on 
s'en  rende  compte  ou  non,  attribuer  aux  êtres  une  tendance  ou  un 
effort,  si  humble  soit-il,  leur  reconnaître  avec  la  vie  un  minimum 
de  pensée,  c'est  admettre  que  ces  êtres  ne  sont  pas  à  chaque  instant 
tout  ce  qu'ils  peuvent  et  doivent  être,  que  leur  essence  enveloppe 
une  contradiction  interne;  par  suite,  c'est  renoncer  à  tout  expli(]uer 
parla  nécessité  mécanique,  c'est  restaurer  implicitement  la  croyance 


138  LA   LOGIQUE    DE   HEGEL. 

à  la  finalité.  D'autre  part  refuser  aux  êtres  toute  spontanéité  interne, 
c'est  leur  refuser  en  même  temps  toute  individualité  réelle  et  faire 
de  la  nature  un  véritable  chaos.  L'individualité  en  effet  implique 
entre  les  parties  d'un  même  individu  une  liaison  différente  de  la 
simple  juxtaposition,  une  liaison  par  laquelle  elles  se  distinguent 
des  parties  contiguës  de  deux  êtres  voisins.  Dire  que  certaines  par- 
ties forment  un  tout  réel,  c'est  dire  qu'elles  ne  sont  pas  indifférentes 
à  l'existence  de  ce  tout,  ou,  si  l'on  veut,  à  leurs  rapports  réciproques; 
qu'elles  ont  une  tendance  plus  ou  moins  forte  à  demeurer  ensemble. 
La  supposition  contraire  détruit  la  réalité  du  tout  ou  la  réduit  à  une 
apparence  subjective.  Ainsi  le  système  de  la  nécessité  absolue  con- 
duit à  refuser  tout  sens  aux  mots  de  pensée,  de  vie,  de  force,  de  ten- 
dance, voire  au  mot  d'individu.  Dés  lors,  que  devient  le  mouvement? 
Réduit  à  une  agitation  sans  but  d'une  masse  homogène  et  indéfinie, 
n'est-il  pas  désormais  complètement  inintelligible?  Une  partie  de  la 
masse  se  déplace  pour  être  immédiatement  remplacée  par  une  autre 
toute  pareille.  Où  est  le  changement  puisque  rien  n'est  changé?  En 
fin  de  compte,  il  ne  subsiste  plus  que  l'être  éternel,  immuable,  tou- 
jours égal  à  lui-même.  Logiquement  l'éléatisme  est  le  dernier  mot 
du  spinozisme. 

Sans  doute  Spinoza  n'arrive  pas  à  ces  dernières  conséquences  de 
sa  pensée.  La  logique  de  ses  conceptions  ne  le  rend  pas  complète- 
ment aveugle  à  l'évidence  des  faits.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'il 
se  rapproche  davantage  du  réalisme  ontologique  de  Parménide  que 
de  l'idéalisme  hégélien.  L'être,  dans  son  système,  est  antérieur  et 
supérieur  à  la  pensée;  il  ne  lui  est  en  rien  subordonné,  il  n'en 
dépend  à  aucun  titre.  Tandis  que  pour  Leibniz  ou  Hegel,  l'explica- 
tion mécaniste  du  monde  est  éminemment  relative  et  provisoire, 
qu'elle  ne  se  suffit  pas  à  elle-même  et  requiert  une  explication  plus 
haute,  Spinoza  la  tient  pour  définitive  et  intrinsèquement  complète. 
Pour  les  deux  penseurs  allemands  la  réalité  comporte  des  degrés 
divers  et  se  mesure  à  l'intériorité  des  existences;  toutes  pour  Spi- 
noza sont  situées  sur  un  même  plan.  Nul  progrès,  nulle  hiérarchie. 
L'idée  d'évolution  si  caractéristique  de  l'hégélianisme  n'a  pas  de 
sens  pour  Spinoza.  Le  monde  des  esprits  est  à  côté  de  celui  des 
corps;  il  n'est  pas  au-dessus.  Tandis  que  chez  Hegel  le  premier  con- 
tient la  raison  d'être  et  la  vérité  du  second,  il  n'en  est  plus  chez 
Spinoza  que  le  vain  reflet  et  l'inutile  doublure.  Nous  sommes  avec 
lui   aux   antipodes  de  l'idéalisme.   Son  Dieu  ne  saurait  s'appeler 


LE    DOGMATISME    I)E    HEGEL.  139 

Esprit;  la  définition  aristotélique  et  hégélienne  :  vôr,?'.;  vc-r'^Ec;  lui 
serait  inapplicable.  Certes  ce  Dieu  est  une  chose  pensante,  mais 
c'est  tout  aussi  bien  une  chose  étendue.  Il  possède  en  outre  une 
infinité  d'attributs  dont  nous  ne  pouvons  nous  faire  aucune  idée  et 
qui  tous  lui  sont  aussi  essentiels  que  la  pensée.  Celle-ci  n'est  donc 
pas  son  essence  puisqu'elle  est  expressément  définie  comme  une 
partie  de  celte  essence.  D'ailleurs,  entre  les  attributs,  aucune  distinc- 
tion de  rang;  nul  d'entre  eux  n'a  sur  les  autres  une  prééminence 
quelconque.  Tous  sont  des  expressions  équivalentes  d'une  même 
réalité  foncière;  tous  se  suffisent  à  eux-mêmes  et  n'ont  de  relation 
essentielle  qu'à  leur  substance  commune.  Si  Dieu  est  esprit,  il  est 
aussi  bien  matière,  et  une  infinité  d'autres  choses  que  nous  ne  sau- 
rions nommer  ni  concevoir. 

Avant  tout  il  est,  puis  il  est  étendu,  pensant,  etc.  Son  être  pré- 
existe logiquement  à  toutes  ses  déterminations.  11  est  la  chose  :  res; 
sa  réalité,  ou  plus  exactement  sa  7'éité,  est  sa  véritable  essence:  elle 
conditionne  tous  ses  attributs  et  n'est  conditionnée  par  aucun  d'eux. 
Le  Dieu  de  Hegel  est  pensée  pure;  il  crée  le  monde  en  le  pensant 
et  se  crée  ainsi  en  quelque  sorte  lui-même.  Chez  Spinoza  la  pensée 
divine  ne  crée  rien.  Elle  se  développe  parallèlement  aux  autres  attri- 
buts et  les  refiète  passivement,  si  toutefois  elle  ne  se  borne  pas  à 
refiéter  l'attribut  étendue.  Il  est  vrai  que  Spinoza  détermine  expres- 
sément la  substance  infinie  comme  cause  de  soi-même,  causa  sui,  et 
par  là  semble  identifier  son  être  avec  l'activité  qu'elle  déploie;  mais 
cette  formule  ne  doit  pas  nous  faire  illusion.  D'abord  l'activité  par 
laquelle  Dieu  se  donnerait  l'être  à  lui-même  ne  peut  être  pour  l'au- 
teur une  activité  purement  spirituelle.  Il  ne  saurait,  en  eflet,  l'ad- 
mettre sans  se  contredire;  sans  reconnaître  à  la  pensée,  parmi  les 
attributs  divins,  une  place  à  part  et  une  indéniable  prééminence. 
Ensuite  le  caractère  dynamiste  de  la  formule  est  au  fond  une  pure 
apparence,  apparence  bien  vite  dissipée  par  la  définition  même  de 
l'auteur.  J'appelle,  dit-il,  cause  de  soi,  ce  dont  l'essence  implique 
l'existence  :  id  cujuR  essenlki  involcil  c.xhtcnliam. 

Ce  qui  précède  suffit  à  prouver  que  Hegel  ne  saurait  passer  pour 
le  restaurateur  ou  le  continuateur  du  spinozisme.  Dira-t-on  qu'il  l'a 
renouvelé?  Au  moins  faudra-t-il  accorder  qu'il  s'agit  d'une  rénovation 
si  profonde  qu'elle  ressemble  singulièrement  à  une  création  origi- 
nale. Est-ce  à  dire  qu'entre  Hegel  et  Spinoza  il  n'y  ait  aucun  point 
commun?  Nous  avons  tout  à  l'heure  expressément  reconnu  le  con- 


140  LA  LOGIQUE   DE   HEGEL. 

traire.  II  serait  trop  long  d'énumérer  les  ressemblances  plus  ou 
moins  superficielles  qu'une  comparaison  détaillée  des  deux  doctrines 
pourrait  faire  ressortir.  Nous  nous  bornerons  à  signaler  celle  qui 
nous  paraît  la  plus  profonde  :  l'inspiration  commune  des  deux  philo- 
sophies.  Toutes  deux  expriment  à  leur  manière,  sans  atténuation  ni 
réserve,  ce  qu'on  peut  appeler  la  foi  philosophique;  la  croyance  à  la 
souveraineté  de  la  raison  ou  à  la  rationalité  foncière  du  réel.  Ce  qui 
les  sépare  l'une  de  l'autre  c'est  le  concept  même  de  la  rationalité. 
Ainsi  que  Parménide  et  Zenon  d'Élée,  Spinoza  ne  la  conçoit  que 
comme  identité  pure  avec  soi-même,  exclusion  de  l'opposition  et  de 
la  différence.  Hegel  au  contraire  reconnaît  avec  Platon  la  coexistence 
nécessaire  des  contradictoires,  de  l'être  et  du  néant,  de  l'identité  et 
de  la  différence,  du  oui  et  du  non.  Pour  Spinoza  cela  seul  est 
rationnel  qui  exclut  immédiatement  toute  contradiction.  Pour  Hegel 
la  contradiction  est  un  élément  inhérent  à  la  nature  de  la  raison 
elle-même  ;  les  catégories  de  la  pensée  s'opposent  nécessairement 
les  unes  aux  autres;  elles  ne  sont  elles-mêmes  que  dans  et  par  leur 
opposition  réciproque,  et  la  vie  interne  de  la  raison  consiste  tout 
entière  dans  la  conciliation  progressive  de  ses  antinomies.  En 
résumé,  Hegel  et  Spinoza  s'accordent  à  soumettre  la  nature  à  la 
logique.  Mais  la  logiqne  de  Spinoza  est  la  logique  mathématique  ou 
la  logique  de  l'abstrait.  Aussi  sa  tendance  est-elle  de  ramener  l'es- 
prit à  la  chose  et  la  chose  elle-même  à  l'abstraction  pure.  La  logique 
de  Hegel  est  la  logique  absolue,  la  logique  du  concret.  Aussi  lui 
permet-elle  de  s'élever  de  l'abstraction  pure  à  la  réalité,  à  la  vie,  à 
la  pensée. 

On  s'est  plu  à  rapprocher  Hegel  de  Spinoza;  on  aurait  pu  tout 
aussi  bien  le  comparer  à  Malebranche  et  à  Leibniz.  Entre  sa  doctrine 
et  celle  de  ses  illustres  devanciers  on  eût  sans  peine  découvert 
de  profondes  ressemblances.  Comme  lui  ceux-ci  sont  profondément 
idéalistes;  comme  lui,  plus  ou  moins  directement  inspirés  de  Platon 
et  d'Aristote,  ils  subordonnent  le  mécanisme  cartésien  à  la  finalité. 
Malgré  l'insuffisance  de  leur  méthode,  tous  deux  sur  beaucoup  de 
points  devancent  et  préparent  les  conclusions  de  l'hégélianisme. 
S'il  nous  fallait  énumérer  et  classer  les  influences  qui  ont  contribué 
à  la  formation  de  ce  système,  au  premier  rang  nous  placerions 
Kant  et  Fichte,  auxquels  Hegel  a  emprunté  sa  conception  fonda- 
mentale :  la  double  relativité  des  êtres;  au  second  rang  viendraient 
Platon  et  Aristote,  dont  l'étude  l'a  conduit  à  donner  à  la  dialectique 


LE    DOGMATISME    DE   HEGEL.  1  i  1 

son  véritable  point  de  départ  et  à  reprendre  explicitement  des  pro- 
blèmes plutôt  abandonnés  que  résolus.  Mais  si,  parmi  les  philoso- 
phes du  XVII"  siècle,  il  en  est  un  dont  les  doctrines  rappellent  les 
théories  hégéliennes  et  qui  puisse  les  avoir  en  partie  inspirées,  c'est 
sans  aucun  doute  l'auteur  de  la  monadologie. 

On  nous  concédera  peut-être  que  Uegel  n'est  pas  précisément 
spinoziste,  mais  on  persistera  à  soutenir  qu'il  s'accorde  avec  Spinoza 
sur  un  point  essentiel,  le  seul  peut-être  qui  mérite  d'être  appelé 
ainsi.  Toiis  deux  ne  professent-ils  pas  le  panthéisme  et  avec  lui  le 
fatalisme,  son  inévitable  corollaire?  Or,  pour  certains  soi-disant 
philosophes,  devant  cet  accord  fondamental,  toutes  les  divergences 
disparaissent,  ou  se  réduisent  à  de  subtiles  nuances,  à  des  distinc- 
tions plus  ou  moins  spécieuses,  intéressantes  tout  au  plus  pour  des 
métaphysiciens  de  profession. 

Nous  avouons  ne  pas  être  encore  parvenus  à  comprendre  le  sens 
précis  du  mot  panthéisme.  D'après  son  étymologie,  il  devrait 
signifier  l'identification  de  Dieu  avec  le  monde  ou  l'universalité  des 
êtres.  Dieu  sérail  le  Tout;  l'ensemble  des  choses  constituerait  un 
être  vivant  unique  et  éternel  dont  les  individualités  finies  représen- 
teraient les  éléments  intégrants.  Nous  et  les  autres  êtres  serions 
à  ce  vaste  corps  ce  que  sont  à  n(jtre  organisme  les  cellules  qui  le 
composent  et  qui  naissent  et  meurent  en  nous  à  chaque  instant 
sans  que  ces  vicissitudes  interrompent  la  continuité  de  notre  vie 
propre.  A  ce  compte  les  stoïciens  auraient  été  panthéistes,  et  encore 
n'est-ce  pas  bien  certain.  Sans  doute  ils  se  plaisent  à  identifier  Dieu 
avec  la  Nature  ou  le  Monde,  ils  prennent  indiflcremment  ces  termes 
l'un  pour  l'autre.  Néanmoins  le  M(inde  est  plutôt  pour  eux  la  mani- 
festation présente  de  la  divinité  qu'il  ne  se  confond  avec  son  éter- 
nelle essence.  Ce  monde  est  après  tout  destiné  à  périr  dans  un 
suprême  embrasement  et  le  principe  éternel  d'où  il  est  sorti  doit 
manifester  à  nouveau  son  inépuisable  fécondité  dans  une  série  indé- 
finie de  créations  successives.  Eu  tout  cas  le  panthéisme  ainsi 
entendu  est  tout  à  fait  étranger  à  Spinoza.  Comme  le  remarque 
Hegel,  loin  de  confondre  Dieu  avec  l'univers,  Spinoza  absorbe  l'uni- 
vers en  Dieu.  Le  double  monde  des  esprits  et  des  corps  n'est  plus 
pour  lui  ([u'un  néant  dans  l'inlinité  des  attributs  divins.  Le  rapport 
des  êtres  finis  à  Dieu  n'est  pas  celui  des  parties  au  tout,  mais 
celui  des  modes  à  la  substance.  Or  rien  de  plus  différent  que  ces 
deux  rapports.  Tandis  que  le  premier  enveloppe  une  dépendance 


142  LA  LOGIQUE   DE   HEGEL. 

récipi'oque,  dans  le  second  la  dépendance  est  essentiellement  uni- 
latérale. Le  mode  dépend  de  la  substance,  mais  la  substance  ne 
dépend  pas  du  mode.  On  peut  dire  que,  loin  de  combler  l'abîme 
qui  sépare  la  créature  du  créateur,  Spinoza  l'approfondit  encore 
au  risque  de  rendre  inconcevable  la  puissance  créatrice  qui  le 
franchit. 

Mais  si  Hegel  défend  victorieusement  Spinoza  contre  l'accusation 
de  panthéisme,  peut-être  aurait-il  plus  de  peine  à  se  défendre  lui- 
même.  L'Esprit  absolu,  dernier  terme  de  sa  dialectique,  est-il  au  fond 
autre  chose  que  l'esprit  même  de  l'homme  idéalisé  et  déifié?  Son 
Dieu  existe-t-il  ailleurs  que  dans  la  nature  et  dans  l'humanité? Il  est, 
pourrait-on  dire,  en  tout,  excepté  en  lui-même.  Il  est  plus  particu- 
lièrement dans  la  pensée  humaine  et  dans  ses  régions  les  plus 
hautes  :  dans  l'art,  dans  la  religion  et  la  philosophie;  mais  qu'est-ce 
que  tout  cela  en  dehors  de  l'homme,  qu'est-ce  que  l'homme  lui- 
même  en  dehors  du  monde?  C'est  dans  le  monde  que  Dieu  a  sa 
subsistance;  hors  de  lui  ce  n'est  plus  qu'un  idéal,  c'est-à-dire  une 
pure  abstraction.  Telle  est  l'interprétation  la  plus  répandue  de  la 
doctrine  hégélienne.  Ainsi  comprise,  elle  serait  en  eiïet  un  pan- 
théisme, à  moins  qu'on  ne  préférât  l'appeler  un  athéisme  religieux. 
A  ce  compte  l'hégélianisme  aurait  reçu  de  M.  Vacherot  sa  formule 
définitive  :  l'opposition  du  Dieu  réel  et  du  Dieu  vrai.  Que  cette  inter- 
prétation puisse  se  présenter  à  l'esprit  du  lecteur,  c'est  là  un  fait 
incontestable,  mais  est-il  possible  de  s'y  arrêter?  Certes  Hegel  revient 
avec  insistance  sur  l'immanence  de  Dieu  dans  l'univers  et  dans 
l'humanité,  il  dit  expressément  que  l'absolu  est  présent  dans  l'art  et 
dans  la  religion  et  que  la  philosophie  le  contient  sous  sa  forme  propre, 
c'est-à-dire  comme  pensée.  Mais  la  philosophie  est-elle  autre  chose 
que  la  pensée  se  pensant  elle-même  et  Aristote  ne  parle-t-il  pas  à 
peu  près  comme  Hegel  quand  il  appelle  Dieu  le  seul  vrai  philosophe? 
Pour  le  vulgaire  la  philosophie  n'est  qu'un  savoir  subjectif,  une 
imparfaite  représentation  des  choses  dans  l'esprit, une  chimère  peut- 
être,  en  tout  cas  une  création  humaine.  C'est  l'homme  qui  l'a  faite 
et  il  l'a  faite  à  sa  mesure.  Pour  Hegel  c'est  la  vérité  absolue  à 
laquelle  la  terre  et  le  ciel  sont  suspendus.  En  tant  que  nous  sommes 
admis  à  y  participer  nous  nous  élevons  au-dessus  de  nous  mêmes; 
selon  l'expression  de  Spinoza,  nous  nous  pensons  nous-mêmes  et 
nous  pensons  toute  chose  sous  la  forme  de  V éiernité  {suh  specie  ceterni). 
Loin  de  créer  cette  vérité  nous  n'avons  d'être  que  par  elle.  Selon 


LE   DOGMATISME   DE    HEGEL.  145 

l'ordre  do  l'apparence  (Schein)  cette  vérité  se  manifeste  progressive- 
ment dans  le  temps  et  l'Iiistoire  du  monde  n'a  d'unité  ni  de  sens 
que  par  la  continuité  de  cette  révélation;  mais  elle-même  est 
affranchie  du  devenir  parce  qu'elle  en  contient  la  raison.  Avec  Aris- 
totc,  c'est  par  le  parfait  que  Hegel  explique  l'imparfait.  Comme 
nous  l'avons  noté  déjà,  une  seule  différence  les  sépare.  Contraire- 
ment à  son  devancier,  Hegel  fait  de  l'imparfait  lui-même  un  moment 
de  la  perfection  absolue.  Mais  en  celle-ci,  en  tant  qu'elle  subsiste  en 
et  pour  soi,  ce  moment  est  éternellement  dépassé.  Ainsi  que  nous 
l'avons  dit  plus  haut,  tandis  que  le  Dieu  d'Aristote  demeure  enfermé 
dans  sa  transcendance,  qui  devient  ainsi  pour  lui  une  limite,  le  Dieu 
de  Hegel  est  immanent  et  transcendant  tout  à  la  fois.  Il  est  l'être  de 
toute  chose,  il  anime  et  dirige  la  nature  et  s'incarne  dans  l'humanité 
sans  perdre  pour  cela  sa  personnalité  absolue,  sans  cesser  d'être 
l'éternelle  raison  supérieure  au  temps  et  à  l'espace,  dont  l'essence, 
l'existence  et  l'infinie  béatitude  consistent  indivisiblement  dans 
l'acte  par  lequel  tout  à  la  fois  elle  se  produit  et  se  contemple  elle- 
miMiie.  Comment  cela  est-il  possible?  c'est  ce  que  nous  avons  déjà 
expliqué  plus  haut  d'après  l'auteur.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  système  ne 
saurait,  croyons-nous,  comporter  d'autre  interprétation.  Réduire  le 
Dieu  de  Hegel  à  un  idéal  irréalisé,  c'est  oublier  (jue  la  dialectique, 
d'après  ses  déclarations  expresses  et  répétées,  ne  peut  s'arrêter  à  la 
catégorie  du  devoir-être  (sollcti);  et  qu'il  reproche  explicitement  à  la 
théorie  de  la  science  (  IVissenschafls/rhrc  de  Ficlite)  de  n'avoir  pas 
dépassé  ce  point  de  vue. 

C'est  oublier  également  que,  dans  toutes  les  phases  du  procès  dia- 
lectique, le  résultat  apparent  est  le  véritable  principe,  et  que  la  pensée 
du  philosophe  doit  d'abord  pour  ainsi  dire  remonter  le  cours  de 
l'activité  créatrice.  D'ailleurs,  si  l'on  conserve  quelque  doute  à  cet 
égard,  qu'on  prenne  la  peine  de  relire  les  dernières  lignes  de  la  phi- 
losophie de  l'Esprit  que  nous  avons  citées  plus  haut.  La  création 
apparaît  d'abord  comme  une  réalisation  progressive  de  la  vérité 
absolue.  Pure  abstraction  au  début,  elle  se  revêt  dans  la  nature 
d'une  matérialité  qui  la  dissimule  à  elle-même,  pour  s'incarner  fina- 
lement dans  l'homme  et  atteindre  en  lui  conscience  de  soi.  C'est  là,  si 
l'on  veut,  le  point  de  vue  naturaliste;  c'est,  nous  dit  expressément 
Hegel,  le  point  de  vue  de  l'apparence.  Conformément  à  la  dialecticjue 
du  syllogisme,  il  nous  conduit  à  un  point  de  vue  plus  élevé  :  le  point 
de  vue  humanitaire.  L'esprit  s'all'ranchit  du  servage  de  la  nature  en 


144  LA  LOGIQUE   DE   HEGEL. 

découvrant  en  elle  la  vérité  logique,  c'est-à-dire  sa  propre  essence. 
Mais  le  point  de  vue  définitif,  qu'on  pourrait  appeler  théologique, 
c'est  celui  de  l'Idée  absolue  éternellement  consciente  d'elle-même 
dans  et  par  sa  double  manifestation.  Dans  cette  suprême  plénitude 
de  sa  réalisation  la  nature  et  l'histoire  ne  sont  plus  pour  elle  que 
des  moments  désormais  dépassés;  leur  être  immédiat  et  indépen- 
dant s'est  évanoui  comme  une  vaine  illusion  et,  par  cela  même, 
elles  ont  atteint  leur  indéfectible  réalité. 

Loin  donc  que  Dieu  ne  subsiste  que  dans  le  monde  et  emprunte  sa 
réalité  aux  êtres  finis,  ceux-ci,  tout  au  contraire,  ont  en  Dieu  leur 
véritable  subsistance,  et  sur  ce  point  du  moins  Hegel  s'accorde  avec 
Spinoza.  Dira-t-on  que  le  panthéisme  consiste  précisément  à  sou- 
tenir que  les  êtres  finis  n'ont  leur  subsistance  qu'en  Dieu,  de  sorte 
que  la  substance  divine  soit  en  réalité  la  substance  unique,  que 
l'être  de  Dieu  et  celui  des  choses  demeure  au  fond  un  seul  et  même 
être?  11  convient  tout  d'abord  de  remarquer  que  le  terme  de  pan- 
théisme prend  ici  une  signification  toute  difTérente  de  celle  que 
nous  lui  avons  donnée  tout  à  l'heure.  Si  Dieu  est  le  Tout,  il  n'a  pas 
à  proprement  parler  de  subsistance  inconditionnée;  il  est  un  com- 
posé, une  résultante,  non  le  principe  suprême  de  tout  être  et  de 
toute  vie,  en  un  mot  il  n'est  plus  Dieu.  Le  concevoir  ainsi,  c'est, 
sciemment  ou  non,  le  ravaler  au  rang  d'un  être  dépendant  et  borné. 
Qu'il  soit  au  contraire  la  substance  universelle,  cela  n'implique 
immédiatement  pour  lui  aucun  abaissement,  aucune  déchéance.  Il 
importe  ensuite  de  ne  pas  se  laisser  effrayer  par  les  mots,  fût-ce 
par  ce  terrible  vocable  de  panthéisme.  L'être  fini,  précisément  parce 
qu'il  est  tel,  ne  peut  subsister  absolument  en  soi  et  pour  soi;  il  n'a 
d'être  que  dans  et  par  sa  relation  avec  Dieu.  Si  c'est  cela  qu'on 
entend  en  disant  que  Dieu  est  sa  substance,  il  faut  se  résigner  à  être 
panthéiste  ou  retourner  à  l'hypothèse  d'une  matière  incréée.  Si  les 
créatures  tiennent  de  Dieu  tout  leur  être,  elles  n'en  sauraient  être 
absolument  distinctes,  c'est-à-dire  séparables,  elles  ne  sauraient 
subsister  ni  être  conçues  que  dans  une  dépendance  totale  à  son 
égard.  Se  demander  si  Dieu  les  crée  de  rien  ou  les  tire  de  sa  propre 
substance,  c'est,  nous  semble-t-il,  s'attarder  à  une  question  toute 
verbale  ou  qui  n'a  de  sens  que  pour  une  imagination  grossièrement 
matérialiste.  Il  est  clair  que  Dieu  n'a  pas  pétri  le  néant  comme 
un  potier  pétrit  l'argile.  11  est  non  moins  évident  que  lui-même 
n'est  pas  fait  d'une  matière  quelconque  dont  il  aurait  sacrifié  quel- 


LE    DOGMATISME    DE    HEGEL.  14o 

ques  parcelles  pour  en  former  ses  créatures,  ou  (|iie,  par  une  opéra- 
tion plus  difficile  à  imaginer  mais  non  à  comprendre,  il  aurait 
aliénée  et  conservée  tout  à  la  fois.  Prises  au  propre,  c'est-à-dire 
au  sens  physique,  les  deux  expressions  sont  donc  également 
absurdes.  Convenablement  entendues,  l'une  et  l'autre,  au  contraire, 
nous  semblent  également  acceptables.  L'une  et  l'autre  veulent  dire 
que  Dieu  confère  aux  créatures  leur  être  tout  entier,  matière  et 
forme,  et  que  cet  être  tout  d'emprunt  ne  cesse  d'appartenir  en 
propre  à  celui  de  qui  elles  le  tiennent.  L'une  insiste  plus  particuliè- 
rement sur  le  néant  foncier  de  la  créature,  l'autre  sur  sa  relation 
essentielle  au  créateur.  Voilà  toute  la  différence.  Après  tout,  si  Dieu 
est  esprit,  l'image  la  moins  imparfaite  que  nous  puissions  nous 
former  de  la  création  est  le  rapport  de  notre  moi  à  chacune  de  nos 
pensées.  Or  on  peut  dire  que  nous  les  créons  de  rien  en  ce  sens 
qu'elles  ne  sont  rien  avant  que  nous  les  pensions.  On  peut  dire  aussi 
légitimement  que  nous  les  tirons  de  nous-mêmes  et  qu'elles  ont 
en  nous  leur  subsistance. 

Dira-t-on  que  le  panthéisme  consiste  à  nier  la  liberté  divine? 
Soit;  mais  encore  faut-il  définir  exactement  ce  terme.  Si  par  liberté 
on  entend  l'arbitraire,  un  vouloir  indifférent  au  Bien,  une  puissance 
supérieure  à  la  raison  même,  on  ne  trouvera  en  effet  rien  de  tel  chez 
Hegel.  Pour  lui  Dieu  n'est  que  la  raison  altsolue  et  souveraine.  Un 
pouvoir  supérieur  à  la  raison  est  un  pur  non-sens.  La  volonté  divine 
n'est  pas  quelque  chose  de  distinct  de  la  raison  divine,  elle  est  cette 
raison  elle-même  considérée  plus  spécialement  comme  activité  créa- 
trice. Si  donc  le  panthéisme  consiste  à  proclamer  la  souveraineté  de 
la  raison,  Hegel  est  panthéiste  avec  saint  Thomas  et  Leibniz.  Mais 
si  l'on  donne  au  mot  liberté  son  véritable  sens,  qui  est  détermi- 
nation par  soi,  on  peut  dire  que  le  système  de  Hegel  est  par  excel- 
lence la  philosophie  de  la  liberté.  Spinoza  attribue  expressément  à 
Dieu  la  liberté  qu'il  refuse  aux  créatures,  mais  il  entend  cette  liberté 
d'une  manière  toute  négative.  Dire  que  Dieu  se  détermine  lui-même 
revient  pour  lui  à  dire  qu'il  n'est  déterminé  par  aucune  autre  chose. 
La  vérité  est  que  le  Dieu  de  Spinoza  se  trouve  déterminé  on  ne  sait 
comment.  U  ne  l'est  par  rien  d'extérieur,  puisque,  par  hypothèse, 
rien  n'existe  hors  de  lui;  mais  en  quel  sens  peut-on  prétendre  qu'il  le 
soit  par  lui-même?  Ni  les  attributs  ni  les  modes  ne  sont  déduits  de 
la  substance,  entre  elle  et  ses  déterminations  on  n'apenjoit  aucun  lien 
logifjue;  elles  lui  sont  superposées  plutôt  qu'elles   n'en  procèdent. 

Noël.  10 


146  LA   LOGIQUE   DE   HEGEL. 

Que  Dieu  possède  tels  attributs  et  tels  modes,  c'est  là  une  pure 
donnée,  un  fait  empirique  et  rien  de  plus.  Hegel  ne  s'enferme  point 
dans  la  stérile  affirmation  de  la  liberté  divine;  il  la  démontre  ou 
plus  exactement  il  la  montre,  il  nous  le  fait  voir  en  acte.  Il  explique 
en  détail  comment  les  diverses  déterminations  de  l'Idée  s'y  ratta- 
chent et  en  procèdent,  comment  toutes  contiennent  implicitement 
la  totalité  où  elles  sont  explicitement  contenues.  Il  nous  élève 
du  multiple  à  l'un  et  nous  fait  redescendre  de  l'un  au  multiple. 
Non  seulement  l'Idée  hégélienne  possède  cette  liberté  négative  qui 
consiste  à  n'être  déterminé  par  aucune  puissance  extérieure;  mais 
elle  réalise  en  elle-même  la  liberté  positive.  Ses  déterminations  ne 
sont  que  les  expressions  diverses  de  son  indivisible  essence,  puisque 
cette  essence  consiste  tout  entière  à  les  produire  et  à  les  supprimer 
et  à  se  réaliser  soi-même  dans  ce  double  mouvement  d'expansion 
hors  de  soi  et  de  retour  en  soi.  Donc,  de  quelque  manière  que 
nous  interprétions  le  mot  panthéiste,  nous  arrivons  à  la  même 
conclusion  :  ou  il  ne  s'applique  point  à  Hegel,  ou  il  convient  au 
même  titre  à  tout  philosophe  qui  entend  maintenir  les  droits  de  la 
raison. 

Ainsi  Hegel  est  tout  autre  chose  qu'un  simple  continuateur  de  Spi- 
noza. On  nous  accordera  sans  doute  qu'il  n'est  à  proprement  parler  le 
disciple  d'aucun  des  philosophes  prékantiens,  et  qu'il  a  faites  siennes, 
en  les  démontrant  par  une  méthode  originale,  les  conclusions  qu'il 
a  pu  leur  emprunter.  Toutefois,  n'est-ce  pas  à  ces  philosophes  pris 
en  masse  qu'il  se  rattache  directement?  Son  œuvre  n'est-elle  pas 
un  effort  pour  renouer  la  chaîne  que  Kant  se  flattait  d'avoir  brisée? 
La  révolution  criticiste  n'est-elle  pas  non  avenue  pour  lui?  En  un 
mot,  n'est-il  pas  un  dogmatique  plein  d'une  naïve  confiance  dans  la 
puissance  illimitée  de  la  raison  humaine?  Quel  contraste  entre  sa 
témérité  spéculative,  qui  ne  s'arrête  devant  aucun  obstacle,  ne 
réserve  aucun  problème,  et  la  prudente  attitude  de  Kant!  Comment 
du  plus  puissant  effort  qu'on  ait  jamais  tenté  pour  obliger  la  raison 
à  reconnaître  ses  limites,  aurait  pu  sortir  l'orgueilleuse  proclama- 
tion de  sa  souveraineté  absolue?  Certes  il  y  a  là  un  fait  curieux  et 
propre  à  jeter  dans  un  profond  étonnement  celui  qui  se  bornerait  à 
considérer  le  résultat  sans  tenir  compte  de  l'évolution  qui  l'a  pro- 
duit et  qui  l'explique.  Cette  évolution,  nous  l'avons  sommairement 
décrite  au  début  de  ce  travail  et  l'on  nous  excusera  de  n'y  point 
revenir.  Nous   nous   attacherons   uniquement   ici   à  déterminer  la 


LE   DOGMATISME   DE    HEGEL.  147 

position  exacte  de  Hegel  par  rapport  à  Kant  et  nous  nous  efforcerons 
de  montrer  que  s'il  s'est  écarté  de  son  devancier,  c'est  en  allant  plus 
loin  que  lui  dans  la  voie  qu'il  avait  ouverte. 

Sans  doute  Hegel  est  un  dogmatique  et  personne  ne  le  fut  plus 
que  lui,  si  Ton  entend  ce  terme  au  sens  antique  et  traditionnel, 
comme  opposé  à  sceptique.  Mais  le  mot  a  reçu  de  Kant  une  signifi- 
cation toute  nouvelle.  Croyant  peut-être  simplement  le  préciser,  ce 
philosophe  lui  a  en  réalité  imposé  un  sens  particulier  qui  ne  se 
comprend  bien  que  par  les  principes  sur  lesquels  est  fondé  son  sys- 
tème. Le  dogmatisme  est  pour  lui  la  prétention  à  connaître  la  chose 
en  soi.  Or,  ainsi  entendu,  ce  terme  peut-il  encore  s'appliquer  à  l'hé- 
gélianisme?  Après  Fichte,  Hegel  rejette  purement  et  simplement 
les  choses  en  soi  de  Kant.  Il  n'y  veut  voir  qu'une  vaine  survivance 
de  ce  même  dogmatisme  dont  Kant  prétendait  affranchir  l'esprit 
humain.  Comment  l'accuserait-on  de  quitter  le  terrain  solide  de 
l'expérience  pour  s'élancer  à  la  poursuite  de  chimères  transcen- 
dantes? Le  monde  transcendant  de  Kant  est  pour  lui  le  vide  absolu. 
La  réalité  n'est  pas  double;  elle  n'a  point  un  endroit  et  un  envers, 
un  dedans  et  un  dehors  sans  communication  entre  eux,  du  moins  sans 
communication  qui  nous  soit  intelligible.  Elle  est  à  la  fois  plus 
simple  et  plus  complexe  :  elle  est  une  et  continue,  mais  comporte 
de  nombreux  degrés,  depuis  la  fugitive  illusion  qui  n'apparaît  que 
pour  s'effacer,  jusqu'à  la  vérité  absolue  d'oîi  rayonne  toute  exis- 
tence. Comment  un  philosophe  prétendrait-il  connaître  ce  qui  pour 
lui  n'existe  pas?  Cependant  ne  nous  hâtons  pas  de  conclure.  Hegel, 
après  tout,  ne  serait  pas  le  premier  qui  eût  rétabli  sous  un  nom  ce 
qu'il  avait  rejeté  sous  un  autre,  et  la  question  est  assez  importante 
pour  mériter  un  examen  sérieux. 

Il  nous  faut  d'abord  rechercher  comment  se  produit  chez  Kant  le 
concept  de  chose  en  soi.  Le  sens  commun  distingue  profondément 
la  perception  de  la  chose  perçue.  Pour  lui  cette  chose,  connue  ou 
non,  subsiste  hors  de  nous  dans  l'espace  réel  et  continuerait  d'exister 
lors  même  qu'il  n'y  aurait  phis  au  monde  aucun  être  conscient. 
D'autre  part,  dans  l'acte  de  percevoir,  ce  même  sens  commun  iden- 
tifie l'objet  réel  avec  sa  représentation  mentale  :  celle-ci  n'est  que 
la  chose  devenue,  par  on  ne  sait  quelle  miraculeuse  opération,  pré- 
sente à  la  conscience  du  sujet.  11  y  a  là  une  contradiction  formelle, 
que,  dès  le  début  de  la  philosophie  motlerne,  Descartes  a  mise  en 
évidence.  Descartes  néanmoins,  et  après  lui  Malebranche,  continuent 


148  LA   LOGIQUE   DE   HEGEL. 

à  croire  que  les  corps  existent  réellement  hors  de  nous  et  sont  bien 
ce  qu'ils  nous  paraissent  être  au  moins  dans  leur  essence,  l'étendue. 
Toutefois  ils  font  reposer  cette  croyance  sur  une  révélation  pré- 
sumée, naturelle  ou  surnaturelle.  Berkeley,  plus  conséquent,  nie 
purement  et  simplement  la  réalité  des  corps.  Leibnitz  enfin,  par  sa 
théorie  des  monades  et  de  l'harmonie  préétablie,  donne  à  la  question 
une  solution  plus  profonde  que  le  réalisme  cartésien  et  plus  large 
que  l'idéalisme  subjectif.  Il  approche  de  bien  près  l'idéalisme  absolu. 
La  faiblesse  de  son  système  consiste  dans  son  point  de  départ  réa- 
liste. C'est  en  quelque  sorte  de  biais  qu'il  entre  dans  l'idéalisme,  et 
ses  plus  originales  théories  prennent  l'aspect  d'expédients  ingé- 
nieux et  compliqués,  au  lieu  d'apparaître  comme  les  conséquences 
naturelles  d'un  principe  nouveau  explicitement  proclamé.  La  ques- 
tion est  reprise  par  Kant,  mais  d'un  tout  autre  point  de  vue.  On 
l'avait  jusqu'à  lui  surtout  envisagée  sous  son  aspect  ontologique; 
on  s'était  demandé  en  quoi  consiste  la  réalité  des  corps;  plus 
modeste,  au  moins  en  apparence,  il  se  demande  simplement  :  que 
pouvons-nous  savoir  des  corps? 

Sa  réponse  est  connue.  Nous  ne  pouvons  rien  savoir  des  corps 
considérés  en  eux-mêmes.  Nous  ne  percevons  réellement  que  la 
façon  dont  ils  nous  affectent.  Non  seulement  les  qualités  secondes 
des  cartésiens,  mais  leurs  qualités  premières,  l'étendue  et  ses  acci- 
dents, ne  peuvent  être  que  des  apparences  subjectives.  Seules  ces 
apparences  constituent  l'objet  de  notre  connaissance  empirique,  en 
tant  que  leur  cours  est  soumis  à  des  lois  immuables  qui  rendent  pos- 
sibles la  science  et  la  prévision.  D'ailleurs  ces  lois  elles-mêmes,  loin 
de  nous  rien  apprendre  sur  la  nature  des  choses  en  soi,  n'expriment 
que  les  conditions  subjectives  de  la  connaissance.  Mais  si  nous  ne 
savons  rien  des  choses  en  soi,  si  nous  n'en  pouvons  rien  affirmer, 
cela  ne  prouve  pas  qu'elles  ne  soient  rien.  Notre  science,  bornée  par 
sa  nature  au  monde  des  phénomènes  ou  des  apparences  réglées, 
reste  muette  en  face  de  l'inaccessible  au-delà.  Notre  vie  actuelle 
s'écoule  tout  entière  au  sein  d'un  univers  phénoménal,  et  nous- 
mêmes  ne  sommes  que  phénomènes.  L'auteur  en  effet  étend  à  la 
conscience,  assimilée  par  lui  à  un  sens  interne,  sa  théorie  du  sens 
externe.  Nous  n'avons  de  notre  propre  moi  qu'une  connaissance 
indirecte  et  médiate  et  lui  aussi  se  double  d'un  moi  en  soi  ou  moi 
noumène  aussi  inconnaissable  que  les  autres  choses  en  soi.  Ainsi  se 
trouve  établi  le  réalisme  agnosticiste. 


LE   DOGMATISME    DE   HEGEL.  149 

On  voit  à  quoi  se  réduit  la  prétendue  modestie  de  Kant.  Par  les 
termes  mêmes  dans  lesquels  il  pose  ce  problème  et  sous  couleur  de 
prudente  réserve,  il  se  décide  implicitement  en  faveur  du  réalisme. 
II  confère  à  une  affirmation  gratuite  un  injustifiable  privilège.  Con- 
trairement au  précepte  d'Occam  :  non  muUipUcdnda  cnlia....  c'est  aux 
idéalistes  purs  qu'il  impose  Vonus  proOandi.  A  eux  désormais  de 
prouver  que  la  chose  en  soi  n'existe  pas;  tâche  d'autant  plus  ingrate 
que  ce  terme  n'est  pas  défini  ou  ne  l'est  que  par  des  négations. 

Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  du  point  de  vue  de  l'agnosticisme  que  Kant 
définit  le  dogmatisme.  Est  dogmatique  quiconque  prétend  déter- 
miner la  chose  en  soi,  connaître  l'inconnaissable.  Le  dogmatisme 
peut  d'ailleurs  affecter  deux  formes.  Il  peut,  alléguant  une  intuition 
suprasensible  ou  une  révélation  interne,  se  flatter  de  pénétrer,  par 
delà  les  limites  du  monde  phénoménal,  dans  le  sein  de  la  réalité 
nouménale.  C'est  là,  pourrait-on  dire,  le  dogmatisme  mystique; 
celui  des  visionnaires  et  des  métaphysiciens.  11  peut  aussi  ériger 
naïvement  la  réalité  sensible  en  réalité  absolue,  identifier  le  phéno- 
mène et  le  noumène.  C'est  alors  le  dogmatisme  empirique,  celui  du 
vulgaire  et  des  savants  étrangers  à  la  philosophie.  Les  matérialistes 
tombent  dans  cette  seconde  erreur;  la  première  a  été  celle  de  Platon, 
de  Descartes  et  de  leurs  disciples.  Ces  deux  erreurs  proviennent 
d'un  commun  défaut  de  critique,  d'un  usage  irréfléchi  des  principes 
de  la  connaissance.  Elles  ont  pour  cause  la  confusion,  naturelle 
mais  illégitime,  de  l'absolu  et  du  relatif.  Les  uns  attribuent  une  réa- 
lité intrinsèque  à  ce  qui  n'est  réel  que  pour  nous,  les  autres  confè- 
rent aux  principes  a  priori  de  l'entendement  une  valeur  incondition- 
nelle, tandis  qu'ils  ne  valent  réellement  que  dans  les  limites  de 
notre  expérience. 

Quelle  que  soit  la  faiblesse  interne  du  réalisme  kantien,  on  ne 
saurait  méconnaître  la  valeur  de  ces  critiques.  Il  est  certain  que  le 
réalisme  empirique,  prenant  son  point  de  départ  hors  de  la  pensée  et 
prétendant  expliquer  le  sujet  par  l'objet,  commet  un  véritable  cercle 
vicieux,  l'objet  n'ayant  sa  déterminaison  (jue  dans  et  pour  la  pensée. 
D'autre  part,  toute  métaphysique  qui,  tenant  pour  d'indiscutables 
axiomes  les  principes  de  l'entendement,  en  poursuit  l'application 
inconditionnelle,  méconnaît  la  relativité  des  catégories,  ignore  leur 
place  et  leur  fonction  dans  le  système  de  la  raison.  En  dernière 
analyse  elle  réduit  la  raison  elle-même  à  une  collection  de  notions 
respectivement  indépendantes,  et  comme  toutes,  au  même  titre,  se 


150  LA.   LOGIQUE    DE    HEGEL. 

prétendent  absolues,  ces  notions  ne  pourront  manquer  d'entrer  en 
conflit,  de  s'opposer  les  unes  aux  autres  en  d'inextricables  antino- 
mies. 

Mais  si  les  métaphysiciens  antérieurs  à  Kant  ont  pour  la  plu- 
part, et  peut-être  tous  mérité  les  reproches  qu'il  leur  fait,  ceux-ci 
peuvent-ils  légitimement  être  adressés  à  Hegel?  On  ne  l'accusera 
pas  sans  doute  de  méconnaître  la  relativité  des  choses  à  la  pensée, 
puisque  son  système  tout  entier  repose  sur  ce  principe.  On  ne  l'accu- 
sera pas  davantage  d'appliquer  les  catégories  sans  discernement  et 
sans  critique.  Sa  logique  est-elle  autre  chose  qu'une  critique  des 
catégories,  critique  incontestablement  plus  profonde  que  la  critique 
kantienne?  Chez  Kant,  en  effet,  les  catégories,  déterminées  empiri- 
quement, sont  critiquées  d'un  point  de  vue  étroit  et  quelque  peu 
arbitraire.  L'auteur  se  borne  à  rechercher  si,  oui  ou  non,  elles 
nous  peuvent  élever  à  la  connaissance  des  noumènes.  Chez  Hegel 
chacune  est  à  son  tour  considérée  en  elle-même  et  appelée,  pour  ainsi 
dire,  à  témoigner  contre  elle-même  en  manifestant  ses  contradic- 
tions internes.  Quel  est  le  principe  de  l'entendement  que  Hegel 
appliquerait  inconditionnellement  sans  s'être  enquis  de  sa  significa- 
tion et  de  sa  portée?  Nous  n'en  voyons  qu'un  et  c'est  celui  qu'on  l'a 
accusé  de  nier  précisément  parce  qu'il  en  a  fixé  définitivement  le 
sens  :  le  principe  de  contradiction. 

Dira-t-on  que  le  dogmatisme  de  Hegel  consiste  précisément  dans 
la  négation  de  la  chose  en  soi?  Nier  le  monde  transcendant,  c'est 
après  tout  une  manière  comme  un  autre  de  résoudre  le  problème 
que  nous  pose  son  concept.  C'est  prétendre  le  connaître,  sinon  dans 
la  réalité  qu'on  lui  refuse,  à  tout  le  moins  dans  son  néant.  Le 
déterminer  comme  un  pur  rien,  c'est  encore  le  déterminer.  Soit; 
mais  alors  Kant  aussi  est  un  dogmatique.  S'il  nous  est  interdit,  sous 
peine  de  dogmatisme,  de  nier  la  chose  en  soi,  il  doit  nous  être  éga- 
lement défendu  de  l'affirmer.  Elle  demeurera  en  dehors  et  au-dessus 
de  la  science  comme  un  concept  limitatif,  essentiellement  probléma- 
tique; ou  mieux  encore  comme  la  pure  possibilité  d'un  doute,  qu'on 
ne  saurait  jamais  éclaircir  parce  qu'on  s'est  de  parti  pris  interdit  de 
le  préciser. 

Mais  est-il  possible  de  nier  la  chose  en  soi  sans  cesser  d'affirmer 
la  relativité  du  phénomène?  Si  le  phénomène  n'est  plus  la  manifes- 
tation d'une  réalité  absolue,  s'il  ne  tient  pas  du  noumène  l'être  que 
nous  lui  attribuons,  il  possède  cet  être  par  lui-même;  il  se  pose  lui- 


LE   DOGMATISME    DE    HEGEL.  1 IH 

même  devant  la  conscience;  en  un  mot  lui-même  est  la  réalité 
absolue  ou  la  chose  en  soi.  Est  forcément  en  soi  ce  qui  n'est  pas  en 
autre  chose;  si  donc  on  détache  le  phénomène  de  son  support 
nouménal  pour  le  faire  reposer  sur  lui-même,  on  l'érigé  véri- 
tablement en  noumène.  Le  phénoménisme  est  un  mot  vide  de 
sens;  l'idée  de  phénomène  ne  s'entend  que  par  l'idée  corré- 
lative de  noumène.  Ces  critiques  ont  été  souvent  adressées  au 
phénoménisme,  et  elles  nous  semblent  concluantes  en  tant  que 
celui-ci  prétend  se  distinguer  de  l'idéalisme.  Un  phénoménisme 
réaliste  est  en  effet  un  non-sens.  Mais  il  n'en  est  pas  de  même 
d'un  phénoménisme  idéaliste.  La  relativité  du  phénomène  dans 
l'agnosticisme  kantien  est  en  quelque  sorte  triple  :  sa  réalité  est 
constituée  par  sa  triple  relation  au  sujet  qui  le  perçoit,  à  la  tota- 
lité des  autres  phénomènes  perceptibles,  enfin  au  UDumùne  qu'il 
est  censé  manifester.  Nier  cette  dernière  relation,  ce  n'est  pas, 
même  implicitement,  supprimer  les  deux  autres.  Parce  qu'il  est 
détaché  de  la  chose  en  soi,  le  phénomène  ne  devient  pas  lui-même 
une  chose  en  soi,  si  sa  réalité  continue  à  demeurer  attachée  à  celle 
du  sujet  pensant.  Voilà  du  moins  ce  qu'on  peut  dire  à  l'égard  des 
phénomènes  du  sens  externe.  Quant  à  l'objet  du  sens  interne,  au 
moi,  il  est  vrai  qu'il  est  impossible,  si  l'on  nie  les  choses  en  soi,  de 
continuer  à  le  considérer  comme  un  pur  phénomène.  La  réalité  des 
autres  phénomènes  consiste  à  être  pour  le  moi,  sa  réalité  à  lui  sera 
d'exister  pour  lui-même  et  n'étant  relative  qu'à  soi-même,  elle  pourra 
être  dite  absolue.  Mais  cette  conclusion  n'est  pas  pour  nous  déplaire, 
et  s'il  y  a  dans  le  kantisme  une  théorie  qui  nous  semble  inaccep- 
table, c'est  cette  étrange  doctrine  qui  refusant  au  moi  la  connais- 
sance immédiate  de  lui-même,  supprime  en  fait  toute  connaissance 
immédiate.  Comme  si  la  connaissance  médiate  ne  supposait  pas 
une  connaissance  immédiate  aussi  nécessairement  que  la  lumière 
réfléchie  suppose  une  lumière  directe. 

D'ailleurs  Hegel  ne  professe  pas  précisément  le  phénoménisme  tel 
qu'il  est  généralement  compris  aujourd'hui.  Ce  n'est  pas  un  pré- 
curseur de  M.  Renouvier  et  des  néo-criticisles.  Sans  doute,  en  reje- 
tant les  nouménes  il  place  par  le  fait  même  la  réalité  dans  le  phéno- 
mène, mais  cette  réalité,  dans  le  phénomène  en  tant  (\ue  tel,  n'est 
qu'une  réalité  immédiate,  par  suite  relative  et  intrinséiiucmont  incom- 
plète. Elle  n'est  la  réalité  véritable  tiu'implicitement  et  sous  réserve 
de  son  développement  ultérieur.  La  réalité  détinilive  n'est  pas  celle 


152  LA   LOGIQUE    DE    HEGEL. 

que  saisissent  les  sens,  ou  même  la  conscience,  comme  telle.  Elle 
n'est  accessible  qu'à  la  raison,  et  au  fond  n'est  que  cette  raison  elle- 
même.  La  réalité  définitive  n'est  pas  le  phénomène  perçu,  c'est  le 
phénomène  pensé.  Or  le  phénomène  pensé  n'est  plus  précisément  le 
phénomène.  La  médiation  n'est  pas  un  simple  processus  subjectif; 
elle  est  objective  et  subjective  tout  à  la  fois.  L'extension  et  l'appro- 
fondissement du  savoir  ne  se  réduisent  pas  à  un  simple  progrès  de 
l'intelligence  auquel  l'objet  n'aurait  aucune  part.  Ils  ne  constituent 
en  effet  un  progrès  que  parce  qu'ils  nous  révèlent  une  vérité  plus 
haute,  en  propres  termes,  une  vérité  plus  vraie.  L'objet  dont  nous 
sommes  partis  était  donc  un  objet  relativement  faux;  une  apparence 
qui  s'est  dissipée  pour  manifester  la  réalité  dont  elle  n'était  que  le 
symbole.  L'être  véritable  n'est  pas  l'être  immédiat  ou  sensible,  mais 
l'Idée  que  celui-ci  révèle  et  dissimule  à  la  fois. 

Quelque  simples  que  soient  au  fond  ces  vérités,  elles  nous  sont 
si  peu  familières  que   beaucoup   de  bons  esprits   les  oublient  ou 
cessent  d'en  tenir  compte  quand  il  s'agit  de  porter  sur  l'hégélianisme 
un  jugement  d'ensemble,  ainsi  que,  parce  que  Hegel  place  dans  le 
phénomène  la  vérité  de  la  chose,  ils  en  font  un  phénoméniste  pur. 
On  pourrait  dire  plutôt  que  pour  lui  la  vérité  définitive  réside  dans 
le  noumène,  mais  en  donnant  à  ce  mot  un  sens  tout  autre  que  le 
sens  kantien;  plus  exactement,  en  lui  restituant  son  sens  véritable. 
La  vérité  est  dans  l'intelligible  ou  plutôt  est  l'intelligible  lui-même; 
mais  cet  intelligible  est  l'objet  propre  de  l'intelligence;  il  est,  selon 
le  mot  d'Aristote,  l'acte  dont  celle-ci  est  la  puissance,  et  non  je  ne 
sais  quelle  réalité  transcendante  non  moins  inaccessible  à  la  pensée 
qu'elle  peut  l'être  aux  sens.  D'ailleurs,  entre  l'intelligible  et  le  sen- 
sible,  point   d'opposition   absolue,    point    d'hiatus,    point   d'abîme 
infranchissable.  Le  sensible  est  l'intelligible  pressenti;  l'intelligible 
est  le  sensible  compris.  La  philosophie  n'a  rien  à  voir  avec  le  chi- 
mérique  substrat  de    l'existence   phénoménale.  Elle   ne   nous   fait 
sortir  ni  de  nous-mêmes,  ni  du  monde  où  nous  sommes  enfermés. 
Comme  toute  science  digne  de  ce  nom,  elle  part  de  l'expérience  et 
ne  prétend  point  la  dépasser.  Du  moins  elle  ne  la  dépasse  qu'en 
tant  qu'elle  l'explique  et  que  l'expérience- expliquée  est  autre  chose 
que  l'expérience  brute.  Son  rôle  est  de  nous  découvrir  la  rationa- 
lité interne  du  fait  empirique  et  d'ériger  par  là  celui-ci  en  vérité 
spéculative. 
Ainsi  entendue,  la  philosophie  de  Hegel  échappe  en   effet  aux 


LE    DOGMATISME    DE    HEGEL.  i:;3 

objections  qu'on  pourrait  lui  faire  du  point  de  vue  criticisle  ;  mais 
cette  interprétation,  confirmée  d'ailleurs  par  les  déclarations  réité- 
rées de  l'auteur,  ne  contredit-elle  pas  l'opinion  que  nous  lui  prétons 
plus  haut  sur  la  transcendance  divine  ?  Affirmer  un  Dieu  immanent, 
une  raison  interne  des  choses,  c'est  peut-être  encore  interpréter 
seulement  l'expérience,  conclure  à  un  Dieu  transcendant  n'est-ce  pas 
décidément  la  dépasser?  Le  mot  lui-même  est  un  aveu.  C'est  celui 
dont  Kant  se  sert  pour  désigner  l'emploi  illégitime  de  notre  faculté  de 
connaître.  Affirmer  un  être  transcendant  n'est-ce  pas  faire  des  prin- 
cipes de  l'entendement  cet  usage  transcendant  qu'il  nous  interdit? 
Nous  avouerons  sans  difficulté  que  le  mot  n'appartient  pas  à 
Hegel.  Si  nous  avons  cru  pouvoir  l'employer,  c'est  qu'il  nous  a  paru 
plus  que  tout  autre  propre  à  faire  ressortir  cette  vérité  capitale  :  le 
monde  a  subsistance  en  Dieu,  et  non  Dieu  dans  le  monde.  Suppri- 
mons cette  conclusion  suprême  pour  nous  en  tenir  au  point  de  vue 
strict  de  l'immanence  et  nous  arrivons  au  résultat  suivant  :  la 
raison  dernière  des  choses  a  elle-même  sa  raison  dans  les  choses. 
(Test  là,  pourrait-on  dire,  la  formule  même  du  cercle  vicieux. 
Faut-il  nous  résigner  à  n'en  pas  sortir  parce  que  Kant,  placé  à  un 
tout  autre  point  de  vue,  a  condamné  tout  usage  transcendant  de 
notre  faculté  de  connaître?  S'il  nous  interdit  cet  usage,  c'est  que 
dans  son  système,  entre  la  réalité  connaissable  et  l'être  transcen- 
dant, s'ouvre  un  véritable  abîme.  Pour  nous  rien  de  pareil.  L'être 
sensible  contient  implicitement  l'absolu  et  c'est  par  une  gradation 
continue  que  nous  nous  élevons  de  celui-ci  à  celui-là.  L'affirmation 
de  la  transcendance  divine  n'est  que  le  dernier  terme  du  processus 
par  lequel  sont  posés  tous  les  degrés  intermédiaires  de  l'être.  Le 
principe  suprême  de  toute  réalité  nous  apparaît  d'abord  comme  une 
raison  interne  des  choses  qui,  dans  la  philosophie  seulement,  atteint 
à  l'être  véritable,  c'est-à-dire  à  Vctre  pour  soi.  Toutefois,  tant  que 
la  philosophie  ou  la  vérité  absolue  est  conçue  comme  une  science 
humaine,  par  suite  comme  inhérente  à  l'homme,  nous  ne  sommes 
pas  encore  sortis  de  la  contradiction;  nous  y  semblons  même  plus 
que  jamais  enfoncés.  Cependant  pour  la  faire  évanouir,  il  suffit, 
conformément  à  la  dialectique  du  syllogisme,  de  renverser  les  termes 
du  rapport,  de  poser  la  vérité  comme  subsistant  en  soi  et  pour  soi 
et  comme  conférant  leur  subsistance  à  la  nature  et  à  l'homme.  Ici 
pas  d'abîme  à  franchir,  pas  de  saut  désespéré  dans  l'inconnu.  Le 
Dieu   transcendant  n'est  pas  autre  clmse  que  le  Dieu  immanent,  il 


154  LA   LOGIQUE   DE   HEGEL. 

n'y  a  point,  au  sens  propre,  un  passage  de  l'un  à  l'autre.  Il  y  a 
seulement  un  changement  de  point  de  vue,  ce  que  les  logiciens 
appellent  une  inférence  immédiate.  Hegel  s'élève  en  fait  de  l'un  à 
l'autre  par  une  simple  interversion  des  termes  dans  le  syllogisme 
spéculatif.  Ce  n'est  en  définitive  qu'un  pur  changement  de  forme. 
Toutefois,  ce  changement  a  une  importance  considérable  puisque, 
par  lui  seul,  la  pensée  s'affranchit  définitivement  de  la  contra- 
diction. 

Quiconque  admet  en  principe  la  dialectique  hégélienne  ne  sau- 
rait, croyons-nous,  sans  inconséquence  en  rejeter  la  dernière  et 
inévitable  conclusion.  Kant  nous  interdit  de  conclure  théoriquement 
à  un  Dieu  transcendant  ;  c'est  qu'il  ne  croit  pas  qu'on  puisse  davan- 
tage prouver  un  Dieu  immanent.  Plus  généralement,  c'est  qu'il  n'a 
jamais  conçu  l'élévation  de  l'esprit  humain  à  l'absolu  comme  un 
processus  de  détermination  progressive.  Elle  lui  est  toujours 
apparue  comme  un  passage  immédiat,  comme  un  saut  brusque  dans 
l'au-delà.  Le  dogmatisme  qu'il  a  visé,  c'est  celui  qui  se  permet  ce 
saut  sans  prendre  la  peine  de  le  justifier.  Quant  au  dogmatisme 
hégélien,  ne  l'ayant  ni  connu  ni  pressenti,  il  n'a  pas  eu  à  le  juger. 
En  vain  chercherait-on  dans  toute  son  œuvre  un  argument  dont  on 
pût,  sans  en  fausser  le  sens,  se  servir  contre  une  doctrine  dont  il  n'a 
pas  eu  le  plus  vague  soupçon. 

Si  quelqu'un  s'est  montré  infidèle  aux  conclusions  du  crilicisme,  ce 
n'est  pas  Hegel,  mais  plutôt  Kant  lui-même.  Il  y  a  plus  de  vérité  qu'on 
ne  l'admet  aujourd'hui  dans  le  reproche  d'inconséquence  dirigé 
contre  lui  par  Cousin.  Même  dans  la  pure  théorie,  il  dépasse  lui-même 
les  limites  qu'il  impose  à  notre  raison  en  affirmant  la  réalité  des 
choses  en  soi.  Il  suffit  pour  s'en  convaincre  de  se  reporter  à  la  solu- 
tion des  antinomies  dynamiques.  Il  est  clair  qu'elle  perd  toute  signi- 
fication si  l'existence  des  noumènes  est  tenue  pour  douteuse.  En  tout 
cas,  dans  l'ordre  pratique,  non  seulement  Kant  affirme  la  réalité  du 
monde  transcendant,  mais  il  n'hésite  pas  à  le  déterminer  conformé- 
ment à  nos  concepts  moraux.  Il  hasarde  ainsi  lui-même  ce  saut 
métaphysique  qu'il  avait  déclaré  impossible. 

Il  est  vrai  qu'il  refuse  à  ses  propres  affirmations  le  nom  de  science 
et  se  contente  du  terme  plus  modeste  de  croyance  rationnelle.  Mais 
si  nous  allons  au  delà  des  mots  nous  verrons  que  cette  croyance  est 
bel  et  bien  une  certitude.  On  pourrait  être  tenté  d'admettre  que  la 
raison  s'étant   reconnue  impuissante  à  nous  dévoiler  le   fond  des 


LE   DOGMATISME   DE   HEGEL.  lliS 

choses,  sa  fonction  se  réduit  à  éclairer  notre  ciioix  entre  deux  hypo- 
tlièses  également  possibles.  La  valeur  absolue  du  devoir,  avec  les 
conséquences  qui  en  découlent,  serait  la  matière  d'une  option  plus 
ou  moins  arbitraire,  l'enjeu  d'un  paria  la  Pascal.  Mais  nous  croyons 
cette  thèse  absolument  insoutenable.  Le  pari  de  Pascal  s'adresse  en 
définitive  à  notre  égoïsnie  et  le  parti  qu'il  déclare  le  meilleur  n'est 
que  le  plus  avantageux.  Opter  pour  la  religion  c'est  suivre  notre 
intérêt  bien  entendu.  Certes  il  ne  se  dissimule  pas  qu'une  option 
ainsi  motivée  n'a  aucune  valeur  morale  ni  par  suite  religieuse.  Il 
n'attribue  pas  davantage  une  valeur  de  cette  nature  aux  pratiques 
extérieures  qui  en  sont  les  conséquences  immédiates.  Mais  il  croit  à 
la  grâce  et,  en  particulier,  à  l'eflicacité  des  sacrements.  Approcher 
des  sacrements,  ce  n'est  pas  être  sauvé,  c'est  ouvrir  la  porte  du 
salut.  L'esprit  souffle  où  il  veut  ;  la  grâce  peut  descendre  comme  la 
foudre  sur  la  tête  la  plus  perverse  et  la  plus  abjecte;  elle  a  néan- 
moins ses  voies  ordinaires  et  le  meilleur  moyen  de  la  rencontrer 
c'est,  s'il  se  peut,  d'aller  au-devant.  La  religion  dans  les  limites  de  la 
raison  nous  interdit  de  prêter  à  Kant  de  semblables  pensées.  La  doc- 
trine de  la  grâce,  sous  sa  forme  traditionnelle,  est  pour  lui  le  scan- 
dale de  toute  conscience  droite.  Il  s'épuise  en  ingénieux  efforts  pour 
la  concilier  avec  l'idée  d'une  justice  absolue.  S'il  consent  à  l'admettre, 
c'est  dégagée  de  tout  arbitraire.  Ce  n'est  plus  pour  lui  qu'un  com- 
plément surnaturel  du  mérite  qui  suppose  celui-ci  et  constitue  sa 
première  récompense ,  ou  mieux  encore  la  manifestation  d'une 
suprême  et  omnisciente  équité  qui  nous  impute  à  l'avance  nos 
mérites  futurs.  La  vie  morale  commence  pour  nous  avec  le  premier 
acte  de  bonne  volonté,  le  premier  sacrifice  offert  à  l'imprescriptible 
devoir.  Que  des  considérations  d'intérêt  puissent,  même  indirecte- 
ment, contribuer  à  nous  rendre  vertueux,  c'est  là,  pour  Kant,  une 
absurdité  logique  et  un  blasphème  contre  la  loi  morale. 

S'il  en  est  ainsi,  l'affirmation  morale  n'est  pas  affaire  de  choix. 
Elle  apparaît  comme  indiscutable  à  toute  raison  ou  du  moins  à  toute 
raison  saine.  Elle  ne  se  propose  pas;  elle  s'impose,  comme  le  devoir 
lui-même  avec  lequel  elle  se  confond.  En  quoi  donc  sa  certitude  est- 
elle  inférieure  à  la  certitude  théorique?  En  un  point  seulement  que 
Kant  marque  avec  précision.  Elle  est  suffisante  subjectivement 
quoique  objectivement  insuffisante.  En  d'autres  termes,  la  foi  ration- 
nelle est  une  certitude  sans  évidence;  l'affirmation  qu'elle  exige  de 
nous    est    inévitable    mais    aveugle.    Klle    contraint    l'esprit    sans 


Io6  LA  LOGIQUE   DE   HEGEL. 

l'éclairer.  11  en  résulte  que  le  croyant,  à  l'envers  du  savant,  ne  peut 
pas  convaincre  un  adversaire  qui  lui  contesterait  son  principe.  II  ne 
saurait  jamais  le  mettre  en  contradiction  avec  lui  même.  En  un  mot 
la  certitude  morale  est,  pour  Kant,  essentiellement  différente  de  la 
certitude  physique  et  de  la  certitude  logique.  C'est  une  certitude 
néanmoins  et  non  une  croyance  proprement  dite,  une  croyance 
tempérée  par  le  doute.  Le  fait  que  cette  certitude  est  aveugle 
accentue  loin  de  l'atténuer  le  caractère  dogmatique  de  ses  affirma- 
tions. 

Or  ces  affirmations  concernent  le  noumène,  le  monde  des  choses 
en  soi.  Donc  entre  la  conscience  de  l'homme  et  l'inaccessible  au-delà 
il  y  a  un  point  de  contact.  Le  noumène  existe  certainement,  de  plus 
il  est  constitué  de  façon  à  rendre  intelligible  la  moralité.  Sa  liaison 
avec  le  phénomène  est  d'ailleurs  l'objet  d'une  affirmation  immé- 
diate. Sans  doute  le  passage  de  l'un  à  l'autre  semble  affecter  la 
forme  d'une  déduction.  La  détermination  morale  du  noumène  se 
présente  comme  un  postulat;  mais  l'intervalle  qui  sépare  les  deux 
mondes  est  déjà  franchi  par  l'affirmation  du  devoir  absolu  et  incon- 
ditionnel. Comment  poser  un  principe  absolu  sans  s'élever  ipso  facto 
au-dessus  du  monde  sensible  tel  que  l'a  défini  la  Critiquel  Ainsi,  et 
quoi  qu'on  en  ait  dit,  la  philosophie  de  Kant  garde  le  vice  fonda- 
mental du  dogmatisme  mystique.  Nous  y  retrouvons  les  deux  traits 
caractéristiques  de  cette  doctrine  :  l'opposition  absolue  du  sensible  et 
du  suprasensible,  et  le  passage  immédiat  de  l'un  à  l'autre.  Kant  est 
aussi  avare  que  possible  d'affirmations  transcendantes,  mais  il  s'en 
permet  au  moins  une.  Il  a,  pourrait-on  dire,  réduit  le  dogmatisme  à 
sa  plus  simple  expression;  il  ne  s'en  est  pas  affranchi. 

Quel  est  maintenant,  d'après  Kant  lui-même,  la  nouveauté  essen- 
tielle de  sa  doctrine,  et  ce  qu'il  considère  comme  sa  découverte 
propre?  On  avait  jusqu'à  lui  placé  dans  l'objet  le  centre  de  la 
science,  il  l'a  reporté  dans  le  sujet.  Voilà  ce  qui  constitue  à  ses  yeux 
la  valeur  permanente  de  son  système  et  ce  qui  lui  permet  de  se 
comparer  à  Copernic.  Tel  est  bien  en  effet,  croyons-nous,  le  résultat 
capital  du  criticisme,  le  progrès  inappréciable  qu'il  a  fait  accomplir 
à  l'esprit  humain. 

Ce  progrès  les  philosophes  antérieurs  l'avaient  préparé  et  peut- 
être  rendu  inévitable.  En  un  sens,  l'idéalisme  subjectif  pourrait  se 
vanter  de  l'avoir  déjà  réalisé  et  ce  n'est  pas  sans  quelque  ingrati- 
tude que  l'auteur  de  la  Critique  traite  d'insensé  un  penseur  comme 


LE    DOGMATISME    DE   HEGEL.  157 

Berkeley.  Mais  l'idéalisme  subjectif  ressemble  par  trop  au  monde 
de  Pascal  dont  le  centre  est  partout.  Un  centre  qui  est  partout  n'a 
plus  guère  de  centre  que  le  nom,  et  pour  que  le  sujet  prenne  la  posi- 
tion centrale  autrefois  occupée  par  l'objet,  il  faut  qu'on  lui  recon- 
naisse le  caractère  d'unité  antérieurement  attribue  à  celui-ci.  Malgré 
sa  multiplicité  apparente  et  sa  division  en  objets  particuliers,  le 
monde  objectif  du  réalisme  a  de  tout  temps  été  considéré  comme  un 
tout  réel.  Les  uns  lui  assignaient  des  limites,  les  autres  lui  concé- 
daient une  étendue  infinie  ou  indéfinie;  mais  les  uns  et  les  autres 
s'accordaient  à  lui  reconnaître  une  véritable  unité,  comme  en 
témoigne  le  nom  même  qu'il  a  conservé.  Ce  que,  par  analogie,  on 
peut  appeler  le  monde  des  esprits  apparaît  au  contraire  au  sens 
commun  comme  une  multiplicité  pure  et  irréductible.  Les  consciences 
individuelles  semblent  autant  de  microcosmes,  de  petits  univers  par- 
faitement clos  et  réciproquement  impénétrables.  Les  esprits  sont 
comme  dispersés  dans  l'immensité  du  monde  matériel,  et  s'ils  ont 
entre  eux  quelque  communion,  c'est  par  l'entremise  des  corps  aux- 
quels ils  sont  liés.  Pour  ériger  l'idéalisme  en  un  système  cohérent,  il 
ne  suffisait  pas  de  supprimer  le  monde  des  corps  ou  de  le  réléguer 
dans  l'inconnaissable.  Il  fallait  donner  au  monde  des  esprits  l'unité 
interne  qui  lui  manquait.  Il  fallait  dissiper  l'illusion  de  l'impénétra- 
bilité des  consciences;  s'élever  à  la  conception  d'un  sujet  universel 
dont  les  sujets  individuels  ne  seraient  plus  que  les  accidents  ou  les 
déterminations  particulières. 

Or,  ce  pas  décisif  pour  l'avenir  de  la  philosophie,  c'est  Kant  qui 
l'a  fait.  Il  a  hésité,  tâtonné,  avançant  et  reculant  tour  à  tour.  Il  a 
rompu  décidément  avec  l'idéalisme  subjectif  sans  aller  jusqu'à  l'idéa- 
lisme absolu.  Il  est  resté  à  mi-chemin  dans  une  position  intenable. 
S'il  a  compris  que  ce  moi  dont  il  faisait  le  centre  de  l'univers  phéno- 
ménal ne  pouvait  être  un  moi  individuel,  néanmoins  il  lui  a  refusé 
la  véritable  universalité.  Il  a  méconnu  la  conclusion  nécessaire  de  ses 
profondes  analyses.  Qu'importe?  La  voie  était  ouverte  et  ses  succes- 
seurs devaient  aller  jusqu'au  bout. 

Si  l'on  conteste  notre  interprétation,  que  rcste-til  du  crilicisme? 
Un  éclectisme  confus  où  le  réalisme  et  l'idéalisme,  le  rationalisme  et 
l'empirisme  se  mêlent  sans  se  pénétrer;  je  ne  sais  quel  positivisme 
plus  savant  et  moins  superficiel  que  le  positivisme  français,  mais 
aussi  plus  compli({ué  et  même  passablement  einbrouillé.  Or,  si  nous 
n'en  avons  pas  faussé  la  signification,  l'évolution  du  crilicisme  a  pour 


138  LA   LOGIQUE   DE   HEGEL. 

terme  logique  la  philosophie  de  Hegel.  Là,  pour  la  première  fois, 
la  pensée  fondamentale  de  Kant,  la  relativité  des  choses  à  l'esprit, 
apparaît  à  Tétat  pur,  dégagée  des  ambiguïtés  et  des  restrictions  qui 
allaient  jusqu'à  la  rendre  méconnaissable.  Là  seulement,  affranchie 
de  toute  survivance  du  passé,  elle  se  donne  à  elle-même  la  loi  de  son 
développement;  là  seulement,  pourrait-on  dire,  elle  vit  enfin  de  sa 
vie  propre.  Par  cela  même  elle  peut  désormais  s'approprier  ce  que 
les  philosophies  antérieures  contenaient  de  vérité  durable,  et  réédi- 
fier systématiquement  la  science  dont  la  critique  kantienne  avait 
ébranlé  les  fondements. 

Le  dogmatisme  prékantien  a  vécu.  Aucun  effort  ne  pourrait  le 
relever  de  son  irrémédiable  déchéance.  Mais  le  criticisme,  en  évo- 
luant, s'est  lui-même  transformé  en  un  dogmatisme.  Contre  ce  dog- 
matisme nouveau  vainement  invoquerait-on  les  conclusions  de  la 
critique  kantienne.  Ces  conclusions,  il  se  les  est  appropriées  en  les 
dépassant.  Il  a  donné  à  cette  critique  l'universalité  et  la  cohérence 
qui  lui  manquaient.  Il  a  élevé  à  la  pleine  conscience  de  soi  la  pensée 
inspiratrice  du  criticisme,  et  cette  pensée  s'est  reconnue  comme 
essentiellement  organique,  propre  à  fonder  autant  et  plus  qu'à 
détruire.  Par  quelle  étrange  aberration  prétendrait-on  la  réduire  de 
nouveau  à  ce  dernier  rôle?  II  faut  l'accepter  ou  la  rejeter  tout 
entière;  accorder  tout  ce  qu'elle  implique  ou  lui  refuser  toute  valeur. 
On  ne  peut  s'en  tenir  à  Kant.  Il  faut  reculer  jusqu'à  Hume  ou  avancer 
jusqu'à  Hegel. 


VII 


HEGEL  ET  LA  PENSEE  CONTEMPORAINE 


II  convient  cependant  de  rechercher  si,  en  dehors  du  criticismc  et 
des  systèmes  qu'il  a  inspirés,  il  ne  s'est  point  produit  dans  la  pensée 
moderne  quelque  révolution  profonde  qui  rendît  désormais  intenable 
la  position  adoptée  par  Hegel.  Nous  regarderons  d'abord  du  côté  des 
sciences  proprement  dites.  Quelque  grande  découverte  scientifique 
est-elle  venue  démontrer  l'inanité  de  l'idéalisme  absolu?  Nous  ne 
voulons  pas  examiner  ici  jusqu'à  quel  point  les  vues  particulières 
hasardées  par  Hegel  dans  sa  philosophie  de  la  nature  ont  été  confir- 
mées ou  démenties  par  les  progrès  ultérieurs  des  sciences.  Un  tel 
travail  exigerait  une  exposition  détaillée  de  cet  ouvrage  et  sortirait 
tout  à  fait  du  plan  que  nous  nous  sommes  tracé. 

Nous  accorderons  sans  peine  que  sur  un  grand  nombre  de  points 
un  semblable  examen  ne  tournerait  pas  à  l'avantage  de  l'auteur. 
Quelque  avancées  que  fussent  déjà  de  son  temps  les  connaissances 
scientifiques,  elles  ne  l'étaient  point  assez  pour  se  prêter  à  une  sys- 
tématisation aussi  complète.  Il  est  probable  qu'aujourd'hui  même 
celle-ci  serait  encore  prématurée.  D'ailleurs,  si  Hegel  semble  avoir 
possédé  des  connaissances  mathématiques  assez  étendues,  il  n'a 
jamais  pratiqué  les  sciences  expérimentales  et  son  savoir  dans  ce 
domaine  est  tout  au  plus  de  seconde  main.  Mais  là  n'est  pas  pour 
nous  la  question.  Qui  prétendrait  aujourd'iiui  attribuer  à  un  philo- 
sophe quel  qu'il  soit  le  privilège  de  l'infaillibililé  !  Il  s'agit  seulement 
de  décider  si  la  philosophie  hégélienne,  considérée  dans  ses  prin- 
cipes généraux,  est  moins  que  tout  autre  système,  que  le  kantisme  ou 
le  spinosisme  par  exemple,  compatible  avec  l'état  de  nos  connais- 
sances scientifiques. 


160  LA   LOGIQUE    DE    HEGEL. 

Or  c'est,  croyons-nous,  ce  que  personne  ne  pourrait  soutenir. 
Certes,  depuis  Hegel,  la  science  a  fait  d'importantes  découvertes 
que  ce  philosophe  n'a  pas  prévues;  mais  la  plupart  de  ceux  qui 
comptent  parmi  nous  des  disciples  ou  des  continuateurs  ne  les 
avaient  pas  prévues  davantage .  Néanmoins  leurs  systèmes 
s'accordent  avec  ces  vérités  nouvelles  comme  ils  se  seraient 
accordés  d'ailleurs  avec  les  propositions  opposées.  Il  ne  serait  pas 
philosophique  de  prétendre  que  la  science  et  la  métaphysique  sont 
absolument  indépendantes  et  pourront  se  développer  indéfiniment 
sans  se  rencontrer  jamais.  Ce  serait  admettre  en  effet  que  la  vérité  a 
deux  faces,  deux  aspects  irréductibles,  c'est-à-dire  au  fond  que  la 
vérité  est  double.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  jusqu'ici  cette  indé- 
pendance respective  des  deux  branches  du  savoir  existe  à  peu  près 
en  fait  comme  conséquence  de  leur  commune  imperfection.  C'est  ce 
qui  explique  l'opinion  que  leur  mutuelle  indifférence  ait  pu  s'im- 
planter en  un  grand  nombre  d'esprits.  C'est  ce  qui  fait  que  Hegel  a 
échoué  dans  son  effort  pour  construire  la  philosophie  de  la  Nature; 
c'est  ce  qui  fait  aussi  que  cet  insuccès  ne  prouve  en  rien  contre  la 
valeur  de  ses  principes  ou  de  sa  méthode. 

Parmi  les  doctrines  scientifiques  contemporaines  il  n'en  est  qu'une 
à  notre  avis  qui,  par  sa  haute  généralité,  puisse  avoir  pour  la  philo- 
sophie spéculative  un  intérêt  de  premier  ordre  :  c'est  la  théorie  trans- 
formiste. Quoique  à  proprement  parler  invérifiable,  cette  théorie 
a  reçu  et  reçoit  tous  les  jours  tant  de  confirmations  indirectes 
qu'elle  a  peu  à  peu  rallié  les  suffrages  des  naturalistes  les  plus  com- 
pétents et  que  son  triomphe  semble  pouvoir  être  considéré  comme 
définitif.  11  y  a  lieu  néanmoins  de  distinguer  entre  le  transformisme 
lui-même,  qui  pose  l'unité  originelle  des  êtres  vivants,  ou  les  rat- 
tache à  un  petit  nombre  de  formes  ancestrales,  et  les  théories  particu- 
lières par  lesquelles  diverses  écoles  expliquent  la  transformation  des 
espèces,  leur  adaptation  continue  à  de  nouvelles  conditions  d'exis- 
tence. Si  sur  le  premier  point  l'unanimité  s'est  faite  ou  est  bien  près 
de  se  faire,  il  n'en  va  pas  de  même  pour  le  second.  C'est  donc  le  pre- 
mier et  celui-là  seul  qu'on  doit  considérer  comme  acquis  à  la  science. 
Quant  aux  systèmes  qui  prétendent  expliquer  l'évolution  des  êtres, 
qu'ils  se  présentent  comme  des  généralisations  scientifiques  ou  des 
constructions  philosophiques,  ce  ne  sont  en  fin  de  compte  que  des 
hypothèses,  toutes  plus  ou  moins  aventureuses  et  vraisemblablement 
incomplètes.  Aussi  n'est-ce  point  sans  étonnement   qu'on  les  voit 


HEGEL  ET  LA  PENSEE  CONTEMPORAINE.  101 

quelquefois  acceptés  C(jmme  d'incontestables  dogmes  et  employés  i 
battre  en  brèche  les  principes  les  plus  assurés  de  la  logique,  vr^ire  la 
distinction  du  vrai  et  du  faux.  Nous  n'avons  pas  à  nous  préoc- 
cuper ici  de  semblables  aberrations.  La  seule  question  qu'on  puisse 
légitimement  poser  est  celle-ci  :  y  a-t-il  contradiction  entre  l'hégé- 
lianisme  et  le  transformisme? 

Loin  de  nous  la  pensée  de  confondre  l'évolution  logique  de  la  vie 
telle  que  l'a  conçue  Hegel  et  l'évolution  historique  des  espèces  telle 
que  l'enseigne  la  science  contemporaine.  Il  se  pourrait  que,  déve- 
loppée dans  toutes  ses  conséquences,  la  première  théorie  dût  conduire 
à  la  seconde.  En  tout  cas  il  n'y  a  chez  Hegel  aucune  trace  d'une  sem- 
blable déduction.  11  v  a  plus,  il  décline  expressément  toute  solidarité 
avec  une  doctrine  qu'il  jugeait  sans  doute  insuffisamment  prouvée. 
Mais  si  les  deux  conceptions  restent  distinctes  on  n'eu  saurait  mécon- 
naître l'affinité.  Si  l'évolutionisme  de  l'Idée  n'est  pas  radicalement 
incompatible  avec  l'hypothèse  de  la  fixité  des  espèces,  la  supposi- 
tion contraire  le  rend,  sinon  plus  intelligible  en  soi,  au  moins  plus 
acceptable  à  l'imagination.  Dans  la  première  l'idéal  se  réalise  par 
une  suite  de  coups  d'état  qui,  à  des  intervalles  irréguliers,  viennent 
changer  la  face  du  monde,  dans  la  seconde,  cette  réalisation  est  con- 
tinue, elle  se  poursuit  sans  interruption  à  travers  la  totalité  de  la 
durée.  Elle  n'est  plus  seulement  un  concept  qui  s'impose  à  la  pensée, 
mais,  pour  ainsi  dire,  un  fait  qui  se  manifeste  immédiatement  aux 
sens.  Que  cette  sorte  de  schématisme  sensible  ne  soit  pas  indispen- 
sable à  la  théorie  hégélienne,  cela  peut  se  soutenir;  mais  comment 
pourrait-on  prétendre  qu'il  est  incompatible  avec  elle?  Ne  semble- 
t-il  pas  plutôt  que  les  deux  doctrines,  quoique  indépendantes  l'une 
de  l'autre  et  destinées  à  résoudre  des  problèmes  essentiellement  dis- 
tincts, quoique  placées  pour  ainsi  dire  sur  deux  plans  différents,  se 
complètent  esthétiquement  l'une  et  l'autre,  s'accordent  subjective- 
ment dans  une  harmonieuse  unité. 

Ainsi  l'hégélianisme,  pas  plus  d'ailleurs  que  la  plupart  des  grands 
systèmes  modernes,  n'est  précisément  en  désaccord  avec  les  conclu- 
sions rigoureuses  de  la  science;  mais  il  est  une  philosophie,  qui 
seule  se  prétend  scientifique  et  qui  compte  de  nos  jours  d'autant 
plus  de  partisans  que  son  idéal  est  plus  vague  et  moins  déterminé. 
Celte  philosophie  c'est  le  positivisme.  Que  faut-il  entendre  par  ce 
terme?  Auguste  Comte  a  créé  le  mot,  il  n'a  pas  créé  l'idée.  Tout  au 
plus  l'a-t-il  rendue  plus  précise  et  plus  distincte  par  son  effort  d'ail- 

NOEL.  41 


162  LA   LOGIQUE    DE   HEGEL. 

leurs  chimérique  pour  la  fixer  dans  une  forme  systématique.  Ceci 
explique  que  beaucoup  se  disent  et  sont  en  effet  positivistes  qui  n'ont 
jamais  lu  fût-ce  une  seule  page  du  Cours  de  philosophie  positive.  Le 
positivisme  peut  se  définir  d'un  mot  :  La  substitution  de  la  science  à 
la  philosophie  proprement  dite  appelée  par  lui  métaphysique.  Pour 
s'en  faire  une  notion  précise,  il  convient  donc  de  rechercher  com- 
ment ces  deux  termes  s'opposent  l'un  à  l'autre.  Quoique  cette  oppo- 
sition soit  un  lieu  commun  de  la  littérature  contemporaine  il  semble 
néanmoins  intéressant  d'en  reconnaître  l'origine  et  par  suite  d'en 
déterminer  la  signification  et  la  portée. 

Descartes  compare  le  savoir  humain  à  un  arbre  dont  la  métaphy- 
sique est  la  racine,  la  physique  le  tronc,  et  dont  les  branches,  de 
plus  en  plus  ramifiées,  représentent  les  sciences  particulières.  Cette 
métaphore  résume  la  conception  antique  de  la  philosophie  ou  de  la 
science;  deux  mots  synonymes  pour  les  anciens.  La  science  c'est 
la  connaissance  des  principes  et  la  connaissance  par  les  principes. 
Les  anciens  auraient  refusé  le  nom  de  science  à  une  connaissance 
des  faits  qui  se  fût  avouée  impuissante  à  ramener  ces  faits  à  leurs 
principes,  comme  c'est  le  cas  de  nos  sciences  dites  positives.  Est-ce 
à  dire  que  l'idée  d'une  semblable  connaissance  leur  soit  demeurée 
tout  à  fait  étrangère?  Nullement,  mais  quand  elle  se  présente  à  leur 
esprit,  ils  n'y  veulent  voir  qu'une  ébauche  imparfaite  de  la  science, 
une  recherche  préliminaire,  utile  sans  doute  comme  moyen,  mais 
qu'il  serait  absurde  de  se  proposer  comme  fin.   Platon  lui-même 
admet  qu'il  faut   partir  du  sensible  pour  s'élever  à   l'intelligible. 
Aristote,  avec  son  ordinaire  précision,  tout  en  affirmant  que  la 
science  doit  être  explicative  et  rendre  compte  des  effets  par  les 
causes,  reconnaît  la  nécessité  de  remonter  de  ceux-là  à  celles-ci. 
11  faut  distinguer  ce  qui  est  premier  en  soi  de  ce  qui  est  premier 
pour  nous.  Ce  qui  est  premier  pour  nous  c'est  le  particulier  et  le 
sensible  ;   c'est  par  là  que  nous  devons  commencer  la  recherche. 
Des  faits  nous  devons,  par  induction,  remonter  aux  principes,  pour 
redescendre  ensuite  déductivement  des  principes  aux  faits.   Alors 
seulement  ceux-ci  seront  définitivement   expliqués   et   la  science 
achevée.  Toutefois,  si  Aristote  aperçoit  clairement  la  marche  à  suivre 
et  le  chemin  à  parcourir,  il  n'en  peut  encore  mesurer  les  diverses 
étapes.  La  première  qu'on  ait  à  franchir  lui  semble  relativement 
courte;  l'induction  qui  remonte  des  faits  aux  principes,  n'est  pas 
encore  pour  lui  la  science,  mais  une  préparation  à  la  science  et  il 


HEGEL  ET  LA  PENSÉE  CONTEMPORAINE.  103 

ne  désespère  nullement  d'atteindre  à  celle-ci.  Or  ce  qui  dans  sa 
pensée  n'était  qu'une  sorte  de  propédeutique  est  devenu  pour  les 
modernes  la  science  tout  entière.  Une  fois  sérieusement  engagés 
dans  la  voie  entrevue  par  Aristote  les  savants  y  ont  marché  trois 
cents  ans  sans  en  trouver  le  terme.  La  route  à  parcourir  s'allonge 
indéfiniment  devant  eux,  les  premiers  principes  reculent  sans  cesse 
comme  un  mirage,  si  bien  f|u'ils  se  résignent  de  plus  en  plus  à  n'y 
jamais  atteindre.  D'ailleurs,  si  le  terme  du  voyage  semble  plus  loin- 
tain que  jamais,  le  voyage  lui-même  devient  de  plus  en  plus  intéres- 
sant. Des  faits  nouveaux  sont  découverts  et,  loin  que  l'abondance 
des  matériaux  amène  une  plus  grande  confusion,  à  mesure  qu'ils  se 
multiplient,  il  devient  de  plus  en  plus  facile  de  les  classer  et  de  les 
coordonner.  Des  rapports  d'analogie  ou  de  dépendance  qu'on  n'avait 
pas  même  soupçonnés  s'imposent  avec  une  irrésistible  évidence. 
Bref,  les  faits  de  plus  en  plus  nombreux  se  laissent  subsumer  sous 
un  nombre  de  plus  en  plus  petit  de  formules  simples  et  générales. 
Ces  formules,  appelées  lois,  nous  permettent  de  prévoir  avec  certi- 
tude et  même  souvent  de  régler  à  notre  gré  le  cours  des  événements 
futurs.  Nous  asservissons  à  nos  besoins  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui 
les  modalités  de  l'énergie,  sans  savoir  en  quoi  elles  consistent. 
Aussi  est-on  de  moins  en  moins  pressé  d'arriver  aux  explications 
définitives  et  quelques-uns  se  résignent-ils  à  s'en  passer  toujours. 
Ce  n'est  pas  que  les  savants  proscrivent  systématiquement  toute 
théorie,  tonte  tentative  d'explication  et  prétendent  se  renfermer 
strictement  dans  l'observation  des  faits.  Loin  de  là,  ils  se  plaisent  au 
contraire  à  faire  ressortir  l'intérêt  et  l'importance  méthodique  des 
hypothèses,  des  idées  préconçues.  Ils  reconnaissent  que  sans  elles 
l'observation  demeurerait  stérile  et  l'expérimentation  impossible. 
Mais  tandis  que  pour  les  anciens  la  théorie  seule  méritait  le  nom  de 
science,  que  la  constatation  pure  et  simple  des  faits  ne  valait  que 
comme  moyen  d'y  atteindre,  pour  nous  ces  rapports  sont  renversés. 
Le  but  de  la  science  est  l'établissement  des  lois.  La  théorie  n'est 
qu'un  moyen.  Elle  vaut  principalement  en  ce  qu'elle  suscite  une 
discussion  et  provoque  des  recherches.  Prompt  à  concevoir  des 
hypothèses,  le  savant  doit  être  prêt  à  les  abandonner.  Les  théories 
passent,  les  lois  restent.  Elles  seules  constituent  le  fonds  permanent 
de  la  science,  trésor  sans  cesse  accru,  jamais  diminué.  La  physique 
la  première  est  entrée  dans  celte  voie,  la  chimie  et  la  physiologie 
n'ont  pas  tardé  à  la  suivre,  depuis  le  commencement  du  siècle  cer- 


164  LA   LOGIQUE   DE   HEGEL. 

tains  penseurs  se  sont  efforcés  de  pousser  les  sciences  morales  dans 
la  même  direction.  En  tant  que  ces  sciences  se  renferment  dans 
l'analyse  des  faits  et  la  recherche  de  leurs  causes  prochaines,  rien 
ne  s'oppose  a  priori  à  ce  qu'elles  acceptent  une  discipline  à  laquelle 
des  sciences  plus  avancées  doivent  leurs  plus  brillants  résultats. 
Jusqu'à  quel  point  sauront-elles  se  l'approprier  et  quels  bénéfices  en 
doivent-elles  retirer,  c'est  encore  pour  l'instant  le  secret  de  l'avenir. 

En  se  constituant  ainsi  dans  une  position  moyenne  entre  l'empi- 
risme pur  et  la  pensée  spéculative,  les  sciences  se  sont  détachées 
de  la  philosophie.  L'unité  primitive  du  savoir  s'est  brisée  moins 
parce  que  le  progrès  des  connaissances  a  rendu  nécessaire  une 
croissante  spécialisation,  que  parce  que  celle-ci  a  dû  s'accomplir 
d'une  manière  inattendue.  L'unité  de  la  science  telle  que  la  conce- 
vait Aristote  impliquait  un  double  mouvement  de  la  pensée,  un 
mouvement  tour  à  tour  centripète  et  centrifuge  :  l'esprit  devait 
s'élever  des  faits  aux  principes,  puis  redescendre  des  principes  aux 
faits.  Or  la  distance  des  principes  aux  faits  s'est  révélée  plus  grande 
qu'on  ne  l'avait  prévu.  Par  suite  la  philosophie,  la  science  des  prin- 
cipes comme  tels  s'est  trouvée  isolée  en  face  des  sciences  particu- 
lières. Les  galeries  creusées  du  centre  à  la  périphérie  et  de  la  péri- 
phérie au  centre  ne  se  rejoignaient  pas.  Néanmoins  la  philosophie 
spéculative  n'a  pas  pour  cela  disparu.  Les  plus  grands  esprits  des 
temps  modernes  ont  continué  l'œuvre  des  Aristote  et  des  Platon. 
S'ils  ont  abandonné  le  rêve  de  constituer  la  science  totale,  ils  ont 
cru  possible  une  science  universelle;  une  science  qui  résoudrait 
rationnellement  les  plus  hauts  problèmes  de  la  pensée,  ceux  que  les 
sciences  particulières,  en  raison  même  de  leur  particularité,  doivent 
renoncer  à  discuter,  mais  que  l'esprit  humain  ne  saurait  ni  éluder 
ni  même  réserver.  Or  la  prétention  du  positivisme  est  de  rejeter  et 
de  remplacer  la  philosophie  ainsi  entendue.  Il  prétend  réduire  le 
savoir  aux  seules  sciences  positives.  S'il  conserve  le  nom  de  philoso- 
phie, ce  mot  ne  désigne  plus  pour  lui  qu'une  conception  d'ensemble 
de  la  nature  et  de  l'humanité  où  seraient  résumés  les  résultats  les 
plus  généraux  de  ces  sciences. 

Cette  conception  répond-elle  à  l'idéal  conçu  par  les  anciens  philo- 
sophes? Le  positivisme  ne  se  hasarde  pas  à  le  soutenir.  Cet  idéal 
était  l'universelle  intelligibilité.  Le  positivisme  reconnaît  que  la 
science  telle  qu'il  la  comprend  ne  saurait  y  atteindre  et  qu'il 
demeure  inaccessible  à  ses  méthodes.  Mais  il  s'en  console  en  sou- 


HEGEL  ET  LA  PENSÉE  CONTEMPORAINE.  i  Oo 

tenant  que,  ces  méthodes  étant  les  seules  légitimes,  cet  ifli'-al  est 
inaccessible  en  soi,  qu'à  proprement  parler  c'est  une  chimère.  La 
science  n'est  pas  telle  qu'elle  apparaissait  à  la  primitive  ignorance; 
on  peut  dire  en  un  sens  qu'elle  n'a  pas  tenu  ses  promesses,  mais 
d'autre  part  elle  nous  a  donné  à  profusion  ce  qu'elle  n'avait  pas 
promis. 

Le  trésor  cherché  n'existe  pas,  mais  le  champ  avidement  retourné 
nous  livre  à  sa  place  une  luxuriante  moisson.  Cette  moisson  sera 
suivie  de  beaucoup  d'autres,  et  cela  peut-être  pendant  des.  siècles.  Il 
serait  aussi  injuste  ([u'inulile  de  nous  plaindre.  Comprendre  n'est 
pas  notre  lot.  Les  ressorts  qui  meuvent  les  choses  et  les  êtres  nous 
demeureront  éternellement  cachés.  Nous  sommes  admis  à  contem- 
pler le  spectacle  de  l'univers,  nous  n'avons  pas  d'accès  dans  les 
coulisses.  Nous  sommes  et  demeurerons  enfermés  dans  la  caverne 
de  Platon;  notre  science  restera  la  science  des  ombres,  mais  nous 
déterminerons  du  moins  avec  rigueur  les  lois  de  leur  succession, 
nous  pourrons  prévoir  et  même  régler  leurs  apparitions.  En  donnant 
à  notre  ombre  propre  certaines  attitudes,  nous  appellerons,  nous 
susciterons  infailliblement  d'autres  ombres  déterminées.  Nous  ne 
saurons  jamais  ni  comment,  ni  pourquoi.  Que  nous  importe  après 
tout,  puisque  ces  ombres  constituent  pour  nous  la  réalité  tout  entière, 
puisque  d'elles  et  d'elles  seules  dépendent  nos  plaisirs  et  nos  peines, 
puisque  nous-mêmes  ne  sommes  pour  nous-mêmes  qu'une  ombre 
parmi  ces  ombres? 

Le  positivisme  est,  chez  certains  esprits,  moins  une  conviction 
réfléchie  qu'une  croyance  irraisonnée,  un  préjugé  d'autant  plus 
tenace  qu'on  croit  inutile  de  rechercher  sur  quoi  il  se  fonde.  Les 
savants  y  sont  parfois  conduits  par  un  attachement  exclusif  aux 
méthodes  qui  leur  sont  familières.  Pour  les  autres  la  superstition  de 
la  science,  l'attrait  de  la  nouveauté  et  des  opinions  dites  avancées 
suflit  à  motiver  leur  adhésion  toute  verbale  à  cette  doctrine.  De 
ceux-là  nous  n'avons  pas  à  nous  occuper  ici.  Le  seul  positivisme 
que  nous  puissions  et  devions  discuter,  c'est  le  positivisme  dogma- 
tique, conscient  de  ses  affirmations  et  de  ses  raisons;  tel  celui  qu'a 
formulé  Auguste  Comte.  Une  telle  doctrine  est  justiciable  de  la  cri- 
tique pliilos()phi(iue  en  ce  qu'elle  est  une  |)hilnsophie.  Je  ne  veux 
pas  dire  seulement  par  là  qu'elle  prétend  remplacer  la  philosophie 
spéculative,  mais  qu'elle-même  repose  sur  des  postulats  d'ordre 
spéculatif  qu'il  lui  l'aut  avant  tout  juslilicr. 


166  LA   LOGIQUE    DE    HEGEL. 

Le  positivisme  distingue  une  réalité  connaissable,  les  faits  et  leîs 
lois,  et  une  réalité  inconnaissable,  l'absolu.  La  première  est  d'ail- 
leurs dépendante  de  la  seconde;  le  relatif  est  tel  parce  qu'il  n'a  pas 
en  lui-même  sa  raison  d'être  et  ne  s'explique  point  par  lui-même. 
Pour  le  connaître  pleinement,  il  faudrait  connaître  aussi  l'absolu, 
mais  cette  science  parfaite  nous  est  à  jamais  interdite.  Rien  d'ailleurs 
ne  nous  autorise  à  penser  qu'elle  soit  l'apanage  d'intelligences 
supérieures  à  la  nôtre  ou  même  qu'elle  soit  intrinsèquement  pos- 
sible. Ce^  thèses  ne  sont-elles  pas  autant  d'affirmations  métaphj-si- 
ques,  ne  relevant  évidemment  d'aucune  science  particulière,  impos- 
sibles à  établir  comme  des  faits  proprement  dits?  Leur  ensemble  ne 
constitue-t-il  point  un  système  agnosticiste,  comparable  en  gros  à 
celui  de  Kant  et  marqué  comme  lui  d'un  caractère  spéculatif?  Voyons 
quelles  preuves  Auguste  Comte  apporte  à  l'appui  de  ces  graves 
affirmations. 

Ces  preuves  se  réduisent  à  deux.  Après  les  sceptiques  grecs  et 
modernes,  Auguste  Comte  allègue,  contre  la  métaphysique,  l'impuis- 
sance persistante  de  ses  adeptes  à  se  mettre  d'accord  entre  eux.  Il 
est  clair  qu'un  semblable  argument  ne  peut  avoir  une  valeur 
absolue.  Il  n'est  science  si  positive  contre  laquelle  il  n'eût  valu  en 
son  temps  et  de  ce  qu'un  problème  n'est  pas  résolu  on  ne  saurait 
logiquement  conclure  qu'il  est  insoluble.  Néanmoins,  si  depuis  deux 
mille  ans  environ  les  questions  métaphysiques  avaient  été  débattues 
sans  résultat  aucun;  si  des  discussions  des  philosophes  aucune 
lumière  n'était  sortie;  si  les  mêmes  problèmes  continuaient  à  se 
poser  dans  les  mêmes  termes,  recevaient  les  mêmes  solutions  défen- 
dues par  les  mêmes  arguments  sans  changement  ni  progrès,  on 
pourrait  craindre  avec  quelque  raison  de  s'obstiner  à  l'impossible. 
Mais  en  est-il  réellement  ainsi?  Pour  l'affirmer  il  faudrait  d'abord 
procéder  à  une  étude  critique  des  systèmes.  Il  faudrait  rechercher 
si  les  contradictions  qu'ils  présentent  ne  sont  pas  souvent  plus 
apparentes  que  réelles.  II  se  peut  que  la  vérité  philosophique,  par- 
faitement une  en  elle-même,  apparaisse  aux  différents  penseurs 
sous  des  aspects  particuliers,  selon  leurs  aptitudes  spéciales  et  leurs 
préoccupations  dominantes.  Il  se  peut  que  tous  les  points  de  vue 
ne  soient  pas  équivalents,  qu'il  y  en  ait  de  plus  profonds  et  de  plus 
superficiels,  de  plus  larges  et  de  plus  étroits,  et  que  le  SN'stème  oii 
nous  nous  arrêtons  mesure  pour  ainsi  dire  notre  capacité  de  penser. 
Il  se  pourrait  aussi  que  les  divers  systèmes,  sans  parvenir  à  éli- 


HEGEL  ET  LA  PENSÉE  CONTEMPORAINE.  107 

miner  absolument  les  doctrines  rivales,  se  fussent  montrés  suscep- 
tibles d'un  perfectionnement  interne  en  compréhension,  en  profon- 
deur ou  en  cohérence.  11  se  pourrait  que  les  doctrines  les  plus 
opposées,  par  le  seul  fait  de  ce  développement  intérieur,  fussent 
amenées  à  se  rapprocher  dans  leurs  principes  ou  dans  leurs  con- 
clusions. Il  se  pourrait  de  la  sorte  qu'il  y  eût  dans  la  philosophie 
un  progrès  véritable  quoique  moins  apparent  que  dans  les  sciences. 
C'est  ce  qu'ont  pensé  les  grands  esprits  de  tous  les  temps,  c'est  ce 
qu'Aristote,  Leibniz  et  Hegel  ont  expressément  enseigné.  II  y  a 
plus,  c'est  ce  que  pensaient  Auguste  Comte  lui-même  et  son  disciple 
Littré.  L'un  et  l'autre  en  effet  présentent  la  philosophie  positive  non 
comme  une  nouveauté  absolue,  une  création  c  nihilo,  mais  comme  le 
dernier  terme  d'une  longue  évolution  intellectuelle  et  ne  dédaignent 
pas  d'inscrire  parmi  leurs  précurseurs  les  plus  grands  métaphysi- 
ciens de  l'antiquité  et  des  temps  modernes.  Or  si,  malgré  les  diver- 
gences des  systèmes,  la  philosophie  a  progressé  dans  le  passé, 
pourquoi  ne  pourrait-elle  pas  le  faire  encore  dans  l'avenir,  ou,  si  elle 
a  atteint  de  nos  jours  le  terme  ultime  de  son  progrès,  quelle  raison 
avons-nous  de  prendre  pour  tel  le  positivisme  plutôt  que  le  kan- 
tisme, l'hégélianisme  ou  tout  autre  système  contemporain?  L'unani- 
mité des  penseurs  est-elle  acquise  dès  maintenant  au  positivisme? 
Ceux-là  même  qui  s'accordent  à  proscrire  la  métaphysique^  qu'ils 
s'intitulent  positivistes  ou  philosophes  scientifiques,  sont-ils  plus 
près  de  s'entendre  que  les  métaphysiciens?  Sont-ils  au  moins  d'ac- 
cord sur  les  questions  qu'il  convient  d'écarter  comme  métaphysiques 
ou  transcendantes'?  rs'y  a-t-il  point  parmi  eux  des  idéalistes  et  des 
réalistes?  Hésitent-ils  pour  la  plupart  à  résoudre  à  leur  manière  le 
problème  de  la  liberté? 

Un  second  argument,  propre  au  positivisme  comtiste,  est  tiré  de  la 
prétendue  loi  des  trois  états.  C'est  au  nom  de  cette  loi  qu'on  proclame 
la  déchéance  de  la  penséespéculative.  Avant  d'accepter  cette  conclusion 
nous  pourrions  demander  que  le  principe  d'où  elle  est  déduite  fût  au 
moins  énoncé  avec  précision  et  démontré  avec  rigueur.  Nous  ne  serons 
pas  si  exigeants.  Admettons  donc  que  la  théologie  d'abord,  puis  la 
métaphysique  ont  exercé  tour  à  tour  sur  la  pensée  humaine  une 
injuste  domination,  et  que  cette  domination  doive  de  plus  en  plus  être 
revendiquée  par  la  science  positive,  s'en  suit-il  que  la  religion  et  la 
métaphysique  soient  condamnées  à  disparaître? Tout  au  plus  serait- 
on  autorisé  à  conclure  qu'elles  doivent  être  progressivement  rame- 


d68  LA    LOGIQUE    DE    HEGEL. 

nées  aux  limites  de  leur  domaine  propre  sans  rien  préjuger  sur 
rétendue  çle  ce  domaine.  Une  comparaison  rendra  notre  pensée  plus 
saisissable.  A  mesure  qu'on  s'élève  dans  la  série  des  vertébrés,  le 
système  digestif  d'abord  prédominant  voit  son  importance  balancée 
par  celle  d'autres  organes  primitivement  rudimentaires,  le  cerveau 
par  exemple;  osera-t-on  conclure  de  ce  fait  que  nous  devions  quelque 
jour  ne  plus  avoir  d'estomac?  En  fait  la  théologie  a  subsisté  à  côté 
de  la  métaphysique  aussi  longtemps  qu'a  duré  la  soi-disant  domina- 
tion de  cette  dernière,  et  l'une  et  l'autre  subsistent  aujourd'hui 
encore  en  face  de  la  science  positive.  En  droit  on  n'a  nullement 
prouvé  qu'elles  dussent  l'une  ou  l'autre  disparaître.  Mais  il  y  a  plus  : 
en  tant  qu'il  s'agit  de  la  métaphysique,  l'argument  repose  tout 
entier  sur  une  grossière  équivoque.  La  phase  historique  dénommée 
métaphysique  est  d'après  les  définitions  comtistes  la  période  où 
dominent  les  abstractions  réalisées.  C'est  donc  le  réalisme  au  sens  oîi 
Guillaume  de  Champeaux  et  lioscelin  ont  entendu  ce  terme  qui,  pour 
le  fondateur  du  positivisme,  constitue  l'essence  même  de  la  métaphy- 
sique. Or  c'est  là  une  affirmation  bien  hardie  et  qui  mériterait  d'être 
prouvée.  Les  nominalistes  du  moyen  âge,  les  métaphysiciens  du 
XYii*'  siècle,  Descartes,  Spinoza,  Leibnitz  auraient  été  des  réalistes 
inconscients!  Passons  encore  sur  ce  point;  que  pourra-t-on  conclure? 
Que  ces  penseurs,  pour  résoudre  les  questions  qu'ils  traitaient,  ont 
usé  d'une  méthode  défectueuse.  Aura-t-on  le  droit  d'écarter  comme 
insolubles  et  oiseuses  les  questions  elles-mêmes?  Moins  que  jamais, 
si  l'on  ne  peut  montrer  qu'elles  étaient  artificielles  et  verbales, 
qu'elles  avaient  pour  unique  origine  la  réalisation  des  abstractions 
et  s'évanouissent  dès  qu'on  renonce  à  confondre  les  concepts  avec 
les  êtres.  Or  on  ne  saurait  prêter  à  Comte  une  semblable  pensée.  Il 
semble  bien  que  pour  lui  la  métaphysique  ait  un  objet  réel  quoique 
inconnaissable.  En  tout  cas  ni  lui  ni  ses  disciples  n'ont  fait  en  ce 
sens  aucune  tentative  sérieuse  et  suivie. 

Une  dernière  raison  a  été  souvent  alléguée  :  l'origine  empirique 
de  toutes  nos  connaissances.  Mais  en  prenant  parti  sur  ce  point  le 
positivisme  tranche  un  des  problèmes  les  plus  controversés  de  la 
philosophie.  Il  n'est  plus  qu'une  philosophie  comme  une  autre,  une 
forme  particulière  d'un  système  très  ancien,  aussi  ancien  que  le 
système  opposé,  aussi  peu  autorisé  que  lui  à  se  réclamer  de  la 
science  positive.  Sans  doute,  à  notre  avis  du  moins,  si  cette  thèse  est 
accordée,  la  connaissance  de  l'absolu  devient  en  effet  impossible,  car 


HEGEL   ET   LA    PENSÉE   CONTEMPORAINE.  169 

nous  n'avons  de  toute  évidence  aucune  expérience  de  l'absolu.  Mais 
il  ne  s'en  suit  pas  que  ragnosticismc  positiviste  ait  cause  gagnée. 
Nous  n'avons  de  l'absolu  aucune  expérience;  alors  comment  savons- 
nous  qu'il  existe  et  que  le  relatif  a  en  lui  sa  suprême  raison  d'être? 
N'oublions  pas  que  le  positivisme  accorde  à  la  métaphysique  la 
réalité  de  son  objet,  encore  qu'il  le  proclame  inaccessible  à  la  science 
humaine.  C'est  pour  cela  qu'il  déclare  celle-ci  relative  et  intrinsè- 
quement imparfaite.  Par  quelle  expérience  entend-il  justifier  ces 
affirmations?  De  quelle  expérience  peut-il  seulement  avoir  extrait 
les  notions  sur  lesquelles  elles  portent?  A  cette  seconde  question 
une  seule  réponse  semble  possible.  On  peut  supposer  que  les  termes 
absolu^  substance,  cause,  principe  premier,  raison  (Tètre  ne  correspon- 
dent pas  à  de  véritables  notions;  qu'ils  désignent  des  synthèses 
d'idées  qu'on  supposerait  possibles  quoiqu'elles  ne  le  soient  pas, 
comme  nombre  infini  ou  carré  équivalent  à  un  cercle.  De  cette  façon 
ce  qu'il  y  a  d'intelligible  dans  la  connotation  de  ces  termes  (les 
idées  élémentaires  dont  la  synthèse  est  postulée)  pourrait  être  con- 
sidéré comme  extrait  de  l'expérience.  Dès  lors,  sans  doute,  toute 
science  qui  reposerait  sur  ces  pseudo-notions  serait  une  science 
vaine;  mais  elle  serait  telle  parce  qu'elle  n'aurait  véritablement  pas 
d'objet.  L'inconnaissable  absolu  ne  serait  qu'une  chimère,  le  connais- 
sable  seul  existerait  ou  du  moins  seul  il  existerait  pour  nous.  Nous 
n'aurions  aucun  motifde  rien  poser  au  delà,  de  le  concevoir  comme 
conditionné  par  une  réalité  transcendante.  La  science  positive,  en 
un  mot,  serait  intrinsèquement  absolue. 

Faut-il  entrer  dans  cette  voie?  Le  positivisme  doit-il  fatalement 
aboutir  au  phéuoménisme  pur?  A  la  formule  comtiste  :  Nous  ne  pou- 
vons connaître  que  des  faits  et  des  lois,  convient-il  de  substituer  cet 
énoncé  dogmatique  :  Il  n'existe  que  des  faits  et  des  lois?  Admettrons- 
nous  tout  au  moins  que  les  faits  et  les  lois  tels  qu'ils  nous  sont 
connus  subsistent  par  soi  sans  rapport  implicite  à  un  inconnu  quel- 
conque, que  leur  affirmation  n'enveloppe  en  aucun  sens  l'affirma- 
tion de  quelque  autre  chose?  On  nous  accordera  sans  doute  qu'une 
semblable  thèse  est  au  premier  chef  une  thèse  métaphysique,  une 
solution  du  problème  de  l'être.  Il  y  a  plus;  il  nous  sera  facile  de 
montrer  qu'elle  rend  l'existence  de  la  science  radicalement  inintelli- 
gible. La  science  est  en  elïot  la  connaissance  des  lois,  des  lois  uni- 
verselles et  permanentes,  indépendantes  du  temps  comme  du  lieu. 
Or  toute  affirmation  de  l'universel  et  du  permanent  ne  saurait  être 


i70  LA   LOGIQUE    DE    HEGEL. 

fondée  que  si  quelque  objet  réel  possède  ces  deux  qualités.  Directe- 
ment ou  indirectement,  elle  porte  sur  un  semblable  objet.  Certes  la 
façon  dont  nous  arrivons  à  la  connaissance  des  lois  nous  interdit  de 
les  considérer  elles-mêmes  comme  des  entités  universelles  et  éter- 
nelles des  puissances  qui  commanderaient  aux  faits.  Cela  nous 
oblige  à  n  y  voir  que  la  manifestation  de  quelque  réalité  intemporelle. 
Peu  importe  d'ailleurs  ici  la  nature  de  cette  réalité,  qu'on  l'appelle 
matière,  esprit,  Dieu  ou  de  tout  autre  nom.  L'agnosticisme  lui-même 
satisfait  encore  à  cette  condition  en  ce  qu'il  suppose  à  la  loi  un  fon- 
dement dans  l'inconnaissable  :  mais  l'empirisme  phénoméniste  cesse 
tout  à  fait  d'y  satisfaire,  puisque  n'admettant  au  fond  comme  réels 
que  les  faits  particuliers,  il  nie  d'une  manière  absolue  l'universel  et 
le  permanent.  Si  les  faits  sont  autre  chose  que  les  signes  d'une  réa- 
lité qui  les  dépasse,  qui  demeure  pendant  qu'ils  s'écoulent,  toute 
affirmation  universelle  est  en  propres  termes  un  non-sens.  Nous 
ne  voulons  pas  dire  seulement  par  là  qu'on  ne  saurait  fournir  de 
cette  affirmation  une  preuve  logiquement  valable.  C'est  là  une  diffi- 
culté inhérente  à  l'empirisme  en  général.  Mais  l'espèce  d'empirisme 
que  nous  discutons  ici  ne  détruit  pas  seulement  la  possibilité  de 
la  preuve,  il  rend  l'énoncé  lui-même  intrinsèquement  absurde.  Que 
les  faits  viennent  se  subsumer  à  un  pareil  énoncé  cela  n'est  pas 
absolument  impossible  ;  mais  qu'ils  le  fassent  avec  la  régularité  que 
nous  constatons,  que  les  prédictions  de  la  science  soient,  sur  certains 
points  du  moins,  constamment  vérifiées,  c'est  dans  l'hypothèse  un 
véritable  miracle,  d'autant  plus  incompréhensible  qu'il  n'y  a  pas  de 
Dieu  pour  l'accomplir. 

Dira-t-on  que  nous  prenons  à  tort  le  mot  «  fait  »  au  sens  d'événe- 
ment ou  de  changement,  qu'il  peut  y  avoir  des  faits  permanents  et 
qu'il  y  en  a  en  effet?  J'accorde  que  le  mot  a  parfois  reçu  cette  accep- 
tion étendue.  Les  géomètres,  par  exemple,  parlent  parfois  des  faits 
mathématiques.  Admettons  donc  qu'il  y  ait  des  faits  physiques 
éternels  et  immuables  qui  servent  de  supports  aux  lois  inductives. 
Il  est  clair  que  ces  faits  ne  sauraient  être  donnés  dans  aucune  expé- 
rience directe.  Tous  les  êtres  qui  tombent  sous  nos  sens  n'ont  en 
effet  qu'une  existence  transitoire  et  changeante.  Or  ces  faits  qui 
échappent  à  nos  sens  et  contiennent  la  raison  des  lois  scientifiques 
ne  diffèrent  que  par  le  nom  des  principes  métaphysiques.  Suivant 
qu'on  les  concevra  comme  inconnaissables  ou  connaissables  on  se 
verra  ramené  soit  à  l'agnosticisme,  soit  à  la  philosophie  dogmatique. 


HEGEL   ET    LA    PENSÉE    CONTEMPORAINE.  171 

Ni  le  sens  commun,  ni  la  science,  ni  l'histoire  ne  sauraient  con- 
damner la  pensée  spéculative.  Tout  argument  tiré  des  faits  contre 
la  possibilité  de  leur  interprétation  idéale  ne  saurait  être  qu'un 
exemple  du  sophisme  appelé  par  l'école  ignoratio  elenchi.  La  philo- 
sophie, comme  l'a  si  nettement  aperçu  Aristote,  n'est  justiciable  que 
d'elle-même;  si  elle  n'est  qu'une  furme  transitoire  de  la  pensée 
humaine,  elle  seule  peut  se  supprimer.  En  termes  plus  rigoureux, 
elle  peut  être  dogmatique  ou  purement  critique,  elle  ne  saurait  dis- 
paraître. Que  la  science  positive  puisse  dans  les  démarches  qui  lui 
sont  propres  se  passer  de  la  philosophie,  c'est  ce  que  personne  ne 
conteste.  Qu'elle  puisse  l'exclure  ou  la  remplacer,  c'est  ce  que  nul 
esprit  juste  ne  saurait  admettre.  La  science  réduite  à  elle-même  ne 
saurait  justifier  ses  principes  ni  ses  méthodes.  Certes  elle  peut  s'en 
servir  avec  succès  comme  on  peut  faire  des  pesées  exactes  sans  con- 
naître la  théorie  de  la  balance,  mais  ces  principes  et  ces  méthodes 
ne  portent  pas  visiblement  en  eux-mêmes  la  garantie  de  leur  succès. 
Loin  de  là,  à  s'en  tenir  aux  apparences,  celui-ci  semblerait  plutôt 
le  plus  incompréhensible  des  miracles. 

De  quel  droit  nous  interdire  d'en  chercher  la  raison?  Dire  que 
cette  raison  n'existe  pas,  c'est  transformer  le  miracle  en  une  absur- 
dité formelle.  Dire  qu'elle  existe  mais  ne  saurait  être  connue,  c'est 
évidemment  dépasser  la  science  positive  elle-même.  Une  semblable 
négation,  pas  plus  que  l'affirmation  contraire,  ne  saurait  reposer  sur 
des  arguments  scientifiques  proprement  dits.  A  moins  de  s'imposer 
comme  un  dogme  religieux,  elle  doit  faire  appel  à  des  arguments 
métaphysiques.  Qu'on  l'appelle  métaphysique,  théorie  de  la  science 
ou  critique  de  la  science,  la  philosophie  au  sens  antique  et  tradi- 
tionnel du  mot  a  donc  sa  place  nécessaire  dans  l'ensemble  des  con- 
naissances humaines;  elle  est  une  fonction  de  la  pensée  que  celle-ci 
peut  négliger  mais  non  résigner. 

Même  au  point  de  vue  purement  théorique  les  problèmes  philoso- 
phiques s'imposent  à  tout  être  pensant.  La  seule  différence  à  cet 
égard  entre  le  philosophe  et  les  autres  hommes  est  que  ceux-ci 
acceptent  les  yeux  fermés  des  solutions  toutes  faites  sans  se  soucier 
de  les  accorder  entre  elles.  Mais  si,  dans  le  domaine  spéculatif,  des 
esprits,  d'ailleurs  très  éclairés,  peuvent  s'arrêter  à  ce  parti,  il  n'en 
va  plus  de  même  dans  la  pratique.  On  se  passe  de  métaphysique, 
on  ne  se  passe  pas  de  morale.  Sans  doute  on  peut  abandonner  sa 
conduite  au  hasard  des  circonstances  ou  accepter  sans  contrôle  les 


172  LA   LOGIQUE   DE   HEGEL. 

préjugés  moraux  qui  régnent  autour  de  nous;  mais  toute  âme  bien 
faite  comprend  que  c'est  se  diminuer  soi-même  et  renoncer  au  plus 
noble  privilège  de  notre  nature.  Or  le  positivisme  est-il  en  état  de 
nous  donner  une  règle  de  conduite?  Pouvons-nous  demander  à  la 
science,  j'entends  à  la  science  positive,  une  direction  pratique,  une 
formule  de  l'obligation  morale?  Auguste  Comte  l'a  pensé  et  après  lui 
les  plus  illustres  représentants  du  positivisme.  S'il  fallait  en  juger 
par  leur  exemple,  on  pourrait  croire  en  effet  que  cette  doctrine  est 
propre  entre  toutes  à  susciter  de  nobles  sentiments  et  de  généreux 
efforts.  Mais,  en  ces  matières,  l'exemple  ne  prouve  rien.  L'homme 
est  plein  d'inconséquences  et,  si  le  plus  souvent  il  vaut  moins  que 
son  idéal,  il  peut  quelquefois  valoir  mieux.  La  joie  de  la  découverte 
et  l'attrait  de  la  nouveauté  nous  font  souvent  méconnaître  le 
vrai  caractère  moral  ou  esthétique  d'une  doctrine.  Tombée  dans  le 
domaine  public,  elle  inspirera  peut-être  à  ceux  qui  la  recueilleront 
des  sentiments  tout  différents  de  ceux  qu'elles  avaient  suscités  chez 
l'inventeur  et  ses  premiers  disciples.  Puis  les  croyances  que  nous 
nous  faisons  ne  sont  pas  celles  qui  nous  ont  faits.  Nous  reportons 
facilement  sur  les  premières  un  enthousiasme  que  les  secondes 
seules  étaient  capables  d'inspirer  et  que  leur  disparition  a  laissé 
sans  objet.  Renan  a  dit  :  «  Nous  vivons  du  parfum  d'un  vase  vide.  » 
Il  entendait  parler  pour  lui-même  et  pour  ses  confrères  en  posi- 
tivisme. 

En  fait  la  morale  positive,  une  morale  purement  scientifique  qui 
s'impose  à  tout  homme  raisonnable,  abstraction  faite  de  ses  opinions 
métaphysiques  ou  religieuses,  comme  la  géométrie  ou  la  chimie,  est 
encore  un  desideratum.  Chaque  positiviste  a  sa  morale  comme  un 
simple  métaphysicien.  S'il  y  a  entre  eux  quelque  principe  commun, 
c'est  le  principe  utilitaire  ou  eudémoniste  qui  n'est  certes  pas  une 
nouveauté  philosophique.  Ils  définissent  le  bien  comme  Bentham,  le 
plus  grand  bonheur  du  plus  grand  nombre.  Toutefois  ils  ont  pour  la 
plupart  renoncé  à  l'optimisme  naïf  qui  admettait  comme  réel  ou 
facilement  réalisable  l'accord  de  l'intérêt  individuel  et  de  l'intérêt 
collectif.  Au  lieu  de  nous  présenter  comme  purement  apparents  les 
sacrifices  qu'exige  de  nous  le  devoir,  ils,  en  reconnaissent  la  réalité. 
Ils  font  directement  appel  à  l'arnour  du  prochain,  ou,  comme  ils 
disent,  à  l'altruisme.  Certes,  primitif  ou  dérivé,  ce  sentiment  existe 
actuellement  chez  l'homme,  mais  de  quel  droit  prétendrait-il  se 
subordonner  l'égoïsme,  le  dominer  et  le  discipliner? 


HEGEL  ET  LA  PENSÉE  CONTEMPORAINE.  173 

L'Kvangile  nous  dit  :  «  Aimez  Di(3U  par-dessus  toute  chose  et  votre 
prociiain  comme  vous-même  pour  l'amour  de  Dieu.  »  Auguste  Comte 
croit  pouvoir  s'approprier  ce  précepte  en  l'interprétant  à  sa  manière. 
A  Dieu  il  substitue  le  Grand  Être.  Ce  que  nous  devons  aimer  par- 
dessus toute  chose,  c'est  ce  Dieu  visible  et  tangible  qu'est  rHuinanité. 
11  croit  en  cela  fonder  une  doctrine  morale  plus  élevée  et  plus  effi- 
cace que  toutes  les  religions  et  toutes  les  philosophies.  Plus  élevée 
parce  qu'elle  est  pure  de  toute  croyance  superstitieuse,  plus  efficace 
parce  que  le  dogme  qui  la  supporte  est  non  seulement  rigoureuse- 
ment démontrable  mais  capable  au  plus  haut  point  de  frapper  l'ima- 
gination. Si  l'homme  a  pu  donner  sans  réserve  son  amour  à  une 
mystérieuse  entité  qu'il  ne  saurait  imaginer  ni  même  clairement  con- 
cevoir, quel  culte  devra-t-il  vouer  à  un  être  réel  et  concret  qui  pos- 
sède relativement  à  lui  tous  les  attributs  dont  il  parait  cette  entité 
chimérique  et  dont  l'incontestable  réalité  l'enveloppe  perpétuelle- 
ment de  sa  présence?  Auguste  Comte  se  plaît  à  proclamer  en  termes 
éloquents  cette  solidarité  des  générations  qui  relie  les  vivants  aux 
morts  et  assure  à  ceux-ci,  par  l'efficacité  continue  de  leur  action,  une 
éternelle  présence  au  sein  du  groupe  social,  une  réelle  et  positive 
immortalité. 

Nous  sommes  loin  de  méconnaître  la  grandeur  de  cette  conception. 
Auprès  d'elle  en  particulier  la  religion  de  M.  H.  Spencer,  le  culte  de 
l'absolu  inconnaissable,  du  mystère  comme  tel,  du  rideau  tiré  der- 
rière lequel  il  y  a  quelque  chose,  nous  semble  faire  une  figure  un 
peu  mesquine.  Mais,  s'il  faut  voir  dans  la  religion  positive  autre 
chose  qu'un  ensemble  de  métaphores  poétiques,  n'est-elle  pas  la 
négation  de  la  philosophie  positive  tout  entière?  Le  Grand  Être, 
tel  que  Comte  semble  le  concevoir,  n'est  pas  plus  une  donnée  de 
l'expérience  que  le  Dieu  chrétien  ou  l'idée  hégélienne  avec  lesquels 
il  est  bien  près  de  se  confondre.  S'il  s'agit  non  d'une  collection  nomi- 
nale d'existences  accidentelles,  mais  d'un  être  véritablement  un,  si  la 
vie  de  l'humanité  a  une  réalité  propre  et  représente  autre  chose  que 
la  totalité  abstraite  de  nos  vies  individuelles,  c'est  qu'elle  n'est  pas 
déterminée  par  celles-ci,  mais  au  contraire  les  détermine,  c'est 
qu'elle-même  a  posé  dans  la  nature  les  conditions  de  sa  propre  réa- 
lisation et  qu'elle  la  poursuit  à  travers  la  succession  des  généra- 
tions solidaires.  C'est  que  les  mœurs,  les  lois,  les  institutions,  les 
grandes  époques  de  l'histoire,  l'art,  la  religion,  la  philosophie  et  la 
science  ont  leur  suprême  explication  dans  l'expansion  de  sa  puissance 


174  LA   LOGIQUE   DE   HEGEL. 

créatrice,  expansion  qui  est  en  même  temps  retour  sur  soi  et  créa- 
tion de  soi;  c'est  que  le  déterminisme  scientifique  qui  nous  montre 
le  conséquent  conditionné  par  l'antécédent  est  un  point  de  vue  infé- 
rieur et  superfiiciel;  c'est  que  la  science  positive  a  besoin  d'être  com- 
plétée et  corrigée  par  la  philosophie;  c'est  qu'en  un  mot  le  positi- 
visme est  faux  et  Thégélianisme  est  vrai. 

Dira-t-on  que  l'altruisme  n'a  pas  besoin  de  se  recommander  d'une 
conception  religieuse  quelconque  positive  ou  métaphysique,  qu'iL 
s'impose  de  lui-même  comme  règle  de  conduite  à  raison  des  avan- 
tages qu'il  procure?  La  thèse  est  équivoque.  Ces  avantages  dont  on 
parle  sont-ils  individuels  ou  sociaux?  Du  point  de  vue  social  il  est 
incontestable  que  le  développement  de  l'altruisme  est  un  bien;  mais 
c'est  à  l'individu  que  la  morale  prescrit  des  devoirs.  Or  si  l'individu 
n'est  pas  d'avance  disposé  à  sacrifier  ses  intérêts  à  ceux  du  groupe 
il  sera  ridicule  d'alléguer  ceux-ci  comme  motifs  du  sacrifice  qu'on 
lui  demande.  Il  faudra  donc  prescrire  le  désintéressement  au  nom 
de  l'égoïsme.  Pour  l'utilitarisme  ancien,  qui  réduisait  à  l'amour  de 
soi  tous  les  sentiments  humains,  c'eût  été  une  flagrante  absurdité; 
mais,  la  possibilité  de  l'altruisme  admise,  ce  n'est  plus  là  qu'un 
simple  paradoxe.  Il  n'est  nullement  contradictoire  de  soutenir  que 
le  dévouement  ait  ses  joies  propres  supérieures  en  intensité  à  celles 
qu'il  sacrifie,  qu'il  nous  procure  un  bonheur  plus  grand  que  l'amour 
exclusif  de  nous-mêmes.  Toutefois  si  la  thèse  n'est  pas  absurde  elle 
est  loin  d'être  scientifiquement  démontrée  ;  si  l'amour  d'aulrui  nous 
cause  certains  plaisirs,  il  est  aussi  pour  nous  une  source  de  peines. 
Celles-ci  ne  peuvent-elles  jamais  excéder  ceux-là?  L'homme  désin- 
téressé vit,  dit-on,  d'une  vie  plus  complète  et  plus  intense.  Est-ce 
vrai  absolument?  Un  César,  un  Napoléon  n'ont-ils  pas  trouvé  dans 
la  poursuite  de  fins  égoïstes  l'emploi  des  facultés  les  plus  rares  et  de 
la  plus  dévorante  activité?  Puis  la  condition  du  bonheur  est-elle  de 
multiplier  nos  désirs  ou  de  les  restreindre,  d'étendre  ou  de  limiter  la 
surface  que  nous  présentons  aux  coups  de  la  fortune?  Peu  de  gens 
peuvent  être  Alexandre,  tout  le  monde  peut  être  Diogène.  Se  con- 
tenter de  peu  est  peut-être  le  parti  le  plus  sûr.  «  Mieux  vaut  être, 
dit  Stuart  Mill,  un  Socrate  mécontent  qu'un  pourceau  satisfait.  » 
C'est  là  une  noble  parole,  mais  si  elle  est  telle,  c'est  précisément 
parce  qu'elle  dépasse  le  point  de  vue  de  l'hédonisme.  A  s'en  tenir  à 
ce  point  de  vue  on  comprend  qu'Ulysse  n'ait  pu  persuader  Gryllus. 
Chacun  prend  son  plaisir  où  il  le  trouve.  Vainement  on  vantera 


HEGEL  ET  LA  PENSÉE  CONTEMPORAINE.  17.> 

devant  un  sourd  los  émotions  quo  procure  la  musique.  Nul  ne  doute 
qu'un  Vincent  de  Paul  no  trouve  dans  la  charité  des  jouissances 
supérieures  aux  plaisirs  vulgaires.  Mais  ces  jouissances  tous  les 
hommes  sont-ils  aptes  à  les  goûter?  Autant  vaudrait  soutenir  qu'ils 
sont  tous  capables  d'éprouver  celles  d'un  Archimède  ou  d'un 
Newton.  Le  plus  grand  bonheur  pour  chacun  de  nous  n'est  pas  le 
plus  grand  en  soi,  mais  le  plus  grand  que  sa  nature  lui  rende 
accessible.  D'ailleurs  altruisme  et  moralité  sont  loin  d'être  termes 
synon^^mes.  Je  puis  aimer  passionnément  mes  amis  et  mes  proches, 
éprouver  une  vive  sympathie  pour  les  douleurs  dont  je  suis  témoin, 
et  me  soucier  fort  peu  du  plus  grand  bonheur  du  plus  grand  nombre. 
Qui  me  convaincra  que  j'ai  tort?  Goûterai-je  plus  vivement  les 
plaisirs  propres  à  l'altruisme  quand,  au  lieu  de  suivre  sans  con- 
trainte les  impulsions  de  mon  cœur,  j'aurai  appris  à  les  régler 
d'après  les  lois  de  l'arithmétique? 

On  nous  faisait  espérer  une  morale  positive,  c'est-à-dire  scienti- 
fiquement rigoureuse,  la  promesse  jusqu'ici  n'a  pas  été  tenue.  D'ail- 
leurs les  positivistes  les  plus  récents  semblent  de  jour  en  jour  se 
désintéresser  d'un  problème  qu'ils  désespèrent  de  résoudre.  Or  si  la 
méthode  scientifique  est  reconnue  impuissante  dans  l'espèce,  si  l'on 
persiste  d'autre  part  à  refuser  toute  valeur  à  la  pensée  spéculative, 
il  ne  nous  reste  plus  d'issue  que  le  nihilisme  moral,  ou  le  mysticisme 
confessionnel.  Il  y  aura  peut-être  encore  parmi  nous  de  bons  chré- 
tiens, de  pieux  Israélites,  et  de  fervents  bouddhistes  :  il  n'y  aura  plus 
d'honnêtes  gens. 

Le  positivisme  et  le  kantisme,  quelles  que  soient  les  dilTércnces 
qui  les  séparent,  présentent  cependant  trop  d'analogies  pour  qu'il 
ne  se  soit  pas  produit  des  tentatives  de  conciliation.  En  fait  beau- 
coup d'auteurs  contemporains  semblent  s'être  inspirés  à  la  fois  de 
ces  deux  philosophies.  11  n'existe  cependant  chez  nous  qu'un  phi- 
losophe qui  ait  réussi  à  grouper  un  certain  nombre  d'adhérents 
autour  d'une  doctrine  précise  et  définie,  intermédiaire  entre  le 
phénoménisme  positiviste  et  le  kantisme  proprement  dit.  Ce  philo- 
sophe est  M.  Renouvier,  fondateur  du  néo-criticisme.  Le  néo-criti- 
cisme  est  une  sorte  d'éclectisme.  J'entends  par  là  qu'il  n'est  pas  fondé 
sur  une  conception  d'ensemble  qui  se  subordonnerait  les  thèses 
particulières,  mais  qu'il  groupe  un  certain  noml>re  de  thèses  indé- 
pendantes en  un  tout  quelque  peu  factice.  Ce  n'est  pas  que  ce  sys- 
tème manque  absolument  d'unité,  mais  son  unité  lui  est  en  quelque 


176  LA   LOGIQUE    DE    HEGEL. 

sorte  extérieure.  C'est  une  unité  de  synergie.  Le  principe  du  nombre 
emprunté  à  Caucliy,  le  phénoménisme  emprunté  à  Hume  ou  à 
Stuart  Mill,  la  doctrine  de  la  croyance  libre  empruntée  à  Lequier, 
enfin  les  thèses  proprement  kantiennes,  la  théorie  des  catégories 
(profondément  altérée),  le  primat  de  la  raison  pratique  et  les  pos- 
tulats, concourent  à  une  même  fin  :  la  défense  de  la  morale  tradi- 
tionnelle et  spécialement  du  libre  arbitre.  En  cela  sans  doute  le 
système  est  un,  mais  comme  un  mécanisme  ingénieux  plutôt  que 
comme  un  organisme  véritable.  La  multiplicité  même  des  principes 
sur  lesquels  il  repose  nous  empêche  d'en  aborder  ici  la  discussion 
détaillée.  Nous  nous  bornerons  à  examiner  celle  de  ses  théories  qui 
nous  semble  la  plus  importante,  la  théorie  de  la  liberté. 

La  déduction  de  la  liberté  se  fait  chez  Kant  en  deux  moments 
distincts.  Il  prouve  d'abord  théoriquement  que  la  liberté  est  pos- 
sible, puis,  se  plaçant  au  point  de  vue  moral,  qu'elle  est  pratique- 
ment nécessaire,  M.  Renouvier  suitla  même  marche.  Pour  lui  comme 
pour  Kant,  la  liberté  n'est  ni  un  fait  qu'on  puisse  empiriquement 
constater,  ni  un  théorème  démontrable  à  priori.  C'est  un  article  de 
foi  morale,  une  croyance,  obligatoire  parce  qu'elle  est  analytique- 
ment  contenue  dans  le  concept  du  devoir.  La  raison  théorique  doit 
se  borner  à  prouver  qu'elle  n'a  rien  d'absurde.  Mais  sur  la  nature  de 
cette  démonstration  l'accord  cesse  entre  les  deux  philosophes.  Aban- 
donnant au  déterminisme  l'univers  phénoménal,  Kant  relègue  la 
liberté  dans  l'inconnaissable  région  des  noumènes.  Or  la  théorie  des 
noumènes  est  un  des  points  les  plus  controversés  de  la  philosophie 
kantienne.  Comment  la  liberté  trouverait-elle  dans  ce  monde  problé- 
matique un  inviolable  asile?  Les  doutes  que  soulève  l'existence 
même  de  la  chose  en  soi  atteignent  forcément  la  liberté.  Puis  cette 
liberté  transcendante  suffit-elle  vraiment  à  la  morale?  C'est  dans  ce 
monde  que  s'écoule  notre  vie,  que  nous  luttons  pour  le  bien,  que 
nous  nous  sentons  obligés;  c'est  ici  et  non  ailleurs  que  nous  devons 
être  libres.  Aussi,  rejetant  le  nouméne  comme  une  inutile  fiction, 
M.  Renouvier  replace  la  liberté  au  sein  des  phénomènes. 

Que  faut-il  pour  cela?  Nier  le  déterminisme  absolu  admis  par 
Kant;  concevoir  comme  possible  l'intercalation  dans  la  série  phéno- 
ménale de  termes  radicalement  nouveaux. 

En  prenant  ce  parti  M.  Renouvier  renonce  au  principal  avantage 
théorique  du  criticisme  kantien.  Destinée  avant  tout,  par  son  auteur, 
à  réfuter  le   scepticisme  de  Hume,  la  critique  de   la  raison  pure 


HEGEL  ET  LA  PENSÉE  CONTEMPORAINE.  177 

objecte  au  philosophe  écossais  la  distinction  de  l'apparcnco  {Schoin) 
et  (hi  phénomène  réel  {Ersrhchmnfi).  Or  c'est  en  tant  que  soumis 
sans  réserve  aux  catégories  de  l'entendement  et  par  suite  au  plus 
rigoureux  dclerminisme  que  celui-ci  peut  s'opposer  à  celle-là.  Aban- 
donner le  déterminisme  c'est  abandonner  avec  lui  la  distinction  que 
Kant  avait  prétendu  fonder,  c'est  enlever  à  la  critique  toute  signifi- 
cation sérieuse,  et  réduire  la  doctrine  des  catégories  à  un  nativisme 
psychologique  sans  aucune  portée  spéculative.  Obtient-on  tout  au 
moins  le  résultat  qu'on  se  propose?  A-l-on  réellement  mis  hors  de 
doute  la  possibilité  de  la  liberté  morale? 

Dès  que  le  déterminisme  absolu  n'est  pas  la  loi  nécessaire  de 
l'univers  phénoménal,  la  dépendance  de  nos  résolutions  à  l'égard  de 
leurs  antécédents  ne  peut  plus  s'établir  que  par  les  faits  et,  comme 
toute  généralisation  empirique,  elle  devient  plus  ou  moins  précaire. 
Le  déterminisme  psychologique  cesse  ainsi  d'être  au-dessus  du 
doute;  mais  qu'il  soit  seulement  douteux  dans  la  mesure  où  le  sont 
les  lois  les  mieux  assises  de  la  physique,  cela  ne  satisfait  pas  complè- 
tement le  philosophe.  Or  David  Hume  et  Stuart  Mill  ont,  du  point 
de  vue  empirique,  soutenu  avec  une  incontestable  solidité  d'argu- 
mentation la  thèse  de  la  plus  forte  motivation.  Le  plus  sûr  est  de  ne 
pas  s'y  heurter.  On  accordera  donc  que  nous  nous  décidons  toujours 
dans  le  sens  où  nous  sollicitent  les  motifs  les  plus  forts.  Mais,  au 
cours  de  la  délibération,  des  motifs  ne  peuvent-ils  pas  surgir  qui 
n'aient  aucune  raison  d'être  dans  l'évolution  antérieure  de  nos  pen- 
sées, qui  soient  des  idées  nouvelles,  ou  des  sentiments  nouveaux, 
nouveaux  d'une  nouveauté  absolue,  sans  aucune  racine  dans  le 
passé?  Il  est  clair  que  la  question  ainsi  posée  ne  saurait  comporter 
de  solution  directe.  Jamais  notre  conscience  n'éclairera  d'une  lumière 
assez  vive  les  profondeurs  de  notre  vie  psychique  pour  qu'en  toute 
assurance  nous  puissions  répondre  oui  ou  non.  Sur  ce  point  le  doute 
est  invincible.  M.  Renouvier  apporte  d'ailleurs  une  nouvelle  raison 
de  douter.  Se  fonilant  avec  plus  ou  moins  de  droit  sur  l'impossibi- 
lité malhématiciue  du  nombre  infini,  il  soutient  que  la  série  des 
phénomènes  a  dû  commencer;  qu'il  y  a  un  commencement  absolu 
des  choses  avant  lequel  il  n'existait  rien,  pas  plus  un  Dieu  créateur 
que  les  soi-disant  créatures.  Or  si  un  commencement  absolu  s'est 
produit,  ce  dont,  selon  l'auteur,  nous  ne  saurions  douter,  pourquoi 
ne  pourrait-il  pas  s'en  produire  d'autres?  Pourquoi,  la  série  phé- 
noménale   une    fois  instituée,   des  pliènumèiics    radicalement    nou- 

NOEL-  12 


nS  •  LA   LOGIQUE    DE    HEGEL. 

veaux  ne  viendraient-ils  pas  y  prendre  place,  des  phénomènes  qu 
apparaîtraient  sans  raison  aucune,  ni  plus  ni  moins  que  le  premier 
commencement?  Pourquoi  ce  fait  ne  se  produirait-il  pas  en  nous, 
dans  les  profondeurs  mêmes  de  notre  conscience?  Ainsi  se  trouve- 
rait brisée  la  chaîne  qui  selon  le  déterminisme  lie  notre  avenir  à 
notre  passé;  nous  serions  véritablement  libres.  C'est  dire  que  nous 
le  sommes  en  effet,  si,  théoriquement  problématique,  la  liberté  est 
pratiquement  nécessaire. 

Accordons  pour  l'instant  à  l'auteur  qu'il  se  produit  en  effet  des 
événements  absolument  nouveaux,  que  certains  états  psychiques  sur- 
gissent en  nous  sans  raison  aucune  et  viennent  briser  la  chaîne  qui 
lie  l'avenir  au  passé;  est-il  vrai  que  nous  sommes  libres?  Oui  sans 
doute,  si  la  liberté  n'est  que  l'indétermination  elle-même;  si  ce  con- 
cept tout  négatif  épuise  véritablement  son  essence  :  non,  si  l'idée  de 
liberté  a  un  contenu  positif,  s'il  faut  la  définir  avec  Kant  détermina- 
tion par  soi. 

Eu  quel  sens,  dans  le  système,  pourra-t-on  soutenir  que  le  moi 
se  détermine  lui-même,  est  la  cause  réelle  de  son  action?  Le  moi 
n'est  par  hypothèse  qu'une  série  de  phénomènes  et  la  résolution 
volontaire  n'est  que  l'un  de  ces  phénomènes.  Cette  résolution  est- 
elle  libre  au  moment  où  elle  se  produit?  Le  moi  est-il  libre  à  l'instant 
même  où  il  se  décide?  Nullement.  La  résolution  est  la  suite  néces- 
saire de  ses  antécédents  donnés,  elle  leur  est  indissolublement  liée. 
Qu'importe  à  sa  qualification  que  tel  ou  tel  de  ces  antécédents  soit  ou 
ne  soit  pas  la  conséquence  d'autres  faits  antérieurs.  Dira-t-on  que  le 
moi  est  libre  au  moment  où  se  produit  le  commencement  absolu? 
Libre  de  quoi?  Puisque  par  hypothèse  ce  commencement  est  un  fait 
sans  antécédent,  on  ne  saurait  dire  que  le  moi  en  soit  la  cause.  Il  ne 
le  produit  pas,  il  le  subit.  S'il  l'avait  en  quelque  manière  appelé  ou 
suscité  ce  ne  serait  plus  un  commencement  absolu.  Recevoir  on  ne 
sait  d'où  une  imprévisible  modification  est-ce  ce  qu'on  peut  appeler 
détermination  par  soi?  On  se  refuse  à  me  tenir  pour  libre  si  ma  réso- 
lution est  le  terme  d'une  série  où  chaque  conséquent  est  déterminé 
par  un  antécédent;  c'est  sans  doute  parce  que  remontant  d'antécé- 
dents en  antécédents  on  arrive,  en  dernière  analyse,  à  un  antécédent 
qui  n'ayant  plus  sa  cause  en  moi  ne  peut  plus  être  mon  acte.  Mais  un 
événement  sans  précédent  aucun  ne  m'appartient  pas  davantage.  Il 
est  mien,  dira-t-on,  en  ce  sens  qu'il  se  produit  en  moi.  Mais  en  est-il 
autrement  de  la  sensation  que  provoque  en  moi  une  cause  extérieure 


HEGEL  ET  LA  PENSÉE  CONTEMPORAINE.  179 

OU  de  la  disposition  héréditaire  que  j'ai  reçue  de  mes  ancêtres?  Si 
celui-là  me  laisse  libre,  pourquoi  celles-ci  altèrent-elles  ma  liberté? 
Ou  tout  ce  qui  est  en  moi  est  mien  et  ma  résolution,  nécessaire  ou 
contingente,  est  libre  parce  qu'elle  est  mienne,  ou  rien  n'est  mien 
que  ce  qui  est  par  moi  et  l'hypothèse  des  commencements  absolus 
ne  sert  de  rien  à  la  liberté.  Abandonnera-t-on  la  définition  kantienne 
de  la  liberté  et  fera-t-on  consister  celle-ci  dans  le  seul  indétermi- 
nisme ?  Si  c'est  là  une  définition  de  mots  elle  ne  saurait  être  discutée  ; 
mais,  ainsi  entendue,  la  liberté  n'a  plus  rien  à  voir  avec  la  morale. 

En  quel  sens  la  morale  postule-t-elle  la  liberté?  Un  ordre,  dit-on, 
n'a  de  signification  que  si  le  sujet  auquel  il  s'adresse  a  le  pouvoir 
réel  de  l'accomplir.  On  écarte  le  déterminisme  sous  prétexte  qu'il 
supprime  ce  pouvoir.  A  l'instant  où  l'ordre  m'est  donné  il  est,  dit- 
on,  absolument  nécessaire  ou  que  je  l'accomplisse,  ou  que  je  ne 
l'accomplisse  pas;  car  dès  cet  instant  ma  résolution  pourrait  être 
infailliblement  prévue  par  un  esprit  omniscient.  Vo,yons  maintenant 
ce  qu'on  gagne  dans  l'hypothèse  que  nous  discutons.  On  échappe  à 
l'argument  qui  précède.  La  prévision  alléguée  devient  en  effet  inad- 
missible. L'accomplissement  de  l'ordre  donné  reste  en  tout  état  de 
cause  une  possibilité  logique. 

Mais  possibilité  logique  et  pouvoir  réel  sont  deux  choses  très  diffé- 
rentes. Si  le  pouvoir  réel  implique  la  possibilité  logique,  la  réciproque 
n'est  pas  vraie.  L'ordre  peut  être  exécuté,  cela  ne  veut  pas  dire  que 
le  sujet  puisse  l'exécuter.  Si  dans  l'espèce  il  est  permis  de  le  dire, 
c'est  comme  on  dit  qu'ayant  pris  un  billet  à  la  loterie,  il  peut 
gagner  le  gros  lot.  Pour  que  j'eusse  le  pouvoir  réel  de  faire  ou  de  ne 
pas  faire  mon  devoir,  il  faudrait  que  cela  dépendit  de  moi  et  de  moi 
seul.  Or  il  en  est  ici  tout  autrement.  Cela  dépend  du  hasard  des  com- 
mencements absolus.  A  vrai  dire  cela  ne  dépend  de  rien  ni  de  per- 
sonne. C'est  là  une  possibilité  absolue,  inconditionnée,  sans  fonde- 
ment dans  le  sujet,  ni  hors  de  lui.  Pas  plus  que  la  nécessité  absolue, 
la  contingence  absolue  n'est  compatible  avec  la  liberté  morale  et  ne 
fonde  la  responsabilité.  Je  ne  puis  me  sentir  responsable  de  ce  qui 
s'impose  à  moi.  Or  le  hasard  me  domine  aussi  souverainement  que 
le  destin.  Opposés  dans  leur  essence,  l'un  et  l'autre  soutiennent 
avec  moi  comme  avec  toute  cause  particulière  une  relation  identique. 
L'un  et  l'autre  suppriment  en  fait  les  causes  particulières  comme 
telles  et  ne  leur  laissent  que  l'apparence  de  la  causalité. 

Ainsi  le  néo-criticisme,  même  en  sacrifiant  les  conditions  de  tout 


180  LA   LOGIQUE    DE    HEGEL. 

savoir  et,  à  notre  avis,  de  toute  réalité  phénoménale,  ne  réussit  point 
à  établir  sa  thèse  capitale.  De  la  liberté  morale  il  ne  nous  donne  que 
l'ombre.  En  ce  qui  concerne  les  sanctions  de  la  loi  morale,  sa  posi- 
tion est  peut-être  plus  intenable  encore.  Il  est  étrange  qu'il  ait  pu 
méconnaître  la  liaison  intime  des  postulats  kantiens  et  du  réalisme 
agnosticiste.  La  première  de  ces  théories  ne  saurait  en  effet  subsister 
sans  la  seconde.  S'il  y  a  un  fond  inconnaissable  des  choses  on  peut 
admettre  que  le  devoir  contienne  une  incomplète  révélation  du  mys- 
tère transcendant.  Du  monde  impénétrable  des  noumènes  rien  ne 
parvient  à  nous  qu'un  ordre,  un  commandement  absolu  sans  condi- 
tion et  sans  motif.  Il  est  naturel  de  penser  que  cet  ordre  exprime  en 
un  certain  sens  la  nature  de  l'être  nouménal  ou  que  nous  pouvons 
symboliquement  nous  représenter  cet  être  comme  une  volonté  qui 
s'intéresserait  à  l'exécution  de  cet  ordre,  comme  une  volonté  du 
Bien.  Mais  dans  l'hypothèse  du  néo-criticisme  il  n'est  rien  qui  puisse 
nous  induire  en  de  semblables  pensées.  L'être  n'a  pas  d'arrière-fond 
mystérieux.  Il  est  tout  en  surface.  Ce  qu'il  peut  y  avoir  au  delà  des 
phénomènes  connus,  ce  sont  d'autres  phénomènes  et  rien  de  plus. 
Or  ce  que  l'expérience  nous  apprend  de  la  nature  phénoménale  ne 
nous  autorise  guère  à  lui  attribuer  une  orientation  morale.  D'ailleurs 
nous  ne  pouvons  assigner  au  cours  des  phénomènes  une  direction  quel- 
conque. Il  est  par  hypothèse  indéterminé.  Le  hasard  des  commence- 
ments absolus  vient  à  chaque  instant  le  détourner  dans  un  sens  ou 
dans  un  autre.  Gomment  serait-il  astreint  à  justifier  les  postulats 
moraux?  Le  hasard  peut-il  s'intéresser  à  l'accomplissement  du  Bien? 
N'est-il  pas  la  négation  même  de  la  finalité?  Certes  il  n'est  pas  théori- 
quement absurde  qu'il  y  ait  pour  nous  une  autre  vie.  S'il  y  en  a  une 
il  se  pourrait  bien  que  nous  y  fussions  traités  selon  nos  mérites, 
récompensés  du  bien  que  nous  avons  pu  faire,  punis  de  nos  crimes 
ou  de  nos  fautes.  Tout  cela  n'est  pas  absurde,  c'est  possible,  si  l'on 
veut,  en  ce  sens  qu'on  ne  peut  démontrer  rigoureusement  le  con- 
traire ;  mais  ce  sont  là  des  hypothèses  sans  fondement  donné  et  même 
sans  fondement  concevable,  des  hypothèses  en  l'air.  Elles  pourront 
tout  au  plus  séduire  une  imagination  prévenue,  elles  ne  sauraient 
être  l'objet  d'une  croyance  raisonnable. 

Nous  ne  saurions  méconnaître  la  haute  valeur  intellectuelle  de 
M.  Renouvier  ni  de  ceux  qui  ont  travaillé  à  la  diffusion  de  ses  doc- 
trines. Ils  ont  contribué  plus  peut-être  que  personne  à  entretenir 
chez  nous  le  goût  et  le  souci  des  spéculations  philosophiques.  Par 


HEGEL  ET  LA  PENSÉE  CONTEMPORAINE.  181 

leur  pénétrante  critique  des  systèmes  contemporains,  ils  ont  mis  en 
garde  les  esprits  contre  de  séduisantes  erreurs.  Ils  conserveront  une 
place  enviable  dans  l'histoire  de  la  philosophie  moderne;  mais, 
comparée  au  criticisme  kantien,  leur  doctrine  ne  nous  semble  pas  un 
progrès.  Nous  y  verrions  plutôt  une  véritable  rétrogradation.  Avec 
eux  le  criticisme  perd  en  profondeur  ce  ([u'il  gagne  en  simplicité  et 
en  clarté  apparente.  C'est  un  criticisme  populaire,  plus  accessible 
que  celui  de  Kant,  mais  moins  satisfaisant  encore  pour  la  pensée 
spéculative.  Un  pas  est  fait  en  arrière,  vers  l'empirisme  de  Hume. 
La  thèse  qui  faisait  la  force  et  l'originalité  du  rationalisme  kantien 
est  abandonnée.  Entre  Stuart  Mill  et  M.  Renouvier  nous  ne  voyons 
de  désaccord  essentiel  que  dans  les  doctrines  morales;  or  l'utilita- 
risme du  premier  a  peut-être  plus  d'affinité  que  l'impératif  catégo- 
rique avec  leur  commun  phénoménisme. 

En  fait  aucune  doctrine  nouvelle  ne  s'est  produite  qui  ait  rompu 
complètement  soit  avec  la  tradition  kantienne,  soit  avec  la  tradition 
empirique.  Le  positivisme  s'est  borné  en  philosophie  à  reprendre  et 
à  développer  les  thèses  de  l'empirisme  sans  y  rien  ajouter  de  réelle- 
ment nouveau,  sans  les  rendre  plus  solides  ou  plus  cohérentes.  Dans 
cet  ordre  d'idées  la  doctrine  de  Hume  n'a  pas  été  dépassée.  Le  criti- 
cisme d'autre  part,  loin  de  se  compléter  et  de  se  fortifier,  nous 
semble  avoir  plutôt  rétrogradé  et  s'être  compromis  par  d'impru- 
dentes concessions  à  la  doctrine  adverse.  H  n'est  donc  pas  permis 
de  considérer  l'hégélianisme  comme  une  doctrine  arriérée,  désor- 
mais reléguée  dans  le  passé,  sans  intérêt  aucun  pour  le  présent  et 
pour  l'avenir.  U  reste  au  contraire,  historiquement  du  moins,  la 
philosophie  la  plus  avancée.  C'est  le  dernier  elToi-t  considérable 
qu'ait  tente  l'esprit  luimain  pour  mettre  dans  ses  connaissances  la 
cohésion  et  l'unité,  pour  comprendre  l'univers  et  se  comprendre  lui- 
même. 


VIII 


CONCLUSION 


Ni  Tempirisme  pur,  ni  le  kantisme  ne  sont  des  positions  logique- 
ment tenables.  Nous  croyons  dans  tout  ce  qui  précède  l'avoir  suffi- 
samment établi.  D'autre  part  c'est  toujours  sans  succès  qu'on  a 
cherché  depuis  Kant  à  retourner  en  arriére,  à  revenir  au  dogma- 
tisme que  sa  Critique  a  condamné.  Schopenhauer,  quelque  soit  son 
talent  d'écrivain,  ne  saurait,  comme  philosophe,  être  comparé  à 
Hegel.  Il  a  dû  le  succès  posthume  et  momentané  de  son  œuvre 
moins  à  sa  valeur  métaphysique  qu'aux  sentiments  pessimistes  qui 
ont  trouvé  en  elle  leur  plus  systématique  expression.  Au  contraire 
l'hégélianisme,  négligé  mais  non  réfuté,  abandonné  aux  vaines 
déclamations  et  aux  railleries  faciles  des  esprits  superficiels,  con- 
serve pour  le  penseur  ses  droits  à  un  examen  sérieux  et  pour  ainsi 
dire  son  actualité. 

Nous  croyons  avoir  fait  justice  des  arguments  qu'on  a  coutume  de 
diriger  contre  lui  et  qui  n'ont  d'autre  fondement  qu'un  grossier 
malentendu.  Il  est  néanmoins  une  dernière  objection  en  apparence 
plus  plausible  quoiqu'on  définitive  aussi  peu  fondée  et  que  nous  ne 
voulons  point  passer  sous  silence.  D'après  certains  philosophes  con- 
temporains toute  pensée  métaphysique  est  enfermée  dans  une  alter- 
native. Le  premier  principe  de  toutes  choses  ne  peut  être  conçu  que 
de  deux  façons  :  comme  entendement  ou  comme  volonté.  En  Dieu 
l'un  de  ces  pouvoirs  doit  primer  et  limiter  l'autre.  C'est  en  ces 
termes  que  la  question  s'est  déjà  posée  au  moyen  âge.  Saint  Thomas 
l'a  résolue  dans  le  premier  sens  et  Duns  Scot  dans  le  second.  Tho- 
misme ou  scotisme,  tels  sont  encore  aujourd'hui,  pourrait-on  dire, 
les  deux  pôles  de  la  spéculation.  Or  opter  pour  l'entendement  c'est 


CONCLUSION.  183 

opter  pour  le  fatalisme,  c'est  nier  la  liberté  en  Dieu  et  dans  l'homme, 
c'est  aussi  se  condamner  à  ignorer  la  dilTérence  essentielle  du  réel  et 
de  l'abstrait,  et  substituer  au  mouvement  et  à  la  vie  un  système  de 
notions  inertes  et  rigides.  Opter  pour  la  volonté  c'est  réintégrer  le 
réel  dans  son  domaine  propre,  c'est  sans  doute  restreindre  les  pré- 
tentions de  la  science,  mais  c'est  par  cela  même  la  préserver  des 
erreurs  où  peut  l'entraîner  la  témérité  spéculative,  c'est  enfin  pro- 
clamer la  liberté  divine  et  rendre  intelligible  la  liberté  humaine.  Or 
Descartes,  Kant,  Schopenhauer,  Schelling  dans  sa  seconde  philoso- 
phie prennent  le  parti  de  la  volonté;  Spinoza,  Leibniz,  Hegel  celui 
de  l'entendement. 

Une  première  remarque  s'impose.  Si  Hegel,  comme  Spinoza  ou 
Leibniz,  est  taxé  d'intellectualisme  exclusif,  ce  n'est  pas  son  exclusi- 
visme qu'on  lui  reproche,  mais  plutôt  son  intellectualisme.  A  cet 
intellectualisme  on  prétend  substituer  un  principe  non  moins 
exclusif,  mais  directement  contraire.  Or  celte  prétention  nous  semble 
tout  à  fait  inadmissible.  Entendement  et  volonté  sont  au  fond  deux 
termes  inséparables.  Néanmoins  si  à  la  rigueur  l'entendement 
comme  pur  lieu  ou  comme  système  immobile  des  idées  peut  être  par 
abstraction  conçu  sans  la  volonté,  la  réciproque  n'est  pas  vraie. 
Sans  entendement  la  volonté  ou  l'amour  (quelques-uns  préfèrent  ce 
vocable)  ne  sont  plus  que  des  mots  dénués  de  sens.  S'ils  désignent 
encore  quelque  chose  ce  quelque  chose  n'est  qu'une  puissance 
aveugle  et  brutale;  sans  représentation  il  n'y  a  pas  de  choix  et  sans 
choix  pas  de  volonté.  De  quelque  nom  qu'on  décore  cette  puissance 
dénuée  d'entendement,  c'est  la  force  et  rien  de  plus;  force  immaté- 
rielle si  l'on  veut,  mais  nullement  spirituelle.  C'est  donc  la  force 
que  le  système  prend  pour  principe;  c'est  à  elle  qu'il  subordonne, 
avec  l'entendement  qui  les  conditionne,  la  véritable  volonté  et  le 
véritable  amour. 

D'autre  part  le  reproche  adressé  à  l'hégélianisme  montre  seule- 
ment qu'on  le  connaît  mal.  Déjà  Spinoza  et  Leibniz  se  défendaient 
l'un  et  l'autre  d'isoler  l'entendement  de  la  volonté.  La  volonté  est  en 
principe  chez  Spinoza  l'affirmation  de  soi  essentielle  à  toute  idée, 
elle  est  de  même  pour  Leibniz  l'appétition  inséparable  de  la  repré- 
sentation. Toutefois  ou  pourrait  à  la  rigueur  prétendre  que  ces  phi- 
losophes affirment  l'unité  indissoluble  des  deux  termes  sans  autre 
raison  que  l'expérience  ou  que  les  nécessités  du  système.  Mais  Hegel 
répond  d'avance,  implicitement,  à  une  telle  iiisiiuialion.  Si  Vldro  a 


184  LA   LOGIQUE    DE    HEGEL. 

chez  lui,  selon  sa  propre  expression,  «  des  pieds  et  des  mains  »,  si 
elle  est  par  excellence  un  principe  actif,  une  volonté,  elle  ne  le  doit 
pas  à  Fadjonclion  arbitraire  d'un  principe  étranger.  Son  activité, 
c'est  son  essence  même,  puisque  cette  essence  enveloppe  sa  négation 
et  son  passage  dans  son  contraire.  Dans  sa  suprême  concentration 
en  soi,  en  tant  qu'Idée  absolue,  elle  est  aussi  bien  volonté  que 
raison  et  c'est  même,  comme  nous  l'avons  vu,  l'Idée  pratique  ou  la 
pure  volonté  du  Bien  qui  opère  immédiatement  cette  définitive  réa- 
lisation en  rejoignant  l'Idée  théorique  antérieurement  posée.  On  voit 
combien  il  est  arbitraire  de  considérer  l'hégélianisme  comme  un 
intellectualisme  exclusif  et  de  le  condamner  de  ce  chef.  La  plus  haute 
originalité  du  système  consiste  précisément  à  supprimer  les  opposi- 
tions de  l'entendement  et  de  la  volonté,  du  réel  et  de  l'idéal,  de  la 
raison  théorique  et  de  la  raison  pratique,  soit,  en  termes  plus  con- 
crets, de  la  pensée  et  de  l'action. 

S'il  ne  suffit  pas  pour  réfuter  un  philosophe  de  relever  dans  ses 
écrits  quelques  erreurs  de  fait  ou  même  de  montrer  qu'il  s'est 
trompé  dans  quelques  déductions,  s'il  ne  suffit  pas  non  plus  de  lui 
imputer  gratuitement  des  absurdités  manifestes,  Hegel  n'a  pas  été 
réfuté.  De  toutes  les  philosophies,  il  en  est  une  dont  la  critique  n'a 
point  encore  ébranlé  les  fondements  et  qui,  parmi  les  ruines  des 
systèmes  antérieurs,  se  tient  encore  debout  dans  son  imposante 
intégrité. 

Est-ce  à  dire  que  cette  philosophie  représente  le  résultat  définitif 
delà  spéculation  moderne;  que  celle-ci,  comme  la  pensée  grecque 
après  Aristote,  n'ait  plus  qu'à  décliner  ou  à  se  disperser  dans  des 
recherches  particulières?  Les  progrés  du  positivisme  pourraient  nous 
induire  à  le  croire;  mais  ces  progrés  se  ralentissent  déjà  et  semblent 
près  de  s'arrêter.  La  vision  de  plus  en  plus  nette  des  limites  de  la 
science  proprement  dite  ramènera  sans  doute  vers  la  philosophie 
les  esprits  que  préoccupent  les  grands  problèmes.  Toutefois  en  de 
semblables  matières  la  prévision  est  impossible.  On  ne  peut  prévoir 
l'apparition  du  génie.  Or  s'il  a  fallu  un  Leibniz  pour  réfuter  Descartes, 
un  Kantpour  réfuter  Leibniz,  une  seule  chose  est  pour  nous  certaine  : 
c'est  que  celui  qui  réfutera  Hegel,  qu'il  doive  apparaître  demain  ou 
qu'il  tarde  encore  plusieurs  siècles,  sera  lui-même  un  Hegel.  C'est 
seulement  en  absorbant  dans  un  système  plus  vaste  les  résultats 
acquis  par  celui-ci,  qu'il  lui  sera  permis  de  le  dépasser.  Jusque-là 
l'hégélianisme  demeurera  l'expression  la  plus  haute  et  la  plus  com- 


CONCLUSION.  ^85 

prohensive  de  la  pensée  philijsophique,  et,  selon  l'heureuse  expres- 
sion de  M.  William  Wallace,  continuera  à  barrer  le  chemin. 

Est-ce  à  dire  que  nous  devions  nous  faire  hégéliens?  Si  ce  terme 
doit  im{)Iiquer  une  adhésion  entière  et  sans  réserve  à  toutes  les 
doctrines  professées  par  Hegel,  ce  serait  demander  l'impossible.  La 
philosophie  de  Hegel  est  une  véritable  encyclopédie.  Il  ne  se  peut 
que  dans  une  œuvre  aussi  complexe  toutes  les  parties  aient  une 
égale  valeur.  Fatalement  il  doit  s'en  trouver  de  plus  faibles,  de  plus 
conjecturales,  ou  de  moins  profondément  élaborées.  C'est  là  un 
héritage  qu'on  ne  saurait  accepter  que  sous  bénéfice  d'inventaire. 
D'ailleurs  le  temps  est  passé  des  écoles  et  des  sectes  telles  (jue 
l'antiquité  les  a  connues.  Encore  dans  ces  milieux  relativement  fermés 
la  doctrine  du  fondateur  était-elle  loin  de  se  perpétuer  sans  alté- 
ration. Les  formules,  il  est  vrai,  duraient  souvent  plus  que  les  théo- 
ries et  l'on  mettait  volontiers  le  vin  nouveau  dans  les  vieilles  outres; 
la  pensée  néanmoins  ne  cessait  d'évoluer.  C'est  qu'un  système  n'est 
pas  un  dogme  et,  si  la  croyance  littérale  est  de  mise  quelque  part, 
ce  n'est  pas  en  philosophie.  L'esprit  ne  saurait  sincèrement  adhérer 
qu'à  ce  qu'il  comprend  et  l'on  n'accepte  en  fait  une  doctrine  quelle 
qu'elle  soit  qu'en  la  repensant  soi-même  et  en  la  refaisant  à  sa 
mesure.  Elle  ne  se  transmet  qu'en  s'altérant,  en  se  réfractant  pour 
ainsi  dire  à  travers  les  milieux  où  elle  est  appelée  à  pénétrer.  Chaque 
peuple,  chaque  génération,  chaque  individu  l'interprète  à  sa  manière. 
D'autre  part  le  génie  lui-même  n'échappe  pas  à  la  loi  commune.  Si 
puissante  que  soit  la  pensée  d'un  homme,  de  quelque  hauteur  qu'il 
domine  ses  contemporains,  il  reste  toujours  à  certains  égards  de  son 
temps  et  de  son  pays.  11  en  parle  le  langage,  il  en  partage,  au  moins 
sur  quelques  points,  les  passions  et  les  préjugés.  Quel  que  soit  le 
fond  impersonnel  et  impérissable  de  ses  ouvrages,  ils  portent  tou- 
jours dans  la  forme  la  marque  d'une  personnalité.  11  en  est  en  cela 
du  philosophe  comme  du  poète  et  de  l'artiste.  Toute  œuvre  humaine 
a  des  parties  caduques,  et  s'attacher  trop  servilement  à  la  lettre, 
c'est  se  condamner  à  trahir  l'esprit. 

Le  moyen  âge  a  eu  raison  de  proclamer  Aristote  le  prince  des 
philosophes.  11  l'était  en  effet  sans  conteste  à  celte  époque  et  devait 
rester  tel  jusqu'à  Descartes.  Le  tort  des  scholastiques  n'est  pas  de 
l'avoir  pris  pour  modèle  ni  même  d'avoir  désespéré  de  l'égaler. 
C'est  de  s'être  systématiquement  enfermés  dans  le  cercle  des  ques- 
tions qu'il  avait  abordées  et  trop  exclusivement  attachés  à  ses  for- 


186  LA   LOGIQUE   DE   HEGEL. 

mules.  Ils  ignoraient  que  les  rois  de  la  pensée  ont  pour  mission 
d'émanciper  l'esprit  et  non  de  l'asservir.  Il  n'est  pas  à  craindre  que 
nous  tombions  dans  les  mêmes  erreurs.  Notre  âge  n'est  pas  celui  de 
l'admiration  sans  réserve,  ni  du  respect  superstitieux.  Nous  sommes 
moins  que  jamais  disposés  à  jurer  sur  la  parole  d'un  maître  quel 
qu'il  soit.  Si  donc  nous  devenons  hégéliens,  ce  ne  peut  être  qu'au 
sens  large  du  terme.  Nous  subirons  l'influence  de  Hegel  comme 
actuellement  nous  subissons  celle  deKant.  Nous  ne  lui  demanderons 
pas  des  solutions  toutes  faites,  des  réponses  indiscutables  à  toutes 
les  questions  spéculatives  ou  pratiques,  mais  une  direction  nouvelle, 
une  conception  à  la  fois  plus  large  et  plus  précise  de  la  science  phi- 
losophique et  des  procédés  dont  elle  dispose.  Nous  semblons  plus 
que  jamais  nous  éloigner  de  Hegel  et  en  quelque  sorte  lui  tourner 
le  dos.  Si  néanmoins  sa  philosophie  contient  la  vérité  du  criticisme, 
si  seule  parmi  les  doctrines  modernes  elle  concilie,  fût-ce  provisoi- 
rement, les  antinomies  de  la  pensée  kantienne,  nous  y  serons  fata- 
lement ramenés.  Lors  même  que  nos  préjugés  continueraient  long- 
temps encore  à  nous  la  rendre  suspecte,  nos  propres  efforts  pour 
nous  affranchir  de  la  contradiction  et  du  doute  nous  en  rapproche- 
ront de  plus  en  plus  et  nous  prépareront  à  la  comprendre. 

Il  y  aurait  cependant  pour  nous  de  grands  avantages  à  entre- 
prendre au  plus  tôt  l'étude  consciencieuse  de  l'hégélianisme.  Le 
premier  résultat  de  cette  étude  serait  de  rappeler  aux  philosophes 
l'importance  capitale  de  leur  science  et  sa  haute  dignité.  Même 
parmi  les  défenseurs  et  les  représentants  de  la  philosophie,  un  trop 
grand  nombre  s'est  en  partie  laissé  convaincre  par  les  sophismes 
de  ses  adversaires.  De  ce  qu'elle  n'est  pas  une  science  comme  les 
autres  on  en  vient  trop  aisément  à  conclure  qu'elle  n'est  pas  une 
science,  à  ne  plus  voir  en  elle  qu'une  synthèse  subjective,  je  ne  sais 
quoi  d'intermédiaire  entre  le  roman  et  le  savoir  positif.  Son  rôle 
n'est  pas  d'étendre  par  des  hypothèses  notre  vision  mentale  au 
delà  des  limites  du  certain.  L'hypothèse  sans  doute  ne  lui  est  pas 
interdite,  non  plus  qu'aux  sciences  particulières;  mais  en  faire 
son  domaine  propre,  c'est  méconnaître  sa  dignité  et  dénaturer  sa 
notion.  Si  la  philosophie  s'oppose  à  la  science  positive,  c'est  comme 
l'intelligence  des  choses  s'oppose  à  leur  simple  connaissance.  Elle 
n'a  pas  pour  objet  d'accroître  notre  savoir,  mais  plutôt  de  l'appro- 
fondir; sa  fonction  est  de  découvrir  la  logique  interne  des  faits,  leur 
rationalité  foncière  ou  en  un  mot  de  les  comprendre.  On  voit  par 


CONCLUSION.  187 

là  que  la  philosophie  peut  exister  à  côté  de  la  science  sans  pour 
cela  l'exclure  et  que,  si  elle  la  subordonne,  c'est  en  un  sens  pure- 
ment idéal.  On  voit  aussi  que  la  science  positive  no  saurait  comme 
telle  condamner  la  philosophie,  non  plus  d'ailleurs  que  la  justifier. 

Il  semble  toutefois  que  celle-ci  présuppose  logiquement  celle-là 
comme  l'intelligence  d'un  fait  en  suppose  la  constatation,  et  l'on 
pourrait  être  disposé  à  conclure  qu'avant  l'achèvement  de  la  science 
toute  philosophie  est  une  tentative  prématurée.  Un  pareil  raisonne- 
ment se  réfute  par  sa  seule  généralisation.  Si  les  fonctions  supé- 
rieures de  la  pensée  humaine  doivent  demeurer  suspendues  jusqu'à 
ce  que  les  autres  aient  accompli  leur  œuvre,  celle-ci  étant  en  un 
sens  infinie,  ces  fonctions  supérieures  ne  s'établiront  jamais.  La 
science  n'a  pas  attendu  pour  naître  que  l'expérience  vague  n'eût 
plus  rien  à  nous  enseigner.  Les  naturalistes  ont  commencé  à  classer 
les  espèces  avant  de  les  avoir  toutes  découvertes.  Les  physiciens 
ont  entrepris  leurs  recherches  avant  que  les  mathématiques  fussent 
achevées.  L'œuvre  de  la  science  universelle  et  plus  généralement 
celle  de  la  civilisation  devait  être  abordée  de  toutes  parts  à  la  fois, 
dût  sur  certains  chantiers  le  travail  s'arrêter  par  instants  jusqu'à  ce 
que  les  progrès  accomplis  ailleurs  permissent  de  le  reprendre  utile- 
ment. Cette  gigantesque  entreprise,  qui  enveloppe  et  résume  toutes 
les  autres,  ne  pouvait  se  poursuivre  sans  tâtonnements  et  sans 
mécomptes.  Ainsi  les  diverses  recherches,  quoique  distinctes  et  en  un 
certain  sens  indépendantes,  demeurent  néanmoins  solidaires  et  chaque 
partie  de  l'ensemble  doit  ses  progrès  à  la  collaboration  de  tous. 

Toutefois,  pour  qu'à  une  époque  éprise  comme  la  nôtre  de  préci- 
sion scientifique  et  de  rigueur  méthodique,  la  philosophie  fasse  autre 
chose  que  de  végéter  obscurément,  elle  doit  avant  tout  garder  elle- 
même  la  conscience  de  ses  droits  et  de  sa  haute  mission.  Elle  ne 
saurait  sans  déchoir  accepter  le  rôle  subalterne  où  quelques-uns 
prétendent  la  réduire.  Elle  doit  se  faire  sans  doute  de  plus  en  plus 
scientifique,  mais  non  en  érigeant  des  constructions  hâtives  sur  les 
derniers  et  les  plus  contestables  résultats  des  sciences,  ni  en  s'appro- 
priant  leurs  méthodes  insuffisantes  pour  son  objet.  Ce  qu'elle  doit 
demander  aux  résultats  des  sciences  particulières  c'est  de  l'éclairer 
plus  complètement  sur  la  signification  de  leurs  principes.  Elle  doit 
prendre  d'autre  part  une  conscience  de  plus  en  plus  nette  de  la 
méthode  qui  lui  appartient.  Cette  méthode  n'est  pas  précisément 
nouvelle  et,  si  Hegel  en  a  donné  la  formule  la  plus  exacte,  c'est  celle 


188  LA   LOGIQUE    DE    HEGEL. 

que  depuis  Platon  tous  les  grands  métaphysiciens  ont  plus  ou  moins 
sciemment  pratiquée.  C'est  la  seule  qui  puisse  convenir  à  la  science 
absolue,  j'entends  à  une  science  qui  n'accepte  pas  aveuglément  ses 
principes  de  l'expérience  ou  du  sens  commun,  mais  qui  prétend  les 
critiquer  et,  en  un  certain  sens,  les  démontrer. 

Ainsi  la  philosophie  poursuivra  sa  tâche  qui  est  de  rendre  l'uni- 
vers de  plus  en  plus  intelligible.  Elle  continuera  à  progresser  de  la 
manière  qui  lui  est  propre,  c'est-à-dire  à  étendre  et  à  préciser  ce 
tableau  systématique  du  monde  idéal  et  du  monde  réel,  qu'en  dépit 
de  leurs  divergences  apparentes  les  penseurs  ont  d'âge  en  âge  tra- 
vaillé à  compléter.  Son  œuvre  ne  serait  achevée  que  le  jour  où,  ses 
dernières  déductions  rejoignant  les  plus  hautes  généralisations  des 
sciences  particulières,  les  unes  trouveraient  dans  les  autres  leur 
suprême  consécration.  Alors  serait  définitivement  constituée  l'unité 
du  savoir  humain.  La  Science  cesserait  d'être  un  mot  ou  une  géné- 
ralité vaine  pour  devenir  la  souveraine  réalité.  Que  cet  idéal  entrevu 
par  Hegel  n'ait  pas  été  atteint  par  lui,  c'est  ce  dont  nous  convenons 
volontiers  et  ce  dont  il  serait  sans  doute  facilement  convenu  lui- 
même.  Qu'il  soit  inaccessible  en  soi,  c'est  ce  que  l'on  ne  saurait 
admettre  sans  désespérer  de  la  raison.  Que  sa  réalisation  excède  à 
jamais  la  puissance  intellectuelle  dévolue  à  notre  espèce,  c'est  ce 
qu'il  nous  est  interdit  de  décider.  En  tout  cas  c'est  là  le  but  vers 
lequel  doivent  converger  les  efforts  des  philosophes  et  des  savants. 

En  résumé,  nous  ne  revendiquons  pas  pour  Hegel  le  titre  de  doc- 
teur infaillible.  Dût-il,  comme  Aristote,  attendre  pendant  des  siècles 
un  continuateur  ou  un  rival  digne  de  lui,  il  ne  saurait  jusque-là 
concentrer  sur  lui  seul  l'attention  et  les  efforts  de  tous  les  esprits 
philosophiques.  Nous  continuerons  à  étudier  ses  devanciers  et  à 
tirer  profit  de  leur  étude.  Descartes  et  Leibniz  n'ont  pas  fait  oublier 
Aristote  ni  Platon  et,  après  Kant,  nous  lisons  encore  Leibniz  et 
Descartes.  D'autre  part  nous  ne  cesserons  pas  de  débattre  pour 
notre  compte  les  hautes  questions  que  ces  penseurs  ont  essayé  de 
résoudre.  Aussi  bien  en  définitive  chacun  de  nous  ne  peut-il  penser 
qu'avec  sa  propre  raison.  Mais,  parmi  les  maîtres  les  plus  éminents 
de  l'intelligence  humaine,  Hegel  a,  croyons-nous,  sa  place  marquée 
et  le  dernier  venu  des  grands  systèmes  philosophiques  nous  semble 
appelé  à  exercer  sur  les  esprits  une  influence  aussi  profonde  et 
aussi  durable  que  les  plus  célèbres  des  doctrines  antérieures. 


TABLE   DES   MATIERES 


Chapitre       I.  —  L'idéalisme  absolu  et  la  logique  spéculative 1 

—  II.  —  La  Science  de  l'Être 23 

—  III.  —  La  Science  de  l'Essence 52 

—  IV.  —  La  Science  de  la  Notion 84- 

—  V.  —  La  logique  dans  le  système t  H 

_           VI.  —  Le  dogmatisme  de  Hegel 135 

—  VIL  —  Hegel  et  la  pensée  contemporaine 153 

—  VlII.  —  Conclusion 182 


Coulommiors.  —  Imp.  I'ali.  BlUJDAUn. 


BINDING  SECT.  SEP  1  4  1178 


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B  Noël,  Georges 

29^9  La  logique  de  Hegel 

L8N6